lundi 9 mars 2015

Le sang et la pensée.

Dans son excellent Épictète et la spiritualité stoïcienne (1964), Gabriel Germain écrit :
" Comme tous les être vivants, l'homme est animé par le pneuma divin. Mais il participe à la nature divine de plus près que n'importe lequel d'entre eux, parce que son âme n'est pas seulement un "pneuma" doué de chaleur, suivant une formule de Zénon (S.V.F., I, 135), une "exhalaison" (anathymiasis) (ib.,139,141) sèche et chaude qui s'élève du sang (donc une âme matérielle, mais, elle aussi, d'une matière subtile)." (Points-Sagesse, 2006, p.32-33)
Je retiens "âme matérielle" puis je lis la note correspondant à ces lignes :
" Si cette conception de l'âme a des attaches avec des idées médicales du temps, elle continue également des notions très archaïques : les âmes des morts, dans la nékya odysséenne, reprennent mémoire et conscience en buvant le sang d'une victime. Sang, souffle, chaleur, pensée, vie, sont étroitement liés aux premiers âges de la réflexion humaine." (ibid., p.166-167)
Je me dis alors : à la lumière des neuro-sciences, cet archaïsme-là n'est-il pas plus proche de la vérité que la modernité cartésienne et notre dualisme ordinaire ?

Commentaires

1. Le mardi 10 mars 2015, 11:01 par Monfeu
Bonjour,
1°) Si la "vérité", sur ce sujet, se révèle à la "lumière" des neuro-sciences, alors le matérialisme ancien (Démocrite, Épicure, Lucrèce) n'en est-il pas tout aussi proche, sinon plus ? Et d'ailleurs, peut-on mesurer ce genre de distance ? Pour prétendre qu'une position théorique est "proche" de la vérité, il faut supposer celle-ci acquise et localisable.
2°) N'y a-t-il pas des dissensions philosophiques au sein des neurosciences, en dehors du fait qu'elles constituent un domaine pluridisciplinaire ?
3°) Le dualisme "ordinaire" est-il la même chose que la "modernité" cartésienne ? N'y a-t-il pas, de plus, une simplification rituelle de la pensée cartésienne sur ce point ? Denis Kambouchner rappelle utilement que ""l'esprit humain n'a pas besoin de corps pour penser" n'est pas un énoncé cartésien" (in Descartes n'a pas dit, Les belles lettres, 2015, p.89)
2. Le mardi 10 mars 2015, 18:45 par Philalèthe
Merci de vos commentaires.
1) a) C'est clair que si on est matérialiste Démocrite ouvre la voie. C'est plus difficile à dire concernant l'épicurisme à cause du clinamen attribué par Lucrèce à l'atome. 
b) Oui, la mesure de la proximité a une dimension métaphorique mais pour autant cela n'implique pas qu'il n'y ait pas des vérités acquises (c'est un fait médical par exemple que quand on opère d'une tumeur  à crâne ouvert le cerveau il arrive qu'on demande au patient en quoi la modification qu'on fait subir à  son cerveau a un effet sur son esprit).
2) À ma connaissance il n'y a pas de dissensions philosophiques au sein des neurosciences (il y a des discussions scientifiques). En revanche il y a des dissensions de ce type quand les neuroscientifiques philosophent sur l'esprit à partir des neurosciences.
3) a) Nous sommes spontanément dualistes (Descola dit que c'est une distinction universellement reconnue) et ce dualisme ordinaire est plus proche de la pensée de Descartes sur le sujet du rapport corps/esprit que de celle de Berkeley par exemple.
b) Le livre de Kambouchner est bien utile et ce travail devrait être fait pour chaque philosophe. Mais je ne l'ai pas lu. Reste que l'esprit a chez Descartes une réalité substantielle, ce qui implique qu'il est intrinsèquement intelligible sans qu'on le mette en relation avec le corps. Mais c'est clair que l'esprit ne peut pas avoir les idées de plaisir et de peine, ces idées que Descartes attribue au foetus dans la lettre à Hyperaspites, sans union avec le corps, pas plus que toutes les idées de la perception. Mais Descartes reconnaît aussi à l'esprit des idées innées (l'esprit du foetus a l'idée de Dieu).
3. Le mercredi 11 mars 2015, 10:00 par Monfeu
Merci pour votre réponse.
Sur le point n° 2: si l'on prend le cas de John Eccles (tant pis pour l'inactualité de l'exemple) il me semble qu'on ne peut rendre compte de ses travaux en disant qu'il « philosophe sur l'esprit à partir  des neurosciences » ou, du moins, cela demande quelques précisions. Il serait plus juste de dire qu'il tente de tirer d'arguments scientifiques (neurobiologiques) le moyen d'étayer la thèse d'une action spécifique de la conscience sur le cerveau, ce qui est typique d'une position dualiste (interactionniste) ouvertement anti-matérialiste. Il est difficile de dire si c'est cette position philosophique adoptée a priori qui guide ici l'argumentation scientifique (elle-même discutable quant à sa portée) ou bien, au contraire, si ce sont les travaux scientifiques qui ont déterminé l'adoption de cette perspective philosophique. Je serais enclin à croire que ce sont les positions philosophiques de l'auteur qui ont orienté la recherche et qu'il a tenté de leur donner une assise scientifique (cf. Evolution of the Brain, Creation of the Self : « I maintain that the human mystery is incredibly demeaned by scientific reductionism, with its claim in promissory materialism to account eventually for all of the spiritual world in terms of patterns of neuronal activity. This belief must be classed as a superstition. . . . we have to recognize that we are spiritual beings with souls existing in a spiritual world as well as material beings with bodies and brains existing in a material world. »)
On voit, par ailleurs, que le recours chez lui à la mécanique quantique – qui a été source de perplexité et de discussions sur son opportunité ou sa pertinence dans le domaine de la neurobiologie- est une stratégie pour plaider en faveur de l'indéterminisme et « sauver » la liberté au sens métaphysique du terme.
Dans ces conditions et lorsque des notions comme celles de « conscience », d' « événements mentaux », d' « esprit », etc., sont abordées, est-il si facile de différencier discussions scientifiques et dissensions philosophiques ? Mais, me direz-vous avec raison, la question se pose et s'est posée de la même manière dans des domaines étrangers à l' « esprit »...

vendredi 27 février 2015

Le philosophe cruche.

