vendredi 11 septembre 2015

Cosmologie et éthique.

Dans le De ira, Sénèque a écrit :
" Il n'est pas de plus sûr indice de grandeur (d'âme) que le fait qu'il ne puisse rien advenir qui t' irrite. La partie supérieure de l'univers, qui est plus réglée et plus proche des astres, ne se condense pas en nuée, ne s'ébranle pas en tempêtes, ne tourne pas en tourbillon : elle est exempte de tout trouble - c'est en dessous que cela foudroie. De la même façon, une âme sublime, toujours en repos et placée sur une assise sereine, enfonçant en elle-même tout ce qui excite la colère, est mesurée, vénérable, rangée." (III,6, 1, trad. Ilsetraut Hadot).
Dans la lettre 59 à Lucilius, Sénèque soutient identiquement que " l'âme du sage est à l'image de l'univers au-dessus de la lune." (16).
Or, le philosophe ne présente pas ici une simple analogie, consistant à établir entre l'âme du sage et le monde extérieur la même relation qu' entre la partie supra-lunaire et la partie sub-lunaire de l'Univers. En effet le stoïcisme est un système dont les trois domaines (l'éthique, le physique, la logique) sont solidaires et se justifient réciproquement. Or, la physique galiléenne a porté un coup fatal à cette division du Ciel en deux mondes radicalement distincts : les mêmes lois gouvernent l'Univers dans son entier.
Mais Ilsetraut Hadot le dit clairement dans son Sénèque, direction spirituelle et pratique de la philosophie , " le seul critère valable pour le Portique était la vérité, devant laquelle tout passait au second plan. " (p.252, Vrin, 2014).
Donc pas de vie heureuse sans connaissance vraie :
" Ce savoir, la scientia rerum, est absolument indispensable." (p.201).
Certes Sénèque a défendu qu'il faut non seulement connaître la vérité, mais aussi se pénétrer d'elle et s'entraîner à agir conformément à elle. Il a pensé aussi qu'il ne faut pas s'y prendre toujours de la même manière quand on cherche à conduire le disciple vers la sagesse ( de la même manière que le médecin ne donne pas la même traitement à tous ses malades) ; reste que la doctrine stoïcienne qu'il a élaborée doit avoir la fixité et la permanence de la vérité (de même que le savoir médical, s'il est vrai, ne varie pas d'un patient à l'autre) :
" Qu'il s'agisse de Sénèque ou des stoïciens en général, on doit distinguer entre les points de vue thérapeutiques et doctrinaux, et la méconnaissance de cette distinction est l'une des sources principales de tous les contresens herméneutiques." (p.237).
Ilsetraut Hadot est nette sur ce point :
" La philosophie, comme Sénèque la comprenait, réunissait donc donc deux aspects à présent complètement dissociés ; et si j'ai donné à ma thèse allemande le titre " Seneca und die griechisch-römische Tradition der Seelenleitung (Sénèque et la tradition gréco-romaine de la direction des âmes)", je l'ai fait pour souligner un côté essentiel de la philosophie antique, qui était alors presque complètement ignoré. Outre que j'avais bien défini le sens que je donnais à la notion de " direction spirituelle ", je n'avais eu de cesse, tout au long de mon livre, de souligner l'impact de la partie théorique sur la direction spirituelle de Sénèque, fait qui pourtant n'a pas empêché quelques critiques de faire comme si je n'utilisais la notion de " direction spirituelle " que dans un sens moderne restrictif et comme si je négligeais l'importance du facteur théorique pour cet auteur." (p.27)
Mais si la théorie stoïcienne est un bloc logico-éthico-physique, quelle vérité garde son éthique, vu qu'elle est solidaire d'une cosmologie intégralement fausse ?
Ne doit-on pas alors jeter le bébé avec l'eau du bain ?

