lundi 26 juin 2017

L'impuissance des dieux.

J'ai insisté souvent sur la croyance d'Épictète dans la providence. Mais on notera tout de même que les premières lignes des Entretiens limitent clairement le pouvoir des dieux. Épictète y introduit la distinction célèbre entre ce qui dépend de nous, c'est-à-dire l'usage correct des réprésentations, de ce qui ne dépend pas de nous et qui englobe donc tout le reste. Mais au lecteur qui se demande pour quelle raison pas plus ne dépend de nous, Épictète répond :
" Est-ce parce qu'ils (les dieux) ne l'ont pas voulu ? Je crois bien qu'ils nous auraient aussi confié ce reste, s'ils l'avaient pu ; mais ils ne le pouvaient absolument pas ; séjournant sur la terre, liés à un corps tel que le nôtre et sujets à de telles compagnies, comment aurions-nous pu éviter les obstacles des choses extérieures ? "( I, 8-9)
C'est la traduction de Bréhier, revue par Aubenque. Celle, plus récente de Robert Muller, clarifie la référence aux compagnies en proposant de traduire κοινωνός par compagnon : " (...) liés à un corps tel que le nôtre et à des compagnons tels que les nôtres (...)"
Et c'est le plus grand des dieux, Zeus, qui, dans la phrase suivante, confirme qu'on ne peut pas associer l'omnipotence aux dieux stoïciens (comme on ne pouvait pas plus le faire avec les dieux de la religion ordinaire) :
" Que dit Zeus ? " Épictète, si je l'avais pu, j'aurais créé libres et sans entraves même ton petit corps, même ton petit bien. Mais songes-y bien, ce corps n'est pas à toi, c'est de l'argile joliment pétrie. Comme je ne le pouvais pas, je t'ai fait don d'une parcelle de ce qui est à nous, cette puissance de vouloir et de ne pas vouloir (...) " (trad. Bréhier)
Le fait que l'on ait à distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n'en dépend pas ne dépend donc qu'à moitié des dieux au sens où, étant complètement incapables d'empêcher ce qu'on pourrait appeler l'interdépendance des corps (et plus généralement des biens) et donc l'essentielle vulnérablité des uns et des autres, ils ont remédié à cette "donnée" en accordant l'indépendance de la raison et de son usage. Peut-on alors aller jusqu'à soutenir que cette indépendance est donc de l'ordre du moindre bien ?
Si oui, alors, même s'il est vrai que le problème de la théodicée ne semble pas se poser dans le stoïcisme, vu qu'on n'a pas à défendre la justice de Dieu de l'accusation le rendant responsable de maux et de biens injustement distribués aux hommes - car précisément ce qui est distribué sans tenir compte de la moralité des hommes, comme par exemple la durée de la vie ou la santé n'est ni un mal ni un bien - , néanmoins ce vrai bien que Dieu donne à tout homme et qui consiste à pouvoir juger la réalité telle qu'elle est, serait, dans ces premières lignes des Entretiens, comme un bien de substitution remplaçant ce bien impossible réellement mais tout de même imaginable, un corps personnel indépendant des corps des autres.

jeudi 15 juin 2017

Trois manières de voir les défauts des corps des autres (Marc-Aurèle et Pascal)

Marc-Aurèle a écrit dans les Pensées :
" Te mets-tu en colère contre un homme qui sent le bouc ou dont l'haleine est fétide ? À quoi bon ? Il a la bouche qu'il a ou de telles aisselles émane nécessairement cette odeur. " (V,28)
À ce propos, Victor Goldschmidt cite dans une note de l'édition de la Pléiade ces lignes des Pensées de Pascal :
" Ma fantaisie me fait haïr un croasseur et un qui souffle en mangeant." (II, 86, Br.)
Il renvoie aussi à un autre texte de Marc-Aurèle :
" Comment sont-ils quand ils mangent, quand ils dorment, font l'amour ou vont à la selle, et caetera ? Et puis quand ils prennent un air viril et imposant, ou bien quand ils se fâchent et blâment autrui avec excès ? Peu avant, de combien de maîtres étaient-ils esclaves et de combien de manières l'étaient-ils ? Et peu après ils en seront au même point." (X,19)
Or, malgré que ces trois textes décrivent le corps d'autrui de manière dépréciative, ils ne convergent pas du tout au niveau de leur sens. Commençons avec les deux premiers, pour les mieux comprendre, voici d'abord en entier comment ils se terminent :
Marc-Aurèle :
" - Mais l'homme, dira-t-on, possède la raison, et il peut, en y réfléchissant, comprendre quels sont ses défauts. - À ton aise ! Pourtant, toi aussi, tu as la raison ; mets donc en mouvement ses facultés raisonnables au moyen des tiennes : guide-le, fais le penser. S'il comprend, tu le guériras, et il n'y a pas besoin de colère. " Ni tragédien ni courtisane." "
Pascal :
" La fantaisie a grand poids. Que profiterons-nous de là ? Que nous suivrons ce poids à cause qu'il est naturel ? Non. Mais que nous y résisterons..."
Certes les deux textes engagent le colérique et le haineux à cesser de l'être. Mais les raisons du changement ne sont pas les mêmes dans les deux cas : les défauts contre lesquels le colérique se met en colère sont à la fois réels et nécessaires. C'est même de la connaissance de cette réalité nécessaire que Marc-Aurèle attend qu'elle dépassionne le coléreux (Spinoza parmi d'autres reprendra cette idée). Ces défauts réels sont supprimables par la raison, qu'il s'agisse directement de la raison de l'homme qui se néglige ou indirectement de celle du colérique. Marc-Aurèle ne met donc pas plus en doute la négativité du défaut (la propreté du corps étant l'indice d'une reconnaissance de la valeur de l'homme) que la possibilité de sa suppression par la médiation d'un remède raisonnable. Les défauts, sans justifier pour autant l'émotion, n'existent pas que du point de vue du regard de qui se met en colère.
En revanche, on voit nettement que dans le texte pascalien, c'est l'imagination qui constitue en défauts insupportables deux propriétés réelles anodines. Il y a aussi remède à fournir mais il s'adresse à celui qui imagine. Cependant est-ce vraiment exact de qualifier d'anodines cette manière de parler comme cette manière de manger ? Certes qui est éduqué ne se conduirait pas ainsi mais, à la différence des défauts de l'homme négligé, ils n'indiquent pas un grave relâchement moral.
Pour résumer, le coléreux de Marc-Aurèle réagit mal à un défaut corrigible alors que le haineux de Pascal doit se corriger pour ne pas pouvoir faire abstraction d' un détail de médiocre importance.
Ainsi serais-je porté à créditer Marc-Aurèle d'une conception réaliste du défaut alors que Pascal met l'accent sur le défaut comme construction subjective (même si le haineux n'invente pas le défaut à partir de rien).
Quant au sens du second texte de Marc-Aurèle, il est tout à fait distinct. L'empereur encourage lui-même et donc son lecteur à imaginer autrui dans des conduites qui le rabaissent, soit parce qu'elles manifestent son animalité, soit parce qu'elles montrent son absence de sagesse. Mais pourquoi donc ? Je crois qu'il s'agit ici de ce que Sandrine Alexandre a appelé la "redescription dégradante". Il ne s'agit pas de prendre ses distances par rapport à une émotion déplacée, mais de prévenir une émotion dérangeante en la tuant dans l'oeuf : on peut penser qu'il s'agit d'une stratégie destinée par exemple à ne pas se laisser impressionner par des importants.
Il y a donc ici trois rapports différents avec le corps d'autrui : les deux premiers révèlent une fragilité émotive, alors que le troisième naît d'un usage maîtrisé et raisonnable de l'imagination. La fragilité émotive que dénonce Marc-Aurèle accompagne la représentation d'un défaut réel du corps d'autrui et en même temps de sa personne ; celle que pointe Pascal traduit l'obstacle que représente l'imagination du point de vue d'un jugement fondé.
Le rapport colérique avec le corps d'autrui doit donc être remplacé par un rapport pédagogique avec la raison liée à ce corps.
Au rapport haineux et imaginaire du personnage pascalien doit se subsituer un nouveau rapport du haineux avec sa propre imagination.
Enfin et bien sûr le rapport imaginé avec les corps possibles d'autrui n'a lui aucune raison de disparaître, tant il sert la bonne philosophie.