Dans une lettre à Hugo Boxel, Spinoza écrit que "la plus belle main, vue au microscope, doit paraître horrible" (Oeuvres complètes, La Pléiade, p.1238). Se rapprocher de la main lui enlève fort heureusement une propriété qui, du point de vue spinoziste, se fait passer à tort pour réelle, intrinsèque à la chose, mais n'est "qu'un effet en celui qui regarde".
Imaginons maintenant que cette belle main appartienne à une jeune fille séduisante en entier et passons du philosophe hollandais à Épictète :
" Un combat entre une jolie fille et un jeune philosophe débutant est un combat inégal. " Cruche et pierre, comme on dit, ne vont pas ensemble."" (Entretiens, III, 12, 12)
C'est dans le cadre d'un exercice que ce proverbe est cité : il s'agit de s'exercer à s'abstenir d'une fille. Seulement, comme dans tout exercice, il faut progresser graduellement et il ne convient pas de se mettre immédiatement à l'épreuve d'une belle fille car le stoïcien ici n'est qu'un apprenti ne maîtrisant pas toutes ses représentations.
À la différence de l'insensé cartésien qui se prend à tort pour une cruche et s'attribue une vulnérabilité imaginaire, le stoïcien en herbe se tromperait à ne pas s'attribuer une vulnérabilité réelle. Loin d'être cruche, la fille est pierre (certes, pierre par hasard dans cette rencontre-ci, elle pourrait être cruche dans une autre). Tel l'homme ordinaire, tantôt pierre, tantôt cruche selon les aléas des circonstances.
En revanche c'est à se pétrifier irréversiblement que doit tendre le jeune philosophe ! La pierre qu'il sera une fois pour toutes aura, elle, une impénétrabilité essentielle parce qu'acquise volontairement par l'exercice et non due accidentellement aux hasards de la vie.
Pour ce faire, Sandrine Alexandre dans son fort instructif Évaluation et contre-pouvoir (Millon, 2014) indique comment on doit résister au choc d'une jeune fille ; c'est la leçon stoïcienne, exposée à plusieurs reprises par Marc-Aurèle dans les Pensées : il s'agit de voir les dessous physiques des choses attirantes, en l'espèce avoir sur la jeune fille affolante ce qu'on pourrait appeler le regard médico-légal. Lisons Sandrine Alexandre :
" La jeune fille apparaît comme le paradigme de l'objet susceptible de ne pas être "réduit" par le débutant qui n'arrivera jamais à déconstruire la belle désirable en chair, os, tendons..." (p.154)
Je suis porté à identifier une telle description matérialiste à une connaissance neutre de l'essence réelle, mais Sandrine Alexandre conseille à ses lecteurs d'y voir plutôt un procédé, analogue à celui de tordre un bâton tordu dans un sens dans l'autre, pour le redresser finalement, dit autrement, insister sur le repoussant, inaperçu au premier abord dans le séduisant, pour rendre l'objet du désir fou à sa neutralité axiologique consubstantielle. Aussi une jolie jeune fille n'est-elle pas plus 90% d'eau qu'une étoile scintillante, dans ce cas la tautologie est finalement la plus éclairante; être un stoïcien parvenu à maturité, c'est être capable de ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille.

Commentaires

1. Le samedi 28 février 2015, 10:54 par Monfeu
1°) Ces "insensés... qui s'imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre" (Méditation I), vulnérabilité imaginaire qui fait immédiatement suite à une puissance imaginaire ("... ils assurent qu'ils sont des rois, lorsqu'ils sont très pauvres; qu'ils sont vêtus d'or et de pourpre, lorsqu'ils sont tout nus..."). Ce serait très probablement la réaction primaire ("mais quoi ? ce sont des fous") qu'on aurait devant des épicuriens déclarant qu'ils sont "comme [des] dieu[x] parmi les hommes".
2°) « ...ne voir dans la jolie jeune fille qu'une jolie jeune fille. »
Le « ne...que » n'est-il pas contredit par la persistance des termes évaluatifs «jolie » et « jeune » ? A moins que le stoïcien (parvenu à maturité, pour reprendre vos propos ) n'ajoute : « maintenant j'emploie ces mots en les débarrassant de la charge passionnelle aveuglante qu'ils comportaient lors de la première expérience ». Il faut neutraliser le langage pour se (ou le) soustraire à tout assentiment à la représentation. La "neutralité axiologique", si elle est possible, est bien le résultat d'un processus dynamique: l'image du bâton qu'on tord dans l'autre sens est appropriée en ce sens-là. Mais comment comprendre cette image commune, sinon en jouant une passion contre une autre, ce qui cesse d'être stoïcien si on juge toute passion mauvaise ? Je viens à bout de la séduction qu'exerce sur moi un objet par le dégoût qu'est censée m'inspirer la représentation de sa composition matérielle, organique (à moins d'être aristotélicien en admettant qu'il y a aussi des dieux dans la cuisine...). Le danger de cette technique de lutte contre les passions est l'illusion de liberté qu'elle peut entraîner, argument spinoziste bien connu :"L'expérience nous apprend qu'il n'est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions (...) ils se croient libres cependant, et cela parce qu'ils n'ont pour un objet qu'une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s'opposer par le fréquent rappel du souvenir d'un autre objet. " (je me permets un N.B.: cette manœuvre pourrait bien être tentée en cas de passion forte également)
La "maturité stoïcienne", ce serait de parvenir à neutraliser le désir sans avoir recours à une passion contraire, car comme l'écrivait Malebranche : vaincre une passion par une autre, ce n'est pas cesser d'être esclave, c'est seulement changer de maître. Belle formule mais qui demanderait examen à son tour...
2. Le samedi 28 février 2015, 12:52 par Philalethe
Merci pour ces réflexions.

