mercredi 20 mai 2015

Dans Vérité et véracité (2002), Bernard Williams réfléchit aux transformations qu'une population subit au contact des croyances d'une autre. Il défend que ce changement peut être interprété comme " un processus intellectuel d'apprentissage et pas seulement comme le triomphe sociétal d'un style de vie ou d'une organisation sur une autre." Suit alors sans surprise une dénonciation de l'explication relativiste ordinaire d'un tel changement (la population se mettrait à parler comme la population qui l'influence, rien de plus) : " Un relativisme trivial intervient souvent à cet instant, pour dire que ce qu'ils disent est vrai " pour eux " et que ce que nous disons est vrai "pour nous". Si cela veut dire quelque chose, cela constitue une forme d'interprétation, une forme qui, en particulier, comprend leurs affirmations, et les nôtres de telle façon qu'elles n'impliquent pas des explications qui se contrediraient mutuellement (...) Ce style de relativisme se présente souvent, non sans complaisance, comme une garantie de l'égalité des hommes, un refus d'imposer nos conceptions aux autres, mais, en fait, si tant est qu'il fasse quelque chose, il se contente d'imposer une de nos conceptions plutôt qu'une autre. Il déclare forfait avant que le vrai travail de compréhension des ressemblances et des différences entre les hommes soit même entamé." (Gallimard, 2006, p 72-73) Or il existe aussi une conception relativiste de la philosophie : selon elle, par exemple Platon n'aurait pas plus, ou moins, raison que Nietzsche ; chaque philosophie formant une totalité auto-suffisante à juger selon ses propres critères internes de vérité et de cohérence, on pourrait seulement affirmer que c'est dans le cadre de la pensée de Platon, Nietzsche, etc. que p est vrai ou non ou que plusieurs propositions sont logiquement compatibles ou non. Reste que le texte cité, à quelques aménagements près, garde a`mes yeux toute sa force contre cette forme noble de relativisme ou peut-être plus exactement, cette forme vulgaire de relativisme appliquée à un objet noble. Le vrai travail de compréhension commencerait alors quand on chercherait à déterminer dans quelle mesure les philosophes se ressemblent ou diffèrent dans leur connaissance de la réalité. Certes cela donnerait une histoire de la philosophie que certains jugeraient honteuse, étayant leur condamnation sur l'argument suivant : " il n'existe pas de définition neutre philosophiquement de la réalité et pas plus de connaissance neutre de la réalité " et donc concluant que c'est un philosophe embusqué qui nécessairement se cacherait derrière le prétendu historien non-relativiste. En fait ce que je viens d'écrire revient finalement à reconnaître une platitude : que le philosophe relativiste ne peut pas accepter une histoire non relativiste de la philosophie. Bien sûr mais rien à craindre de son verdict : il ne peut pas vouloir faire partager universellement les raisons de son refus sans se mettre en contradiction avec lui-même, histoire bien connue, mais, à première vue, pas encore définitivement assimilée. " Mais assimiler quelque chose définitivement en philosophie, voilà une manière de parler bien scientiste ! " entends-je vociférer. Commentaires 1. Le jeudi 21 mai 2015, 10:45 par dual informel Bonjour, c'est, si je ne m'abuse, exactement le même problème qui se pose à la lecture de Philosophie de l'histoire de la philosophie de Martial Guéroult (ouvrage inachevé paru 3 ans après sa mort, Aubier-Montaigne, 1979). Par exemple, ce passage :« Ils [les systèmes philosophiques] valent, comme ils le prétendent, d’une façon exclusive et absolue, ils sont des vérités totales et non partielles, mais chacun dans sa sphère. Or cette absoluité à l’intérieur d’une sphère propre n’est possible que parce qu’il ne s’agit pas pour chacun d’eux de refléter une réalité qui lui est extérieure, mais de constituer chacun une réalité qui lui est propre et intérieure. » Autrement dit, il n'y a pas de réalité extérieure à laquelle puisse être confronté et jaugé un système philosophique quelconque : le réel étant toujours déjà une image que la pensée s'en forge, l'idée d'une adéquation entre le discours et son objet disparaît d'elle-même. Pour un système philosophique, "avoir une vérité" risque bien de se réduire à "avoir du sens", deux choses fort distinctes, comme chacun l'admettra. Cette discussion, menée par Bouveresse dans le détail, peut être prolongée ici : http://books.openedition.org/cdf/17... 2. Le jeudi 21 mai 2015, 12:48 par Philalèthe Oui, bien sûr ! Merci d'expliciter ce que j'avais effectivement en vue. La citation de Guéroult tombe à point.

Dans Vérité et véracité (2002), Bernard Williams réfléchit aux transformations qu'une population subit au contact des croyances d'une autre. Il défend que ce changement peut être interprété comme " un processus intellectuel d'apprentissage et pas seulement comme le triomphe sociétal d'un style de vie ou d'une organisation sur une autre." Suit alors sans surprise une dénonciation de l'explication relativiste ordinaire d'un tel changement (la population se mettrait à parler comme la population qui l'influence, rien de plus) :
" Un relativisme trivial intervient souvent à cet instant, pour dire que ce qu'ils disent est vrai " pour eux " et que ce que nous disons est vrai "pour nous". Si cela veut dire quelque chose, cela constitue une forme d'interprétation, une forme qui, en particulier, comprend leurs affirmations, et les nôtres de telle façon qu'elles n'impliquent pas des explications qui se contrediraient mutuellement (...) Ce style de relativisme se présente souvent, non sans complaisance, comme une garantie de l'égalité des hommes, un refus d'imposer nos conceptions aux autres, mais, en fait, si tant est qu'il fasse quelque chose, il se contente d'imposer une de nos conceptions plutôt qu'une autre. Il déclare forfait avant que le vrai travail de compréhension des ressemblances et des différences entre les hommes soit même entamé." (Gallimard, 2006, p 72-73)
Or il existe aussi une conception relativiste de la philosophie : selon elle, par exemple Platon n'aurait pas plus, ou moins, raison que Nietzsche ; chaque philosophie formant une totalité auto-suffisante à juger selon ses propres critères internes de vérité et de cohérence, on pourrait seulement affirmer que c'est dans le cadre de la pensée de Platon, Nietzsche, etc. que p est vrai ou non ou que plusieurs propositions sont logiquement compatibles ou non.
Reste que le texte cité, à quelques aménagements près, garde a`mes yeux toute sa force contre cette forme noble de relativisme ou peut-être plus exactement, cette forme vulgaire de relativisme appliquée à un objet noble. Le vrai travail de compréhension commencerait alors quand on chercherait à déterminer dans quelle mesure les philosophes se ressemblent ou diffèrent dans leur connaissance de la réalité.
Certes cela donnerait une histoire de la philosophie que certains jugeraient honteuse, étayant leur condamnation sur l'argument suivant : " il n'existe pas de définition neutre philosophiquement de la réalité et pas plus de connaissance neutre de la réalité " et donc concluant que c'est un philosophe embusqué qui nécessairement se cacherait derrière le prétendu historien non-relativiste.
En fait ce que je viens d'écrire revient finalement à reconnaître une platitude : que le philosophe relativiste ne peut pas accepter une histoire non relativiste de la philosophie. Bien sûr mais rien à craindre de son verdict : il ne peut pas vouloir faire partager universellement les raisons de son refus sans se mettre en contradiction avec lui-même, histoire bien connue, mais, à première vue, pas encore définitivement assimilée.
" Mais assimiler quelque chose définitivement en philosophie, voilà une manière de parler bien scientiste ! " entends-je vociférer.

Commentaires

1. Le jeudi 21 mai 2015, 10:45 par dual informel
Bonjour,
c'est, si je ne m'abuse, exactement le même problème qui se pose à la lecture de Philosophie de l'histoire de la philosophie de Martial Guéroult (ouvrage inachevé paru 3 ans après sa mort, Aubier-Montaigne, 1979). Par exemple, ce passage :« Ils [les systèmes philosophiques] valent, comme ils le prétendent, d’une façon exclusive et absolue, ils sont des vérités totales et non partielles, mais chacun dans sa sphère. Or cette absoluité à l’intérieur d’une sphère propre n’est possible que parce qu’il ne s’agit pas pour chacun d’eux de refléter une réalité qui lui est extérieure, mais de constituer chacun une réalité qui lui est propre et intérieure. » Autrement dit, il n'y a pas de réalité extérieure à laquelle puisse être confronté et jaugé un système philosophique quelconque : le réel étant toujours déjà une image que la pensée s'en forge, l'idée d'une adéquation entre le discours et son objet disparaît d'elle-même. Pour un système philosophique, "avoir une vérité" risque bien de se réduire à "avoir du sens", deux choses fort distinctes, comme chacun l'admettra. Cette discussion, menée par Bouveresse dans le détail, peut être prolongée ici : http://books.openedition.org/cdf/17...
2. Le jeudi 21 mai 2015, 12:48 par Philalèthe
Oui, bien sûr ! Merci d'expliciter ce que j'avais effectivement en vue. La citation de Guéroult tombe à point.

dimanche 17 mai 2015

Au fait !