Commentaires

1. Le samedi 17 juin 2017, 08:26 par geena llapsc
Je me demande bien ce que c'était qu'être propre au temps de Marc Aurèle. Il y avait des thermes, mais seuls les riches citoyens y avaient accès. Comment se mettre en colère contre un homme qui n'a aucun moyen de se laver ?
Pierre Vesperini vous dirait que cela montre que la philosophie de Marc Aurèle est une hygiène.
2. Le samedi 17 juin 2017, 11:59 par Philalèthe
Non, lisez Carcopino, sa Vie quotidienne à Rome à l'apogée de l'Empire, être propre est possible pour les plus pauvres :
" Avec les thermes, le régime impérial a mis l'hygiène à l'ordre du jour de la Cité et à la portée des masses ; et, dans le décor féérique dont il s'est plu à les encadrer, il a fait des exercices et des soins corporels un plaisir aimé de tous, un délaissement accessible aux plus humbles." (Hachette, 1939, p.294). 
Il devait donc y avoir de la "mixité sociale" dans les bains publics, c'est pourquoi dans son digest des cours d'Épictète, Arrien introduit dès le quatrième paragraphe la question des bains : " si tu sors te baigner, représente-toi ce qui se passe au bain : on vous éclabousse, on vous bouscule, on vous injurie, on vous vole."
Quant à faire du stoïcisme, une hygième de vie... Malgré les brillants avertissements de Pierre Vesperini, je continue de voir Marc-Aurèle comme un philosophe stoïcien...
3. Le dimanche 18 juin 2017, 15:42 par geena llapsc
Carcopino se lavait aux eaux de Vichy. je doute que tout le monde avait accès aux bains. Les patriciens seuls, peut être
quelques gens du peuple.
Vesperini me semble avoir raison sur MarcAurèle. sans doute pas sur Chrysippe ou epictète
4. Le dimanche 18 juin 2017, 15:49 par Philalethe
Vous voulez dire que Carcopino, jugeant Rome, se serait laissé abuser par l'idée d'une France propre ?
5. Le jeudi 22 juin 2017, 19:41 par geena llapsc
non, mais j'aimerais savoir quelle était la possibilité réelle d'être propre dans l'antiquité. Si je comprends bien, avant Vespasien, empereur tardif, il n'y avait pas de vespasiennes. Les patriciens se nettoyaient mais le peuple , les esclaves, les citoyens ordinaires ? Quand on visie Pompéi
on voit des latrines, des lieux publics. Mais curait on ses ongles ( Socrate mentionne la crasse sous les ongles quand il s'agit des Idées) ? Plutarque parle des coiffeurs.
Et qui de l'hygiène sexuelle, dont on a des aperçus enlisant Martial ? je me dmande s'il y a une doc là dessus
6. Le vendredi 23 juin 2017, 12:21 par Philalèthe
Malheureusement le livre de Vigarello Le propre et le sale commence au Moyen-Âge, l' Histoire du corps de Corbin à la Renaissance... Je ne vois pas d'ouvrage de qualité sur ces questions mais je partage votre curiosité...

Pour introduire à une conception réaliste du beau.

" Tout ce qui est beau, de quelque manière que ce soit, est beau de soi-même et se termine à soi-même ; l'éloge qu'on en fait n'est pas une partie de lui-même; il ne devient ni pire ni meilleur pour être loué. Et je dis cela à propos des beautés les plus communes, de celle des choses matérielles, par exemple, ou des produits de l'art." (Marc-Aurèle, Pensées, IV, 20)
J'aime bien aussi cette pensée qui distingue, comme on ne fait plus guère, tort réel de tort imaginé :
" Nie l'opinion, et " on m'a fait tort " se trouve nié. Nie : " l'on m'a fait tort ", et c'est le tort qui se trouve nié." (IV, 7)

lundi 29 mai 2017

De l'éloquence.

" Qui a possédé jusqu'à présent l'éloquence la plus convaincante ? Le roulement du tambour : tant que les rois l'ont en leur pouvoir, ils demeurent les meilleurs orateurs et les meilleurs agitateurs populaires." (Nietzsche, Le gai savoir, III, 175)

Commentaires

1. Le dimanche 4 juin 2017, 14:36 par Arnaud
« L’effet [des tambours] est d’autant meilleur et s’ennoblit d’autant plus qu’ils sont en plus grand nombre ; un seul tambour, surtout quand il figure au milieu d’un orchestre ordinaire, m’a toujours paru mesquin et vulgaire.(…) De simples rythmes sans mélodie, ni harmonie, ni tonalité, ni rien de ce qui constitue réellement la musique, destinés seulement à marquer le pas des soldats, deviennent entraînants, exécutés par une masse de quarante ou cinquante tambours seuls.(…) Ainsi, on peut avoir remarqué ceci en assistant aux exercices des soldats d’infanterie : aux commandements de porter et de déposer les armes, la petite crépitation des capucines du fusil et le coup sourd de la crosse tombant sur la terre ne signifient rien d’aucune manière quand un, ou deux, ou trois, ou même dix et vingt hommes les font entendre ; mais que la manœuvre soit exécutée par mille hommes, et aussitôt ces mille unissons d’un bruit insignifiant par lui-même donneront un ensemble brillant qui attire et captive involontairement l’attention, qui plaît, et dans lequel je trouve même quelques vagues et secrètes harmonies. » Hector Berlioz, De l’instrumentation, Les tambours, p.141, Le Castor Astral, 1994.
2. Le lundi 5 juin 2017, 10:19 par Philalethe
Oui, c'est cela. Le roi est servi par des milliers de tambours à l'unisson. Mais lui suffit la répétition mécanique de mille paroles semblables, que certains vont jusqu'à trouver belle, au point d'en avoir les larmes aux yeux.

dimanche 28 mai 2017

Faire de la philosophie.

Quand on éclaire initialement une année philosophique de classe terminale, on présente, entre conformisme et conviction, l'allégorie platonicienne de la caverne. Grandiose et enthousiasmante mais mensongère le plus souvent au vu de ce qu'on fera de fait découvrir. Aussi, à la fin de l'année, seuls les élèves les moins éclairés pourront-ils penser être sortis de la caverne.
C'est pourquoi, afin de conclure leur bref voyage philosophique, de manière aussi pompeuse certes mais moins (?) trompeuse, on peut leur transmettre ce texte de Nietzsche :
Sur l'horizon de l'infini. Nous avons quitté la terre et sommes embarqués ! Nous avons laissé la passerelle derrière nous, - mieux encore, nous avons laissé la terre derrière nous ! Eh bien ! petit navire, prends garde ! À tes côtés il y a l'océan : il est vrai qu'il ne mugit pas toujours, et parfois sa nappe s'étend comme de la soie et de l'or, une rêverie de bonté. Mais il y viendra des heures où tu reconnaîtras qu'il est l'infini et qu'il n'y a rien de plus terrible que l'infini. Hélas ! pauvre oiseau, toi qui t'es senti libre, tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage ! Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays, comme s'il y avait eu là-bas plus de liberté, - et maintenant il n'y a plus de " terre " !" " (Le gai savoir, III, 124)
Bien sûr, le professeur de Terminale, généralement, n'a pas plus de terre que ses élèves, lui qui est payé pour faire croire qu' il va leur faire explorer en neuf mois l'océan infini. Il a juste été plus longuement ballotté par les eaux.
Peut-être les professeurs à l'Université sont-ils, eux, payés pour aborder une île, qu'ils ont passé alors des années à découvrir, y construisant pour les plus courageux et les plus doués leur propre fortin. Certes ils ne sont plus envahis par le sentiment de l'infini mais inlassablement ils doivent réparer leur forteresse, endommagée par les attaques plus ou moins éclairées des autres bâtisseurs.
ll y a donc ces navigateurs professionnels, répétitifs et toujours agités, il y a aussi ces nouveaux terriens et leurs châteaux plus ou moins sophistiqués et il y a la masse innombrable des noyés.

mardi 23 mai 2017

La bataille de Waterloo est-elle un objet vague ?