Commentaires

1. Le vendredi 11 septembre 2015, 23:54 par Elias
Au cas où vous en ignoreriez l'existence je me permets de vous signaler le blog de Massimo Pigliucci consacré au stoïcisme :
2. Le samedi 12 septembre 2015, 08:10 par Philalethe
Merci beaucoup d'attirer mon attention sur un blog dont j''ignorais l'existence.

dimanche 6 septembre 2015

Métamorphose d'une blague juive en une leçon cynique.

Dans la culture yiddisch, Chelm est la ville des idiots.
Parmi d'autres, une blague l'illustre :
" On demandait un jour à un Chelmer :
- Est-ce que des grands hommes sont nés à Chelm ?
- Non, répondit-il, à Chelm ne naissent que de petits enfants."
Me vient alors l'idée d'un dit apocryphe de Diogène :
" On demandait un jour à Diogène :
- Est-ce que des grands hommes sont nés à Athènes ?
- Non, répondit Diogène, à Athènes ne naissent que de petits enfants."

samedi 5 septembre 2015

Allégorie sur la situation de l'enseignement.

" Arrivé à Capo di Bove, devant la célèbre guinguette " Qui non se muore mai ", c'est-à-dire : " Ici on ne meurt jamais ", je me tournai vers le général Cork en montrant l'enseigne, et je criai :
" Ici on ne meurt jamais !
- What ? cria le général Cork en essayant de dominer de sa voix le bruit de ferraille des Sherman et les clameurs joyeuses des G.I.
- Here we never die, cria Jack.
- What ? We never dine ? cria le général Cork.
- Never die ! répéta Jack.
- Why not ? cria le général Cork. I will dine, I'm hungry ! Go on ! Go on !"
Mais devant la tombe de Cecilia Metella je demandai à Jack de s'arrêter un moment, et en me retournant je criai au général Cork que cette tombe était celle d'une des plus nobles matrones de la Rome antique, la tombe de cette Cecilia Metella qui fut parente de Sylla.
" Sylla ? who was this guy ? cria le général Cork.
- Sylla, the Mussolini of the ancient Rome", cria Jack.
Et je perdis au moins dix minutes pour faire comprendre au général Cork que Cecilia Metella - was'nt Mussolini's wife - n'était pas la femme de Mussolini.
Le bruit courut d'une jeep à l'autre, et une foule de G.I. se lança à l'assaut de la tombe de Cecilia Metella, the Mussolini's wife. Enfin nous nous remîmes en route, nous descendîmes vers les Catacombes de Saint-Calixte, nous remontâmes vers Saint-Sébastien, et arrivés devant la petite église du Quo Vadis je criai au général Cork qu'il fallait s'arrêter là, quitte à conquérir Rome les derniers, parce que cette église était celle du Quo Vadis.
"Quo what ?" cria le général Cork.
- The Quo Vadis church ! cria Jack.
- What ? What means Quo Vadis ? cria le général Cork.
- Where are you going ? Où vas-tu ? répondis-je.
- To Rome, of course ! cria le général Cork, où voulez-vous que j'aille ? Je vais à Rome, I'm going to Rome !" (Curzio Malaparte, La peau, 1949, Folio, p.378-379)

mardi 1 septembre 2015

Hitler est-il comme un havane poussant sur un crâne chauve ? Divertissement sur le pouvoir de la raison.