1º) La réaction que vous appelez primaire par rapport à la philosophie est exemplifiée une fois pour toutes par la servante thrace du Théétète. Ceci dit, ladite servante refrénerait sa moquerie en réalisant d'abord qu' Epicure présente à la fin de la lettre le terme lointain de l'apprentissage - Ménécée devra s'y exercer jour et nuit - et que ce terme n'est pas atteint par une transformation de l'identité du disciple (homme il est, homme il reste) mais par l'acquisition par lui, humain, d'une des propriétés intrinsèques et naturelles des dieux, la tranquillité continue de l'esprit. Seul un faux épicurien pourrait se faire passer pour un dieu vivant au milieu des  hommes ordinaires et lui, en effet, déclencherait le rire effréné des servantes.
2º) Je suis d'accord ; "ce n'est qu'une jolie jeune fille" dans la bouche du stoïcien réalisé correspond à un jugement sans émotion conforme aux joliesse et jeunesse réelles de ladite personne.
Pour le reste, voici quelques lignes éclairantes de Sandrine Alexandre :
 "aussi est-il possible d'interpréter le procédé qui joue sur le conflit entre deux surévaluations, comme un usage stratégique des passions, ou plus justement de ces "commencements de passions", ces réactions involontaires (προπάθειαι, δέγμοι, morsus, principia proludentia affectibus, agitatio, ictus) que l'on qualifierait de "quasi-passions" puisqu'elles n'impliquent pas l'assentiment (...) Marc Aurèle vise à susciter une émotion que l'on ne devrait pas ressentir." (p.167-168)

En revanche je ne vois pas en quoi cet usage thérapeutique de la quasi-passion contraire favorise l'illusion de la liberté ;  il est fondé bien plutôt sur la connaissance du rôle des passions dans la genèse de l'autonomie de l'esprit. Certes le stoïcisme n'accorde pas aux quasi-passions en question une autre fonction que de remèdes sous le contrôle d'une raison souveraine - c'est au niveau de la souveraineté de la raison que stoïciens et spinozistes se sépareraient, les derniers donnant aux passions une fonction essentielle dans la vie raisonnable elle-même, mais c'est une autre histoire -
3. Le dimanche 1 mars 2015, 11:02 par Monfeu
1) Aux yeux de la servante thrace (à ce propos voir le beau livre de Blumenberg) la seule poursuite de cet idéal est aussi déraisonnable que la prétention de l'avoir atteint, ce dont se garde bien le sage, comme on peut s'y attendre. Thales, dans sa chute, mérite aussi peu d'apitoiement que Icare : un Bruegel réduit l'événement à un simple épisode anecdotique qui ne doit troubler ni le laboureur ni le pâtre ni le pêcheur, ce qui fait mentir le récit d'Ovide qui pourtant l'inspire et qui commence par dire que ces trois personnages prennent pour des dieux nos deux candidats à l'évasion. Montaigne se rallierait à coup sûr au rire de la servante thrace , mais nous sommes d'accord sur la lettre à Menecée...
2)D'autre part, si l'argument de Spinoza ne porte pas , du moins tel qu'il est formulé dans la lettre à Schuller, c'est bien parce que la passion dont on se sert pour neutraliser la première n'en est pas une. Du simple fait qu'elle est convoquée ou sommée de comparaître à l'aide du souvenir (qui plus est répété) du même "objet", elle n'est pas subie mais voulue. Quasi passion ou plus du tout passion, comme on voudra.
4. Le dimanche 1 mars 2015, 11:16 par Philalethe
1) Malheureusement je n'ai pas lu le livre de Blumenberg auquel vous faites allusion...
Certes si la servante thrace a vraiment les pieds sur terre, alors prétendre s'envoler vaut tout aussi peu à ses yeux que se croire au ciel...
Intéressante votre remarque sur Bruegel et Ovide.
Quant à Montaigne et la servante, je me permets de vous renvoyer à ce billet
http://www.philalethe.net/post/2005...
2) Une passion produite à dessein ne reste-t-elle pas une passion ? Si je vais voir un film d'horreur pour avoir peur, la peur ressentie n'est-elle pas une passion ? Si je décide de cultiver le souvenir d'un parent défunt il y a quelque temps, la tristesse qui m'envahit n'est-elle pas une passion ?
5. Le dimanche 1 mars 2015, 14:20 par Monfeu
Je comprends bien votre objection mais serons-nous d'accord pour dire qu'une passion dont on planifie l'apparition n'en est pas une au même degré que celle qui nous prend au dépourvu ? C'est ainsi que je comprends l'expression "quasi passion", mais si je me trompe sur ce point, je me laisse convaincre facilement de l'intérêt de la lecture de l'ouvrage de Sandrine Alexandre. Merci pour cette référence et pour le lien sur Montaigne et la servante moqueuse ...
6. Le dimanche 1 mars 2015, 14:42 par Philalèthe
Oui, bien sûr je vous l'accorde ; la peur par exemple est plaisante parce qu'elle est désirée, ce que n'est pas la peur dont on est vraiment victime...

samedi 14 février 2015

"Bête comme un peintre" ou "Mieux qu'un artiste, cette bête !" ?