Dans le glossaire de son Traité d'ontologie pour les non-philosophes (Gallimard, 2009), Frédéric Nef définit ainsi ce qu'est le vague :
" Indétermination soit des prédicats (vague épistémique), soit des objets (vague ontologique ou réel). La plupart des prédicats de la langue naturelle sont vagues (exemples : gros, chauve...). Par contre l'admission du vague réel est plus problématique, car elle pose des problèmes à l'auto-identité des objets : un objet vague peut-il être dit nécessairement identique à soi ? Cependant le vague réel qui est souvent utilisé à des fins sceptiques a été analysé de manière renouvelée à partir du problème du many (beaucoup de, nombreux), un opérateur vague qui permet d'obtenir des objets vagues . Par exemple, un nuage a beaucoup de frontières possibles et donc il existe non un mais beaucoup de nuages (quand nous en considérons un seul : il ne s'agit pas d'affirmer qu'il y a plusieurs nuages dans le monde, mais que, quand nous en contemplons un, en fait nous en contemplons une infinité)." (pp. 343-344)
Dans les lignes qui suivent, Victor Hugo a-t-il tenté de faire une description précise d'un objet vague ou le vague est-il dans les mots seulement ? Il me semble exclu qu'il soit et dans les mots et dans la chose. Jugez plutôt :
" Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une bataille. Quid obscurum, quid divinum. Chaque historien trace un peu le linéament qui lui plaît dans ce pêle-mêle. Quelle que soit la combinaison des généraux, le choc des masses armées a d'incalculables reflux ; dans l'action, les deux plans des deux chefs entrent l'un dans l'autre et se déforment l'un par l'autre. Tel point du champ de bataille dévore plus de combattants que tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui boivent plus ou moins vite l'eau qu'on y jette. On est obligé de reverser là plus de soldats qu'on ne voudrait. Dépenses qui sont l'imprévu. La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traînées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient, les régiments entrant ou sortant font des caps ou des golfes, tous ces écueils remuent continuellement les uns devant les autres ; où était l'artillerie, accourt la cavalerie ; les bataillons sont des fumées. Il y avait là quelque chose, cherchez, c'est disparu ; les éclaircies se déplacent ; les plis sombres avancent et reculent ; une sorte de vent de sépulcre pousse, repousse, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu'est-ce qu'une mêlée ? une oscillation. L'immobilité d'un plan mathématique exprime une minute et non une journée. Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau ; Rembrandt vaut mieux que Vandermeulen. Vandermeulen, exact à midi, ment à trois heures. La géométrie trompe ; l'ouragan seul est vrai. C'est ce qui donne à Folard le droit de contredire Polybe. Ajoutons qu'il y a toujours un certain instant où la bataille dégénère en combat, se particularise, et s'éparpille en d'innombrables faits de détail qui, pour emprunter l'expression de Napoléon lui-même, " appartiennent plutôt à la biographie des régiments qu'à l'histoire de l'armée ". L'historien, en ce cas, a le droit évident de résumé. Il ne peut que saisir les contours principaux de la lutte, et il n'est donné à aucun narrateur, si conscienceux qu'il soit, de fixer absolument la forme de ce nuage horrible qu'on appelle une bataille.
Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs armés, est particulièrement applicable à Waterloo.
Toutefois, dans l'après-midi, à un certain moment, la bataille se précisa." (Les misérables, tome II, I, V)

lundi 22 mai 2017

Épictète ne s'adressait pas plus aux autres que Marc-Aurèle.

On sait que les textes attribués à Épictète sont des leçons adressées à ses disciples et recueillies par Arrien. On sait aussi que les pensées de Marc-Aurèle étaient en revanche destinées à son usage personnel (Pierre Vesperini a même soutenu récemment qu'elle visait moins à faire de lui un philosophe stoïcien qu'un bon empereur). Or, Nietzsche a défendu qu' Épictète faisait comme s'il parlait en public alors qu'il ne parlait qu'à lui-même :
L'oreille qui fait défaut. " On appartient à la populace tant que l'on fait toujours retomber la faute sur les autres ; on est sur le chemin de la vérité lorsque l'on n'en rend responsable que soi-même ; mais le sage ne considère personne comme coupable, ni lui-même, ni les autres." - Qui dit cela ? - Épictète, il y a dix-huit cents ans. - On l'a entendu, mais on l'a oublié. - Non, on ne l'a pas entendu et on ne l'a pas oublié : il y a des choses que l'on n'oublie pas. Mais l'oreille faisait défaut pour entendre, l'oreille d´Épictète. - Il se l'est donc dit lui-même à l'oreille ? - Parfaitement : la sagesse, c'est ce que le solitaire se chuchote à lui-même sur la place publique." (Humain, trop humain, II, 386, édition Lacoste et Le Rider, p.822)
Peut-être Nietzsche écrivant ces lignes pensait-il se chuchoter à lui-même cette description d´Epictète en faux professeur et en vrai apprenant. Ce dernier en effet ne pouvait être que sur le chemin de la vérité car on ne conçoit guère un sage s'apprenant à lui-même les règles de la sagesse.
C'est alors que le valet, qui ramène tout à lui, se dit à voix basse et un peu honteux : " Et si le cours que je fais n'était pas d'abord adressé à moi, désireux de penser droit ? " Et le valet comprend que s'il a pu parler si longtemps, c'est qu'il ne parvenait guère à se détordre ou bien ne se redressait que le temps de la parole...
Épictète a chuchoté à lui-même pour que les valets à leur tour fassent semblant de s'adresser à ceux qui attendaient leurs services.

dimanche 21 mai 2017

Pour éviter la crainte et la pitié.

Mais pourquoi donc prêter tant d'attention aux vies des philosophes telles que Diogène Laërce les a rapportées ? Pourquoi lire de près les conseils de maîtrise que Sénèque donne à Lucilius ? Pourquoi écouter soigneusement les leçons d'Épictète ?
Ne serait-ce pas naïf d'imaginer y trouver des règles de vie ? Au mieux, n'inclinent-elles pas seulement à vouloir donner le change à autrui, quelquefois à se mentir à soi-même ?
" C'est devenu pour nous un besoin que nous ne pouvons satisfaire dans la réalité, d'entendre, dans les situations les plus difficiles, des hommes parler bien et tout au long : nous sommes maintenant ravis lorsque les héros tragiques trouvent encore des paroles, des raisons, des gestes éloquents et en somme un esprit clair, là où la vie s'approche des gouffres et où l'homme réel perd généralement la tête et certainement le beau langage. Cette espèce de déviation de la nature est peut-être la pâture la plus agréable pour la fierté de l'homme ." (Nietzsche, Le Gai savoir, II, 80)
Qui peut en effet accepter totalement de n'être rien de mieux qu'un homme réel ?

samedi 20 mai 2017

Comment enseigner la philosophie à des hommes pas faits ?

" Je n'ai jamais songé à acquérir de " l'influence " - et singulièrement pas sur la " jeunesse " - C'est là la plus facile des proies, et qui veut la séduire le peut, car elle demande des excitants plus que des aliments, de l'étrangeté, de l'enthousiasme, de la rébellion, des extrêmes - plus que des proportions et des preuves. Elle réagit plus qu'elle n'agit (...) Quant à moi, jeune ou non, toutes les fois que j'ai pensé à produire quelque impression sur autrui - ce qui fut assez rare - j'ai pensé à l'homme fait - c'est-à-dire qui a fait, qui s'est fait, qui a été fait par les expériences de sa vie ; et particulièrement à ceux qui sont en possession d'une compétence dans quelque art ou ou dans quelque science ou métier." (Cahiers, 1939, XXII, 471, La Pléiade, volume 1, p. 174)

lundi 15 mai 2017

La difficulté d'enseigner la philosophie sans être nuisible.