Naples, 1943. Jack, officier américain, et Malaparte discutent :
" "- (...) Vous n'êtes que de grands enfants, Jack. Vous ne pouvez pas comprendre Naples, jamais vous ne comprendrez Naples.
- Je crois, disait Jack, que Naples n'est pas imperméable à la raison. Je suis cartésien, hélas !
- Tu crois peut-être que la raison cartésienne peut t'aider, par exemple, à comprendre Hitler ?
- Pourquoi vraiment Hitler ?
- Parce que Hitler aussi est un élément du mystère de l'Europe, parce que Hitler aussi appartient à cette autre Europe, que la raison cartésienne ne peut pas pénétrer. Crois-tu donc pouvoir expliquer Hitler avec le seul secours de Descartes ?
- Je l'explique parfaitement" répondait Jack.
Alors je lui expliquais ce Witz de Heidelberg, que tous les étudiants des Universités d'Allemagne se transmettent en riant de génération en génération. Au cours d'un congrès de savants allemands à Heidelberg, après une longue discussion tout le monde tomba d'accord pour affirmer qu'on peut expliquer le monde avec le seul secours de la raison. À la fin de la discussion, un vieux professeur, qui jusqu'alors avait gardé le silence, son haut-de-forme enfoncé sur le front, se leva et dit : " Vous qui expliquez tout, sauriez-vous me dire comment, cette nuit, cette chose-là a pu me pousser sur la tête ?" Et, ôtant lentement son chapeau, il montra un cigare, un véritable havane, qui sortait de son crâne chauve.
" Ah ! ah ! c'est merveilleux ! s'écriait Jack en riant, tu veux donc dire que Hitler est un cigare havane ?
- Non, je veux dire que Hitler est comme ce cigare havane." (Curzio Malaparte, La peau,1949, Folio, p.58)

vendredi 14 août 2015

Réflexion sur le féminisme différentialiste.

" Elle comprit (...) que le mot femme, qu'il prononçait avec une emphase particulière, n'était pas pour lui la désignation de l'un des deux sexes de l'espèce humaine, mais représentait une valeur. Toutes les femmes n'étaient pas dignes d'être appelées femmes.
(...) cet impératif restait vivace tout au fond de lui : ne jamais faire de mal à Marie-Claude et respecter la femme en elle.
Cette phrase est curieuse. Il ne se disait pas : respecter Marie-Claude, mais : respecter la femme en Marie-Claude.
Seulement, puisque Marie-Claude était elle-même une femme, quelle est cette autre femme qui se cache en elle et qu'il doit respecter ? Ne serait-ce pas l'idée platonicienne de la femme ?
Non. C'est sa mère. Jamais il ne lui serait venu à l'idée de dire que ce qu'il respectait chez sa mère, c'est la femme. Il adorait sa mère, non pas quelque femme en elle. L'¡dée platonicienne de la femme et sa mère, c'était une seule et même chose." (Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, 1984)

Commentaires

1. Le mardi 19 novembre 2019, 12:18 par ATIM
l'idée de la femme en Marie Claude serait-t-elle l'humain? j'aime bien cette réflexion.
2. Le mardi 19 novembre 2019, 19:11 par Philalèthe
Si seulement c'était l'humain ! Mais non, ce n'est que Maman !

jeudi 13 août 2015

En Chine, il y a 250 millions de blogueurs.

" L'irrésistible prolifération de la graphomanie parmi les hommes politiques, les chauffeurs de taxi, les parturientes, les amantes, les assassins, les voleurs, les prostituées, les préfets, les médecins et les malades me démontre que tout homme sans exception porte en lui sa virtualité d'écrivain en sorte que toute l'espèce humaine pourrait à bon droit descendre dans la rue et crier : Nous sommes tous des écrivains.
Car chacun souffre à l'idée de disparaître, non entendu et non aperçu, dans un univers indifférent, et de ce fait il veut, pendant qu'il est encore temps, se changer lui-même en son propre univers de mots.
Quand un jour (et cela sera bientôt) tout homme s'éveillera écrivain, le temps sera venu de la surdité et de l'incompréhension universelles." (Milan Kundera, Le livre du rire et de l'oubli, 1978)

mercredi 29 juillet 2015

Exercice spirituel en vue d ' être dans son corps comme un pilote dans son navire.

