jeudi 29 juin 2017

Marc-Aurèle croyait-il en ses pensées ?

Dans le premier volume de La mise en scène de la vie quotidienne (1959), Erving Goffman distingue l'acteur sincère de l'acteur cynique :
" Quand l'acteur ne croit pas en son propre jeu, on parlera alors de cynisme par opposition à la "sincérité " qu'on réservera aux acteurs qui croient en l'impression produite par leur propre représentation." (Les Éditions de Minuit, 1973, p. 25)
Les cyniques sont alors divisés en deux groupes : ceux qui trompent leur public " dans le dessein de satisfaire leur " intérêt personnel " ou d'en tirer un bénéfice privé " et ceux qui trompent leur public " pour le bien présumé de ce public ou pour le bien de la collectivité, etc." (ibid. p.26). En vue de donner des exemples de ce cynisme que j'appellerai altruiste, Goffman ajoute :
" Il est facile d'en donner des exemples, sans avoir même à évoquer le cas de comédiens très célèbres tels que Marc-Aurèle ou Hsun Tzu. "
Mais quels sont les exemples ordinaires pris à la suite destinés à faire comprendre ce qu'est le cynisme altruiste ?
" (...) Médecins amenés à prescrire des placebos ; pompistes résignés à contrôler plusieurs fois de suite la pression des pneus pour des conductrices inquiètes ; marchands de chaussures qui vendent à leurs clients des souliers dont la pointure est la bonne mais qu'ils présentent comme étant celle (trop grande ou trop petite) que souhaite la cliente ; autant d'exemples d'acteurs cyniques à qui leurs publics ne permettent pas d'être sincères."
Trois types de professionnels rendant donc un excellent service au client tout en le trompant pour son bien. Voyons donc Marc-Aurèle sous ce jour : cela conduit en premier lieu à inférer que les Pensées ne sont pas des textes écrits par l' empereur en vue de se modifier mais en vue de modifier le lecteur. Pourquoi pas ? Mais Marc-Aurèle est-il médecin ou pompiste ou chausseur ?
Les Pensées comme placebo ? C'est cruel pour le stoïcisme, mais concevable : Marc-Aurèle aurait su que la seule efficacité de ses conseils vient de la croyance dans leur efficacité. Sauf qu'on aurait affaire à un médecin qui n'aurait prescrit de toute sa carrière que des placebos... Il aurait fait semblant de transmettre des vérités sur la bonne vie en sachant que la bonne vie est produite par la croyance en l'existence de règles de bonne vie. Cette révision à la baisse de Marc-Aurèle dépasse de loin celle à laquelle a procédé Pierre Vesperini et pourrait conduire à mettre dans le même panier les moralistes de tout bord...
Dois-je alors plutôt voir Marc-Aurèle en pompiste ? Il est vrai que l'auteur se répète beaucoup. Ne serait-ce que pour s'adapter à l'anxiété supposée de ses lecteurs ? Le retour des mêmes thèmes aurait -il pour fin non d'assurer son auteur de la vérité de ses croyances mais de rassurer des lecteurs craignant d'avoir mal compris ?
Quant au Marc-Aurèle, chausseur, comment le comprendre ? Marc-Aurèle ne parle pas directement de son texte dans les Pensées. Où dirait-il sur son oeuvre quelque chose de faux dans le but de communiquer les vérités à son public ?
La suite du texte de Goffman va-t-elle m'éclairer ? Le sociologue y évoque deux exemples de cynisme altruiste, distincts des précédents, puisqu'il s'agit désormais non plus de conduites d' "experts" mais de conduites, disons, de "dominés" :