On connaît Socrate, disant au Livre VII de La République :
" Je pense en effet que tu t'es rendu compte que les très jeunes gens, lorsqu'ils goûtent pour la première fois aux dialogues argumentés, en font mauvais usage, comme s'il s'agissait de jeux d'enfants. Ils y recourent sans cesse dans le seul but de contredire et, en imitant ceux qui les réfutent, ils en réfutent eux-mêmes d'autres, se réjouissant comme de jeunes chiens à tirer et à mettre en pièces par la parole ceux qui se trouvent dans leur entourage.
- Oui, dit-il, ils en raffolent.
- Dès lors, lorsqu'ils ont eux-mêmes réfuté beaucoup de gens, et lorsqu'ils ont été réfutés par plusieurs, ils basculent avec une brutale rapidité dans le scepticisme à l'endroit de ce qu'ils croyaient auparavant. Et compte tenu de cela, justement, ils deviennent eux-mêmes, comme tout ce qui touche à l'exercice de la philosophie, objets de mépris de la part de tous les autres." (539 bc, édition Brisson, pp. 1705-06)
Qui enseigne du Nietzsche à de jeunes esprits donne raison à Platon sur ce point. Mais Nietzsche lui-même fait écho à Platon en écrivant dans Le Gai Savoir (I,28) à propos de la transmission de ce que certains ont de meilleur :
" (...) justement avec ce qu'ils ont de meilleur, avec ce qu'eux seuls savent faire, ils ruinent beaucoup d'êtres faibles, incertains, qui sont encore dans le devenir et le vouloir - et c'est par cela qu'ils sont nuisibles. Le cas peut même se présenter où, somme toute, ils ne font que nuire, puisque ce qu'ils ont de meilleur n'est absorbé, en quelque sorte dégusté, que par ceux qui y perdent leur raison et leur ambition, comme sous l'influence d'une boisson forte : ils sont mis dans un tel état d'ivresse que leurs membres se briseront sur tous les faux chemins où les conduira leur ivresse." (édition Lacoste et Le Rider, pp. 72-73)
La philosophie qui n'enivre pas ennuie, celle qui enivre nuit : où est la solution ?

Commentaires

1. Le jeudi 18 mai 2017, 19:46 par gelana cleps
boire un petit coup c'est agreable. Fuir l'ivresse en philosophie, mais pas ailleurs.
L'ivresse peut être aussi ennuyeuse que la sobriété. Osons le dire : souvent Nietzsche est ennuyeux. Souvent les alcools forts sont insipides.
2. Le samedi 20 mai 2017, 12:56 par Philalèthe
Oui, on s'accoutume à un alcool, Nietzsche doit aussi être lu à petites doses et, en gardant raison, il stimule mais risque  d'anesthésier et de rendre insensible, certains nietzschéens ont un ton tellement grand seigneur, à mes yeux. 
Toutefois, même à petites doses, il rend ivres certains jeunes esprits qui perdent alors tout sens commun. Freud a encore plus cet effet : enivrés par son inconscient, les mêmes sont portés à écrire n'importe quoi en faisant de ce même inconscient un petit dieu. 
3. Le samedi 20 mai 2017, 14:15 par Arnaud
"Nietzsche n'est pas une nourriture, c'est un excitant" : célèbre citation de Valéry dans ses Cahiers qui résumerait assez bien la discussion ?
4. Le samedi 20 mai 2017, 16:00 par Philalèthe
Merci de rappeler ce texte de Valéry , mais à ses yeux " toute philosophie ne peut être qu'un excitant " (Cahiers, volume 1, La Pléiade, p.567). 
Il semble que celle de Nietzsche, si intelligent à ses yeux (" Comment se peut-il que cet homme si intelligent ait pu écrire de telles sottises ? ")  lui est indigeste : il  lui reproche son prophétisme plus que mégalomane  (" un chef d'orchestre danubien furibond " !), son infantilisme, ses généralités, ses sophismes, son verbalisme (la volonté de puissance, " le mot magique : Vie "). Il l'aime en revanche dans sa capacité à repérer "les fantômes verbaux", "les mots suspects". C'est un de ses philosophes préférés, avoue-t-il.
" Nietzsche - Inflation insupportable qui infeste cette intelligence.
Que de sommets de carton ! - Comment peut-on se croire quelque chose à ce point -!
Et quelle imagination universitaire -- Il est ivre de lectures et de lections. Les livres comptent pour lui ! Ce n'est pas le fort de M. Teste.
Et naturellement, non-observateur personnel. Pas de sens - des nerfs - type nordique.
D'où mixture, salade, d'histoire, de philo-logie et sophie - Esthétique de thèses.
Mais, quand il est bon, very-exciting. Rien de plus - mais rien de moins - et c'est beaucoup.
Appartient à l'ordre des exagérants, classe des solitaires par mégastomanie." (1942)
Ou encore ce texte dela même année :
" Excitants - Les ivresses théorétiques -
Je lis quelques pages de la "Volonté de puissance" - et après y avoir trouvé ce que cela peut donner, c'est-à-dire une excitant - de la classe L, je ressens, re-trouve la sensation du vide - que ces mixtures de prophétisme, historisme, philosophisme et biologie, me procurent."
Savez-vous à quoi la classe L se réfère ?

dimanche 14 mai 2017

Le néo-stoïcisme ressuscite-t-il les esclaves ?

Dans l' Antiquité, s'il n'y avait eu que les esclaves au sens social du terme, cela aurait fait déjà beaucoup de monde. Mais voir aussi des esclaves dans ceux qui ne suivent pas les chemins de la philosophie était un lieu commun à toutes les écoles. La 47ème lettre à Lucilius de Sénèque en est un des nombreux exemples :
" "Il est esclave". Mais c'est peut-être une âme libre. " Il est esclave ". Lui en ferons-nous grief ? Montre-moi qui ne l'est pas. Tel est asservi à la débauche, tel autre à l'avarice, tel autre à l'ambition, tous sont esclaves de l'espérance, esclaves de la peur. Je te citerai un consulaire humble servant d'une vieille bonne femme, un riche soumis à une petite esclave ; je te ferai voir des jeunes gens de la première noblesse asservis à quelque danseur d'opéra. La plus sordide des servitudes est la servitude volontaire."
Nietzsche dans Le Gai savoir (I,18) interprète malignement cette distance que par là-même le philosophe met entre lui et les hommes libres :
Fierté antique. L'antique coloris de la distinction nous manque, parce que l'esclave antique manque à notre sentiment. Un Grec d'origine noble trouvait entre sa supériorité et cette ultime bassesse de si énormes échelons intermédiaires et un tel éloignement, qu'il pouvait à peine apercevoir distinctement l'esclave : Platon lui-même ne l'a plus vu tout à fait. Il en est autrement de nous, habitués comme nous le sommes, à la doctrine de l'égalité entre les hommes, si ce n'est à l'égalité elle-même. Un être qui n'aurait pas la libre disposition de soi et qui manquerait de loisirs, - à nos yeux, ce ne serait là nullement quelque chose de méprisable ; car ce genre de servilité adhère encore trop à chacun de nous, selon les conditions de notre ordre et de notre activité sociales, qui sont foncièrement différentes de celles des Anciens. - Le philosophe grec traversait la vie avec le sentiment intime qu'il y avait beaucoup plus d'esclaves qu'on se le figurait - c'est-à-dire que chacun était esclave pour peu qu'il ne fût point philosophe ; son orgueil débordait lorsqu'il considérait que même les plus puissants de la terre se trouvaient parmi ses esclaves. Cette fierté, elle aussi, est devenue, pour nous étrangère et impossible; pas même en symbole le mot "esclave" ne possède pour nous son intensité."
Faire revivre le stoïcisme aujourd'hui, serait-ce alors se distinguer fièrement en identifiant à des esclaves la plupart de nos concitoyens égaux en droits ? Mais cette interprétation ne rend pas justice à la modestie professée des efforts tendant vers l'incarnation contemporaine du stoicïsme. Comme la figure du sage est si loin dans l'horizon de l'apprenant stoïcien d'aujourd'hui , la distinction retrouvée ne serait-elle pas plutôt celle de l'affranchi au milieu des esclaves ?

mercredi 3 mai 2017

Avec Pessoa imaginer le contraire d'un zombie.