Bergson opposait la perception de l'artiste à celle, banalisante et conceptualisée, des hommes ordinaires, préoccupés d'abord par le succès de leurs actions :
" Entre la nature et nous, que dis-je ?, entre nous et notre propre conscience, un voile s'interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète." (Le rire)
Mais Bergson prend soin de souligner deux limites, au moins, de la perception de l'artiste : d'abord il reste en partie homme d'action et donc sa perception demeure partiellement déterminée par le souci de l'efficacité ; ensuite, pour chaque artiste, seul un côté du voile est soulevé.
Or, il semble que cet artiste "comme le monde n'en a point vu encore", c'est-à-dire pour qui tout le voile serait levé, s'incarne désormais pour certains dans l'animal, dans n'importe quel animal.
Serait-ce le signe de temps qui se réjouissent d'ennoblir le vil et d'avilir le noble ? L'animal désormais non seulement endosse une fonction humaine rare, mais la perfectionne au-delà de toute limitation :
" Les animaux possèdent ainsi une remarquable capacité à percevoir des choses que les humains ne peuvent percevoir et une faculté tout aussi incroyable de se souvenir d'informations hautement détaillées dont nous ne pourrions nous souvenir."
C'est Vinciane Despret qui écrit ces lignes dans Que diraient les animaux, si...on leur posait de bonnes questions ? (La Découverte, 2012). Citant Temple Grandin (Animal in translation, 2006), elle poursuit ainsi :
" "Je trouve cela amusant, dit-elle encore, que les gens normaux disent toujours à propos des enfants autistes qu'ils vivent dans leur propre petit monde. Si vous travaillez avec des animaux, vous commencez à réaliser que vous pouvez dire exactement la même chose des gens normaux. Il y a un monde immense, magnifique autour de nous, que la plupart des normaux n'ont pas. " Ainsi, le génie des animaux tient-il à leur formidable capacité à prêter attention aux détails, alors que nous privilégions une vision globale parce que nous tendons à fondre ces détails dans un concept qui nous donne la perception. Les animaux sont des penseurs visuels. Nous sommes des penseurs verbaux." (ibidem, p.71)
Musil était irrité à l'idée qu'un cheval de course puisse être qualifié de génial : alors comment aurait-il réagi à ces lignes attribuant à tout animal le génie de penser visuellement ?
On ne s'étonnera donc pas si l'ouvrage de Vinciane Despret invite de plusieurs manières les éthologues à se distancier des scientifiques de laboratoire (accusés de "faire-science", ce qui veut dire ici produire une image de l'animal qui le mutile et le prive de ses riches capacités) et à prendre comme modèles dans leurs relations avec les animaux les anthropologues .
Quoi qu'on pense de ces lignes qui paraissent réviser ici excessivement à la hausse la conception de l'animal, le texte, dont elles sont extraites, reste fort intéressant à lire.

Commentaires

1. Le dimanche 15 février 2015, 03:59 par gella nescap
C'est quoi un "penseur visuel" ?
Et que sont ces détails que mon chat voit mieux que moi ? Ne les voit-il pas parce qu'il s'occupe de tout autre chose que moi ?
2. Le dimanche 15 février 2015, 10:37 par Philalethe
La vérité semble être que chaque espèce animale a une perception spécifique de la réalité et que les hommes sont les seuls à avoir une perception conceptualisée ; mais on ne se contente pas de dire cela, sobrement, neutrement. On inverse la hiérarchie, "animal is beautiful !" ; il paraît dur d'avoir une connaissance vraie des animaux entre le trop peu et le trop...
3. Le mardi 24 février 2015, 09:36 par Philalethe
Merci pour cette citation qui fait voir en l'outrant le jugement relativement discret que j'ai relevé dans le texte de V. Despret. À la fierté d'être homme succède la honte de ne pas être un animal...
La figure du divin qui métamorphose l'homme dans l'humanisme vient ici ennoblir la bête dans l'animalisme...
Il faudrait arriver au juste milieu entre une conception angélique et une conception bestiale de l'animalité...
4. Le mardi 24 février 2015, 10:10 par Monfeu
Oui, nous avons là -dans la citation- une suggestion que je rencontre pour la première fois : les animaux seraient spontanément bergsoniens et n'auraient pas besoin de consulter Le rire. Encore la question du ...voile, celui des concepts qui nous aveuglent sur le monde. Thèse auto-réfutante puisqu'elle fait appel à ce dont nous devrions, selon elle, nous débarrasser.
5. Le jeudi 26 février 2015, 08:41 par Philalèthe
Ce serait auto-réfutant de formuler conceptuellement la proposition selon laquelle les concepts sont toujours un obstacle à la connaissance de la vérité, mais ça ne l'est pas si la proposition en question soutient que les concepts sont toujours un obstacle à une bonne perception de la réalité : les concepts sont alors indispensables pour connaître l'opposition entre perception conceptuelle (pauvre) et perception non-conceptuelle (riche). Ceci dit, je ne prétends pas que ce que j'écris soit exactement la thèse de Bergson ; je prétends encore moins prendre position sur ce difficile problème. J'ai juste voulu attirer l'attention sur une révision à la hausse de l'animal qui paraît le rapprocher de l'artiste tel que le définit Bergson. Il est en tout cas très clair que ce philosophe ne pense pas l'animal comme cela : pour lui l'animal a une perception non-conceptuelle certes mais totalement conditionnée par le besoin : "il est peu probable que l'oeil du loup fasse une différence entre le chevreau et l'agneau ; ce sont là, pour le loup, deux proies identiques, étant également faciles à saisir, également bonnes à dévorer. Nous faisons, nous, une différence entre la chèvre et le mouton." (Le rire)

mercredi 11 février 2015

Autres temps, mêmes moeurs...


" Certains poètes sont sujets, dans le dramatique, à de longues suites de vers pompeux qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement , les yeux élevés et le bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage ; il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre, que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur écrit, j'avais tort de n'y rien entendre : je suis détrompé." (La Bruyère, Les caractères ou les moeurs de ce siècle, I, 8)
Mutatis mutandis, ce texte vaut aussi pour les penseurs abscons et les jeunesses gaspillées à les déifier en cherchant péniblement à les comprendre.
Ce qui ne veut pas dire éloge sans réserve de la clarté : il y en a des fausses, des plates, des regrettables, des trompeuses, des pauvres, des mensongères etc.,

vendredi 30 janvier 2015

Comment payer un prestataire de services ? Aristote, puis Épictète.