" De même, dans les hôpitaux psychiatriques, des malades compatissants feignent parfois, me semble-t-il, de présenter des symptômes bizarres afin de ne pas décevoir les élèves-infirmières par un comportement normal. De même encore, des subordonnés qui réservent à des supérieurs en visite la réception la plus somptueuse qu'ils puissent offrir, peuvent dans ce cas ne pas obéir seulement au désir égoïste de gagner leur faveur mais s'efforcer par délicatesse de mettre le supérieur à l'aise en reconstituant le genre de vie auquel il est censé être habitué."
Il s'agit donc de dominés trompant le dominant en vue de lui faire plaisir et pas seulement avec une arrière-pensée égoïste. Cela dit, comment identifier l'empereur romain à un dominé ? Non, c'est insoutenable.
Je suis donc réduit à deux possibilités : ou bien Marc-Aurèle exposerait des pensées qu'il ne tient pas pour vraies mais qu'il présente comme vraies à ses lecteurs en vue de leur rendre service, c'est le donneur de placebos ; ou bien il exposerait des pensées qu'il tient pour vraies mais sous une forme à laquelle il ne donne de la valeur que parce qu'il sait que le public y tient : ainsi pourrait-il faire semblant de s'adresser à lui-même, sachant que la croyance du lecteur dans l'intimité des pensées contribue, en leur donnant un prix, à l'acceptation de la vérité de ces mêmes pensées (ça pourrait être le Marc-Aurèle mentant sur la pointure des chaussures).
Cela dit, Erving Goffman reconnaît qu'un comédien cynique peut se prendre à son jeu et se transformer en comédien sincère :
" Durant les quatre ou cinq dernières années, un couple marié, d'origine paysanne, avait dirigé l'hôtel touristique de l'île (de Shetland), dont il était propriétaire. Dès le début, ces personnes s'étaient imposé de faire abstraction de leurs propres conceptions de l'existence, pour offrir à la clientèle bourgeoise de l'hôtel toute la gamme des services et des commodités qu'elle pouvait attendre. Mais petit à petit, les directeurs en vinrent à considérer leur mise en scène avec moins de cynisme et se montrèrent de plus en plus conquis par la personnalité que leurs clients leur prêtaient." (p.27)
Qui sait ? Dans cette hypothèse, Marc-Aurèle en est peut-être venu à se prendre pour un philosophe stoïcien ? Mais, s'il avait été sincère, il aurait pu aussi devenir cynique, voire naviguer entre cynisme et sincérité :
" Les professions qui inspirent au public un respect religieux amènent souvent leurs agents à évoluer en ce sens ; non pas parce que ceux-ci prennent progressivement conscience de tromper leur public - en effet, leurs affirmations peuvent fort bien être irréprochables au regard des normes sociales habituelles - mais parce que cette sorte de cynisme leur permet de soustraire leur moi profond au public. On peut même s'attendre dans ce cas à une évolution typique de la croyance, depuis une certaine forme d'adhésion de l'acteur au rôle qu'il est tenu de jouer jusqu'à un va-et-vient entre la sincérité et le cynisme qui permet de passer par toutes les phases et tous les degrés de la conviction." (p.28)
Erving Goffman finit par évoquer un point d'équilibre entre cynisme et sincérité (mais n'est-ce pas plutôt le mensonge à soi-même qui est ainsi décrit ?) :
" (...) on ne peut ignorer l'existence d'une sorte de point intermédiaire où l'on peut se tenir au prix d'une relative lucidité sur soi. L'acteur peut tenter d'amener son public à juger et lui-même et la situation qu'il instaure d'une façon déterminée, et tenir l'obtention de ce jugement comme une fin en soi, sans pour autant croire vraiment qu'il mérite l'appréciation escomptée et qu'il donne une indiscutable impression de réalité." (p.29)
C'est peut-être le rapport que le professeur de philosophie entretient avec ses croyances sur la valeur de la philosophie...