" Leur langue ne leur sert plus qu'à se tenir au fait." (Karl Kraus, Les cent derniers jours de l'humanité, Acte I, scène 29)

jeudi 14 mai 2015

Épicure jugé par un psychanalyste.

Dans En marge des nuits (2010), Jean-Bertrand Pontalis, qui a alors 86 ans, intitule son cinquième chapitre
Désaccord avec Épicure. Je ne crois pas qu'un épicurien serait troublé par cette critique, mais, quand l'épicurien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, je crains pour lui, s'il n'est plus jeune, qu'en homme ordinaire, sans l'avouer peut-être, il ne reconnaisse la part de vérité des lignes suivantes :
" "L'homme et la mort ne se rencontrent jamais car, quand il vit, elle n'est pas là et, quand elle survient, c'est lui qui n'est plus." Mon ami Jean P. me citait souvent ce propos d'Épicure alors que, j'en avais mille preuves, il ne cessait, guettant l'annonce des morts de ses congénères, de penser à sa propre mort et redoutait d'être  quand elle viendrait le saisir.
Fausse évidence d'Épicure. D'abord parce que, tout au long de la vie et depuis l'enfance, chacun a pu rencontrer la mort de ses proches, qui anticipe la sienne. Ensuite parce que la mort est en nous sous différents masques : affaiblissement ou extinction de tout désir, temps morts, pans entiers de notre existence qui s'effacent, perception angoissante du temps qui passe et alors l'éphémère cesse d'être l'instant de bonheur qu'il lui arrive d'être, il inscrit la fin dans le commencement. Enfin, si je ne puis me représenter mort - contradiction dans les termes -, je peux craindre la maladie incurable, je peux être saisi d'effroi devant la perspective d'une agonie, ce combat perdu d'avance. je n'oublierai jamais celle de N.: ses halètements précipités, sa recherche désespérée du souffle, ce regard vide qui ne voyait plus rien ni personne.
Jean P. avait-il lu La mort d'Ivan Illitch ? Le Doulou de Daudet ? Et Épicure, l'apôtre du plaisir, a-t-il pris plaisir à mourir ? A-t-il connu la douleur d'aimer ?
Notre existence : entre la vie et la mort. Ou, mieux - est-ce ce que voulait dire Lacan ? -, "entre deux morts", le néant d'avant, le néant d'après.
Notre naissance : un accident, un minuscule accident, une intempestive apparition dans l'infini défilé des morts.
Il existe un travail interne de la mort comme il existe un travail, interne, lui aussi des rêves. ils sont antinomiques. Car le rêve est mémoire, résurrection, par bribes, du passé, il nie l'effacement, l'irréversibilité du temps, conjure l'oubli des morts. La mort en nous, elle, effectue un travail de sape, insidieusement destructeur, comme un cancer longtemps silencieux. Elle morcelle, fragmente, délie ce qui, tant bien que mal, formait un ensemble."

Commentaires

1. Le jeudi 25 juin 2015, 12:36 par Maël Goarzin
Cette critique du rapport d’Epicure à la mort est intéressante en ce qu’elle met en évidence deux positions totalement différentes, qui s’éclairent d’autant plus lorsque l’on y confronte la position stoïcienne.
Pour Epicure, dont l’objectif est la tranquillité de l’âme, l’ataraxie ou l’absence de troubles, propose à travers son quadruple remède (tetrapharmakon) de considérer la mort d’un point de vue physique, pour ce qu’elle est, c’est-à-dire cessation de toute sensation, afin de ne plus craindre la mort. Il répond à une crainte en essayant de la supprimer. On voit toute la contradiction avec la démarche psychanalytique, qui, au contraire, fait tous les efforts possibles pour éviter de refouler ce type de craintes. On voit bien dans ce passage, fort intéressant, de Jean-Bertrand Pontalis, qu’il y a une nette volonté de prendre en charge le caractère destructeur et angoissant de la mort.
La position épicurienne et le travail de réflexion sur la sensation et la mort comme privation de sensation pourrait de prime abord ressembler à la réflexion stoïcienne concernant la mort: il faut accepter la mort (la nôtre comme celle des autres) comme quelque chose d’indifférent, qui ne dépend pas de nous, et qui n’est donc ni un bien ni un mal moral. C’est une façon, comme pour Epicure, de mettre la mort à distance pour évacuer la crainte de la mort qui trouble la sérénité de l’âme.
Et pourtant, le stoïcisme ne se contente pas de ce rapport à la mort. La méditation de la mort, qui permet à celui qui pratique cet exercice d’accepter le destin, ou la Providence divine, n’a pas pour but d’évacuer la mort, mais de l’accepter comme un fait, et d’y consentir, peu importe quand et où elle survient.
On a donc trois attitudes très différentes face à la mort, et si ce texte met bien en évidence l’opposition entre épicurisme et psychanalyse, la lecture des textes stoïciens (Epictète et Marc Aurèle par exemple) révèle une troisième attitude possible, qui prend à la fois en compte la crainte de la mort (comme la psychanalyse), mais ne tente pas de l'évacuer (comme l'épicurisme), mais de l'accepter pleinement.
2. Le vendredi 26 juin 2015, 22:00 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette intéressante typologie des attitudes possibles face à la mort.
Elle me permet aussi de réaliser qu'un stoïcien n'est pas troublé par la critique de Pontalis mais je crains que, quand le stoïcien cessera d'argumenter, impeccablement conforme à l'École, il ne reconnaisse la vérité des lignes du psychanalyste !
Plaisanterie à part, la croyance selon laquelle la mort n'est pas un mal mais un indifférent est-elle plus et au mieux qu'une croyance tenue pour vraie, voire vraie ? Est-il psychologiquement possible de parvenir à se confronter à la mort dans l'apathie par la médiation de la philosophie et de ses exercices ? Autrement dit, peut-on agir conformément à la croyance en jeu, vraie ou tenue pour vraie ?
Il y a au moins un doute, nourri par exemple par le récit de Montaigne, expliquant que son effort continuel pour devenir indifférent face à sa mort s'avère sans efficacité à l'occasion d'un accident dangereux dont il est victime (une chute de cheval,je crois) ; ce qui le conduit à ne plus méditer sur la mort à venir, jugeant vain un tel effort.
On peut néanmoins éclairer cette situation de manière un peu plus généreuse par la maxime de La Rochefoucauld selon laquelle la philosophie peut quelque chose contre les maux passés et à venir mais rien contre les maux présents. Ce qui reviendrait dans ce cas à reconnaître que le stoïcien pourrait supporter mieux qu'un autre la mort passée des gens auxquels il tenait ou la mort quand elle n'est que lointaine. Mais il échouerait alors face à la situation par rapport à laquelle précisément la croyance dans l'indífférence est jugée indispensable, l'expérience de la mort proche, la sienne ou celle d'autrui.
3. Le samedi 27 juin 2015, 15:11 par Philalèthe
Vous apprécierez peut-être ces lignes de Jean- Bertrand Pontalis tirées de Elles (2007) :
" Il y a quelque temps, j'assistai à une représentation de Phèdre à la Comédie-Française. Un vers de Racine m'est resté en mémoire : " Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ?".
Ces mots-là, j'aimerais les prononcer à mon tour le jour où... Ce serait ma manière de décevoir la mort, d'amoindrir sa victoire, son triomphe : tu te crois la plus forte, tu crois que tu m'infliges une défaite qui me rend fou de douleur, tu te réjouis d'avance de plonger dans le chagrin ceux que j'aime et qui m'aimaient, et, moi, je te déclare : tu te trompes, tu n'es rien, et, même si je n'y crois qu'à demi et, à dire vrai, pas du tout, je te murmure ces mots, et tu les entends, je le sais : "Est-ce un si grand malheur que de cesser de vivre ?".
Mais tant qu'on vit, ne veut-on pas lui résister ? 
En revanche, résistance ou pas, est-on jamais un seul instant,  quand il s'agit de notre mort, face à son triomphe ? N'est-ce pas aussi le sens de la leçon épicurienne : personne n'est jamais en face de sa mort. 
Vouloir regarder la mort sans baisser les yeux est vain. 
La mort, contrairement à la leçon de  la maxime de La Rochefoucauld, n'est pas le soleil.

mercredi 13 mai 2015

Est-on libre de croire ce qu'on veut ? Une démonstration logique des limites de la logique !