Quand Aristote se demande comment on doit rétribuer un service, il prend en compte le statut de chacun par rapport au bénéficiaire :
" (...) L'hommage (...) est dû aux parents, comme aux dieux, mais pas n'importe lequel. On n'honore pas en effet de la même façon un père et une mère. Et ce qu'on leur doit n'est pas non plus d'ailleurs l'hommage dû au sage ou celui que mérite le stratège, mais celui qui est digne d'un père ou, suivant les cas, d'une mère." (1165a 20-25, éd. Flammarion, 2014, p.2180-2181)
Épictète a développé aussi cette idée que la détermination des devoirs liant à autrui s'opère en l'identifiant à sa fonction générale (au sein de la famille et dans la cité) :
" Les choses qu'il convient de faire se mesurent la plupart du temps en fonction des relations.
Il est ton père ? Il t'est prescrit d'en prendre soin, de lui céder en tout, de le supporter, s'il t'injurie ou te frappe.
(...) C'est donc de cette manière que tu découvriras ton devoir à partir de ta relation à ton concitoyen, à ton voisin, à ton général, si tu t'habitues à considérer tes relations à autrui." (Manuel, 30, trad. Hadot)
Ajoutons que c'est en tant que doté d'une fonction spécifique que le stoïcien se conduit de telle ou telle manière par rapport à autrui :
" S'il (le poète dramatique, c'est-à-dire Dieu) veut que tu joues le rôle d'un mendiant, veille à jouer ce rôle avec talent : ou un boiteux, ou un magistrat, ou un homme ordinaire." (17)
Mais revenons à l'identité du créancier. Aristote a le souci de l'individualiser et donc d'ajuster la dette à la singularité de ce qu'elle comble :
" (...) Qu'il s'agisse des membres de la parenté, des membres de sa tribu, de ses concitoyens ou toute autre catégorie de personnes, il faut toujours s'efforcer d'accorder la part qui leur revient en propre et tâcher de discerner par comparaison les attributions qui sont celles de chaque sorte d'individus d'après l'intimité que nous avons avec eux et d'après leur vertu ou le service qu'ils nous rendent." (1165a 30)
On lit donc que le bénéficiaire doit parvenir à contextualiser sa dette en tenant compte des identités fines du créancier et de l'objet. Or, un tel souci d'ajustement me paraît absent de pensée d'Épictète (et plus généralement de la pensée stoïcienne sur ce point). Mais pourquoi donc ?
Une hypothèse serait qu' Épictète n'identifie pas le bienfait à un bien fait, vu qu'il n'y a de bien (et de mal) que dans la relation de chacun avec des éléments psychiques intérieurs, comme les désirs ou les croyances. Dans ces conditions, faire une évaluation personnalisée des biens reçus reviendrait à les doter d'une valeur (et de degrés de valeur) alors qu'ils n'en ont réellement aucune.
Aussi, alors que la relation d'échange est pensée par Aristote comme une relation d'individu à individu - en rien complètement réductible à leur rôle institué -, elle est selon Épictète une relation de fonction à fonction. À la généralité du concept qui désigne l'individu correspond la généralité de la conduite.

mercredi 28 janvier 2015

Libération de la dette...

La relation des parents et de l'enfant peut être éclairée diversement. Je ne suis pas certain qu'aujourd'hui la comparaison avec la relation débiteur/créancier soit très courue. J'ai néanmoins l'idée que, si on y recourait, ce serait pour affirmer qu'on doit tout à son enfant. Il se peut d'ailleurs que cette croyance ait un lien avec la désuétude de l'expression "don de la vie" : plus précisément, si naître n'est en rien un bienfait mais juste un fait, l'enfant n'a pas à être reconnaissant à l'égard de ses parents de lui avoir donné naissance ; pire, s'il s'avère comme une donnée indiscutable que "la vie est dure", engendrer a quelque chose du méfait et la dette des parents à l'égard de l'enfant se justifie alors comme dédommagement jamais achevé pour avoir été la cause de cette expérience de la douleur chronique, pire critique, de vivre. Mais ce ne sont là qu' hypothèses, peut-être même divagations.
En revanche il est vrai qu'Aristote dans l'Éthique à Nicomaque (1162a 5-10) identifie les parents aux "auteurs des plus grands bienfaits" reçus par l'enfant, et la précision suit : "l'existence, la nourriture et l'éducation dès la naissance" (Flammarion, 2014, p.2170), ce qui conduit le philosophe à établir une analogie entre d'une part la relation dieux / hommes et d'autre part la relation parents / enfants. Dans les deux cas, la dette ne peut être comblée, tant la créance dépasse en proportion tout ce qu'il est possible de donner pour l'équilibrer. Parlant autant des dieux que des parents, Aristote écrit : " Nul ne pourrait en effet leur rendre jamais ce qu'ils méritent." (1163b 15-20). Le meilleur dans ce cas, écrit-il, est de faire tout son possible, en sachant lucidement que ce possible ne suffit pas à équivaloir au cadeau de la naissance et de la vie entretenue et éduquée. C'est en ayant à l'esprit cette représentation de la dette illimitée de l'enfant vis-à-vis des parents que l'on peut comprendre la conception (étrange à nos yeux, contemporains de l'idée d'une dette en sens inverse) qu'Aristote se fait du reniement par un père de son fils.
Mais de quoi s'agit-il ? Voici à ce sujet la note de Jules Tricot, inspecteur du contentieux à la SNCF, dans sa remarquable édition du texte en question (Vrin, 1959, p.429) :
" Sur l'άποκήρυξις, déclaration publique du père entraînant l'exhérédation de son fils, cf Lois, XI, 928 e. L'abdicatio filii, sur laquelle on est mal renseigné, sanctionnait le manque de respect pour les parents."
Dans le passage des Lois , Platon n'exclut pas du code de la cité juste ce droit paternel de renier le fils, mais il explique qu'il devrait être limité et très encadré. Manifestement Platon identifie l'exercice de ce droit à une perte économique pour le fils rejeté, aussi envisage-t-il de rendre légale pendant dix ans après le reniement officiel l'adoption du fils par un autre citoyen (cette mesure conservatoire doit plus être pensée comme justifiée par un impératif de stabilité économique que par une considération morale : en effet le nombre de domaines étant fixé à 5040, le reniement du fils privé de ressources conduirait ou à l'expatriation ou à la création d'un nouveau domaine, possibilité immédiatement exclue par l'Étranger).
Ayant pris connaissance de cette réflexion platonicienne sur le reniement, on est surpris de lire à quoi Aristote, lui, le compare. De manière cohérente avec le choix de la comparaison de la relation père/fils à une relation créancier/débiteur, il identifie le reniement à une suppression unilatérale de la dette et donc à une libération du fils par rapport aux obligations surhumaines qui pèsent sur lui dans la relation avec son père :
" (...) Un fils n'a pas la permission de renier un père, alors qu'un père peut renier son fils. Un débiteur en effet doit acquitter sa dette ; or un fils n'a rien à son actif qui vaille les bienfaits reçus de son père, de sorte qu'il reste toujours son débiteur. Mais ceux à qui l'on doit ont liberté de remettre une dette ; donc le père aussi." (1163b 15-25)
Manifestement Aristote ne considérait pas que les bienfaits des parents à l'égard des enfants devaient dépasser le temps de la dépendance "biologique" : au-delà de la limite naturelle, l'enfant est endetté à vie, tenu de rembourser sans fin ses parents. Dans cet esprit, Aristote reconnaît, c'est logique, que c'est très imprudent de la part du père d'annuler la dette, vue l'aide virtuelle et illimitée que représente le fils enchaîné.
Certes, depuis Aristote, le monde a changé mais il se peut que quelques enfants aujourd'hui aient en tête - mais à leur bénéfice désormais - cette vue précautionneuse de père aristotélicien !