Commentaires

1. Le mercredi 12 juillet 2017, 10:41 par pelle scagna
Goffman a l'air de supposer qu'on est cynique en vue d'une fin (tromper les gens et en tirer un bénéfice). Mais le cynisme e peut il être une attitude qui n'a pas pour but une filouterie, mais simplement une forme d'acceptation de la valeur d'insincérité ? Il y a des cyniques par calcul, mais aussi sans calcul. Je ne parle pas de Diogène, mais des modernes cyniques, comme Cioran ou Foucault.
2. Le lundi 31 juillet 2017, 16:25 par Philalethe
Le cynisme antique ne doutait pas de la réalité ni de la vérité et poussait la sincérité jusqu'à la provocation au service de la vérité. 
Peut-on dire de Cioran et de Foucault qu'ils ont poussé la sincérité jusqu'au doute sur la valeur de la sincérité (et de la vérité) ? Mais ont-ils donné du prix à l'insincérité ? N'ont-ils pas juste disqualifié la sincérité reposant sur la croyance dans la vérité, au prix de la contradiction ?

Mais je me demande si on peut mettre Cioran et Foucault dans le même sac. Cioran doute-t-il vraiment de la vérité ? C'est un réel inconvénient d'être né. Peut-être était-il porté à insister sur le rapport entre ses humeurs et ses textes, mais dans le sens où l'humeur mélancolique donne accès à la réalité. Foucault n'était-il pas beaucoup plus perspectiviste ?

lundi 26 juin 2017

L'impuissance des dieux.

J'ai insisté souvent sur la croyance d'Épictète dans la providence. Mais on notera tout de même que les premières lignes des Entretiens limitent clairement le pouvoir des dieux. Épictète y introduit la distinction célèbre entre ce qui dépend de nous, c'est-à-dire l'usage correct des réprésentations, de ce qui ne dépend pas de nous et qui englobe donc tout le reste. Mais au lecteur qui se demande pour quelle raison pas plus ne dépend de nous, Épictète répond :
" Est-ce parce qu'ils (les dieux) ne l'ont pas voulu ? Je crois bien qu'ils nous auraient aussi confié ce reste, s'ils l'avaient pu ; mais ils ne le pouvaient absolument pas ; séjournant sur la terre, liés à un corps tel que le nôtre et sujets à de telles compagnies, comment aurions-nous pu éviter les obstacles des choses extérieures ? "( I, 8-9)
C'est la traduction de Bréhier, revue par Aubenque. Celle, plus récente de Robert Muller, clarifie la référence aux compagnies en proposant de traduire κοινωνός par compagnon : " (...) liés à un corps tel que le nôtre et à des compagnons tels que les nôtres (...)"
Et c'est le plus grand des dieux, Zeus, qui, dans la phrase suivante, confirme qu'on ne peut pas associer l'omnipotence aux dieux stoïciens (comme on ne pouvait pas plus le faire avec les dieux de la religion ordinaire) :
" Que dit Zeus ? " Épictète, si je l'avais pu, j'aurais créé libres et sans entraves même ton petit corps, même ton petit bien. Mais songes-y bien, ce corps n'est pas à toi, c'est de l'argile joliment pétrie. Comme je ne le pouvais pas, je t'ai fait don d'une parcelle de ce qui est à nous, cette puissance de vouloir et de ne pas vouloir (...) " (trad. Bréhier)
Le fait que l'on ait à distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n'en dépend pas ne dépend donc qu'à moitié des dieux au sens où, étant complètement incapables d'empêcher ce qu'on pourrait appeler l'interdépendance des corps (et plus généralement des biens) et donc l'essentielle vulnérablité des uns et des autres, ils ont remédié à cette "donnée" en accordant l'indépendance de la raison et de son usage. Peut-on alors aller jusqu'à soutenir que cette indépendance est donc de l'ordre du moindre bien ?
Si oui, alors, même s'il est vrai que le problème de la théodicée ne semble pas se poser dans le stoïcisme, vu qu'on n'a pas à défendre la justice de Dieu de l'accusation le rendant responsable de maux et de biens injustement distribués aux hommes - car précisément ce qui est distribué sans tenir compte de la moralité des hommes, comme par exemple la durée de la vie ou la santé n'est ni un mal ni un bien - , néanmoins ce vrai bien que Dieu donne à tout homme et qui consiste à pouvoir juger la réalité telle qu'elle est, serait, dans ces premières lignes des Entretiens, comme un bien de substitution remplaçant ce bien impossible réellement mais tout de même imaginable, un corps personnel indépendant des corps des autres.

jeudi 15 juin 2017

Trois manières de voir les défauts des corps des autres (Marc-Aurèle et Pascal)