" Elle avait (...) inventé pour son usage personnel, une méthode originale d ' autopersuasion : elle se répétait que tout être humain reçoit en naissant un corps parmi des millions d ' autres corps prêts à porter, comme si on lui attribuait un logement pareil à des millions d ' autres dans un immense building ; que le corps est donc une chose fortuite et impersonnelle ; rien qu ' un article d ' emprunt et de confection. " ( Milan Kundera, Risibles amours, 1968)

Commentaires

1. Le jeudi 30 juillet 2015, 20:08 par Dual
L'analogie est discutable en ce qu'il n'est pas certain du tout que, pour le pilote, son navire ne soit qu'une chose "fortuite et impersonnelle" ou encore un "article d'emprunt et de confection". Voyagerions-nous à bord avec sérénité si nous avions connaissance qu'il navigue dans cet état d'esprit ?
2. Le mercredi 5 août 2015, 21:01 par Philalethe
Peut-être sommes-nous sereins à bord parce que nous savons que le pilote pourrait conduire aussi bien n'importe quel navire du même type !
3. Le jeudi 6 août 2015, 17:26 par Dual
Mis à part le fait que le rapport du pilote au navire est jugé par Descartes inapproprié pour penser adéquatement la relation de l'âme au corps, Kundera, qui n'y fait d'ailleurs ici aucune référence, demande apparemment à son personnage un pouvoir d'autopersuasion hors du commun, car l'idée d'un "être humain" dont l'identité existerait antérieurement à - et donc indépendamment de - son incarnation est dépourvue de sens (je laisse le mythe d'Er de côté...). En fait, Kundera précise que son personnage (la jeune fille) ne parvient pas à ce détachement tant désiré : « Voilà ce qu'elle se répétait sous toutes les variations possibles, mais sans pouvoir s'inculquer cette façon de sentir. Ce dualisme de l'âme et du corps lui était étranger. Elle se confondait trop avec son corps pour ne pas ressentir celui-ci avec anxiété. »
La suite de l'histoire montre l'échec total de cette méthode d'autopersuasion :  le jeu de l'auto-stop (l'auteur s'amuse-t-il avec le préfixe « auto- » ?)   dont cette jeune fille a d'abord l'initiative tourne très vite pour elle au cauchemar, puisque feignant de devenir pour son jeune amant une parfaite inconnue ou une rencontre de hasard, elle ravive en elle la jalousie de le voir courtiser, puis faire l'amour à une autre femme, celle que précisément elle s'applique à représenter pour lui. C'est d'un autre corps dont il jouit à présent dans une chambre d'hôtel, puisque, par le jeu en question, la jeune fille est dépossédée du sien. Tout cela se termine par les pleurs et des sanglots déchirants pour réclamer piteusement la fin du jeu : « Je suis moi, je suis moi... ».
Cela rappelle par ailleurs le paradoxe du jeu sans fin dans lequel les deux joueurs ont commis l'imprudence de ne pas convenir, AVANT le commencement du jeu, d'un signe sans ambiguïté avertissant l'autre qu'il désire l'interrompre : quand on joue à « faire semblant », et que l'un des deux se lasse du jeu, qu'est-ce qui garantit qu'il ne fait pas semblant de vouloir l'interrompre ? (Voir dans ce sens une scène de Les mains sales de Sartre entre Hugo et Jessica, Troisième tableau, scène I)
4. Le samedi 8 août 2015, 12:10 par Philalèthe
Merci beaucoup de vos remarques qui, compensant ma paresse, donnent aux visiteurs le contexte de la citation !

mardi 28 juillet 2015

Mise en scène.

" Diogène (...) dans ses vives répliques, mettait pour ainsi dire, la morale en comédie." (Martha, Le poème de Lucrèce, Hachette, Paris, 1869)

Commentaires

1. Le vendredi 31 juillet 2015, 12:05 par gelas calpen
Je serais intéressé par un exemple littéraire ou philosophique d'une personne mettant la morale en tragédie. Le moralisateur le fait.
Le père la vertu , la pharisien, le victorien.
Le Tartuffe ?
2. Le samedi 8 août 2015, 12:16 par Philalèthe
Les inventeurs du tramway problem et de toutes les expériences de pensée où la vie des personnages est en jeu ?

vendredi 24 juillet 2015

Diable !