L'Écrivain lui explique qu'en un sens tout ce que nous lisons est en partie inventé.
Même les infos ?
Même les infos.
Même sur Internet ?
Surtout sur Internet.
Et les photos et les vidéos ? Les photos ne mentent pas, man.
Tout ment.
Si tout est mensonge, alors y a rien de vrai.
Tu as tout compris, Kid. À peu près. Ça veut dire qu'on ne peut jamais vraiment connaître la vérité de quoi que ce soit.
Où est-ce que tu as appris ça ? À la fac ?
Ouais. À Brown.
C'est quoi, ça, Brown ?
L'université où je suis allé.
(...)
Le Kid ouvre sa deuxième cannette de bière et dit à l'Écrivain : Si, comme t'as dit, tout est mensonge et qu'il n'y a rien de vrai, alors, que l'histoire du Professeur soit des conneries ou pas n'a aucune importance. C'est bien ce que tu dis ?
Ce que tu crois a de l'importance, par contre. C'est tout ce qu'on a pour agir. Et puisque tu es ce que tu fais, tes actions te définissent. Si tu crois que rien n'est vrai simplement parce que tu ne peux pas prouver logiquement que quelque chose est vrai, tu ne feras rien. Tu ne seras rien. Tu finiras par passer ta vie dans un fauteuil à bascule à regarder l'horizon en attendant une réponse qui ne viendra jamais. Autant être mort. C'est un vieux problème philosophique.
Alors, j'ai un vieux problème philosophique, dit le Kid.
(...)
Tu essayes de penser cette affaire logiquement, mais tu manques trop de rigueur. Et puis, même si tu étais rigoureux, ça ne te servirait pas. Laisse-moi te montrer les limites de la logique. D'abord oublie le bien et le mal. Oublie-les totalement. Et oublie même l'argent. L´Écrivain demande alors au Kid de tout retirer de l'équation, sauf des considérations de logique pure.
Quelle équation ?
Soit l'histoire du Professeur est vraie, X, soit elle est fausse, Y.
Ouah, de quoi tu causes, là ?
Elles ne peuvent pas être vraies toutes les deux, d'accord ? X et Y. Donc, il faut que l'une des deux soit fausse.
Ouais, j'veux bien.
Ce qui signifie que soit X, soit Y est vrai pour P.
C'est quoi ce truc de P ?
Le Professeur.
D'accord. Le Professeur, c'est P.
Bien. Ton problème, si tu t'en remets à la logique, c'est que tu ne peux pas affirmer que X est vrai pour P, ni que Y est vrai pour P. Tout ce que tu peux affirmer, c'est que soit X, soit Y est vrai pour P.
Hé, mec, c'est par là qu'on a commencé. C'est bien le putain de problème.
C'est un problème uniquement si tu t'en remets à la logique. C'est ça, que je veux te montrer. Ce qu'il te faut faire, Kid, c'est laisser tomber la logique, admettre ses limites, arrêter de rien croire et te mettre à croire ! C'est le seul moyen, qui te donnera la liberté d'agir. Sinon, tu seras coincé, pétrifié dans ton incrédulité. Pratiquement mort.
(...)
Ce qu'il sait, pourtant, c'est que si rien n'est vrai, alors rien n'est réel. La logique le lui dit. Et si rien n'est réel, alors rien n'a d'importance. Ce qui signifie qu'on est libre de croire ce qu'on veut." (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Actes Sud, 2012, p. 503 à 521 passim)

Commentaires

1. Le dimanche 17 mai 2015, 14:35 par dual informel
Ce qui est limité, c'est l'exploitation relativiste des limites de la logique. On joue (l'auteur ou les contraintes de l'intrigue, qui le sait ?) avec l'ambiguïté du mot "vérité"...
Roman remarquable, par ailleurs.
2. Le dimanche 17 mai 2015, 14:47 par Philalethe
Oui, ça va de soi, j'ai hésité à mettre logique entre guillemets mais j'ai finalement jugé que le point d'exclamation final était assez ironique.

mardi 12 mai 2015

Juste croire ou chercher du lourd ?

" Il demande à l'écrivain : Alors, tu crois vraiment à l'histoire du Professeur, c'est ça ?
Absolument.
Mais comment tu sais qu'elle est vraie ? Au lieu de simplement croire qu'elle est vraie ?
Tu veux savoir si j'ai des preuves ? Du genre preuves scientifiques ? Non, bien sûr, je n'en ai pas. Pratiquement rien, dans le comportement humain, ne peut être connu de cette manière. Même notre comportement à nous. Il faut juste choisir ce qu'on croit et agir en conséquence.
Ouais, bon, moi, il faut que je sache si cette histoire est vraie ou pas. Parce que s'il s'agit juste de croire, je peux aller d'un côté comme de l'autre. Et si je vais d'un côté, mon "comportement humain" sera pas le même que si je vais de l'autre et vice versa. Quel que soit le côté où je vais, j'aurai peur que ce ne soit pas le bon côté, et mon comportement humain sera pas bon non plus. On est pas dans un roman ou dans un film, tu comprends, où des conneries de ce genre n'ont aucune importance puisqu' à la fin on sait ce qui s'est réellement passé.
L'Écrivain se met à rire et secoue la tête. Tu vas chercher du lourd, là, Kid. Mais à ta place, je ne m'en ferais pas pour ça. Qu'il se soit suicidé ou que quelqu'un d'autre, connu ou inconnu, l'ait tué, le Professeur est mort et bien mort, Tu as livré son DVD à sa veuve et je suppose que tu as reçu ton paiement qui, d'après ce que je sais par Cat, consiste en une bonne provision de billet de cent dollars. C'est bien ça ?
Ouais, c'est ça.
Donc, que tu croies l'histoire du Professeur ou pas, ta vie demain se déroulera à peu près de la même façon qu'hier. Tu peux vivre là-bas sur ton house-boat comme Huckleberry Finn sur son radeau jusqu'à ce que tu tombes sur quelque chose de mieux. Tout ça, mon p'tit gars, me paraît assez sympa. Je ne vois pas comment ton "comportement humain" sera affecté dans un sens ou dans l'autre par le fait que tu n'as pas de preuve scientifique de la véracité de l'histoire du Professeur. Tout ce qu'il te faut, Kid, c'est croire ! Juste croire !
Non, fait le Kid. Bien sûr, c'est facile à dire, pour toi. T'es un écrivain. Mais pour des gens comme moi, croire des choses, c'est pas si facile. Chaque fois que j'ai cru quelqu'un ou quelque chose, ma vie a été complètement foutue en l'air.
Désolé, Kid. Désolé, désolé. (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, Acte Sud, 2011, p.501-502)

lundi 11 mai 2015

Contre une école ouverte sur le monde ! À bas les images, vivent les concepts ! La Forme, au lieu du Forum !