Commentaires

1. Le jeudi 29 janvier 2015, 03:54 par Agen Capsalle
Pas du tout une divagation. Pensez à l'arrêt Perruche
2. Le jeudi 29 janvier 2015, 14:56 par Philalethe
Oui, en effet !
" Je suis Nicolas Perruche "

jeudi 22 janvier 2015

Hannah Arendt à propos de l'allégorie de la Caverne.

Voici les lignes que Hannah Arendt consacre à l'allégorie de la Caverne dans le premier chapitre de La condition humaine (1958) :
" L'expérience philosophique de l'éternel, arrhèton ("indicible") selon Platon, aneu logou ("sans parole") pour Aristote, et plus tard conceptualisée dans le paradoxal nunc stans, ne peut se produire qu'en dehors du domaine des affaires humaines, en dehors de la pluralité des hommes : c'est ce que nous enseigne, dans La République, la parabole de la caverne, où le philosophe, s'étant délivré des liens qui l'enchaînaient à ses compagnons, s'éloigne en parfaite "singularité", si je puis dire, car nul ne l'escorte, nul ne le suit. Politiquement parlant, si mourir revient à "cesser d'être parmi les hommes", l'expérience de l'éternel est une sorte de mort ; tout ce qui la sépare de la mort réelle, c'est qu'elle est provisoire, puisque aucune créature vivante ne peut l'endurer bien longtemps." (L'humaine condition, Gallimard, 2012, p.76-77)
Belle interprétation mais pas tout à fait fidèle à la lettre même du texte platonicien - et ma remarque n'obéit pas seulement à un souci philologique - ; en effet le prisonnier ne se délivre pas de ses chaînes, il en est délivré par un autre, déjà libre et c'est même plus que sous escorte qu'il commence son ascension, c'est bel et bien physiquement contraint :
" - Examine dès lors, dis-je, la situation qui résulterait de la libération de leurs liens et de la guérison de leur égarement, dans l'éventualité où, dans le cours des choses, il leur arriverait ce qui suit. Chaque fois que l'un d'entre eux serait détaché et contraint (c'est moi qui souligne) de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière, à chacun de ses mouvements il souffrirait, et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer ces choses dont il voyait auparavant les ombres. Que crois-tu qu'il répondrait s'il quelqu'un lui disait que tout à l'heure il ne voyait que des lubies, alors que maintenant, dans une plus grande proximité de ce qui est réellement, et tourné davantage vers ce qui est réellement, il voit plus correctement ? Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? Ne crois-tu pas qu'il serait incapable de répondre et qu'il penserait que les choses qu'il voyait auparavant étaient plus vraies que celles qu'on lui montre à présent ?
- Bien plus vraies, dit-il.
- Et de plus, si on le forçait à regarder en face la lumière elle-même, n'aurait-il pas mal aux yeux et ne la fuirait-il pas en se retournant vers ces choses qu'il est en mesure de distinguer ? Et ne considérerait-il pas que ces choses-là sont réellement plus claires que celles qu'on lui montre ?
- C'est le cas, dit-il.
- Si par ailleurs, dis-je, on le tirait de là par la force, en le faisant remonter la pente raide et si on ne le lâchait pas avant de l'avoir sorti dehors à la lumière du soleil, n'en souffrirait-il pas et ne s'indignerait-il pas d'être tiré de la sorte ? Et lorsqu'il arriverait à la lumière, les yeux éblouis par l'éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu'une seule des choses qu'à présent on lui dirait être vraies ?
- Non, il ne le serait pas, dit-il, en tout cas pas sur le coup." (Flammarion, 2008, p.1679-1680)
Il est clair que les hommes enchaînés ne sont pas des philosophes ! Aucun philosophe ne sort ainsi de la caverne, sans doute est-ce en revanche un philosophe qui fait sortir cet homme ordinaire, manifestement hostile par ignorance à la connaissance de la réalité. Il est vrai néanmoins qu'arrivé au jour, le prisonnier déjà éclairé s'émancipe petit à petit seul, par lui-même donc. Plus personne alors pour le harceler, mais le prisonnier n'est plus un ignorant : à demi-éclairé, il est un progressant qui en sait assez pour continuer tout seul à aller de l'avant. À la fin c'est en effet solitairement qu'il contemple le Soleil. Mais son autonomie est l'aboutissement d'une hétéronomie. Sa soumission au libérateur l'a effectivement libéré. Mais quand il redescendra pour annoncer la bonne nouvelle à tous les autres d'en bas, s'il veut refaire ce qu'a fait son libérateur mais cette fois en les détachant à la fois, alors il se fera tuer, tant il sera identifié à un fou dérangeant.
La fable de cette histoire est assez claire : un homme éclairé peut en éclairer un autre, même si au départ le second résiste et ne veut pas entendre parler de quelque chose de plus réel que ce qu'il appelle ainsi. La pédagogie d'aujourd'hui, souriante, voire séductrice, quelquefois flatteuse même, veut réduire ou au moins limiter cette souffrance de l'apprentissage (autant Kant qu'Alain la jugeaient essentiellement inéliminable, avaient-ils donc tort ?).
Reste que l'éloignement en parfaite singularité, s'il est conditionné par l'éducation, doit être précédé, sauf à penser l'éducation en dehors de toute institution et de tout Droit, par ce qu'Arendt appelle la politique, elle-même basée sur le fait naturel de la pluralité des hommes.
Dit autrement, il y a des conditions politiques de l'accès à l'éternel. Platon le savait et c'est un des objets de La République de faire réfléchir sur de telles conditions.