" (...) restez toujours assis, à copier et coller,
Réchauffez les reliefs d'autrui dans un petit ragoût
Et tirez en soufflant de misérables flammes
De votre petit tas de cendres !...
Alors vous aurez l ' admiration des enfants et des singes "

Commentaires

1. Le samedi 25 juillet 2015, 15:58 par Monfeu
N'est-ce pas de la Faustocopie ? (aucun rapport
avec le Tour de France et son histoire ...)
Mais où sont les singes et les enfants ?
2. Le samedi 8 août 2015, 12:52 par Philalethe
Est-ce au Diable que vous devez vos lumières ?
En tout cas c'est à la fois à un singe et à un enfant  que vous devez cette question.

samedi 4 juillet 2015

Descartes et Musil : comment sortir du doute ?

On connaît les lignes que Descartes, au début de la deuxième partie du Discours de la méthode, consacre aux villes qui ont un passé :
" Ainsi ces anciennes cités qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps des grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés."
Ulrich, lui, est sensible aussi au manque d'unité de sa ville, Vienne. Mais il n'y voit point un défaut de raison, plutôt une série de styles architecturaux. Alors que la comparaison cartésienne engage à réfléchir sur l'histoire de la philosophie, expression de la raison, la réflexion d'Ulrich tourne plutôt l'attention du lecteur vers l'histoire de l'art, précisément celle de l'architecture :
" Une ville comme la nôtre, vieille et belle, avec ce cachet architectural qu'entraînent les changements périodiques de goût, est un vaste témoignage de la capacité d'aimer et de l'incapacité de le faire durablement. La fière succession de ses bâtiments ne dessine pas seulement une grande histoire, mais un perpétuel changement des directions de l'opinion. Considérée sous cet angle, elle est une versatilité pétrifiée qui, tous les quarts de siècle, se vanterait autrement d'avoir raison pour toujours. Son éloquence muette est celle des lèvres mortes. Plus fascinante est sa séduction, plus intense le mouvement aveugle de recul et d'effroi qu'elle doit provoquer au plus profond du plaisir et de la contemplation désintéressée" (L'homme sans qualités, tome 2, p.562)
Malgré les différences entre les deux textes, la suite de la réflexion d'Ulrich, me semble-t-il, a un air de famille avec celle de Descartes dans la première desMéditations métaphysiques. En effet Ulrich, comme Descartes, emprunte le chemin sceptique et s'interroge sur la possibilité d'en sortir. La différence majeure est que l'issue n'est pas associée à une vérité fondamentale et fondatrice mais à un sentiment d'un type différent de tous les autres (le roman est traversé par une réflexion sur la possibilité de deux accès, essentiellement différents, même contradictoires, à la réalité, l'un par la science et le savoir et l'autre, irrationnel, par une expérience affective, Musil explorant de manière identiquement critique à travers la multiplicité de ses personnages ces deux voies antithétiques) :
C'est ridicule et séduisant, m'a répondu Agathe. Ainsi, les queues d'hirondelle de ces flâneurs et les étranges coiffures que les officiers portent comme des pots sur la tête doivent être belles, puisque leurs propriétaires les aiment très résolument, les offrent à l'amour des autres, et que la faveur des femmes leur est acquise ! Nous en avons tiré un jeu. Nous l'avons savouré dans une sorte de dépit joyeux ; à chaque pas, pendant un moment, comme par désobéissance à la vie, nous nous demandions : que veut donc ce rouge sur cette robe, pour être si rouge ? À quoi riment finalement ce bleu, ce jaune et ce blanc sur le col des uniformes ? Pourquoi donc, au nom du ciel, les ombrelles des dames sont-elles rondes et non carrées ? Nous nous sommes demandé à quoi le fronton grec du Parlement, avec ses jambes écartées, voulait en venir : faire le grand écart, comme seuls peuvent le faire une danseuse ou un compas, ou répandre l'idéal classique ? Quand on se replace ainsi dans un état premier d'insensibilité où l'on refuse aux choses les sentiments qu'elles attendent complaisamment, on ruine la fidélité et la foi de l'existence. C'est comme quand on regarde quelqu'un manger muettement sans partager son appétit : on ne remarque bientôt plus que des mouvements masticatoires qui n'apparaissent rien moins qu'enviables."