Dès 2002 dans Truth and thruthfullness, Bernard Williams nous a mis en garde :
" (...) L'Internet paraît devoir créer pour la première fois ce que Marshall McLuhan prophétisait comme conséquence de la télévision, un village planétaire, quelque chose qui a les désavantages et de la mondialisation et du village. Sans doute offre-t-il quelques sources d'information fiables à ceux qui en ont besoin et qui savent ce qu'ils cherchent, mais en même temps il nourrit ce qui fait l'occupation principale des villages : le cancan. Il construit une prolifération de forums consacrés à un échange libre et déstructuré de messages pleins de propos, de fantaisies, et de supputations qui sont amusants, superstitieux, scandaleux ou malintentionnés. Les chances que beaucoup de ces messages soient vrais sont faibles et la probabilité que le système lui-même aide quelqu'un à repérer ceux qui seraient vrais est encore plus faible. À cet égard, la technologie postmoderne nous a ramenés dialectiquement, mutadis mutandis, à une vision du monde prémoderne et les chances qu'on a d'acquérir des vérités par ces moyens sont, sauf pour ceux qui ont déjà un savoir qui puisse les guider, analogues à celles qu'on avait au Moyen Age. Dans le même temps, le caractère mondial de ces conversations fait que la situation est pire que dans un village où au moins on pouvait rencontrer, et peut-être se trouver obligé d'écouter, des personnes qui avaient des croyances et des obsessions différentes. Comme certains esprits critiques préoccupés par l'avenir de la discussion démocratique l'ont fait remarquer, l'Internet donne une plus grande facilité à des bataillons d'extrémistes auparavant isolés de se trouver et de parler uniquement entre eux." (Vérité et véracité, essai de généalogie, NRF Essais, 2006, p.256-257)
Ainsi, dans Athènes mondialisée, Socrate n'aurait-il aucune chance de se faire entendre des passants. Un quidam se laisserait-il aborder qu'il se détournerait au plus tôt de cet empêcheur de penser vite. Avec tant d'informations mises avec succès sous sa main, pourquoi donc prêter l'oreille à des tentatives et, en plus, si théoriques ?
Tant que la lenteur ne sera pas reconnue, au moins à l'égal de la vitesse - mais dans des circonstances distinctes - comme une qualité épistémique (ce qui est au fond tout à fait classique et cartésien), on peut craindre qu'on n'appelle culture l'aptitude à trouver le plus rapidement possible ce qui prétend être des informations relatives à ce qu'on cherche.
Mais elles se profilent déjà les écoles faisant pratiquer aux élèves gavés de faits ("ils savent plus de choses que nous au même âge") un régime amaigrissant à base de lectures de vrais livres, de prises de notes stylo à la main et de réflexions solitaires. Tels les disciples de Pythagore condamnés pour un temps au silence, les élèves de ces institutions heureusement si "loin de la vie" seront conduits à se détourner un temps (un temps seulement, rassurez-vous) des bruits chaotiques de la planète, je n'ose pas dire pour contempler les Formes, les Figures ou les Nombres mais au moins pour prendre le temps d'acquérir les concepts permettant entre autres de mettre à leur place les images, aussi sensationnelles qu'elles puissent être.
Quant au projet de régler l'Internet, Bernard Williams en a vu aussi le danger :
" Aucune démocratie libérale ne peut se permettre de trop décourager la parole expressive, brouillonne, voire intolérante, ni d'exercer un contrôle tatillon sur qui la publie et comment et elle ne peut pas forcer les gens à penser aux affaires publiques et politiques. Dans le même temps, les droits fondamentaux de la société libérale et les libertés démocratiques elles-mêmes dépendent du développement de la protection des méthodes qui servent à découvrir et à transmettre la vérité, et cela demande que le débat public prenne peu ou prou la forme d'une version approchée d'un marché idéal. Résoudre la quadrature de ce cercle doit être le but primordial de la créativité institutionnelle dans les États libéraux." (ibid, p.260)
Certes, pour entendre ces lignes, il faut penser que la vérité existe (mais très souvent, loin, très loin de soi), qu'elle se découvre et pas n'importe comment (entre autres il ne suffit pas de s'éloigner physiquement de chez soi ! Ah ! les vertus imaginaires du voyage...)
Mais ne dit-on pas trop souvent à nos marmots que chacun a sa vérité et qu'elle est déjà là en lui, les laissant imaginer à tort que la culture narcissique de ce qu'on appelle leur identité est précisément le chemin vers la vérité, la Leur bien sûr.

Commentaires

1. Le dimanche 17 mai 2015, 12:42 par pelgec nasal
merci de nous rappeler ces références
très utiles.

lundi 27 avril 2015

Pour comprendre ce qu'on a vécu, lire ce qu'on n'a pas écrit !

" La presse la meilleure partage incontestablement avec la presse de caniveau quelque chose d'essentiel qui ne peut être dissimulé qu'au prix d'une forme d'hypocrisie tout à fait typique, à savoir l'espèce de "cynisme objectif" qui résulte du système de contraintes qui régit le marché dans lequel les journaux se livrent à une concurrence impitoyable pour la production et la vente d'une marchandise d'une certaine sorte, tout en restant convaincus, au moins pour ce qui concerne la presse de qualité, qui se refuse encore à ajouter au cynisme objectif le cynisme subjectif, de remplir une mission noble, désintéressée et essentielle.'' (Jacques Bouveresse, Karl Kraus, un auteur d'avenir, Europe, nº 1021, mai 2014)
Même les journaux censés être les meilleurs aiment mettre en ligne moult vidéos filmées "au coeur de l'événement" (regardez-en par exemple quelques-unes relatives au tremblement de terre au Népal).
La caméra est malmenée, les paroles, des interjections passionnelles,les images, de mauvaise qualité, je résume, la connaissance transmise est quasi-nulle.
On ferait donc mieux d'éduquer les lecteurs en rappelant ces lignes de Stendhal dans La Chartreuse de Parme, ; elles concernent Fabrice del Dongo qui a été au coeur de la bataille de Waterloo, événement historique s'il en fut et pourtant :
" Fabrice devint comme un autre homme, tant il fit de réflexions profondes sur les choses qui venaient de lui arriver. Il n'était resté enfant que sur un point : ce qu' il avait vu, était-ce une bataille ? et en second lieu, cette bataille était-elle Waterloo ? Pour la première fois de sa vie il trouva du plaisir à lire ; il espérait toujours trouver dans les journaux, ou dans les récits de la bataille, quelque description qui lui permettrait de reconnaître les lieux qu'il avait parcourus à la suite du maréchal Ney, et plus tard avec l'autre général."
On peut donc faire des réflexions profondes à propos de choses dont on ne sait rien ! En plus desdites réflexions, le vidéaste Fabrice del Dongo, filmant mal ce à quoi il ne comprenait rien, nous aurait, pour notre plaisir de voyeur au regard court, fait "vivre en direct l'événement", je veux dire, il nous aurait fait partager sa confusion et son ignorance.
Mais le personnage stendhalien est intelligent : loin de s'éclairer en multipliant les témoignages bruts des autres participants, il lit les textes qui s'efforcent, on l'espère pour lui, d'en donner un récit objectif.
Certes les images aujourd'hui pourraient comme pour Fabrice conduire à lire, mais c'est peu probable, car de notre temps ce sont les images qu'on lit, prétendues plus vivantes pour accéder à la réalité.
Primo Lévi a pourtant bien expliqué dans Naufragés et rescapés- Quarante ans après Auschwitz (1987) que la plupart des déportés étaient condamnés à ne pas pouvoir comprendre ce qu'ils vivaient. Certes, pour entendre son enseignement, il faut accepter que faire un compte-rendu même sincère de ce qu'on ressent ne revient pas à connaître objectivement la situation dans laquelle on a ce ressenti. En effet. la richesse de la connaissance est souvent, et malheureusement pour les amoureux inconditionnels du vécu, inversement proportionnelle à l'intensité du ressenti.
Aussi Pierre Bourdieu ne se satisfaisait-il de jouir de ses qualia, par définition propres à lui : il devait pour mieux se connaître faire sa socio-analyse, ce qui revient bien sûr à très largement sortir de soi.
Mais, prisonniers d'une caverne envahie d'images toutes plus "exceptionnelles" les unes que les autres, on préfère passer de l'une à l'autre, s'imaginant ainsi être au centre du réel...
" Dans une époque comme la nôtre, il est évidemment indispensable de rechercher l'excellence en tout, y compris quand il s'agit de procurer au visiteur le genre d' "impressions inoubliables" sur lesquelles doit pouvoir compter celui qui est prêt à se rendre sur les lieux mêmes de l'horreur." (Jacques Bouveresse, Le "Carnaval tragique " (1914-1918))

jeudi 23 avril 2015

Philosophie de l'esprit (décembre 1776)

" Bien avant encore que l'on ait pu expliquer les phénomènes communs du monde physique, on en appelait aux fantômes, qui faisaient office d'explications. Maintenant que l'on connaît mieux les relations des phénomènes entre eux, on explique l'un par l'autre ; malgré cela il nous reste néanmoins deux fantômes : Dieu et notre âme. L'âme est encore aujourd'hui ce revenant qui hante cette fragile enveloppe qu'est notre corps. Mais cela convient-il seulement à notre raison limitée ? Ce qui ne peut, d'après nous, avoir sa cause dans un objet connu,doit-il donc survenir par des voies secrètes ? Ce n'est pas seulement un raisonnement spécieux, mais aussi insipide. Je suis intimement convaincu que nous ne savons déjà rien de ce qui nous est accessible, et combien reste-t-il de choses que les fibres de nos cerveaux ne peuvent se représenter ? Ce que la philosophie et, à la la fois, la psychologie peuvent nous apporter de plus excellent est la modestie et la circonspection. Qu'est donc cette matière sur laquelle réfléchit le psychologue ? Peut-être une chose qui n'existe pas dans la nature ; il tue la matière, et déclare ensuite qu'elle est morte."

