jeudi 20 octobre 2016

Dans la famille des Stoïciens, vous faites partie de l'aristocratie ou du petit peuple ?

Il y a peu, je citais un texte d´Épictète mentionnant la chaise percée.
Aujourd'hui il s'agit de vase de nuit : est-ce raisonnable de présenter le vase de nuit à un autre ? Ce qui est en jeu n'est pas de savoir si c'est raisonnable de satisfaire les fantaisies de tel ou tel, mais, plus précisément, si c'est raisonnable de jouer un rôle social caractérisé essentiellement par la soumission aux désirs d'un dominant.
Un premier raisonnement est envisagé, qui justifie une réponse positive à la question posée : si on refuse d'apporter le vase, alors on souffrira d'un mauvais traitement ; en revanche, si on accepte, on sera nourri. Mais un deuxième raisonnement est présenté : c'est tellement indigne d'apporter le pot de chambre, qu'on juge que non seulement on ne doit pas soi-même le faire mais qu'on ne doit pas non plus laisser autrui le faire.
Manifestement le premier raisonnement est tenu par l'esclave, le second par quelqu'un dégagé de l'obligation et adoptant une position de surplomb. Certes il est tentant de l'identifier à la position du stoïcien, soit d'Épictète. Mais les choses sont en fait un peu plus compliquées.
Épictète défend d'abord la valeur du premier raisonnement :
" Si tu me demandes : "Vais-je ou non présenter le vase ?", je te dirai qu'il vaut mieux recevoir de la nourriture que de n'en pas recevoir, que c'est une plus grande indignité d'être brutalisé que de ne pas l'être ; par suite, si c'est cela que tu prends comme mesure des choses qui te concernent, va et présente le vase." (Entretiens, I,2, traduction Robert Muller)
Le raisonnement a sa logique car il s'appuie sur deux bonnes raisons qui sont de sens commun mais il vaut du point de vue de qui se pense avant tout comme esclave : dans ce cadre, un esclave est effectivement plus rabaissé quand il est frappé que quand il ne l'est pas. Le raisonneur-esclave s'est donné une valeur limitée et il raisonne correctement sur une telle base. Le raisonneur nº2, lui, se donne une bien plus grande valeur :
" "Mais c'est indigne de moi !" "
À quoi Épictète répond :
" Il t' appartient à toi, non à moi, d'introduire cet élément dans l'examen de la question; car c'est toi qui te connais, qui sais combien tu vaux à tes yeux, à quel prix tu te vends : les uns se vendent à tel prix, les autres à tel autre."
La tournure (faussement) relativiste de la réplique ("je vaux ce que je crois valoir") surprend. Mais on va découvrir qu´Épictète va classer les hommes en fonction de leur aptitude à "atteindre les sommets" et que chacun a les moyens de découvrir son degré d'excellence.
Cette distinction dans la valeur se présente au moyen d'une comparaison entre les parties de la toge sénatoriale, comparaison paradoxale pour une philosophie qui déprécie les uniformes et les réduit à leur stricte matière ou à un vain ornement (qu'on se rappelle l'analyse de Marc-Aurèle : "cette pourpre c'est du poil de brebis mouillé d'un sang de coquillage" ou qu'on ait en tête les paroles qu'Épictète met dans la bouche de Diogène : "la nudité vaut mieux que toute toge prétexte" (I, 24)) :
" Toi tu te sentais obligé de te préoccuper de la manière de ressembler aux autres hommes, comme le simple fil ne veut pas avoir quoi que ce soit qui le distingue des autres. Moi je veux être la bande de pourpre, cette petite pièce brillante qui donne au reste sa distinction et sa beauté. Pourquoi me dire : "Conforme-toi à la majorité des gens" ? Et comment serai-je encore la bande de pourpre ?"
Afin d'illustrer l'excellence purpurine, Épictète donne l'exemple de Helvidius Priscus, qui s'est opposé héroïquement à l'empereur Vespasien. À qui conteste l'utilité d'un tel geste, Épictète répond :