Dans le cadre d'un jeu apparaît donc l'attitude sceptique de qui, mû par aucun habitus, rivé à aucun goût, ne partage plus l'entrain et l'appétit ordinaires, ne joue au fond plus le jeu. Ulrich expose alors de manière plus didactique cette prise de distance :
" J'appelle cela se fermer à l'opinion de la vie. Pour préciser ma pensée, je commencerai en disant que sans aucun doute, dans la vie, nous cherchons le solide aussi instamment qu'un animal terrestre tombé à l'eau. C'est pourquoi nous surestimons l'importance du savoir, du droit et de la raison non moins que la nécessité de la contrainte et de la violence. Peut-être n'est-ce pas surestimer que je devrais dire ; en tout cas, la plupart des manifestations de notre vie reposent sur l'incertitude de l'esprit. Parmi elles règnent la croyance, la conjecture, la supposition, le pressentiment, le désir, le doute, l'inclination, le commandement, le préjugé, la persuasion, les vues personnelles et toutes les autres formes de la demi-certitude. Comme l'opinion, sur cette échelle, tient à peu près le milieu entre le jugement fondé et le jugement arbitraire, j'adopte son nom pour le tout. Si ce que nous exprimons à l'aide des mots, si grandioses soient-ils, n'est la plupart du temps qu'une opinion, ce que nous exprimons sans leur aide l'est toujours.
Je dirai donc : notre réalité n'est en grande partie, pour autant qu'elle dépend de nous, que l'expression d'une opinion, bien que nous lui imaginions Dieu sait quelle importance. Nous avons beau donner une certaine expression à notre vie dans la pierre des maisons, c'est toujours pour l'amour d'une opinion. Nous pouvons tuer ou nous sacrifier, nous n'agissons que sur la foi d'une conjecture. Je dirais presque que toutes nos passions ne sont que conjectures ; très souvent nous faisons erreur sur leur compte ; il nous arrive d'y céder par simple nostalgie d'une résolution ! Faire quelque chose de sa libre volonté suppose, au fond, que cela n'est possible qu'à l'occasion d'une opinion. Depuis quelque temps, Agathe et moi sommes sensibles à une sorte de mouvement d'esprits au sein du réel. Le moindre détail dans l'expression de ce qui nous entoure nous parle, veut dire quelque chose, proclame qu'il est issu d'une intention tout autre que passagère. Il n'est sans doute qu'une opinion, mais il se présente comme une conviction. Les temps et les siècles se tiennent là debout sur leurs jambes bien plantées, mais une voix derrière eux chuchote : absurdité ! Jamais encore l'heure n'a sonné, le temps n'est venu.
Je paraîtrai peut-être obstiné, mais seule cette remarque me permet de comprendre ce que je vois : cette opposition entre la ferveur pour soi-même qui permet à nos oeuvres, imbues de leur magnificence, de bomber le torse, et cette nuance cachée d'abandon, de délaissement qui apparaît à la première minute, cette opposition s'accorde parfaitement avec l'idée que tout n'est qu'opinion. De là que nous nous découvrons dans une situation singulière. Toute opinion, en effet, présente un double caractère : tant qu'elle est nouvelle, elle rend intolérant à l'égard de toutes les opinions qui la contredisent (quand les ombrelles rouges sont à la mode, les bleues sont impossibles, et c'est un peu la même chose pour nos convictions) ; la seconde caractéristique de l'opinion est d'être abandonnée non moins