Commentaires

1. Le jeudi 23 avril 2015, 11:10 par Dual informel
Magnifique et salutaire Lichtenberg !
2. Le lundi 4 mai 2015, 18:31 par Raul
Les modestes sont, en tout cas, certains psychologues (et pas tous) ou certains philosophes (et pas tous) mais il mais semble prétentieux attribuer un tel adjective a toute une discipline.
3. Le lundi 4 mai 2015, 20:36 par Philalethe
Lichtenberg écrit seulement que la modestie est une des potentialités excellentes de la psychologie et de la philosophie, ce qui n'exclut pas que l'arrogance ne soit aussi une des potentialités, mais détestables cette fois, de ces deux disciplines ! Ce qui est aussi compatible avec l'idée que les pires potentialités soient malheureusement les plus couramment développées.

mercredi 22 avril 2015

Dualisme.

" Corps et âme : un cheval attelé à côté d'un boeuf ".
Non ! Un cheval attelé à côté d'un concept de boeuf !

Commentaires

1. Le jeudi 23 avril 2015, 10:38 par Dual informel
On dit à un homme que l'âme était un point, ce à quoi il a répondu : " Pourquoi pas un point-virgule, ainsi elle aurait une queue ".
2. Le jeudi 23 avril 2015, 11:41 par Philalethe
Salut !
J'ajoute que dans mon billet seule la phrase entre guillemets est de Lichtenberg, comme est de lui tout le texte que vous citez.
3. Le jeudi 23 avril 2015, 14:28 par Dual informel
Tout à fait, mais le concept de bœuf ne ralentit pas le cheval autant que le bœuf réel...
Par ailleurs, profitons de l'occasion pour recommander chaudement la lecture du livre, à la fois érudit et malicieux, de Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg (Verticales, 2008)
4. Le jeudi 23 avril 2015, 14:49 par Philalèthe
C'est vrai qu'en gagnant l'immatérialité de l'âme par le recours au concept (de boeuf) on perd en même temps l'interaction et le poids du corps pour l'âme, bien représenté, lui, par le bovin.
Merci en tout cas pour le conseil de lecture.
5. Le vendredi 24 avril 2015, 13:38 par Dual informel
Ce qui est curieux, c'est que l'auteur du Miroir de l'âme (titre donné, chez Corti, aux aphorismes du professeur de physique expérimentale de Göttingen) parle d'un "attelage" sans se préoccuper du cocher, ce qui est une façon de se démarquer de Platon (Phèdre 253c-254c) et d'exprimer un sérieux doute sur le pouvoir de cette partie de l'âme à réfréner le désir et à dominer le corps. Déjà que la conduite de l'attelage platonicien est difficile à cause du cheval "à l'encolure épaisse, à la nuque courte et à la face camarde", que penser de celle de l'attelage lichtenbergien ? En l'occurrence, le bœuf représenterait le poids de l'âme pour le corps plutôt que l'inverse !
6. Le samedi 25 avril 2015, 13:40 par Dual informel
Outrage inacceptable à la grammaire : "pouvoir de..." et non "pouvoir à...". Désolé!
7. Le lundi 4 mai 2015, 20:42 par Philalethe
Bonne correction en effet : c'est le boeuf qui représente l'âme.
Peut-on aller plus loin dans l'interprétation ? Le corps a-t-il des propriétés qui ressemblent à celles du cheval ? Et l'âme a-t-elle du bovin en elle ?
À y réfléchir, l'association est en ce sens plutôt contre-intuitive : on se plairait par exemple à penser que le corps ne peut rejoindre l'âme où elle va...

mardi 21 avril 2015

À bon entendeur...

" Crois-tu donc, pauvre sot, parce que tu as découvert quelques défauts, ici et là. dans les oeuvres d'un homme, que tu vaux plus que lui ? Tu n'es point seul, non, mais plutôt cent contre un ; que peux-tu donc faire contre tant d'orgueil juvénile ? ô si tu savais combien l'homme qui connaît le monde voit profondément dans ton âme par de tels propos ! "

samedi 18 avril 2015

Genèse psychologique de l'Idée platonicienne.

" L'âge de l'amour fou, c'est avant l'amour de chair. S'il est "fou", cet amour-là, c'est qu'une sagesse instinctive l'adresse à un être qui dépasse tous nos êtres. L'Idée platonicienne, c'est une vision d'enfance dont l'adulte s'est fait une entité métaphysique." (Gabriel Germain, L'aventure onirique, portrait d'une inconnue, Paris, José Corti, 1986, p.40)

mercredi 15 avril 2015

Autres temps, mêmes moeurs ?

Dans Exterminez toutes ces brutes ! Un voyage à la source des génocides (1992) de Sven Lindqvist, je lis à propos d'une bataille opposant les troupes britanniques aux troupes soudanaises en 1898 :
" Personne ne posa de questions sur la victoire d'Omdurman. Personne ne se demanda comment il était possible que onze mille Soudanais eussent été tués tandis que les Britanniques n'avaient perdu que quarante-huit hommes. Personne ne s'interrogea sur le fait que quasiment aucun des seize mille Soudanais blessés n'ait survécu (...) " (Les Arènes, 2014, p.87).
Winston Churchill écrivait à propos de ce conflit dans My early life (Mes années de jeunesse, 1930) :
" Cette sorte de guerre était pleine de frissons fascinants. Ce n'était pas comme la Grande Guerre. Personne ne s'attendait à être tué...Pour le plus grand nombre de ceux qui prirent part à ces petites guerres d'Angleterre, dans ces temps légers et disparus, il n'y avait que le côté sportif d'un jeu splendide." (ibid. p.99)

samedi 11 avril 2015

La satire au secours des philosophes antiques.


www.liberation.fr/societe/2015/04/09/pour-en-finir-avec-le-latin-et-le-grec_1237894

Commentaires

1. Le dimanche 12 avril 2015, 02:31 par difficilesaturamnonscribere
Satura tota nostra est
Quintilien, I.O. X, 11, 93

mercredi 8 avril 2015

Lecture des Exercices spirituels (1977) de Pierre Hadot : raison rationalisante et raison rationnelle. Sur l'ambiguïté du concept d'exercice spirituel.