" Et de quelle utilité la pourpre est-elle pour le vêtement ? Que fait-elle d'autre que de se faire remarquer sur lui comme pourpre et d'être proposée comme un beau modèle pour le reste ?"
Priscus avait jugé qu'en tant que sénateur il devait se rendre au Sénat malgré l'interdiction impériale. Tel athlète, lui, préfère mourir plutôt que de se laisser castrer. Tel philosophe, jugeant que sa barbe est une propriété inséparable du rôle de philosophe, préfèrera avoir la tête coupée, plutôt que la barbe. Épictète fait alors parler un disciple dubitatif :
" "À quoi reconnaîtrons-nous, chacun pour notre compte, ce qui est conforme à notre rôle ?"
En effet il ne s'agit pas d'un rôle d'homme, qui serait le même pour tout membre de l'espèce. C'est un rôle lié à une fonction sociale (celle de sénateur, d'athlète, de philosophe, etc.) mais il ne fait pas partie, si l'on me permet l'expression, de "la description du poste". C'est le rôle confronté à une situation d'urgence, à des circonstances dangereuses. "Que faire ?" est alors un problème car le sénateur, l'athlète, le philosophe ne sont dans un tel cas plus face à une tâche de la routine sénatoriale ou sportive ou philosophique. Épictète fournit une réponse se référant autant à l'aptitude naturelle exceptionnelle qu'à l'exercice développant ce caractère d'élite :
" Quand un lion attaque, répondit Épictète, à quoi le taureau (et lui seul) reconnaît-il ses aptitudes, et d'où vient qu'il soit seul à se jeter en avant pour défendre le troupeau entier ? N'est-il pas évident que lorsqu'on possède des aptitudes on en a immédiatement conscience ? Ainsi quiconque parmi nous a des aptitudes de ce genre n'ignorera pas non plus qu'il les possède. Cependant ce n'est pas tout d'un coup qu'on devient taureau ni qu'un homme devient généreux, mais il faut avoir pratiqué les exercices d'hiver, il faut s'y être préparé et ne pas se lancer à la légère dans des activités totalement inappropriées. "
Mais s'agit-il bien de nature ? Chacun ne peut-il pas devenir taureau par l'exercice ? En ces temps démocratiques on l'espère mais non... Épictète exclut bel et bien que l'excellence humaine soit à la portée de tout homme :
" Examine seulement à quel prix tu vends ta faculté de choix. S'il n'y a pas d'autre issue, homme, du moins ne la vends pas à bas prix. Les actes grandioses et exceptionnels conviennent peut-être à d'autres, à Socrate et à ses pareils. " Pourquoi alors, si nous sommes nés pour cela, les hommes ne deviennent-ils pas tous (ou du moins la plupart) semblables à eux ?" Les chevaux deviennent-ils tous rapides,les chiens deviennent-ils tous habiles à suivre une piste ? Quoi ? Parce que je ne suis pas bien doué par nature, devrais-je pour cela renoncer à prendre soin de moi ? Loin de moi cette idée !"
Il y a en effet un "stoïcisme pour les nuls" ; de même que chacun ne peut pas gagner aux Jeux Olympiques mais peut faire du sport, de même que chacun ne peut pas devenir, tel Trump, un milliardaire mais peut bien gérer ses affaires, chacun peut être stoïcien selon ses moyens :
" Je ne serai pas Milon, et cependant je ne néglige pas mon corps ; ni Crésus, et cependant je ne néglige pas les biens qui m'appartiennent. Et en général, il n'est aucune autre chose dont nous renoncions à prendre soin sous prétexte que nous désespérons d'atteindre les sommets."
Il s'agit donc de bien se connaître pour savoir si on est "coq de race ou coq de basse extraction" (II,2)
Le stoïcisme qu'on nous vend aujourd'hui, dépourvu de sa physique, de sa métaphysique, de sa logique et de tous ses beaux attraits, vise si manifestement à conquérir les foules qu' il délaisse à coup sûr les nobles coqs au profit de ceux de la plèbe.

lundi 3 octobre 2016

Boomorphisme.