Marc-Aurèle a écrit dans les Pensées :
" Te mets-tu en colère contre un homme qui sent le bouc ou dont l'haleine est fétide ? À quoi bon ? Il a la bouche qu'il a ou de telles aisselles émane nécessairement cette odeur. " (V,28)
À ce propos, Victor Goldschmidt cite dans une note de l'édition de la Pléiade ces lignes des Pensées de Pascal :
" Ma fantaisie me fait haïr un croasseur et un qui souffle en mangeant." (II, 86, Br.)
Il renvoie aussi à un autre texte de Marc-Aurèle :
" Comment sont-ils quand ils mangent, quand ils dorment, font l'amour ou vont à la selle, et caetera ? Et puis quand ils prennent un air viril et imposant, ou bien quand ils se fâchent et blâment autrui avec excès ? Peu avant, de combien de maîtres étaient-ils esclaves et de combien de manières l'étaient-ils ? Et peu après ils en seront au même point." (X,19)
Or, malgré que ces trois textes décrivent le corps d'autrui de manière dépréciative, ils ne convergent pas du tout au niveau de leur sens. Commençons avec les deux premiers, pour les mieux comprendre, voici d'abord en entier comment ils se terminent :
Marc-Aurèle :
" - Mais l'homme, dira-t-on, possède la raison, et il peut, en y réfléchissant, comprendre quels sont ses défauts. - À ton aise ! Pourtant, toi aussi, tu as la raison ; mets donc en mouvement ses facultés raisonnables au moyen des tiennes : guide-le, fais le penser. S'il comprend, tu le guériras, et il n'y a pas besoin de colère. " Ni tragédien ni courtisane." "
Pascal :
" La fantaisie a grand poids. Que profiterons-nous de là ? Que nous suivrons ce poids à cause qu'il est naturel ? Non. Mais que nous y résisterons..."
Certes les deux textes engagent le colérique et le haineux à cesser de l'être. Mais les raisons du changement ne sont pas les mêmes dans les deux cas : les défauts contre lesquels le colérique se met en colère sont à la fois réels et nécessaires. C'est même de la connaissance de cette réalité nécessaire que Marc-Aurèle attend qu'elle dépassionne le coléreux (Spinoza parmi d'autres reprendra cette idée). Ces défauts réels sont supprimables par la raison, qu'il s'agisse directement de la raison de l'homme qui se néglige ou indirectement de celle du colérique. Marc-Aurèle ne met donc pas plus en doute la négativité du défaut (la propreté du corps étant l'indice d'une reconnaissance de la valeur de l'homme) que la possibilité de sa suppression par la médiation d'un remède raisonnable. Les défauts, sans justifier pour autant l'émotion, n'existent pas que du point de vue du regard de qui se met en colère.
En revanche, on voit nettement que dans le texte pascalien, c'est l'imagination qui constitue en défauts insupportables deux propriétés réelles anodines. Il y a aussi remède à fournir mais il s'adresse à celui qui imagine. Cependant est-ce vraiment exact de qualifier d'anodines cette manière de parler comme cette manière de manger ? Certes qui est éduqué ne se conduirait pas ainsi mais, à la différence des défauts de l'homme négligé, ils n'indiquent pas un grave relâchement moral.
Pour résumer, le coléreux de Marc-Aurèle réagit mal à un défaut corrigible alors que le haineux de Pascal doit se corriger pour ne pas pouvoir faire abstraction d' un détail de médiocre importance.
Ainsi serais-je porté à créditer Marc-Aurèle d'une conception réaliste du défaut alors que Pascal met l'accent sur le défaut comme construction subjective (même si le haineux n'invente pas le défaut à partir de rien).
Quant au sens du second texte de Marc-Aurèle, il est tout à fait distinct. L'empereur encourage lui-même et donc son lecteur à imaginer autrui dans des conduites qui le rabaissent, soit parce qu'elles manifestent son animalité, soit parce qu'elles montrent son absence de sagesse. Mais pourquoi donc ? Je crois qu'il s'agit ici de ce que Sandrine Alexandre a appelé la "redescription dégradante". Il ne s'agit pas de prendre ses distances par rapport à une émotion déplacée, mais de prévenir une émotion dérangeante en la tuant dans l'oeuf : on peut penser qu'il s'agit d'une stratégie destinée par exemple à ne pas se laisser impressionner par des importants.
Il y a donc ici trois rapports différents avec le corps d'autrui : les deux premiers révèlent une fragilité émotive, alors que le troisième naît d'un usage maîtrisé et raisonnable de l'imagination. La fragilité émotive que dénonce Marc-Aurèle accompagne la représentation d'un défaut réel du corps d'autrui et en même temps de sa personne ; celle que pointe Pascal traduit l'obstacle que représente l'imagination du point de vue d'un jugement fondé.
Le rapport colérique avec le corps d'autrui doit donc être remplacé par un rapport pédagogique avec la raison liée à ce corps.
Au rapport haineux et imaginaire du personnage pascalien doit se subsituer un nouveau rapport du haineux avec sa propre imagination.
Enfin et bien sûr le rapport imaginé avec les corps possibles d'autrui n'a lui aucune raison de disparaître, tant il sert la bonne philosophie.