Théoriquement stoïcisme et épicurisme ne sont pas logiquement compatibles.
Pierre Hadot n'a pas contesté cela et il a aussi jugé psychologiquement incompatibles les états d'esprit auxquels doivent aboutir ces deux philosophies :
" (...) Stoïcisme et épicurisme semblent bien correspondre à deux pôles opposés, mais inséparables de notre vie intérieure, la tension et la détente, le devoir et la sérénité, la conscience morale et la joie d'exister." (Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002, p.72-73).
Que veut dire "inséparables" ? L'un peut et doit orienter la vie sans l'autre mais il semble être dans la nature humaine de tendre vers l'un ou l'autre de ces deux pôles. La connaissance de cette double tendance naturelle correspond à ce que Pierre Hadot appelle les "vieilles vérités" :
" Vauvenargues a dit : " Un livre bien neuf et bien original serait celui qui ferait aimer de vieilles vérités." Je souhaite, en ce sens, avoir été "bien neuf et bien original", en essayant de faire aimer de vieilles vérités. De vieilles vérités...car il est des vérités dont les générations humaines ne parviendront pas à épuiser le sens ; non qu'elles soient difficiles à comprendre, elles sont au contraire extrêmement simples, elles ont même souvent l'apparence de la banalité ; mais, précisément, pour en comprendre le sens, il faut les vivre, il faut, sans cesse, en refaire l'expérience : chaque époque doit reprendre cette tâche, apprendre à lire et à relire ces "vieilles vérités" (p. 73)
On ne peut donc pas être stoïco-épicurien ou épicuro-stoïcien pas plus théoriquement que pratiquement.
En revanche, il semble qu'on a de bonnes raisons d'être l'un ou l'autre. En effet les deux pôles attirent. Mais pour quelle raison être l'un plutôt que l'autre ?
Pierre Hadot en trouve l'explication dans "l'attitude existentielle" (p.66), " une manière de vivre et de voir le monde, une attitude concrète " (p.72).
Mais qu'est-ce qui cause cette attitude ? Ce que Pierre Hadot écrit à propos des Épicuriens a une portée générale : il leur attribue en effet " le choix délibéré, toujours renouvelé, de la détente et de la sérénité, et une gratitude profonde envers la nature et la vie qui, si nous savons les trouver, nous offrent sans cesse le plaisir et la joie." (p.37)
C'est un tel choix qui "fonde l'édifice dogmatique" (p.66).
Cependant il faut reconnaître que certains passages des Exercices spirituels (1977) sont équivoques car ils suggèrent que l'éthique est fondée sur des bases théoriques. Envisageant les exercices spirituels que sont " la lecture, l'audition, la recherche, l'examen approfondi ", Pierre Hadot explique que "grâce à cet enseignement, tout l'édifice spéculatif qui soutient et justifie la règle fondamentale, toutes les recherches physiques et logiques, dont elle est le résumé, pourront être étudiés avec précision." (p.32-33). Mais quelques pages plus loin, le lecteur comprend que les dogmes sont au service de la la fin attirante dont nous avons parlé : tendre ou détendre, par exemple, selon qu'ils sont stoïciens ou épicuriens :
" (...) l'étude des grands traités dogmatiques des maîtres de l'école sera aussi un exercice destiné à alimenter la méditation, à mieux imprégner l'âme de l'intuition fondamentale." (p.35)
Les dogmes ne fondent pas a priori l'éthique ; , peut-on aller jusqu'à soutenir qu'au service de l'intuition en question ils lui donnent un habillage rationnel ?
Certes Pierre Hadot souligne la rationalité des exercices spirituels :
" (...) les exercices spirituels qui nous intéressent sont précisément des processus mentaux qui n'ont plus rien à voir avec des transes cataleptiques, mais répondent au contraire à un rigoureux besoin de contrôle rationnel, besoin qui émerge pour nous avec la figure de Socrate." (p.39)
Mais le Socrate platonicien ne cherche-t-il pas à connaître objectivement la réalité pour en dériver des règles de vie ? C'est cette dimension authentiquement théorique de la recherche philosophique que Pierre Hadot désigne aussi bien dans d'autres passages du même article du nom d'exercice spirituel ; réfléchissant dans le fil du Phédon, il écrit en effet :
" En fait, on se représentera mieux cet exercice spirituel en le comprenant comme un effort pour se libérer du point de vue partial et passionnel, lié au corps et aux sens, et pour s'élever au point de vue universel et normatif de la pensée, pour se soumettre aux exigences du Logos et à la norme du Bien. S'exercer à mourir, c'est s'exercer à mourir à son individualité, à ses passions, pour voir les choses dans la perspective de l'universalité et de l'objectivité." (p.49-50)
Il semble que "le rigoureux besoin de contrôle rationnel" que mentionne Hadot procède d'une révision à la baisse du besoin de contrôle rationnel qui inspirait entre autres Platon.
A-t-on alors affaire à autre chose qu'à une raison rationalisante apte à venir appuyer par des arguments vraisemblables et interdépendants une orientation libre et auto-déterminée ? N'est-ce pas renoncer à une authentique raison philosophique rationnelle visant à fournir une théorie vraie et pas seulement des instruments psychagogiques ad hoc ?

Commentaires

1. Le samedi 11 avril 2015, 13:28 par Dual informel
Se souvenir de Brice Parain : "Le langage ne se développe que sur la mort des individus" (Recherches sur la nature et les fonctions du langage).
Se souvenir aussi de Ilsetraut : y a-t-il là aussi une dette à prendre en compte ?...( voir article récent sur les Hadot dans le Monde des livres )
2. Le dimanche 12 avril 2015, 16:34 par Philalèthe
" Dans toutes les écoles philosophiques, le professeur est aussi un directeur de conscience. À ce sujet, je dois reconnaître tout ce que je dois aux travaux de ma femme, entre autres à son livre sur la direction spirituelle chez Sénèque, et à son étude générale sur le guide spirituel dans l'Antiquité." (Pierre Hadot, Mes livres et mes recherches, 1993)

dimanche 5 avril 2015

Catholicisme et stoïcisme chez Pierre Hadot.

Dans un billet précédent, j'écrivais en conclusion "que la conception que se faisait Hadot du stoïcisme était modelée par (son) engagement religieux premier et pensé".
Or, quelques lignes de l'intervention de Jean-François Ballaudé, dans le cadre du colloque consacré à Pierre Hadot il y a bientôt 8 ans, éclairent la relation qu'alors je ne faisais que vaguement identifier. Les voici :
" Le christianisme n'a d'abord pas été pour lui, comme c'est sans doute le cas pour nombre d'entre nous, un moment de l'histoire de notre culture, en un sens toujours présent, mais aux effets relativement estompés, et considéré désormais de façon plus ou moins extérieure. Il est passé volens nolens par un moment religieux, par un âge de sa vie où l'existence prenait sens, trouvait son fondement dans la religion catholique. Et c'est parce que les choses lui sont apparues ainsi, qu'il les a vécues ainsi, au moins un temps, qu'il lui a été possible de reprendre à nouveaux frais la question même de la philosophie." (Davidson et Worms (éd.) Pierre Hadot, l'enseignement des antiques, l'enseignement des modernes, Paris, Editions rue d'Ulm, 2010, p.40)
Mais dans quelle mesure cette reprise à nouveaux frais de la question même de la philosophie ne revient-elle pas à l'amputer de ses bases théoriques et à la réduire à une "orientation" éthique ? Cela ne consisterait-il pas alors à transformer la philosophie en religion, avec une perte (elle ne prétendrait plus à la vérité) et un gain (elle ne serait du coup pas mise en danger par les savoirs) ? Il fut un temps où on pensait la religion comme une philosophie, désormais certains seraient portés à penser la philosophie comme une religion. Mais continuons de lire Jean-François Ballaudé :
" Il me semble ainsi que Pierre Hadot a été amené par sa formation, voire un peu contraint, à identifier l'exigence philosophique à l'exigence catholique, et la vie parfaite à la vie catholique, la vie en Jésus-Christ." (ibid. p.43).
Doit-on alors penser que le catholicisme de Pierre Hadot n'a rien d'anecdotique dans sa compréhension de la philosophie comme avant tout pratique ? Il ne serait alors pas simplement un élément secondaire du contexte de découverte de la philosophie de Hadot, il pourrait appartenir aussi aux justifications venant consolider sa conception de la philosophie. Quelle relation entre son engagement catholique et sa conception de la philosophie ?