J'ai déjà cité ces lignes de Xénophane, telles que Clément d'Alexandrie les rapporte dans les Stromates:
« Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu’avec art seuls les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et le bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. » (V, 110)
Louis Guilloux les avait peut-être à l'esprit en écrivant dans Le sang noir :
" Si l'on avait pu rêver que les boeufs aient jamais vécu en société à l'image des hommes, et qu'eût germé dans leur cervelle de boeufs, l'idée de construire une église à leur image, cette bâtisse opaque eût fourni un merveilleux exemple d'architecture bovine, sur quoi la sagacité des petits archéologues bovins eût pu s'exercer." (Le Livre de Poche, 1969, tome II, p.85)

Commentaires

1. Le mardi 4 octobre 2016, 20:52 par Arnaud
A vrai dire, il n'est pas difficile d'imaginer ce que serait, pour les bœufs, l'étable de la Loi, par ailleurs, à coup sûr, source d'inspiration principale de leur architecture.
Sérieusement, comment Guilloux aurait-il pu écrire ce passage sans penser à Xénophane ?

mercredi 21 septembre 2016

La mouche de Wittgenstein, faite homme ?

" "Où en étions-nous ?
- ... un art qui enseigne aux hommes à se conduire dans la vie.
- Bon. Enchaînons. En titre : "Morale individuelle et morale sociale." Écrivez !"
Le dos voûté, les mains au fond des poches, il reprit sa dictée, d'une voix pleine de saccades et d'irritation, d'un ton qui réprouvait chacune de ses paroles. L'oeil mort derrière le lorgnon, cherchant la lumière comme un souvenir, il avait l'air d'une grosse mouche prisonnière, bourdonnant contre une vitre. Dans les silences de sa dictée, sa bouche se crispait, ses lèvres minces semblaient disparaître, avalées, et la pointe du menton remontait. Les plumes grinçaient. Il continuait : " "Une question se pose : celle de savoir si la morale individuelle doit être subordonnée à la morale sociale, ou au contraire la sociale à l'individuelle, ou si les deux morales doivent être juxtaposées et benéficier de droits égaux. Selon certains philosophes..."" (Louis Guilloux, Le sang noir, 1935, éd. Livre de Poche, 1969, p.249)
Si la mouche emprisonnée symbolise l'homme pris au piège des problèmes philosophiques, le professeur de philosophie du secondaire est on ne peut plus mouche parce qu'il doit faire connaître des problèmes philosophiques très divers, suggérer une multiplicité de solutions contradictoires et poser en plus comme problème philosophique l'identité du problème philosophique lui-même .
Peut-on dire de la mouche secondaire qu'elle est payée à passer sans fin d'un piège à l'autre alors que la mouche universitaire gagnerait sa vie à explorer un seul piège ?
Mais la mouche peut être comédienne, faisant comme si elle venait buter aux parois alors que, les voyant venir de loin et accoutumée à leur résistance, elle les effleure à peine. Elle se donne seulement en spectacle, jouant à vouloir sortir du labyrinthe mais, s'étant fait une raison, elle se sait condamnée à y rester.
Les spectateurs aiment bien voir les mouches passer leur temps à se débattre. Certains les prennent au sérieux et compatissent, la plupart les gaussent. Néanmoins quelques-uns, rarissimes, en vont jusqu'à se rêver mouches.

Commentaires

1. Le jeudi 22 septembre 2016, 18:04 par Elias
Une partie du numéro de la mouche comédienne consiste à essayer de convaincre les spectateurs qu'eux aussi sont des mouches dans la bouteille même s'ils ne s'en étaient jamais rendus compte jusque là.

dimanche 18 septembre 2016

Se contenter de sa part de sexe.