Commentaires

1. Le samedi 17 juin 2017, 08:26 par geena llapsc
Je me demande bien ce que c'était qu'être propre au temps de Marc Aurèle. Il y avait des thermes, mais seuls les riches citoyens y avaient accès. Comment se mettre en colère contre un homme qui n'a aucun moyen de se laver ?
Pierre Vesperini vous dirait que cela montre que la philosophie de Marc Aurèle est une hygiène.
2. Le samedi 17 juin 2017, 11:59 par Philalèthe
Non, lisez Carcopino, sa Vie quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire, être propre est possible pour les plus pauvres :
" Avec les thermes, le régime impérial a mis l'hygiène à l'ordre du jour de la Cité et à la portée des masses ; et, dans le décor féérique dont il s'est plu à les encadrer, il a fait des exercices et des soins corporels un plaisir aimé de tous, un délaissement accessible aux plus humbles." (Hachette, 1939, p.294). 
Il devait donc y avoir de la "mixité sociale" dans les bains publics, c'est pourquoi dans son digest des cours d'Épictète, Arrien introduit dès le quatrième paragraphe la question des bains : " si tu sors te baigner, représente-toi ce qui se passe au bain : on vous éclabousse, on vous bouscule, on vous injurie, on vous vole."
Quant à faire du stoïcisme, une hygième de vie... Malgré les brillants avertissements de Pierre Vesperini, je continue de voir Marc-Aurèle comme un philosophe stoïcien...
3. Le dimanche 18 juin 2017, 15:42 par geena llapsc
Carcopino se lavait aux eaux de Vichy. je doute que tout le monde avait accès aux bains. Les patriciens seuls, peut être
quelques gens du peuple.
Vesperini me semble avoir raison sur MarcAurèle. sans doute pas sur Chrysippe ou epictète
4. Le dimanche 18 juin 2017, 15:49 par Philalethe
Vous voulez dire que Carcopino, jugeant Rome, se serait laissé abuser par l'idée d'une France propre ?
5. Le jeudi 22 juin 2017, 19:41 par geena llapsc
non, mais j'aimerais savoir quelle était la possibilité réelle d'être propre dans l'antiquité. Si je comprends bien, avant Vespasien, empereur tardif, il n'y avait pas de vespasiennes. Les patriciens se nettoyaient mais le peuple , les esclaves, les citoyens ordinaires ? Quand on visie Pompéi
on voit des latrines, des lieux publics. Mais curait on ses ongles ( Socrate mentionne la crasse sous les ongles quand il s'agit des Idées) ? Plutarque parle des coiffeurs.
Et qui de l'hygiène sexuelle, dont on a des aperçus enlisant Martial ? je me dmande s'il y a une doc là dessus
6. Le vendredi 23 juin 2017, 12:21 par Philalèthe
Malheureusement le livre de Vigarello Le propre et le sale commence au Moyen-Âge, l' Histoire du corps de Corbin à la Renaissance... Je ne vois pas d'ouvrage de qualité sur ces questions mais je partage votre curiosité...

Pour introduire à une conception réaliste du beau.