Commentaires

1. Le mercredi 29 avril 2015, 11:42 par Ostiane
Merci pour ce billet intéressant. Juste une remarque : comme le rappelait Maël Goarzin dans votre précédent billet, Pierre Hadot insiste lui-même sur le lien fondamental entre toute pratique et son socle théorique, quoiqu'on retienne le plus fréquemment sa redéfinition de la philosophie comme orientation éthique. Doit-on penser que le fait d'avoir connu de l'intérieur le catholicisme l'a mené à réduire la philosophie à une "orientation éthique" au prix d'une recherche théorique plus consistante de la vérité ? J'ai l'impression qu'un tel soupçon aurait été plus fondé si Pierre Hadot avait grandi dans des milieux new age ou au contact d'une spiritualité en quelque sorte aveugle, une sorte de bien-être dissocié d'un contenu prétendant à la vérité. Or précisément, le catholicisme est indissociable d'une prétention à une forme de vérité, à laquelle toute spiritualité et toute pratique est indexée. Le terme de "doctrine", commun à la philosophie antique et au christianisme, indique bien le caractère essentiel d'un ensemble de propositions fondamentales, constitutives de toute religion et indissociables de la pratique et de la spiritualité qui en découlent. Cela me semble donc un peu hâtif de mettre sur le compte d'une religion l'oubli d'un socle théorique fondamental, alors que c'est précisément un tel socle qui peut distinguer une religion de spiritualités personnelles et a-religieuses. Bref, il me semble qu'il y a un lien très probable, comme vous le soulignez, entre son engagement catholique et sa conception de la philosophie, mais que ce lien implique plus l'idée que tout contenu de vérité est en même temps une norme d'action, plutôt que l'abandon d'un horizon de vérité.
2. Le mercredi 29 avril 2015, 15:27 par Philalethe
Mon billet se terminant par une interrogation, votre post est donc bienvenu.
Je me permets néanmoins de vous renvoyer au billet qui suit où je m'interroge sur ce qui précède la théorie chez Hadot et que j'identifie à un choix existentiel.
Qu'un désir de vie oriente vers une théorie, elle-même instrumentalisée au service de la vie réussie, permet de distinguer que le socle dont vous parlez n'a rien de basique, de fondamental ; or, ce point permet peut-être de distinguer la théorie catholique des théories philosophiques (stoïcienne, épicurienne, etc) vues par Hadot. Il ne me semble guère catholique de soutenir que le socle théorique du catholicisme est fondé sur une attitude ; bien plutôt sa vérité oblige à une attitude (cf par exemple sur ce point l'oeuvre de Clive Staple Lewis sur la vérité objective du christianisme Mere Christianity (1952)) ; certes on peut toujours faire de la croyance dans le catholicisme l'objet d'un choix libre (de type sartrien) mais on s'éloigne furieusement à mes yeux de l'orthodoxie. Selon moi, le philosophe stoïcien ou épicurien, tel le catholique dogmatique, pense que la théorie stoïcienne est conforme au réel et fonde la pratique juste (le lien théorie/pratique est en effet indiscutable) ; bien sûr, sa théorie étant tenue pour vraie, il est porté à la défendre contre les arguments des théories concurrentes, contre tout éclectisme ou syncrétisme. Or, c'est précisément cette dimension première et fondatrice de la théorie que Pierre Hadot a voilée en faisant de la théorie et des exercices spirituels subséquents qu'elle légitime, la conséquence d'un choix de vie primitif et passablement irrationnel.
Pour revenir à votre post, Hadot entendrait donc doctrine philosophique dans un sens passablement relâché comparé à ce qu'elle fut autant pour l'église catholique que pour les philosophies hellénistiques.
La théorie me paraît moins à ses yeux être un socle que l'auxiliaire d'une pratique eudémoniste. On peut donc mesurer la révision à la baisse de l'idée de vérité à deux niveaux : 1) il n'y a pas une théorie plus vraie que les autres (le stoïcisme n'est pas plus vrai que l'épicurisme) et 2) aucune théorie n'est en mesure de fonder une éthique. Conséquemment on peut se demander si par ces deux thèses Hadot ne sort pas du rationalisme en philosophie.

samedi 4 avril 2015

Le prix à payer pour être un stoïcien éclairé ?

Dans un article intitulé Langage ordinaire et exercice spirituel, Sandra Laugier caractérise ainsi le stoïcisme :
" Le monde n'est pas tel qu'il devrait être, chacun en convient. Mais ce n'est que dans ce monde que je puis changer (et qu'il y a un sens à parler de changement) ; il n'y en a pas d'autre. C'est là ce qui définit le stoïcisme et sa forme d'exercice spirituel (changer ici et maintenant, comme par des exercices physiques)." (Davidson et Worms (ed), Pierre Hadot, l'enseignement des antiques, l'enseignement des modernes, Editions Rue d'Ulm, 2010, p.75)
Ces lignes, que l'auteur, dans l'article en question, répète plus ou moins identiquement à deux reprises (cf p.68) , sont surprenantes.
Certes le stoïcisme est aussi une éthique à laquelle on a accès par une modification de ses désirs, de ses croyances, de ses actions. Mais une telle transformation est-elle justifiée par le fait qu'il faut s'adapter à un monde qui "n'est pas tel qu'il devrait être" ? Qui est en fait le "chacun" auquel Sandra Laugier se réfère ?
En réalité c'est chacun de tous les insensés (appelons ainsi qui n'est ni sage ni progressant), de tous ceux qui, aveuglés par l'ignorance, déplorent l'état du monde. Mais le stoïcien lui sait que le monde est tel qu'il doit être. En tout cas, les Entretiens d'Épictète ne laissent aucun doute sur la conception providentialiste et finaliste qui est au centre de cette philosophie :
" Chaque événement arrivant dans le monde est une occasion facile de louer la providence, si l'on possède deux qualités, la faculté de voir d'ensemble les événements qui arrivent à chacun et le sentiment de reconnaissance." (I, VII, trad.Brehier-Aubenque)
Aussi le stoïcien n'a-t-il même pas à se soucier d'écrire une théodicée, en vue de défendre la justice de Dieu face aux innombrables maux qui affectent les justes, pour la raison que ce que l'insensé juge être des maux (la mort, la maladie, la souffrance, la spoliation etc) n'en sont réellement pas. Le seul mal est la présence en soi de désirs, de croyances et d'actions qui ne sont pas justifiés par une connaissance vraie de la réalité - réalité réussie, parfaite, rationnelle, insurpassable -. Or, il est dans le pouvoir de chacun de conformer ses désirs, ses croyances et ses actions à la vérité, ce que veut dire la formule "vivre selon la nature". Le monde est bien fait puisque l'homme éclairé peut y vivre heureux quoi qu'il y arrive car son bonheur dépend de sa volonté et de sa raison libres.
Bien sûr, si le mode de vie stoïcien repose systématiquement sur une conception finaliste et providentialiste de la réalité, vu que la science moderne s'est construite au 17ème siècle sur le rejet des causes finales dans l'explication des phénomènes naturels, un problème se pose : comment aujourd'hui peut-on à la fois reconnaître et la vérité des sciences expérimentales et la valeur du mode de vie stoïcien ?
Juger que les sciences apportent un savoir vrai (certes révisable et améliorable) semble amener à conclure que le stoïcisme se fonde sur une physique dépassée (mutatis mutandis comme l'astrologie) ; en revanche affirmer la valeur du stoïcisme dans sa totalité systématique doit conduire à douter des vérités des sciences expérimentales.
On se demande donc si le prix à payer pour sauver le stoïcisme n'est pas identique au prix à payer pour sauver une religion, par exemple la religion chrétienne : le réduire à une éthique sous peine d'avoir à sacrifier comme on l'a dit la science au stoïcisme.

Commentaires

1. Le dimanche 5 avril 2015, 14:35 par scane galep
On met Wittgenstein a toutes les sauces. Mais il y a une chose que le stoïcien n'est pas, c'est sceptique. Il est au contraire dogmatique.
2. Le lundi 6 avril 2015, 10:29 par Philalèthe
Si on prive le stoïcisme de ses fondements théoriques qui en  font un dogmatisme en effet du point de vue du scepticisme ancien déjà et  si on en fait une option éthique parmi d'autres (car pourquoi lui donner la priorité s'il n'est pas plus porteur de vérité que l'épicurisme, son rival ?), ne lui confère-t-on pas alors le statut que Wittgenstein donnait à la religion ? On pourrait alors se convertir à lui, se tourner vers lui comme un moyen de "faire son salut", en réservant à la science la seule fonction d'apporter un savoir. Cela reviendrait du coup à priver l'éthique de bonnes raisons théoriques. Peut-être est-ce à une telle transformation du stoïcisme en religion qu' a engagé Hadot. 

jeudi 2 avril 2015

La question des pouvoirs de la raison chez Pierre Hadot.