Épictète adresse des paroles très dures à l'homme adultère :
" Mais qui te fera confiance ? Ne veux-tu pas qu'en conséquence on te jette toi aussi sur un tas d'ordures, comme un ustensile inutile, comme une ordure (Bréhier disait "fumier") ?" (Entretiens, Livre II, 4, traduction R.Muller)
L'accusé se défend, prétendant respecter les normes de l'école stoïcienne :
" Mais quoi ? Les femmes ne sont-elles pas par nature communes ?"
C'est alors qu´Épictète compare la légitime non à un cochon de lait tout entier mais à une portion de cette même viande :
" Le cochon de lait lui aussi est commun aux invités ; mais les parts une fois faites, vas-y, si tu le juges bon, enlève la part de ton voisin de table, vole-la à son insu, ou tends la main et goberge-toi ; et si tu ne peux arracher un morceau de viande, plonge tes doigts dans la graisse et lèche-les. Joli convive, et commensal bien socratique !"
La femme, comme le cochon de lait, a une fonction naturelle, mais telle femme n'est pas par nature faite pour tel homme (on est loin du mythe aristophanesque du Banquet). C'est "l'homme de loi" qui répartit les conjointes. Ne pas séduire la femme d'un autre est donc un devoir social, un officium.
Mais l' homme adultère sermonné par Épictète ne comprend peut-être pas bien ce que veut dire "se conformer à la nature" ; il croit que c'est réduire la chose à sa fonction naturelle (le cochon de lait est fait pour être mangé) alors que, pour le stoïcien, c'est prendre au sérieux tout autant la fonction sociale de la chose (or, on mange le cochon de lait au cours d'un repas pris en commun).
Plus généralement le philosophe stoïcien joue le jeu social selon les règles mais sans aller jusqu'à penser que les règles en question sont autres que sociales précisément. Ainsi le cochon de lait, à la différence du melon de Bernardin de Saint-Pierre, n'est pas fait pour être mangé en parts mais, les parts une fois distribuées, c'est raisonnable de ne pas prendre celle du voisin.
Le stoïcisme d'Épictète a beau être un providentialisme (qui s'exprime ici par un sexisme cru), il ne tombe pas dans l'excès de voir dans tout usage social la réalisation d'une fonction naturelle.
Certes, mais comment pouvons-nous aujourd'hui nous convertir au stoïcisme, nous qui ne croyons pas plus dans les fonctions naturelles que dans l'évidence des fonctions sociales ?

vendredi 16 septembre 2016

Quand le bordel est le monde des Idées.

" Ah ! là ! là ! Que ne pouvait-il filer ! Rompre sa chaîne ! Mais depuis longtemps, il n'était plus, comme les autres, qu'un homme des fonds, garrotté. Peu probable qu'il ait jamais l'audace d'un acte de délivrance. Ici, rien ne poussait au joyeux courage libérateur : tout poussait à un courage désespéré, où la mort coïncidait avec la levée d'écrou. Monde fini. Usé jusqu'à la corde. Ah ! là ! là ! oui : filer. Foutre le camp aux Indes néerlandaises ou ailleurs.
Contempler ton azur ô mer équatoriale !
brûler la politesse à cette soi-disant civilisation dont... à laquelle... la guerre du Droit et tout le sacro-saint fourbi ! Filer, oublier et renaître !
D'autres qu'il admirait avaient eu ce courage. Du jour au lendemain, ils avaient rompu leur ban d'infamie, brisé l'amarre qui les enchaînait à un présent, à un passé, à un avenir également ignobles. Libres, ils avaient couru toute leur chance. Mais lui... " Mais moi ? Est-ce qu'on file ? Java est loin ! " Il ne filerait jamais que jusqu'à sa petite villa, au bord de la mer, et toute la journée il chasserait, pêcherait des coquillages, bouquinerait, si l'envie lui en revenait. Il se baignerait dans une solitude, mais pour combien de temps encore, inviolée ? La mer serait tiède...
Homme libre, toujours, tu chériras la mer... (Louis Guilloux, Le sang noir, 1935)
Le ciel du cygne baudelairien paraìt être devenu une destination exotique, inaccessible pour Cripure, petit professeur de philosophie.
En fait la réalité absolue des Idées, c'est en fonctionnaire que Cripure y a accès, une fois par an, à l'occasion du bac :
" Il écrivait à l'avance à la patronne pour qu'on lui retînt une chambre et passait là trois ou quatre jours dans la compagnie des filles qui, elles au moins, avaient, n'est-ce pas, sur les autres femmes et en général sur l'humanité soit-disant civilisée un avantage primordial : celui d'être absolument vraies (...) C'était pour lui comme une sorte de Java à portée de la main."
Que sont devenues les Idées ! On ne les trouve même pas dans les grandes idées de l'époque, toutes mystificatrices, toutes justificatrices de massacres.
Et ce n'est donc pas le cours de philo qui les apporte aux futurs bacheliers, "ces petits messieurs, pauvres gosses volés, dupés scandaleusement."
Non, elles se trouvent plutôt dans un avatar inattendu : la chair des filles, précieuse non pour le plaisir qu'elle donne ("Il couchait peu avec elles"), mais pour exhiber le fond sordide et sinistrement réel du monde.