Commentaires

1. Le vendredi 30 janvier 2015, 16:06 par Blictri
Connaissez-vous cette conférence de David Foster Wallace?
2. Le mardi 10 mars 2015, 21:50 par Philalethe
Merci beaucoup pour ce lien éclairant et pardonnez mon retard à vous répondre.

vendredi 26 décembre 2014

Le Je en cariatide cool ou la glorification de la soupe.

Il fut un temps où la petitesse de l'homme servait de mesure au gigantisme du monument.
Désormais c'est l'ego qui est monumental. Si par hasard le vôtre ne l'était pas, on vous enjoindrait de vous aimer plus ! Pour votre bien-être !
Aussi est-ce par exemple l'usage de se prendre en photo à côté d'un monument dans une posture herculéenne ; mais Héraclès n'est plus alors l'Effort en personne, c'est plutôt l'alliance "au second degré" de Superman et du fun :
Visitant les grands musées, on voit donc couramment mille touristes qui, à défaut de pouvoir entrer dans le tableau célèbre, sur le cliché du moins lui volent la vedette ou du moins partagent un instant sa célébrité planétaire.
Il faut s'y faire sans doute : les oeuvres n'élèvent plus guère ; telles des objets de marque, elles distinguent qui les porte. Loin de permettre de devenir meilleur à qui se donnerait la peine de les contempler et de les comprendre, elles ne sont la plupart du temps que prétextes à gags.
Ce sont peut-être et entre autres les astucieuses images de la publicité qui, décodantes et détournantes, vivent une deuxième vie dans l'imagination du plus grand nombre.
Certains, blâmant mon ton rabat-joie, m'objecteront que les oeuvres n'ont d'autre valeur que celle qu'on leur donne, que tout est relatif et que chacun doit (notez l'ordre !) faire ce qu'il veut sans avoir à souffrir des leçons des moralistes de l'esthétique...
Certes, mais si on ne se laisse pas envahir par la honte, en guise d'antidote, on peut lire ces lignes de Noces où Camus découvre Florence :
" Ce qu'il faut dire ici, c'est cette entrée de l'homme dans les fêtes de la terre et de la beauté. Car à cette minute, comme le néophyte ses derniers voiles, il abandonne devant son dieu la petite monnaie de sa personnalité. Oui, il y a un bonheur plus haut où le bonheur paraît futile (...) Le monde est beau, et hors de lui, point de salut. La grande vérité que patiemment il m'enseignait, c'est que l'esprit n'est rien, ni le coeur même. Et que la pierre chauffée par le soleil, ou le cyprès que le ciel découvert agrandit, limitent le seul univers où "avoir raison" prend un sens : la nature sans hommes. Et ce monde m'annihile. Il me porte jusqu'au bout. Il me nie sans colère."
Cette expérience de connaissance du monde et de détachement de soi, Julien Green l'a faite aussi à Florence mais face aux fresques de Fra Angelico à San Marco :
" On fait le tour de ces pièces étroites où le corps a tout juste la place de se mouvoir, mais la paroi s'ouvre et l'infini entre. " Ouvrez le mur sur l'infini. Oubliez les abominations du réfectoire, soupes, panades, les heures de doute, l'appel du monde, l' horreur de la vie en commun... Oubliez vos dévotions mécaniques et regardez !" ( Journal du voyageur )
On me dira que de Camus à Green je passe insidíeusement du panthéisme au théisme. Certes, mais peu importe ici ; ce billet est écrit dans le fil de Pascal et tourne autour du problème suivant : à quelle juste distance de soi faut-il se placer pour voir au mieux les oeuvres d'autrui ?

Commentaires

1. Le samedi 3 janvier 2015, 18:21 par nescal gelap
on fait pipi dans l'urinoir de Duchamp, on tague les murs blancs des expos de Koons, cherchez l'erreur.

dimanche 14 décembre 2014

Contre le présent.

" Lorsqu'on écrit, dit Helvétius, il faut toujours songer à l'au-delà, afin que le style et la pensée s'élèvent." écrivait Georg Christoph Lichtenberg entre 1773 et 1775.

samedi 13 décembre 2014

Brèves réflexions sur l'expression "mort digne" : un souci démocratique à la lumière des philosophes antiques...