" Tout ce qui est beau, de quelque manière que ce soit, est beau de soi-même et se termine à soi-même ; l'éloge qu'on en fait n'est pas une partie de lui-même; il ne devient ni pire ni meilleur pour être loué. Et je dis cela à propos des beautés les plus communes, de celle des choses matérielles, par exemple, ou des produits de l'art." (Marc-Aurèle, Pensées, IV, 20)
J'aime bien aussi cette pensée qui distingue, comme on ne fait plus guère, tort réel de tort imaginé :
" Nie l'opinion, et " on m'a fait tort " se trouve nié. Nie : " l'on m'a fait tort ", et c'est le tort qui se trouve nié." (IV, 7)

lundi 29 mai 2017

De l'éloquence.

" Qui a possédé jusqu'à présent l'éloquence la plus convaincante ? Le roulement du tambour : tant que les rois l'ont en leur pouvoir, ils demeurent les meilleurs orateurs et les meilleurs agitateurs populaires." (Nietzsche, Le gai savoir, III, 175)

Commentaires

1. Le dimanche 4 juin 2017, 14:36 par Arnaud
« L’effet [des tambours] est d’autant meilleur et s’ennoblit d’autant plus qu’ils sont en plus grand nombre ; un seul tambour, surtout quand il figure au milieu d’un orchestre ordinaire, m’a toujours paru mesquin et vulgaire.(…) De simples rythmes sans mélodie, ni harmonie, ni tonalité, ni rien de ce qui constitue réellement la musique, destinés seulement à marquer le pas des soldats, deviennent entraînants, exécutés par une masse de quarante ou cinquante tambours seuls.(…) Ainsi, on peut avoir remarqué ceci en assistant aux exercices des soldats d’infanterie : aux commandements de porter et de déposer les armes, la petite crépitation des capucines du fusil et le coup sourd de la crosse tombant sur la terre ne signifient rien d’aucune manière quand un, ou deux, ou trois, ou même dix et vingt hommes les font entendre ; mais que la manœuvre soit exécutée par mille hommes, et aussitôt ces mille unissons d’un bruit insignifiant par lui-même donneront un ensemble brillant qui attire et captive involontairement l’attention, qui plaît, et dans lequel je trouve même quelques vagues et secrètes harmonies. » Hector Berlioz, De l’instrumentation, Les tambours, p.141, Le Castor Astral, 1994.
2. Le lundi 5 juin 2017, 10:19 par Philalethe
Oui, c'est cela. Le roi est servi par des milliers de tambours à l'unisson. Mais lui suffit la répétition mécanique de mille paroles semblables, que certains vont jusqu'à trouver belle, au point d'en avoir les larmes aux yeux.

dimanche 28 mai 2017

Faire de la philosophie.

Quand on éclaire initialement une année philosophique de classe terminale, on présente, entre conformisme et conviction, l'allégorie platonicienne de la caverne. Grandiose et enthousiasmante mais mensongère le plus souvent au vu de ce qu'on fera de fait découvrir. Aussi, à la fin de l'année, seuls les élèves les moins éclairés pourront-ils penser être sortis de la caverne.
C'est pourquoi, afin de conclure leur bref voyage philosophique, de manière aussi pompeuse certes mais moins (?) trompeuse, on peut leur transmettre ce texte de Nietzsche :
Sur l'horizon de l'infini. Nous avons quitté la terre et sommes embarqués ! Nous avons laissé la passerelle derrière nous, - mieux encore, nous avons laissé la terre derrière nous ! Eh bien ! petit navire, prends garde ! À tes côtés il y a l'océan : il est vrai qu'il ne mugit pas toujours, et parfois sa nappe s'étend comme de la soie et de l'or, une rêverie de bonté. Mais il y viendra des heures où tu reconnaîtras qu'il est l'infini et qu'il n'y a rien de plus terrible que l'infini. Hélas ! pauvre oiseau, toi qui t'es senti libre, tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage ! Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays, comme s'il y avait eu là-bas plus de liberté, - et maintenant il n'y a plus de " terre " !" " (Le gai savoir, III, 124)
Bien sûr, le professeur de Terminale, généralement, n'a pas plus de terre que ses élèves, lui qui est payé pour faire croire qu' il va leur faire explorer en neuf mois l'océan infini. Il a juste été plus longuement ballotté par les eaux.
Peut-être les professeurs à l'Université sont-ils, eux, payés pour aborder une île, qu'ils ont passé alors des années à découvrir, y construisant pour les plus courageux et les plus doués leur propre fortin. Certes ils ne sont plus envahis par le sentiment de l'infini mais inlassablement ils doivent réparer leur forteresse, endommagée par les attaques plus ou moins éclairées des autres bâtisseurs.
ll y a donc ces navigateurs professionnels, répétitifs et toujours agités, il y a aussi ces nouveaux terriens et leurs châteaux plus ou moins sophistiqués et il y a la masse innombrable des noyés.

mardi 23 mai 2017

La bataille de Waterloo est-elle un objet vague ?