Commentaires

1. Le samedi 17 septembre 2016, 19:06 par angela Cleps
Au moins Cripure n'avait pas besoin de séduire ses étudiantes, comme l'image courante du prof de philo au cinéma le laisse croire ( Bruno Kremer dans je ne sais plus quel film avec Vanessa Paradis, Catherine Deneuve dans Les Voleurs, etc.)
2. Le samedi 17 septembre 2016, 20:14 par Arnaud
Noce blanche (me semble-t-il) de Jean Claude Brisseau, tout à fait oubliable...
3. Le samedi 17 septembre 2016, 20:39 par Elias
Sur l'image du prof de philo qui couche avec ses élèves on peut aussi citer Terminale de Francis Girod (sur un scénario de Gérard Miller).
4. Le samedi 17 septembre 2016, 20:54 par Arnaud
Sans oublier L'homme irrationnel de Woody Allen (2015), mais, à la suite de la coucherie, le film s'achève sur la tentative de meurtre de l'étudiante... Mais nous sommes loin de Guilloux.
5. Le dimanche 18 septembre 2016, 19:27 par Philalèthe
J'explique dans le post de ce dimanche pourquoi  il ne faut pas coucher avec ses élèves, pas plus qu'avec ses disciples.

samedi 10 septembre 2016

Comment remettre les autres à leur place si l'Autre n'existe pas ?

Dans les Entretiens (I, 30), Épictète donne ce conseil à son disciple :
" Quand tu vas trouver un homme haut placé, garde à l'esprit qu'un autre regarde d'en haut ce qui arrive, et que tu dois lui plaire à lui plutôt qu'au premier." (Vrin, 2015)
Cet autre, plus haut que les puissants, c'est Zeus, dieu.
Dans le chapitre précédent, le disciple devait savoir qu'il est appelé par Dieu à témoigner :
" " Dans quel rôle montes-tu à présent sur scène ? " Dans celui d'un témoin cité par le dieu. " Avance-toi et témoigne pour moi : car tu es digne d'être produit par moi comme témoin (...) Quel témoignage rends-tu au dieu ? (...) Est-ce là le témoignage que tu t'apprêtes à donner ? Est-ce ainsi que tu vas déshonorer l'appel qu'il t'a adressé parce qu'à ses yeux tu méritais cet honneur, et parce qu'il t'a jugé digne de te convoquer pour un témoignage d'une telle importance ?"
Il faut prendre au sérieux cette manière de parler, ce n'est pas à la multitude, aux "petits enfants" qu' Épictète s'adresse. En toute rigueur à la foule, au "petit enfant" on ne s'adresse pas en lui disant la vérité : au choix, on les applaudit ou on se tait.
Ce qui revient à dire que l'éthique stoïcienne est fondée sur une croyance dans la réalité du divin. Le sage s'élève au niveau du dieu.
Mais alors, si la réalité n'est plus que nature, sans Dieu pour la justifier, on ne peut plus voir les rôles sociaux d'en haut avec la certitude que ce qui compte réellement pour bien vivre, est non pas le costume ("leurs masques, leurs cothurnes, leurs robes"), mais la voix qui témoigne en faveur de Dieu.
Pas moyen donc de promouvoir une éthique stoïcienne sur fond d'athéisme. Ce ne serait que singerie.