Le concept de zombie désigne un être qui extérieurement a toutes les apparences de l'homme mais qui est intégralement dépourvu d'intériorité. À partir de là on peut concevoir le contraire du zombie : un être doté d'une vie intérieure mais privé d'extériorité ou du moins doté d'une pauvre extériorité. Je ne pense donc pas à un esprit désincarné, mais à un homme dont la vie serait nulle en actions. Salomon Waste en est un exemple, seulement approchant bien sûr ; son désert n'est pas son intériorité mais sa vie publique ; voici comment un hétéronyme de Fernando Pessoa, Alexander Search, le décrit dans un de ses poèmes anglais, The story of Solomon Waste :
" This is all the story of Solomon Waste.
Always hurrying yet never in haste,
He fussed and worked and toiled all frothing
And at the end of all did nothing.
This is all the story of Solomon Waste.
He lived in wishing and in striving,
And nothing came of all his living;
He worked and toiled in pain and sweat,
And nothing came out of all that.
This is all the story of Solomon Waste.
He thought much and had no conviction,
His feeling was at best affliction
Though tender he and hating evil
He might have gained the name of devil.
His every wish and resolution
Even in his mind was but confusion.
This all the story of Solomon Waste.
And things begun and never ended,
And much undone and much intended,
And all things wrong yet never mended :
This is all the story of Solomon Waste.
Each day new projects did betray,
Yet each day was like every day.
He was born and died and between these
He worried himself himself to tease.
He bustled, worried, moved and cried
But in his life no more's descried
Than two clear facts : he lived and died.
This is all the story of Solomon Waste. "
Patrick Quillier qui a publié ce poème dans son Anthologie essentielle de Fernando Pessoa (Chandeigne, 2016), en donne la traduction suivante :
" Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Toujours se dépêchant mais sans hâte jamais,
Il s'agitait, se démenait, s'acharnait fort
En tout, et à la fin des fins il n'a rien fait.
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Il ne vivait que de désirs, que de combats :
De ce mode de vie rien de rien n'est venu;
Il s'acharnait, se démenait, peine et sueur :
Rien de rien n'est sorti de si dure besogne.
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Il pensa tant et plus, n'eut pas de conviction;
Sa sensibilité fut, au mieux, affliction;
La tendresse en personne et l'ennemi du mal,
Pourtant on lui aurait donné le nom de diable.
Et son moindre désir, sa moindre décision
N'étaient que confusion, même au fond de son âme.
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Des choses commencées jamais menées à bien,
Beaucoup à faire encore et beaucoup projeté,
Et tout bourré d'erreurs et jamais corrigé :
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert.
Chaque jour révélait de tout nouveaux projets,
Mais chaque jour était pareil aux autres jours.
Il est né, il est mort, entre ces deux points
Il s'indigna lui-même en se persécutant.
Il s'affaira, souffrit,s'irrita, se hâta,
Mais dans sa vie on ne peut trouver rien de plus
Que ces deux simples faits : il vécut, il mourut.
Telle est toute l'histoire de Salomon Désert."
On peut faire une lecture faible et une lecture forte de cet état d'inaction. En effet chaque verbe caractérisant Salomon peut être compris de deux manières ; prenons par exemple les deux premiers vers : décrivent-ils des efforts observables par autrui (version faible) ou des efforts intérieurs dont seul Alexander serait alors le témoin (version forte) ? Les deux sont possibles.
En tout cas Alexander Search manifestement ne s'aime pas, il ne s'entendrait pas, semble-t-il, avec cet autre enfermé que Wittgenstein fait parler ainsi dans ses Carnets de Cambridge (1930-1932) :
" Ce que j'accomplis, pour ainsi dire, sur le théâtre (...) de mon âme ne rend pas plus beau son état mais (plutôt) plus détestable. Et pourtant, je crois toujours embellir à nouveau cet état au moyen d'une belle scène jouée sur le théâtre.
Car je suis assis parmi les spectateurs au lieu de contempler le tout de l'extérieur.
Car je n'aime pas rester dans la rue froide, quotidienne, inamicale, mais je préfère être assis au chaud, dans l'agréable salle de spectacle. Oui, ce n'est que pour de brefs moments que je sors à l'air libre. Mais ce n'est probablement qu' en sachant que la possibilité me sera toujours offerte de me glisser à nouveau au chaud."
Alexander, emprisonné en soi, cherchait à sortir dans la rue. Wittgenstein, à contre-emploi dans cette défense molle de la belle intériorité, voit son esprit comme un refuge, sans être vraiment dupe de cette illusion.
Alexander Search est peut-être une représentation de Wittgenstein vraiment désenchanté.

lundi 1 mai 2017

Marc-Aurèle en colère ?

Dans le livre II des Pensées, l'empereur Marc-Aurèle (ai-je le droit de le qualifier de stoïcien ?) présente les cinq fautes morales par lesquelles l'âme "s'outrage elle-même" (traduction Bréhier-Pépin, 1962) : l'une d'entre elles est la colère quand elle conduit à proférer à un homme " pour lui nuire, des paroles hostiles."
Or, quelques pages plus loin, voulant mettre en évidence la fragilité des hommes les meilleurs, il écrit :
" Héraclite, qui a tant raisonné sur la conflagration du monde, est mort, le ventre rempli d'eau et enduit de bouse de vache. La vermine a tué Démocrate (il se trompe, c'est Phérécyde) et une autre vermine a tué Socrate."
Si l'empereur qualifie ainsi les accusateurs de Socrate, il se disqualifie moralement. S'il désigne la ciguë par le mot désignant le pou (φθείρ), il déresponsabilise étrangement les auteurs de la mort de Socrate et met une erreur judiciaire sur le même plan qu'une maladie mortelle. Aucune des deux solutions ne fait l'affaire !

jeudi 27 avril 2017

L'enfant, celui qui sans le savoir apprend à l'adulte à jouer sérieusement avec des riens.