automatiquement avec le temps, dès qu'elle cesse d'être nouvelle. J'ai dit un jour que la réalité s'abolissait elle-même. On pourrait exprimer la même idée encore autrement : quand l'homme ne manifeste essentiellement que des opinions, il ne se manifeste jamais tout entier ni durablement ; mais, quand il ne peut jamais s'exprimer tout entier, il essaie de toutes les manières possibles, et c'est ainsi qu'il peut avoir une histoire. Il n'en a donc, apparemment, qu'à la suite d'une faiblesse : bien que les historiens, assez naturellement, tiennent le pouvoir de faire l'histoire pour une qualité particulière !"
Ce qui revient à dire que s'il y a une histoire des opinions, en revanche il n'y a pas d'histoire de la vérité. Mais continuons :
" Ulrich semblait s'être écarté un peu du sujet, mais il poursuivait dans la même direction : " Voilà probablement la raison pour laquelle je remarque aujourd'hui ceci : l'histoire se fait, les événements se font, l'art même se fait...par manque de bonheur. Ce manque ne tient pas aux circonstances, en ce sens qu'elles nous empêcheraient d'obtenir le bonheur, mais à notre sentiment. Notre sentiment est le porte-croix de ces deux particularités : il n'en tolère aucun autre à côté de soi, et lui-même ne dure pas. C'est pourquoi tout ce qui lui est lié feint de valoir pour l'éternité ; pourtant, nous avons tous le désir d'abandonner les créations de notre sentiment et de modifier l'opinion qui s'exprime à travers elles. Un sentiment se modifie dès l'instant où il dure : il n'a ni durée, ni identité ; il doit être renouvelé. Non seulement les sentiments sont altérables et inconstants (comme chacun le sait et le dit), mais ils le deviendraient encore dès l'instant où ils ne le seraient pas. Dès qu'ils durent, ils perdent leur authenticité. S'ils veulent tenir, il faut qu'ils renaissent constamment, et même alors ils deviennent autres. Une colère qui tiendrait cinq jours ne serait plus une colère, mais un trouble mental : elle se change en pardon ou en vengeance, et tous les sentiments subissent une évolution analogue.
Notre sentiment cherche dans ce qu'il forme sa consistance, et la trouve toujours pour un temps. Mais Agathe et moi sentons dans ce qui nous entoure l'étrangeté peu rassurante, le rêve d'éclatement des éléments associés, la révocation au sein de l'évocation, le déplacement des murs prétendus solides : nous voyons et nous entendons cela tout d'un coup. Etre situés dans une époque nous semble une aventure, comme si nous étions tombés dans une assemblée douteuse. Nous nous trouvons dans la forêt magique. Et bien que nous n'ayons pas encore fait le tour de notre sentiment, de ce sentiment d'une autre espèce, que nous le connaissions à peine, nous sommes inquiets pour lui et nous aimerions le retenir. Mais comment retient-on un sentiment ? Comment pourrait-on s'attarder au plus haut degré de la béatitude, supposé qu'on puisse y atteindre ? Au fond, c'est la seule question qui nous préoccupe. Nous devinons un sentiment qui échappe à la caducité des autres.Il est devant nous comme une merveilleuse ombre immobile dans le mouvant. Mais pour pouvoir durer, ne devrait-il pas arrêter dans sa route ? J'en arrive à la conclusion que ce ne peut pas être un sentiment dans le même sens que les autres."
Et voici ce qui ressemble à la découverte du cogito par Descartes :
" Ulrich concluait soudain : " J'en reviens ainsi à la question : l'amour est-il un sentiment ? je crois que non. L'amour est une extase. Dieu Lui-même, pour pouvoir aimer durablement le monde, y compris sa part achevée, comme un Dieu artiste, devrait Se trouver perpétuellement en extase. On ne peut le concevoir qu'ainsi..."
La note s'arrêtait là." (ibidem p. 562-566)
Certes on comprend mieux la fin du doute cartésien que celle proposée par Ulrich...