Commentaires

1. Le dimanche 18 septembre 2016, 11:45 par Elias
"Pas moyen donc de promouvoir une éthique stoïcienne sur fond d'athéisme. Ce ne serait que singerie."
Pourtant certains essayent sérieusement, en invoquant notamment des textes de Marc-Aurèle
https://howtobeastoic.wordpress.com...
2. Le dimanche 18 septembre 2016, 19:24 par Philalèthe
Certes c'est une question polémique car le problème est de savoir ce que veut dire rester fidèle à une philosophie. Or, certains pensent qu'on peut rester très fidèle en trahissant beaucoup. 
Il est question aussi de déterminer l'essence du stoïcisme, tout dépend alors si on le prend comme pratique ou si on le voit comme théorie justifiant une pratique. Je l'ai déjà dit, à mes yeux, le stoïcien prétend justifier sa morale par sa connaissance scientifique du monde (certes quelques-uns jugeront que du seul fait d'employer ici des concepts non stoïciens, je cesse d'être fidèle au stoïcisme au moment même où j'en identifie l'essence...)

vendredi 2 septembre 2016

Une farce d'inspiration stoïcienne.


C'est Sancho qui parle :
" - Ah ! On veut plaisanter avec moi ? Monsieur fait le bouffon ? Très bien ! Et là, maintenant, où alliez-vous ?
- Prendre l'air, seigneur.
- Et où prend-on l'air dans cette isle ?
- Là où il souffle.
- Bien, vous répondez fort à propos ! Vous avez beaucoup d'esprit, jeune homme, mais c'est moi, figurez-vous, qui suis l'air, et qui vous souffle en poupe droit vers la prison. Allez, qu'on l'arrête et qu'on l'emmène, je vais l'y faire dormir, et sans air, cette nuit !
- Par Dieu, dit le jeune homme, vous voudriez me faire dormir en prison ? Autant essayer de me faire roi !
- Et pourquoi donc ne pourrai-je pas te faire dormir en prison ? repartit Sancho. N'ai-je point le pouvoir de t'arrêter et de te relâcher tant qu'il me plaira ?
- Si grand que soit votre pouvoir, dit le jeune homme, il ne suffira pas à me faire dormir en prison.
- Ah, non ? Comment cela ? répliqua Sancho, emmenez-le sur-le-champ là où ses propres yeux le détromperont, même si le geôlier veut user avec toi de sa libéralité intéressée : je lui infligerai une amende de deux mille ducats s'il te laisse mettre un pied hors de la prison.
- Tout cela est plaisanterie, dit le garçon, et je défie quiconque au monde de me faire dormir en prison.
- Dis-moi, démon, s'écria Sancho, aurais-tu quelque ange gardien pour te sortir de là et t'enlever les fers que je compte te faire mettre ?
- Maintenant, monsieur le gouverneur, répondit le garçon d'un air enjoué, soyons raisonnables et venons-en au fait. Mettons que vous m'expédiiez en prison et qu'on m'y mette aux fers et aux chaînes, qu'on m'enferme dans un cachot et que, menacé d'une lourde peine s'il me laisse sortir, le geôlier exécute les ordres reçus : avec tout cela, si je ne veux pas dormir, mais rester toute la nuit sans fermer l'oeil, avec tout votre pouvoir, en aurez-vous assez, monsieur le gouverneur, pour me faire dormir si moi je ne veux pas ?
- Non, assurément ! s'écria le secrétaire, et cet homme a bien tiré son épingle du jeu.
- Ainsi, dit Sancho, si vous restez sans dormir ce sera uniquement de par votre volonté et non pour contrevenir à la mienne ?
- Non, monsieur, répondit le garçon, cette pensée ne m'a même pas effleuré.
- Bon, que Dieu vous garde, reprit Sancho, rentrez dormir chez vous, et Dieu vous donne un bon sommeil car je ne veux pas vous en priver ; mais, un bon conseil, ne plaisantez pas trop avec les gens de justice parce que vous pourriez en trouver un qui vous fasse rentrer la farce dans le gosier." (Don Quichotte, II, chapitre XLIX, La Pléiade, p.870-871)