Dans le chapitre 7 du livre IV des Entretiens, Épictète se réfère à l'enfant à de multiples reprises. Il lui donne trois fonctions distinctes : représenter le faux bien, servir de modèle, être celui qu'on ne doit pas imiter.
Je commencerai par la plus connue de ces fonctions, quand l'enfant est un des exemples de bien imaginaire :
" Pour ce qui concerne notre pauvre corps, ces discours nous enseignent à céder la place, à céder aussi pour ce qui est de nos biens ; s'il s'agit des enfants, des parents, des frères, à renoncer à tout, à tout abandonner." (édition Muller, Vrin, p. 444)
Mais l'enfant a aussi la fonction de modèle et en cela il se distingue cette fois des parents et des frères ; plus précisément, l'apprenant doit viser à atteindre avec l'effort l'état spontané de l'enfant quand ce dernier, en tant qu'esprit vierge, ignore l'opinion fausse qui fait d'un mal apparent un mal réel. Dans les lignes qui suivent et qui ouvrent le chapitre, c'est le tyran qui exemplifie le mal apparent :
" Qu'est-ce qui fait qu'on craint le tyran ? - Les gardes du corps avec leurs épées, répond l'interlocuteur, les chambellans et ceux qui interdisent d'entrer. - Pourquoi alors un enfant, conduit auprès du tyran entouré de ses gardes, n'éprouve-t-il aucune crainte ? Est-ce parce qu'il ne les remarque pas ? "
L'enfant est aussi un modèle quand il joue :
" Si comme les enfants qui jouent avec des tessons et se battent pour le jeu sans attacher d'importance aux tessons, notre homme ne fait aucun cas de ces réalités matérielles mais se plaît à jouer avec elles et à les tourner en tous sens, quel tyran craint-il encore, quels gardes, quelles épées ? "(p.439)
Ici l'enfant a l'opinion vraie qui identifie comme indifférente une chose réellement indifférente. En opposition avec la situation précédente, en grandissant, il ne changera pas d'opinion et ne devra donc pas être corrigé par les hommes au fait de la valeur réelle des choses : " Si on jette des tessons, même les enfants ne les ramassent pas." (p. 442). C'est donc seulement l' enfant face au tyran qu' Épictète peut comparer à un fou ou à un chrétien : le fou a un délire qui le contraint à ne pas voir le tyran comme le voient les hommes ordinaires sains d'esprit, c'est-à-dire à tort comme un mal réel ; les chrétiens, eux non plus, ne partagent pas l'opinion fausse sur le tyran mais c'est parce qu'ils sont entraînés à vivre selon des croyances fausses qui ont comme résultat de réviser complètement à la baisse la valeur du chef politique :
" Ainsi donc, sous l'effet de la folie - et, comme chez les Galiléens, sous l'effet de l'habitude - un homme peut être mis dans de semblables dispositions envers ces objets." (ibid.)
Les objets en question sont le corps propre, les enfants, la femme et plus généralement les " réalités matérielles ". L'enfant ici, en tant qu'il se conduit de manière détachée par rapport à ce à quoi les hommes ordinaires s'attachent, représente pour Épictète la même chose que l'animal pour les cyniques : il exemplifie sans la vouloir la conduite que doit vouloir l'apprenant pour lui-même. Bien imaginaire, il sert ainsi malgré lui le but de ses parents apprenants : le voir, lui, comme leur propre corps, comme leur propre vie, c'est-à-dire en tant que bien imaginaire.
Mais comme l'animal chez les cyniques, l'enfant est aussi un anti-modèle. Il n'est plus alors remarquable par la virginité ou la justesse hasardeuse de son esprit mais par la faiblesse de ce dernier ; dans le passage qui suit, l'interlocuteur d'Épictète, porte-parole des hommes ordinaires, prétend le mettre en garde contre son indifférence par rapport au tyran :
" " Mais tu seras jeté sans sépulture ! " Si le cadavre c'est moi, je serai jeté sans sépulture ; mais si je me confonds pas avec le cadavre, exprime-toi de façon moins grossière et dis la chose comme elle est sans chercher à m'effrayer. Ces choses-là effraient les jeunes enfants et les faibles d'esprit." (p. 444)
La faiblesse de l'esprit de l'enfant le porte aussi à se jeter sur des choses sans valeur :
" Quelqu'un jette des figues et des noix ; les enfants les ramassent et se les disputent, les hommes non, car ils ne leur accordent guère de valeur (...) On répartit des préfectures : aux enfants d'aller voir. De l'argent : aux enfants d'aller voir. Un commandement militaire, un consulat : que les enfants se les disputent." (p. 442)
De ces quatre enfants (celui qui ignore la dangerosité du tyran, celui qui connaît le juste prix du tesson, celui qui s'effraie de la violence exercée contre lui, celui qui se jette sur les figues) y en a-t-il un qui correspondrait davantage à l'enfant réel ? J'en doute : on peut faire l'hypothèse que les quatre représentent l'enfant réel dans des situations distinctes. Si c'est le cas, tout homme a donc été, dans l'inconscience et seulement parfois, identique sous un certain angle à ce que la sagesse stoïcienne lui commande d'être toujours et en pleine conscience.
On ne dira pas pour autant qu'il s'agit de retrouver l'enfant en soi ; bien plutôt, la fin est de parvenir par de bonnes raisons à un état constant d'apathie que l'enfant a vécu occasionnellement, quelquefois par immaturité et quelquefois par sa conscience spontanée de l'absence réelle de valeur de certaines choses sans importance. Néanmoins l'adulte éclairé doit conserver aussi l'entrain au jeu qui caractérise l'enfant capable de jouer sérieusement avec des riens.
Il s'agit donc de parvenir à voir le tyran comme un tesson et à ne pas voir les cadeaux qu'il offre comme les figues et les noix pour lesquelles les enfants se battent.
À cette fin, sert à l'apprenant la pensée d'un enfant abstrait auxquel on a retranché toutes les propriétés qui, si elles étaient chez l'adulte, rendraient sa conduite infantile.

mercredi 26 avril 2017

L'allégorie de la caverne, version Thomas Nagel.

Le prisonnier et sa caverne :
" Au cours d'un été, il y a plus de dix ans, alors que j'enseignais à Princeton, une grosse araignée apparut dans l'urinoir des toilettes des hommes du Hall 1879, le bâtiment qui abrite le département de Philosophie. Lorsqu'on n'utilisait pas l'urinoir, elle restait perchée sur la grille en métal, tout en bas, et lorsqu'on l'utilisait, elle essayait péniblement de s'écarter du jet, et réussissait parfois à gravir un centimètre ou deux pour atteindre un recoin du rebord en porcelaine qui ne fût pas trop mouillé. Mais d'autres fois, la chasse d'eau la surprenait, la renversait et la trempait complètement. C'était une chose qu'elle ne semblait pas apprécier et elle s'échappait toujours lorsqu'elle le pouvait. Mais c'était un urinoir qui occupait toute la largeur du sol avec une partie encastrée creuse et un rebord lisse qui avançait : elle était au-dessous du niveau du sol et ne pouvait s'échapper.
Elle survécut tant bien que mal, en se nourrissant probablement de minuscules insectes attirés par l'emplacement et, au début du trimestre d'automne, elle était toujours là. On utilisait certainement l'urinoir plus d'une centaine de fois par jour, et c'était toujours la même ruée désespérée pour s'écarter du jet. Sa vie semblait misérable et épuisante. "
La genèse du désir de libérer le prisonnier :
" Peu à peu, nos rencontres commencèrent à m'oppresser. Bien entendu, c'était peut-être son habitat naturel, mais puisqu'elle était bloquée par le rebord lisse de porcelaine, elle n'avait aucun moyen de sortir même si elle l'avait voulu, et aucun moyen de dire si elle le voulait ou non. Aucun des autres habitués ne fit quoi que ce soit pour changer la situation, mais à mesure que les mois avançaient et que l'on passait de l'automne à l'hiver, après avoir longuement hésité, j'aboutis non sans une grande incertitude à la décision de la libérer. Je me disais que si l'extérieur ne lui plaisait pas ou qu'elle ne trouvait pas de quoi se nourrir, elle pourrait facilement remonter."
La libération :
" Un jour donc, vers la fin du trimestre, je pris une serviette en papier du distributeur mural et la lui tendis. Ses pattes saisirent l'extrémité de la serviette et je la sortis en la soulevant puis la posai sur le carrelage."
L'effet de la libération sur le prisonnier :
" Elle resta là, totalement inerte. Je la touchai légèrement avec la serviette mais rien ne se produisit. Je la poussai d'un ou deux centimètres sur le carrelage mais elle ne réagit toujours pas. Elle semblait être paralysée. J'étais embarrassé, mais je pensais que si elle ne voulait pas rester sur le carrelage maintenant qu'elle y était, quelques pas lui suffiraient pour retourner de là où elle venait. En attendant, elle était près du mur et personne ne risquait de lui marcher dessus. Je partis, mais lorsque je revins deux heures plus tard, elle n'avait toujours pas bougé."
The end :
" Le jour suivant, je la trouvai au même endroit, les pattes toutes flétries de la manière qui caractérise les araignées mortes. Son corps resta là toute une semaine jusqu'à ce que l'on nettoie le sol." (Le point de vue de nulle part, p.249, éditions de l'éclat, 1993)

vendredi 14 avril 2017

Misère de la révélation et révélation de la misère...