Dans un billet précédent, j'ai associé au nom de Pierre Hadot le terme de misologie. En quel sens est-ce défendable ?
Un point est indiscutable : cet auteur a défendu la possibilité d'une connaissance objective des textes philosophiques, comme en témoignent ces lignes :
" Je commencerai par ce que j'appellerai la "lecture scientifique" que je me suis efforcé de pratiquer aussi bien dans mes cours que dans mes livres. Ici, c'est plutôt celui qui enseigne qui doit pratiquer un exercice spirituel. Car pour faire un travail scientifique,il faut s'astreindre à l'objectivité, et l'objectivité ne peut être que le résultat d'un travail de soi sur soi. Pour le biologiste Jacques Monod, l'exigence scientifique d'objectivité suppose "un choix éthique" et non un "jugement de connaissance". Il faut se libérer des préjugés et des considérations d'intérêt personnel. Cet exercice spirituel consiste à changer de point de vue, à abandonner le point de vue égoïste et utilitaire du moi de la vie courante, pour se hausser à un point de vue universel. C'est déjà ce que doivent faire les interlocuteurs dans le dialogue socratique et platonicien : se hausser du point de vue du logos, de la raison qui leur est commune, pour juger objectivement de la valeur de leurs arguments respectifs. C'est là le début de l'objectivité scientifique. Une métaphore peut illustrer cet exercice, celle du regard d'en haut, qui laisse entrevoir le passage du point de vue partial et partiel à un point de vue universel, le détachement et l'élévation qui permettent l'objectivité.
Certains penseurs ont douté de la possibilité d'une objectivité dans le domaine des sciences humaines et tout spécialement dans l'exégèse des textes. Nietzsche disait qu'un texte peut avoir toutes les significations possibles, qu'un texte n'a pas de signification fixe. (...) je suis très hostile à cette conception. Je ne peux ici me livrer à une réfutation détaillée. Il y a quarante ans déjà, un livre d'Eric Donald Hirsch, Validity in Interpretation, que j'ai en vain essayé de faire traduire en français, a mis les choses au point en distinguant le sens voulu par l'auteur, que l'on peut découvrir par la lecture scientifique, et les significations diverses que l'on peut donner - je dis bien donner- à l'oeuvre. La recherche du sens voulu par l'auteur exige cet effort d'objectivité et donc ce choix éthique dont je viens de parler. " (Davidson et Worms (ed.) Pierre Hadot, l'enseignement des antiques, l'enseignement des modernes, Paris, Éditions rue d'Ulm, 2010, p.29)
Il va de soi donc que Pierre Hadot ne met pas en doute la capacité de la raison à trouver la vérité des textes philosophiques. Si misologie veut dire méfiance par rapport aux capacités exégétiques de la raison, à ce niveau il n'y a aucune misologie.
Si misologie il y a, elle se trouve dans la conception que Pierre Hadot se fait de l'origine et du fondement de l'activité philosophique, dans sa dimension à la fois pratique et théorique. Mais laissons parler les participants au colloque qui lui était consacré, le premier Juin 2007 :
Jean-Francois Balaudé : " la vie des idées trouve sa raison et son fondement dans l'expérience du réel, dans l'ouverture aux mondes et aux autres, considérée non comme un complément ou un à côté, mais comme le foyer même de tout investissement philosophique.
Et c'est cela qui permet de faire le départ entre une philosophie sans réel enjeu existentiel, car elle n'ambitionne que de créer des concepts, et une philosophie s'efforçant à l'autonomie, au sens où elle se veut expérience totale, de vie et de pensée." (p.43-44)
On peut émettre une certaine réserve par rapport à l'association que l'auteur fait ici entre la philosophie sans enjeu existentiel et la création de concepts. En effet cette dernière caractérisation (qui évoque Deleuze) n'est pas nécessairement attachée à la philosophie sans enjeu existentiel dont parle Balaudé, car on peut aussi voir la philosophie comme un effort pour découvrir la vérité sur des problèmes spécifiques à elle. L'auteur continue ainsi :
" On le conçoit aisément, il y a évidemment une grande différence entre une réflexion accompagnant une démarche de transformation intérieure, et une réflexion supposée valoir par elle-même et pour elle-même." (p.45)
Il semble que le type de réflexion condamné ici est celui ayant comme seul but la construction d'une théorie vraie.
Enfin l'auteur termine son intervention en mentionnant " l'épicurisme, le stoïcisme et le platonisme (pris comme des types de postures fondamentales face au monde)" (p.46)
Certes la philosophie comme posture n'est pas la philosophie comme imposture, mais s'il y a plusieurs postures possibles, c'est que la raison échoue à découvrir de toutes les attitudes possibles laquelle est la meilleure.
Sandra Laugier : " en revendiquant le modèle de l'exercice spirituel comme "indépendant de toute théorie", Hadot adopte une forme d'anti-théorisme parfois revendiqué par les wittgensteiniens." (p.65)
Gwenaëlle Aubry, elle, caractérise ainsi le projet de Pierre Hadot :
" Il apparaît bien vite qu'il ne s'agit pas seulement de constituer une histoire parallèle à l'histoire officielle, d'écrire en marge de l'histoire des doctrines une histoire des pratiques, en marge de l'histoire des idées une histoire des actes, mais bien d'affirmer le primat de la seconde sur la première. Ce primat, ou cette antériorité, on pourrait le qualifier, à la façon d'Aristote, à la fois de chronologique, de logique et d'ontologique :
- chronologique, parce que le choix de vie précède le discours théorique : " le discours philosophique prend donc son origine dans un choix de vie et une option existentielle et non l'inverse" ;
- logique, parce que le mode de vie éclaire le discours : " le discours philosophique doit être compris dans la perspective du mode de vie dont il est à la fois le moyen et l'expression" ;
- ontologique (c'est-à-dire téléologique), parce que le discours est pour l'acte : " le discours philosophique théorique naît (...) de cette option existentielle initiale et il y reconduit, dans la mesure où, par sa force logique et persuasive, par l'action qu'il veut exercer sur l'interlocuteur, il incite maîtres et disciples à vivre réellement en conformité avec leur choix initial, ou bien il est en quelque sorte la mise en application d'un certain idéal de vie.""
La note ajoutée à ce dernier passage de Qu'est-ce que la philosophie antique ? mérite d'être citée intégralement :
" "On pourrait dire qu'en une sorte de causalité réciproque, le choix de vie détermine le discours et le discours détermine le choix de vie en le justifiant théoriquement", Qu'est-ce que la philosophie antique ? op.cit., p.269. Voir aussi p.410-411 : " Il y a une sorte d'interaction ou de causalité réciproque entre volonté et intelligence, entre ce que le philosophe veut profondément, ce qui l'intéresse au sens le plus fort du terme, c'est-à-dire la réponse à la question "comment vivre ?", et ce qu'il essaie d'élucider par la réflexion". Voir enfin La philosophie comme manière de vivre, op.cit., p.168 : " On pourrait dire en tout cas qu'il y a une causalité réciproque entre réflexion théorique et choix de vie. La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à une orientation fondamentale de la vie intérieure, et cette tendance se précise et prend forme grâce à la réflexion théorique (...). Autrement dit, la réflexion théorique suppose déjà un certain choix de vie, mais ce choix de vie ne peut progresser et se préciser que par la réflexion théorique."".
Les dernières lignes de cette note clarifient le concept ambigu de causalité réciproque. En effet de la volonté et de l'intelligence, c'est bien la première qui initie et fonde l'activité philosophique dans sa dimension pratique et théorique. La théorie est subordonnée à la pratique, qui naît d'un choix fondamental, rappelant l'engagement existentialiste de Pierre Hadot dans sa jeunesse. Ce choix fondamental, dans le cadre de cette pensée, est moins irrationnel qu'a-rationnel, mais si l'on donnait un certain pouvoir à la raison dans la détermination du meilleur choix de vie ( ce qui ne veut pas dire que la raison commanderait un choix de vie, elle pourrait seulement se contenter de le conseiller ), il faudrait alors qualifier ce choix d'irrationnel par opposition à la préférence donnée au meilleur choix dans le cadre d'un jugement rationnel portant sur les modes de vie possibles. Bien sûr on ne pourrait plus mettre sur le même plan épicurisme, stoïcisme et platonisme car leur valeur serait liée à leur capacité à donner les meilleurs réponses théoriques aux problèmes eux-mêmes théoriques de la raison.
Philippe Hoffmann : " il n'y a pas contradiction, mais complémentarité, entre une lecture de type scientifique, marquée par l'akribeia et par la rigueur philologique la plus parfaite - intégrant tout à la fois les problèmes d'édition de textes mais également les questions sémantiques complexes de la langue grecque de l'époque impériale et du lexique philosophique -, qu'il n'y a pas, donc, de contradiction entre une lecture marquée du sceau de la méthode philologique et une lecture tout entière orientée vers la transformation, vers la modification intérieure." (p.98)
Plus loin, l'auteur explicite la première des trois significations essentielles de bios pour Pierre Hadot :
" C'est (...) le lieu du choix fondamental qui, par ailleurs, excède ultérieurement le discours, le logos."(p.98)
Ce que j'entends par misologie est désormais plus clair. La frontière entre rhétorique et philosophie est ,dans le cadre de cette pensée, brouillée. La raison, quand elle n'est pas au service de l'exégèse philologique et philosophique (déterminer ce qui est vraiment écrit pour connaître ce qui est vraiment dit), est réduite à l'élaboration de ce que Pierre Hoffmann appelle une "stratégie rhétorique de communication" (p.100). Il s'agit pour elle de rationaliser a posteriori le choix de vie en donnant à l'engagement irrationnel du philosophe les raisons les plus vraisemblables possibles afin non de convaincre mais de persuader.