" Qui considérera que le visage du prince fait toute la félicité du courtisan, qu'il s'occupe et se remplit pendant toute sa vie de le voir et d'en être vu, comprendra un peu comment voir Dieu peut faire toute la gloire et tout le bonheur des saints." (Les caractères ou les moeurs de ce siècle, De la cour, 75)
C'est une pensée inattendue. La Bruyère dénonce généralement la cour et la vanité des courtisans, mais ici il note un point commun entre l'homme vain et le saint (pour La Bruyère, le saint n'est confondu ni avec le clerc, ni avec le dévot, ni même avec l'homme de bien : tantôt le mot désigne l'excellence morale et religieuse, tantôt l'être sanctifié et prié par les vivants) : quoique l'un soit accaparé par un bien imaginaire et l'autre éclairé par le Bien, tous deux partagent la même propriété d'être rendu heureux par la vue de ce qu'ils tiennent pour le Bien, l'un à tort, l'autre à juste titre. Du coup on ne peut pas distinguer Dieu du prince par l'effet qu'ils produisent sur ceux qui les honorent, sauf à opposer peut-être bonheur terrestre à bonheur céleste. Le prince et Dieu ne se distinguent dans ces quelques lignes que par leur valeur intrinsèque, indépendante de ce qu'ils produisent (des réalités incommensurables produisent donc des effets psychologiques qui se ressemblent). À noter que Hobbes, à l'inverse de La Bruyère, oppose le bonheur strictement humain à la béatitude surnaturelle, il écrit en effet dans le Léviathan (Chapitre VI) :
"De quelle sorte est la félicité que Dieu destine à ceux qui l'honorent dévotement, on ne peut pas le savoir avant le moment d'en jouir : il s'agit en effet de joies qui sont pour l'heure aussi incompréhensibles qu'est inintelligible l'expressions scolastique de vision béatifique."
Ignorant que La Bruyère est un penseur catholique et hostile aux esprits forts, on pourrait à tort lire en athée ce chapitre 75 à la lumière de ce qu'écrivait Georges Duby concernant la position de la prière :
"De son Dieu, le chrétien entend être le "fidèle" - et c'est pourquoi la posture du vassal prêtant hommage, à genou, tête nue, mains jointes, devient à cette époque celle de la prière." (Le temps des cathédrales, l'art et la société, 980-1420, Gallimard, 1976, p.61)
Dieu serait alors imaginé à partir du prince. Mais il ne s'agit pas de cela ici. On relèvera pour finir que si le plaisir du courtisan est autant lié à l'activité (voir) qu'à la passivité (être vu), il découle en toute rigueur de l'analogie que le plaisir du saint est aussi d'être vu de Dieu : en cela il se distingue de l'homme de mérite mais ressemble au glorieux ("Il coûte à un homme de mérite de faire assidûment sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l’on pourrait croire : il n’est point tel sans une grande modestie, qui l’éloigne de penser qu’il fasse le moindre plaisir aux princes s’il se trouve sur leur passage, se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage : il est plus proche de se persuader qu’il les importune, et il a besoin de toutes les raisons tirées de l’usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à se faire voir, et il fait sa cour avec d’autant plus de confiance qu’il est incapable de s’imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne qu’il fait lui-même." Du mérite personnel, 14). Il se distingue tout autant par ce trait du prisonnier platonicien qui d'abord contemple une Réalité qui ne peut pas le voir et qui ensuite ne prend pas de plaisir à la contemplation elle-même mais à la conscience du changement dont cette contemplation est l'aboutissement (Platon dans le récit de l'allégorie décrit les progrès du prisonnier d'un point de vue cognitif et non du point de vue du bonheur).
Par leur dépendance à l'égard d'un visage, attribut d'un être jugé supérieur, le saint et le courtisan tiennent aussi de la femme ( "Une femme est aisée à gouverner, pourvu que ce soit un homme qui s’en donne la peine. Un seul même en gouverne plusieurs ; il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage." Des femmes, 45)
Par leur dépendance à l'égard d'un visage, attribut d'un être jugé supérieur, le saint et le courtisan tiennent aussi de la femme ( "Une femme est aisée à gouverner, pourvu que ce soit un homme qui s’en donne la peine. Un seul même en gouverne plusieurs ; il cultive leur esprit et leur mémoire, fixe et détermine leur religion ; il entreprend même de régler leur cœur. Elles n’approuvent et ne désapprouvent, ne louent et ne condamnent, qu’après avoir consulté ses yeux et son visage." Des femmes, 45)
On retiendra finalement de cette pensée de La Bruyère que la fréquentation des endroits où les vices s'étalent permet une connaissance approchée de ce que les vertus rendent possible.
Commentaires
Le fondamentalisme vient d’abord de la déculturation du religieux, qui est porteuse de violence symbolique susceptible de se transformer en violence réelle. [...] La laïcité française n’arrange pas les choses, non pas à cause de sa pratique autoritaire, mais parce qu’elle participe de la déculturation du religieux en refusant sa pratique publique."
source : http://cjpp5.over-blog.com/2016/07/...
Éthicien de la vertu, Sandel défend la valeur d'une politique de la vertu, d'un Droit positif vertueux. Prendre en compte aussi les religions (et pas seulement les réflexions philosophiques) dans "une politique de l'engagement moral" n'est pas justifié par un souci de n'exclure aucune culture mais par l'effort de déterminer avec les religions la vie bonne, qu'il comprend de manière absolutiste mais aussi faillibiliste, en dehors de tout relativisme culturaliste mais aussi en dehors de tout intérêt pour une restauration, fût-elle aristotélicienne.
Voici les presque dernières lignes du livre :
Je crois qu'à cette question l'on peut répondre non. Il nous faut cependant pour cela une vie civique plus dense et plus engagée que celle à laquelle nous nous sommes accoutumés. Au cours des dernières décennies, nous en sommes venus à supposer que c'est respecter les convictions morales et religieuses de nos concitoyens que de les ignorer (au moins à des fins politiques) afin de ne pas les perturber et de conduire notre vie publique - autant que possible sans s'y référer. Mais cette attitude d'évitement traduit une forme de respect trompeuse. Souvent elle implique la suppression du désaccord moral plus que son évitement. Cela peut entraîner des retours de bâton et nourrir le ressentiment."
Pas clair que l'Islam ait atteint ce niveau , et puisse faire le même chemin, et c'est tout le problème.
En revanche, dans un monde sécularisé, le croyant aura du mal dans des décisions quant aux rapports entre les sexes, quant à la vie et la mort, etc.
Pourquoi devrait il renoncer à sa morale religieuse ?
Le croyant qui fait semblant n'est juste qu'un absolutiste prudent, convaincu dans son for intérieur que la bonne politique devrait se subordonner aux normes et valeurs religieuses. Le croyant sincèrement laïque navigue, comme le dit encore Bouveresse. entre un point de vue "engagé" qui s'exprime dans sa vie privée et un point de vue "désengagé" où il se voit occupant parmi les autres un point de vue parmi d'autres (voir sa religion de ce point de vue "désengagé" fait d'ailleurs courir le risque de n'y voir qu'une tradition culturelle, à laquelle on tient seulement par conditionnement social).