Margarete Buber-Neumann dans le récit de sa déportation à Ravensbrück rapporte qu'elle a été Blockälteste (responsable) d'un baraquement où étaient regroupées des femmes témoins de Jéhovah. Faisant l'étiologie de leur croyance, elle écrit :
" Ces cinq cents femmes étaient devenues témoins de Jéhovah pour des raisons différentes. Les unes parce qu'elles étaient elles-mêmes épouses de témoins de Jéhovah - des "modérées" pour la plupart - ; d'autres, peu nombreuses, tenaient cela de leurs parents. Le reste avait connu la "révélation" à un moment ou à un autre. Leurs récits indiquaient qu'elles avaient grandi la plupart du temps dans des milieux très pauvres, avaient toujours eu à se débattre dans toutes sortes de difficultés économiques et avaient connu, pour celles qui étaient mariées, des unions malheureuses. En fait, la vie de toutes ces femmes avait été un naufrage et c'est la raison pour laquelle elles la détestaient. Elles fuyaient la responsabilité que le combat pour l'existence leur avait imposée, s'installaient dans le rôle du martyr - le témoin de Jéhovah - et s'insurgeaient en conséquence contre celles qui " prenaient la vie du bon côté ". Adhérant à cette foi, elles changeaient de situation d'un seul coup : auparavant elles n'étaient que des êtres asservis, écrasés, confrontés à un destin impitoyable ; tout à coup, elles devenaient des " élues " s'élevant au-dessus de l'humanité tout entière, et leur ancienne rancoeur contre les injustices subies se transformait en haine contre tout ce qui n'appartenait pas à leur communauté. Investie du rôle d'instrument privilégié de la vengeance divine de Jéhovah, chacune d'entre elles se grisait à l'idée que les incroyants se trouveraient précipités dans la damnation - tandis qu'elles seules échapperaient à ce cruel destin. " (Déportée à Ravensbrück, 1985, Éditions du Seuil, 1988, pp. 318-319)

mercredi 22 mars 2017

Voir une foule d'hommes comme un troupeau de boeufs.

J'ai souvent évoqué la redescription dégradante, procédé stoïcien consistant à enlaidir l'objet de la passion, par exemple telle jeune fille, pour lui enlever l'aura doxique et toxique qui le nimbe. Mais je n'avais pas encore pris conscience d' un procédé inverse de redescription qualifiante : il doit être d'usage plus rare dans le stoïcisme mais il s'agit d'un artifice identique, le but étant cette fois de faire voir comme ayant du prix quelque chose que par passion on fuit. Ces lignes d' Épictète présentent très clairement cette tactique valorisante :
" Si les circonstances font que tu passes ta vie seul ou avec un petit nombre de gens, appelle cela tranquillité, et utilise la situation pour le but qu'il faut lui donner : converse avec toi-même, exerce tes représentations, développe tes prénotions. Si par contre tu tombes sur une foule, appelle-la concours, assemblée de fête, réjouissances, et essaie de célébrer la fête avec les gens. Quel spectacle plus agréable, en effet, pour qui aime les hommes, qu'un grand concours d'hommes ? Nous avons plaisir à regarder des troupeaux de chevaux ou de boeufs ; quand nous avons devant les yeux un grand nombre de bateaux, nous sommes enchantés : et on serait ennuyé en voyant un grand nombre d'hommes ? " (Entretiens, IV, 4, traduction Robert Muller, Vrin, 2015, p.421)
Il y a manifestement deux manières de réviser faussement à la hausse la valeur d'une masse d'hommes détestée.
La première est donc de la voir comme compagnie festive, ce qui commence par la formulation d'expressions ad hoc et se continue par une pratique adéquate : bien sûr cet essai de fête ne vise pas à faire la fête, mais à se défaire de la passion négative qui rattache à cette foule. Il ne s'agit pas simuler afin de se prendre au jeu mais de simuler afin de se détacher du détachement passif en vue de le remplacer par une apathie active.
La deuxième est incompatible avec la première mais correspond à la même finalité : il s'agit alors ou d'animaliser les hommes ou de les chosifier en choisissant des identités d'animaux et de choses aptes à faire spectacle. La technique est d'abstraction : faire passer à l'arrière-plan les mots, gestes, conduites qui stimulent fatigue, énervement, haine, dégoût etc., et ne voir plus que des corps colorés en mouvements. Peut-on aller jusqu'à dire qu'il est ainsi question de neutraliser l'humain pour en extraire un tableau, une danse ? En tout cas, l'affaire est de rendre étrangers ces hommes trop présents aux nerfs, de leur conférer une étrangeté plaisante. Mais qu'est-ce qui rend l'étrangeté agréable à part l'esthétisation des apparences ? Pourrait-on voir cette foule comme un matériau offert à notre curiosité, comme un ensemble dont le fonctionnement est à découvrir ?
" " Mais ils me cassent les oreilles !" Soit, ton ouïe est brouillée ; mais quel rapport cela a-t-il avec toi ? Est-ce que la faculté d'user des représentations est brouillée elle aussi ? Et qui t'empêche d'user du désir et de l'aversion et du rejet de façon conforme à la nature ? Quel tumulte est assez fort pour cela ? " (ibid.)
Il n'est donc pas toujours possible de s'engager dans une telle redescription qualifiante. L'impression désagréable est quelquefois trop intense pour laisser la place à l'abstraction. La mise à distance va alors procéder différemment : localiser dans l'oreille la cause du déplaisir, l'énervement de la personne, privé de raisons, est alors réduit à une hypersensibilité auditive. Or, tout stoïcien sachant qu'il n'est pas ses oreilles, de ce que la foule leur fait mal, il ne peut inférer qu'elle lui nuit, à lui, le possesseur rationnel de ces oreilles dont on pourrait le priver sans qu'il cessât pour cela d'être tout autant lui-même.
En donnant ces conseils, Épictète ne veut pas tant pousser le disciple à devenir sage que le détacher d'un désir passionné de sagesse :
" En réalité nous ignorons que, tout en agissant autrement que la multitude, nous sommes en fait semblables à elle. Un autre a peur de ne pas avoir de magistrature ; toi d'en avoir une. Tu n'y es pas du tout, homme ! Mais comme tu te moques de celui qui a peur de ne pas avoir de magistrature, moque-toi pareillement de toi-même ! Avoir soif quand on a de la fièvre et avoir peur de boire comme celui qui a la rage, cela revient au même." (pp. 419-420)
C'est donc quand on est un homme-foule que la foule déclenche l'ire tant on veut gagner impulsivement l'état salutaire et les lignes que nous venons de commenter avaient comme fin de permettre au disciple de ne pas ressembler à la foule au moment même où on la fuit. Pour cela il a fallu métamorphoser la masse de façon à ne plus attiser en nous les passions populaires.
La maîtrise de soi est donc loin d'être pure et simple oeuvre de la raison, y contribue l'imagination comme capacité à faire voir sous le jour désiré la chose qui touche, jour sombre ou jour lumineux selon qu'il s'agit de détacher par dégoût ou de détacher par adhésion.

samedi 18 mars 2017

To President Trump !

" I find it difficult to understand what is problematic about a person's having the thought that he is an insignificant speck in the universe. No doubt this is a matter where each person should speak for himself, but for my part I find no difficulty in believing that Anthony Kenny is a person of no cosmic significance. There were countless ages before I was born, there will be countless ages after I am dead ; everything I know is minute compared with all what I do not know, and my hopes and fears are of infinitesimal consequence in the overall scheme of things. To be sure, a great deal of my effort goes into seeking the welfare of this tiny transitory being that is myself ; but there is no disporportion here since in the light of eternity my endeavours are juste as puny as the purposes they serve." (Anthony Kenny, The metaphysics of mind, 1989, Oxford University Press, p.92-93)
D'aucuns me diront que c'est vouloir envoyer Caligula sur Sirius...

dimanche 12 mars 2017

Les limites morales de la rationalité économique classique : un exemple.