Dans le glossaire de son Traité d'ontologie pour les non-philosophes (Gallimard, 2009), Frédéric Nef définit ainsi ce qu'est le vague :
" Indétermination soit des prédicats (vague épistémique), soit des objets (vague ontologique ou réel). La plupart des prédicats de la langue naturelle sont vagues (exemples : gros, chauve...). Par contre l'admission du vague réel est plus problématique, car elle pose des problèmes à l'auto-identité des objets : un objet vague peut-il être dit nécessairement identique à soi ? Cependant le vague réel qui est souvent utilisé à des fins sceptiques a été analysé de manière renouvelée à partir du problème du many (beaucoup de, nombreux), un opérateur vague qui permet d'obtenir des objets vagues . Par exemple, un nuage a beaucoup de frontières possibles et donc il existe non un mais beaucoup de nuages (quand nous en considérons un seul : il ne s'agit pas d'affirmer qu'il y a plusieurs nuages dans le monde, mais que, quand nous en contemplons un, en fait nous en contemplons une infinité)." (pp. 343-344)
Dans les lignes qui suivent, Victor Hugo a-t-il tenté de faire une description précise d'un objet vague ou le vague est-il dans les mots seulement ? Il me semble exclu qu'il soit et dans les mots et dans la chose. Jugez plutôt :
" Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une bataille. Quid obscurum, quid divinum. Chaque historien trace un peu le linéament qui lui plaît dans ce pêle-mêle. Quelle que soit la combinaison des généraux, le choc des masses armées a d'incalculables reflux ; dans l'action, les deux plans des deux chefs entrent l'un dans l'autre et se déforment l'un par l'autre. Tel point du champ de bataille dévore plus de combattants que tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui boivent plus ou moins vite l'eau qu'on y jette. On est obligé de reverser là plus de soldats qu'on ne voudrait. Dépenses qui sont l'imprévu. La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traînées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient, les régiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes, tous ces écueils remuent continuellement les uns devant les autres ; où était l'artillerie, accourt la cavalerie ; les bataillons sont des fumées. Il y avait là quelque chose, cherchez, c'est disparu ; les éclaircies se déplacent ; les plis sombres avancent et reculent ; une sorte de vent de sépulcre pousse, repousse, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu'est-ce qu'une mêlée ? une oscillation. L'immobilité d'un plan mathématique exprime une minute et non une journée. Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau ; Rembrandt vaut mieux que Vandermeulen. Vandermeulen, exact à midi, ment à trois heures. La géométrie trompe ; l'ouragan seul est vrai. C'est ce qui donne à Folard le droit de contredire Polybe. Ajoutons qu'il y a toujours un certain instant où la bataille dégénère en combat, se particularise, et s'éparpille en d'innombrables faits de détail qui, pour emprunter l'expression de Napoléon lui-même, " appartiennent plutôt à la biographie des régiments qu'à l'histoire de l'armée ". L'historien, en ce cas, a le droit évident de résumé. Il ne peut que saisir les contours principaux de la lutte, et il n'est donné à aucun narrateur, si conscienceux qu'il soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible qu'on appelle une bataille.
Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs armés, est particulièrement applicable à Waterloo.
Toutefois, dans l'après-midi, à un certain moment, la bataille se précisa." (Les misérables, tome II, I, V)

lundi 22 mai 2017

Épictète ne s'adressait pas plus aux autres que Marc-Aurèle.