Commentaires

1. Le lundi 5 septembre 2016, 11:58 par Celpas Nagel
Merci de cet excellent rappel. Le Quijote est bourré d'allusions philosophiques en effet, comme le fameux épisode où l'on présente à Sancho une version du paradoxe du pendu

lundi 29 août 2016

Contre l'expression libre : quand communiquer et expérience veulent dire quelque chose qu'il vaut la peine d'apprendre.

"Recevoir une communication, c'est avoir une expérience élargie et transformée. Nous participons à ce qu'un autre a pensé et senti, et partant notre propre attitude s'en trouve plus ou moins modifiée ; d'ailleurs, celui qui communique s'en trouve lui-même affecté. Essayez de faire part, avec précision et aussi complètement que possible (with fullness and accuracy), d'une expérience à quelqu'un d'autre, surtout si ce que vous avez à communiquer est quelque peu compliqué, et vous découvrirez que votre propre attitude à l'égard de votre expérience en sera changée : autrement vous aurez recours à des explétifs (expletives) et à des exclamations (ejaculations). L'expérience doit être formulée pour être communiquée. Pour la formuler, il faut s'en dégager, la voir comme quelqu'un d'autre la verrait, examiner quel point de contact elle a avec la vie d'un autre, de manière à l'exprimer en permettant à ce dernier d'en apprécier la signification. Sauf s'il s'agit de lieux communs et de clichés (catch phrases), il nous faut assimiler par l'imagination une partie de l'expérience d'un autre pour être en mesure de lui parler intelligemment de notre propre expérience. Toute communication est de l'art." (John Dewey, Démocratie et éducation, 1916, Armand colin, 2011, p. 83-84)

samedi 27 août 2016

Un monde peuplé presque intégralement de stoïciens (un rêve de La Bruyère)

"Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos : pernicieuse pour les grands, qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves, qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie ; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité, sur leurs visages ; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice ; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes, ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient, que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples." (Du mérite personnel, 11)

mercredi 24 août 2016

Figures du cygne chez Platon et Baudelaire.

Dans le texte platonicien de l'allégorie de la caverne, l'évasion du prisonnier est une sortie vers les hauteurs du Bien. En revanche l'évasion est sans issue vraiment libératrice dans ces trois strophes extraites du Cygne de Baudelaire :
" Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :
" Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu."
Comme il est différent ce cygne baudelairien des cygnes platoniciens, tant reliés ici-bas à l'au-delà qu'ils chantent en mourant :
" Eux, dès qu'ils sentent qu'il leur faut mourir, le chant qu'ils chantaient déjà auparavant, ils le chantent alors de façon plus fréquente et plus éclatante, tout à la joie d'aller retrouver le dieu qu'ils servent." (Phédon 85a)
Oiseaux d'Apollon, ils partagent avec Socrate la prescience des biens qu'ils trouveront après la mort (ibid., 85b).
Entre le cygne baudelairien, définitivement loin du ciel, et le cygne socratique, qui y est déjà en pensée, peut-être la mouche wittgensteinienne occupe-t-elle une place intermédiaire, se butant contre les parois du piège mais potentiellement libérée..
Certes le ciel de la mouche wittgensteinienne n'est pas le Ciel.

Commentaires

1. Le samedi 27 août 2016, 19:29 par angle pselac
et le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ?
Un cygne d'autrefois se souvient que c'est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n'avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l'ennui.