Bien qu'ami de Platon, je ne vais pas rechercher dans le Ciel des Idées ce qu'est la Mort Digne mais juste clarifier le sens de l'expression à partir de l'usage que l'on en fait. Mes arguments seront donc pour la plupart linguistiques.
À noter d'abord que parler de la mort digne d'un autre vivant que l'homme sonne bizarre (sauf si on a identifié à tort ou à raison ce vivant à l'homme ; certains parleront alors de la mort digne ou indigne de tel taureau dans telle corrida) ; ce serait aussi étrange de qualifier la mort d'un nouveau-né de digne ou d'indigne (en revanche elle peut être scandaleuse, inadmissible, etc.)
Généralement la mort digne s'attribue à l'être humain à partir d'un certain âge (à partir de l'âge de raison ? mais quand est l'âge de raison ?)
Ajoutons que la mort digne n'est pas un synonyme de mort sans douleurs : "il a souffert horriblement mais il est mort dignement" et "il ne souffrait pas mais il est mort de manière digne" sont en effet des propositions tout à fait intelligibles.
Ce qui en revanche est impliqué logiquement par l'expression "mort digne", c'est l'exercice de la volonté libre (d'où le malaise au moment d'attribuer une mort digne à un nouveau-né ou à un animal).
On est justifié à se référer à cet exercice de la volonté parce qu'il se réalise à travers les gestes, les paroles, les actions du mourant. Si les douleurs sont atroces et si on dit que la personne reste digne, c'est que se manifeste en même temps que la souffrance atroce à n'en pas douter un certain contrôle de soi. Aussi est-ce peu intelligible d'attribuer une mort digne à quelqu'un qui est placé artificiellement dans un état où il ne peut manifester en aucune manière sa volonté, dans cet état qu'on appelle quelquefois à l'hôpital "confortable" ("il est inconscient mais digne" est aussi incompréhensible que "il dort mais il est réveillé", sauf à comprendre cette dignité comme une disposition non actualisée).
Si la mort digne est le contrôle de soi dans les moments (mois, semaines, jours, heures, voire minutes, selon les contextes) qui précèdent la mort, on peut se demander quel rôle jouent les autres dans ce qui à première vue semble être une affaire à soi.
D'abord ce sont les autres qui diront du mourant qu'il est mort dignement ou non : on peut juste espérer mourir dignement, faire tout son possible pour mourir dignement (la dignité ne paraît pas être comme la spontanéité un effet essentiellement secondaire au sens donné par Jon Elster à ce terme). Aux autres de s'entendre ou non sur la dignité du mort, selon qu'ils auront perçu ou non des signes de maîtrise de soi.
Ensuite les autres peuvent favoriser l'exercice de la volonté (les moyens sont multiples : l'admiration, l'encouragement, la promesse d'une récompense éternelle, le divertissement, la dispute, ou la prescription de calmants - c'est un point délicat de savoir au-delà de quel seuil le calmant enlève la responsabilité du malade et cause un état dont la raison n'est pas la dignité -).
Cependant, si les autres empêchent la conscience de la fin, ils rendent autant impossible la dignité que l'indignité ("il a été très digne dans ses derniers moments mais il ne savait pas qu'il allait mourir" est mal intelligible). En effet c'est d'après moi l'exercice de la volonté libre avec la conscience de la mort proche qui constitue la dignité.
Les autres peuvent donc favoriser ou défavoriser les conditions d'une mort digne mais ils ne peuvent pas la produire (si le Droit accordait le droit à mourir dans la dignité, ce serait plutôt le droit à bénéficier de conditions rendant possible la dignité sans donc la causer nécessairement). L'homme doit en effet avoir une initiative qui certes n'implique pas la mobilité du corps tout entier (il suffit qu'il reste une partie du corps disponible pour exprimer la maîtrise de soi).
On peut certes se demander s'il suffit de rester maître de soi dans les derniers moments de sa vie pour qu'on se voie accorder une mort digne. En fait, cela semble être une condition nécessaire mais non suffisante.
Pour clarifier, reprenons la distinction entre les causes et les raisons. La mort digne est une mort précédée d'un moment où le sujet exerce sa volonté en relation avec des raisons (on ne comprend pas la proposition suivante : " il est mort dignement mais tout ce qu'il faisait et disait était sans raison"). Or cette relation qui n'a rien de nécessaire peut s'entendre de plusieurs manières :
- la personne continue de vivre jusqu'à sa mort selon les raisons qui l'ont faite vivre alors qu'elle était en bonne santé ou du moins pas à l'article de la mort (c'est la fonction des soins palliatifs de favoriser ce type de fin).
- la personne obéit à des raisons en se tuant ou en demandant à autrui de le tuer ("son suicide est digne" est intelligible mais n'est pas une tautologie car "se suicider" ne veut pas dire "être digne" - on peut se suicider dans un moment de démence par exemple -). On comprend alors que l'euthanasie, sans jamais pouvoir causer la mort digne, ne la favorise que si elle répond à une volonté de mourir manifestant la maîtrise du patient. On peut s'interroger sur les conditions de manifestation de cette volonté : si la personne a été plongée dans l'inconscience par sa pathologie et si on met fin à sa vie parce qu'elle militait dans une association à mourir dans la dignité et avait laissé des "directives anticipées", est-ce vraiment indiscutable de soutenir qu'elle est morte dignement dans la mesure où elle n'a pas pu manifester sa maîtrise dans les moments précédant sa mort ? Certes on peut défendre que la maîtrise de soi a différentes modalités sans fixer comme seule modalité un assez peu probable héroïsme stoïcien ( elle se manifesterait alors par la signature d'un formulaire, par la demande sereine de mourir avant que les conditions ordinaires de la sérénité ne soient plus réunies, etc. Reste alors que la dignité perd d'autant plus de son mérite et de sa valeur que la probabilité de l'indignité dans la même situation est faible)
En tout cas, à partir du moment où on introduit la référence aux raisons, apparaît la distinction entre raisons louables et raisons blâmables. Imaginons un homme pervers gardant le contrôle de lui malgré les souffrances intenses causées par l'approche de la mort et tuant, torturant, nuisant aux autres autant que possible, on ne devrait pas parler de mort digne mais de persévérance exceptionnelle dans le vice. Aussi la mort digne me paraît-elle difficilement séparable d'une idée du Bien. Ce qui ouvre la porte à plusieurs types de mort digne : la mort digne du martyre, celle du kamikaze (le suicide altruiste comme dit Durkheim), celle du stoïcien (pour qui la situation dépasse le meilleur de ses forces - imaginons le stoïcien dans un camp d'extermination : en fonction de l'évaluation de son caractère, il pourrait autant se suicider que résister jusqu'au bout de ses forces-), celle du chrétien (qui refuserait l'euthanasie pour imiter la Passion du Christ), celle de qui endure les affres de la maladie pour ne pas perdre encore plus tôt ceux qu'il aime et qui l'aiment, etc.
Il semble donc très excessif de faire de la dépénalisation de l'euthanasie ou de sa légalisation la condition nécessaire de la mort digne. Mourir dignement n'implique en aucune manière le suicice assisté ou la mort donnée par le personnel médical en accord avec le patient. Reste que l'euthanasie permise par la loi peut créer une occasion nouvelle de mort digne, dans la mesure seulement où l'intervention médicale réalise la volonté libre du malade ( "la fin de sa vie n'a pas été digne, on l'a aidé à mourir" est une phrase pleine de sens )
Mais il se peut qu'on considère que je mette la barre un peu haut dans l'acception donnée à l'expression en question. Qui sait ? mourir dignement n'est peut-être qu'à la portée du sage et les progressants, qu'au mieux nous sommes tous, ne pourront rien faire d'autre que s'approcher, sans jamais l'atteindre, de cette dignité qui passe de fait démocratiquement accordé au statut d'idéal régulateur.
Il se peut que notre époque, trop flatteuse et infantilisante à la fois, porte beaucoup d'entre nous à imaginer qu'on peut avoir droit à la mort digne comme on a droit au travail ou à un salaire juste. Mais, si être digne relève du devoir moral, on ne peut revendiquer politiquement que le droit à bénéficier de conditions favorisant son accomplissement.