" Avoir des Juifs chez soi dans les zones d'Europe sans État, en Pologne et en Union soviétique occupées, c'était risquer sa vie ; consentir à les livrer apportait du sel ou du sucre, de la vodka ou de l'argent, mais aussi la fin de l'angoisse et de la peur. Remettre un Juif, c'était éviter le risque d'un châtiment personnel ou collectif.
Dans cet ensemble d'incitations, la réaction économiquement rationnelle d'un non-Juif approché par un Juif consistait à promettre de l'aide, à s'emparer au plus vite de son argent, puis à le livrer à la police. Pour quelqu'un sachant qu'un autre hébergeait un Juif, l'action économiquement rationnelle était de le dénoncer avant qu'un autre ne le fasse pour empocher la récompense et peut-être les biens, mais éviter d'être soi-même dénoncé pour s'être tu. Il serait réconfortant de croire que ceux qui provoquèrent la mort des Juifs se conduisaient irrationnellement : en réalité, ils se conformaient souvent à une rationalité économique classique. En revanche les quelques Justes se conduisaient d'une manière irrationnelle suivant une norme fondée sur des calculs économiques de l'intérêt personnel." (Gallimard, 2016, p. 451)
Ces lignes sont écrites par l'historien américain Timothy Snyder à la fin de Terre Noire. L'Holocauste et pourquoi il peut se répéter (2015). À ses yeux, elles contribuent à justifer l'avertissement glaçant formulé dans la conclusion :
" La plupart d'entre nous voudrions croire que nous possédons un "instinct moral". Peut-être nous imaginons-nous en sauveurs dans quelque catastrophe future. Pourtant, si les États étaient détruits, les institutions locales corrompues et les incitations économiques favorables au meurtre, fort peu se conduiraient bien. Nous n'avons guère de raisons de penser que nous sommes éthiquement supérieurs aux Européens des années 1930 et 1940, ou en l'occurrence que nous sommes moins vulnérables aux idées que Hitler promulgua et réalisa avec tant de réussite (...) Séparés par le temps et la chance du national-socialisme, il nous est facile de rejeter les idées nazies dans examiner comment elles fonctionnaient. Notre oubli nous persuade que nous sommes différents des nazis en voilant en quoi nous sommes identiques à eux." (pp. 455 et 461)

vendredi 10 mars 2017

Quand les raisons philosophiques sont-elles les bonnes raisons d'une action ?

"Même derrière toute logique et l'apparente souveraineté de ses mouvements, il y a des estimations, ou pour parler plus clairement, des exigences physiologiques qui visent à conserver un certain mode de vie." (Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal)
On lit un passage étonnant à la fin du premier chapitre du livre IV des Entretiens d'Épictète.
Avant les lignes en question, Épictète a fait encore une fois l'éloge de Diogène de Sinope, le décrivant non comme un chien mais comme un lézard, à mes yeux du moins :
" Si tu avais mis la main sur ses biens, il te les aurait abandonnés plutôt que de te suivre à cause d'eux ; si on l'avait saisi par sa jambe, il aurait abandonné sa jambe ; si on s' était emparé de son pauvre corps tout entier, c'est le corps entier qu'il aurait abandonné ; pareillement pour ses proches, ses amis, sa patrie." (traduction Robert Muller, p. 408)
En fait, mes yeux sont approximatifs car le lézard se défait d'une partie de lui-même, or, Épictète, au fond, ne se sépare pas d'une partie de lui-même, mais d'une pseudo-partie. Mieux, il ne coupe aucunement le lien avec ce dont, en dehors de lui, il dépend vraiment :
" Ses véritables ancêtres, les dieux, et sa vraie patrie, jamais il ne les aurait abandonnés, jamais il n'aurait cédé à un autre le privilège de leur montrer plus d'obéissance et de soumission, et personne d'autre n'aurait plus volontiers donné sa vie pour sa patrie." (ibid.)
C'est dans la continuité de l'éloge du cynique qu' Épictète prend sans surprise comme modèle Socrate : encore un autre homme vraiment libre. S'appuyant sur le Criton, Épictète " observe comme il parle de la mort en termes lénifiants, comme il s'en moque." (p. 411) Ma surprise, elle, vient juste après, la voici :
" S'il s'était agir de toi ou de moi, nous aurions tout de suite établi philosophiquement "qu'il faut se défendre contre les gens qui nous font du tort par des moyens identiques aux leurs", et nous aurions ajouté : " Si je suis sauf, je serai utile à beaucoup de monde ; mort, je ne serai utile à personne "; et s'il avait fallu passer par une trou de souris pour nous échapper, nous l'aurions fait !"
Première chose inattendue : à l'aune de Socrate, Épictète révise sa valeur à la baisse et se met au même niveau que son disciple. Mais ce qui m'étonne le plus, c'est l'idée du raisonnement philosophique comme rationalisation, la peur de la mort causant une conduite justifiée abusivement par le raisonnement prétendument philosophique. Émile Bréhier traduisait un peu différemment ce passage : " si c'était toi ou moi, nous aurions immédiatement émis des phrases de philosophe ". Les deux phrases ne se valent d'ailleurs pas, car si la première ne peut pas du tout être incluse dans l'ensemble des énoncés stoïciens possibles, la seconde pourrait être associée à la défense du devoir, de la fonction sociale ou politique occupée par qui la formule.
Comment donc distinguer le philosophe qui par devoir fait le choix de vivre du peureux qui invoque le devoir en vue de survivre ? Identiquement, comment ne pas confondre le stoïcien lâche qui fuit dans la mort avec le stoïcien courageux qui mantient par la mort son intégrité morale ?

Commentaires

1. Le samedi 18 mars 2017, 17:00 par Elias
"Comment donc distinguer le philosophe qui par devoir fait le choix de vivre du peureux qui invoque le devoir en vue de survivre ? "
Il y a bien un moyen de détecter les rationalisations au mauvais sens (freudien) du terme : c'est d'observer si le sujet considéré n'invoque ces raisons que lorsque ça l'arrange, et en particulier d'examiner s'il applique aux autres les mêmes critères de jugement qu'il invoque pour lui-même.
Il est vrai que ce procédé est cependant difficile à appliquer au cas qui vous occupe.
2. Le dimanche 19 mars 2017, 18:53 par Philalethe
Il me semble que la rationalisation n'implique pas la conscience d'un arrangement ; il ne semble donc pas impossible que celui qui l'utilise l'applique à autrui autant comme norme que comme raison explicative. Autre chose : sauf à supposer qu'une seule raison vaille pour toutes les actions en jeu, si le peureux change de raison quand il interprète l'action d'autrui, il peut toujours invoquer sa sensibilité au contexte, non ? Ça ne me semble donc pas si assuré de recourir au critère behavioriste que vous proposez.

jeudi 2 mars 2017

Stoïcisme ridé / stoïcisme lifté

À Sylvain C., sans qui je n'aurais pas connu le texte de Guillaume du Vair...
Guillaume du Vair a traduit en 1585 le Manuel d'Épictète, traduction publiée en 1591 et précédée d'une courte adresse au lecteur, terminée par ces lignes :
" Bien que la simple et fidèle version de ce livret, composé de belles pièces mal cousues et en termes nouveaux à notre langue, et outre particuliers à cette secte, dût sembler un peu rude, je n'y ai rien voulu changer, ayant seulement entrepris de le faire Français, et non pas éloquent. La vieillesse n'a point de plus beau fard que ses rides, ni les anciennes statues de plus précieuse couleur que le vernis de la terre d'où on les tire. Aussi que cette sorte de Philosophie-ci, qui est mâle et généreuse, cherche toute sa beauté en la force de ses nerfs et vigueur de ses muscles, et non en la délicatesse et clarté de son teint." (Plon, Paris, 1954, pp. 8-9)
Ce court texte donne en fait deux définitions distinctes de la beauté du stoïcisme. Il est beau en tant qu'il est ancien, aussi le mettre au goût du jour est-ce lui faire perdre cette beauté. Il est beau en tant qu'il est fort et non en tant qu'il est souriant ; rendre le stoïcisme sexy, c'est donc une deuxième manière de le priver de sa beauté. D'un côté la beauté de l'antique, de l'autre celle de la puissance. Il ne semble pas que ces deux beautés soient essentiellement liées : en effet, à sa naissance le stoïcisme nécessairement n'était beau que de la seconde manière.
Reste que voir le stoïcisme comme une philosophie belle par son antiquité et sa puissance ne contraint pas à une forme d'intégrisme stoïcien :
"Dans la dédicace de la Sainte Philosophie (1603), Guillaume évoque l'utilisation pour les basiliques chrétiennes de matériaux empruntés aux temples romains. Lui-même veut " transférer à l'usage et institution de nostre religion les plus beaux traits des philosophes païens ", ne cachant pas que ces modèles antiques doivent faire honte à tous ceux qui croient défendre la religion par la guerre civile et le massacre." (Maurice de Gandillac, La philosophie de la "Renaissance"Histoire de la Philosophie II, La Pléiade, 1973, p.310)
Il est clair néanmoins qu'amputée de sa (méta)physique, la statue stoïcienne est défigurée. Mais, perdant une de ses antiques parties, garde-t-elle encore sa puissance ? Certains prétendent que oui.