On sait que les textes attribués à Épictète sont des leçons adressées à ses disciples et recueillies par Arrien. On sait aussi que les pensées de Marc-Aurèle étaient en revanche destinées à son usage personnel (Pierre Vesperini a même soutenu récemment qu'elle visait moins à faire de lui un philosophe stoïcien qu'un bon empereur). Or, Nietzsche a défendu qu' Épictète faisait comme s'il parlait en public alors qu'il ne parlait qu'à lui-même :
L'oreille qui fait défaut. " On appartient à la populace tant que l'on fait toujours retomber la faute sur les autres ; on est sur le chemin de la vérité lorsque l'on n'en rend responsable que soi-même ; mais le sage ne considère personne comme coupable, ni lui-même, ni les autres." - Qui dit cela ? - Épictète, il y a dix-huit cents ans. - On l'a entendu, mais on l'a oublié. - Non, on ne l'a pas entendu et on ne l'a pas oublié : il y a des choses que l'on n'oublie pas. Mais l'oreille faisait défaut pour entendre, l'oreille d´Épictète. - Il se l'est donc dit lui-même à l'oreille ? - Parfaitement : la sagesse, c'est ce que le solitaire se chuchote à lui-même sur la place publique." (Humain, trop humain, II, 386, édition Lacoste et Le Rider, p.822)
Peut-être Nietzsche écrivant ces lignes pensait-il se chuchoter à lui-même cette description d´Epictète en faux professeur et en vrai apprenant. Ce dernier en effet ne pouvait être que sur le chemin de la vérité car on ne conçoit guère un sage s'apprenant à lui-même les règles de la sagesse.
C'est alors que le valet, qui ramène tout à lui, se dit à voix basse et un peu honteux : " Et si le cours que je fais n'était pas d'abord adressé à moi, désireux de penser droit ? " Et le valet comprend que s'il a pu parler si longtemps, c'est qu'il ne parvenait guère à se détordre ou bien ne se redressait que le temps de la parole...
Épictète a chuchoté à lui-même pour que les valets à leur tour fassent semblant de s'adresser à ceux qui attendaient leurs services.

dimanche 21 mai 2017

Pour éviter la crainte et la pitié.

Mais pourquoi donc prêter tant d'attention aux vies des philosophes telles que Diogène Laërce les a rapportées ? Pourquoi lire de près les conseils de maîtrise que Sénèque donne à Lucilius ? Pourquoi écouter soigneusement les leçons d'Épictète ?
Ne serait-ce pas naïf d'imaginer y trouver des règles de vie ? Au mieux, n'inclinent-elles pas seulement à vouloir donner le change à autrui, quelquefois à se mentir à soi-même ?
" C'est devenu pour nous un besoin que nous ne pouvons satisfaire dans la réalité, d'entendre, dans les situations les plus difficiles, des hommes parler bien et tout au long : nous sommes maintenant ravis lorsque les héros tragiques trouvent encore des paroles, des raisons, des gestes éloquents et en somme un esprit clair, là où la vie s'approche des gouffres et où l'homme réel perd généralement la tête et certainement le beau langage. Cette espèce de déviation de la nature est peut-être la pâture la plus agréable pour la fierté de l'homme ." (Nietzsche, Le Gai savoir, II, 80)
Qui peut en effet accepter totalement de n'être rien de mieux qu'un homme réel ?

samedi 20 mai 2017

Comment enseigner la philosophie à des hommes pas faits ?

" Je n'ai jamais songé à acquérir de " l'influence " - et singulièrement pas sur la " jeunesse " - C'est là la plus facile des proies, et qui veut la séduire le peut, car elle demande des excitants plus que des aliments, de l'étrangeté, de l'enthousiasme, de la rébellion, des extrêmes - plus que des proportions et des preuves. Elle réagit plus qu'elle n'agit (...) Quant à moi, jeune ou non, toutes les fois que j'ai pensé à produire quelque impression sur autrui - ce qui fut assez rare - j'ai pensé à l'homme fait - c'est-à-dire qui a fait, qui s'est fait, qui a été fait par les expériences de sa vie ; et particulièrement à ceux qui sont en possession d'une compétence dans quelque art ou ou dans quelque science ou métier." (Cahiers, 1939, XXII, 471, La Pléiade, volume 1, p. 174)