jeudi 1 février 2018

L'invulnérabilite de qui cherche avant tout la vérité.

" Les conversations entre hommes doivent être menées à la façon des dieux, comme entre des êtres invulnérables. Le combat d'idées doit ressembler à celui qu'on livrerait avec des épées surnaturelles qui tranchent la matière sans douleurs et sans peine ; et la satisfaction est d'autant plus pure que notre adversaire vise juste. Dans ces engagements spirituels, il faut être invulnérable. " (Premier journal parisien, 30 novembre 1941)

Commentaires

1. Le samedi 10 février 2018, 01:32 par gerardgrig
Dans ses journaux de guerre, on assiste à une véritable métamorphose de Jünger, amorcée dès avant la IIème Guerre. Il semble de plus en plus apaisé, et à l'écart des passions bellicistes et nationalistes. Il est un résistant intérieur, passif et intellectuel au nazisme, mais cela suffit-il à faire de lui un cryptorationaliste, pour qui la vérité jaillit du dialogue des grands esprits ? Il acquérait une forme de sagesse qui rappelait vaguement celle, librement spinoziste, de Goethe, mais il était toujours hostile aux Lumières et à 1789.
Le dernier Jünger, celui du Rebelle, de l’Anarque, semblera plutôt se rapprocher de Stirner, que l’on ne classe pas dans le courant rationaliste.
2. Le samedi 10 février 2018, 09:33 par Philalèthe
Vous aurez remarqué que le passage de Jünger que je cite dans ce billet n'est pas commenté. Je n'en fais pas un rationaliste des Lumières : j'ai vu dans ces lignes un amour de la vérité mis au-dessus de l'amour-propre, ce qui produit cette invulnérabilité que j'interprète comme l'absence de disposition aux blessures narcissiques, blessures dont parlait Freud dans Une difficulté de la psychanalyse.
3. Le dimanche 11 février 2018, 12:19 par gerardgrig
La psychologie américaine contemporaine a découvert que si l’on cherche à avoir raison, c'est pour éviter d’avoir tort. Dans un dialogue, il conviendrait de s'intéresser à l'autojustification permanente qui découle de la dissonance cognitive. Existe-t-il une recherche vertueuse et commune de la vérité, imperméable aux motivations psychologiques des discutants ?
Schopenhauer avait déjà traité de l'art d’ avoir toujours raison, qui nécessite d’user de rhétorique plutôt que de logique.
4. Le dimanche 11 février 2018, 15:09 par Philalèthe
Certes cela donne un plaisir d'amour-propre d'avoir raison, mais ce n'est pas parce qu'on a ce plaisir personnel que les vérités qui font qu'on a raison deviennent personnelles aussi et perdent donc leur... vérité. On pourrait concevoir qu' Euclide a élaboré ses éléments en ayant aussi le désir d'écraser, imaginons, Peuclide, son adversaire aujourd'hui totalement oublié ; il n'en reste pas moins que la géométrie dont la découverte serait donc motivée en partie par les passions d' Euclide est universellement justifiée. 
C'est toujours la distinction entre le contexte de découverte qui est nécessairement contingent et particulier et le contexte de justification qui au mieux est valable pour toute personne raisonnant sur le sujet concerné.
5. Le dimanche 4 mars 2018, 15:11 par gerardgrig
Si Jünger compare le dialogue des penseurs au combat des Chevaliers de la Table Ronde, ce n’est pas seulement parce que les Allemands raffolent se déguiser en chevaliers le dimanche. Il avait le souvenir de son commandement dans les sections d’assaut en 14-18. Ludendorff aussi voulait rendre les Sturmtruppen invulnérables. Mais il exagéra leur efficacité et il négligea de commander des chars.
Le dialogue entre penseurs ne serait-il pas une action de commando spiritualisée ? On apprécie quand l’adversaire frappe juste, même s’ il nous fait mal.
Le double infernal de Jünger, dans une autre guerre, était Otto Skorzeny, le chef de commando mercenaire et balafré.
On pense aussi à l’heroic fantasy et au combat à l’ épée-laser des Jedis. Jünger était, parfois involontairement, visionnaire.
6. Le lundi 5 mars 2018, 16:51 par Philalethe
J'ai hésité à mettre ce passage en ligne car je l'ai trouvé un peu kitsch...
Votre idée d'une transposition au niveau spirituel d'une pratique militaire m'a rappelé ce qu'écrivait Georges Duby à propos de la posture de la prière qui était d'abord l' attitude du vassal par rapport à son seigneur...
Cela  dit, ces lignes écartent complètement la possibilité de la douleur, du mal parce que le combattant d'idées ne tient à rien d'autre qu'à la vérité ; comme il n'a pas d'illusion, comme il ne se ment pas à lui-même et comme il applique le principe de Clifford ("it is wrong to believe on insufficient evidence"), la seule valeur de ses croyances est leur vérité, valeur qu'elles perdent dès que l'autre combattant fait la preuve de leur insuffisance. 
Au fond, qu'il apparaisse sous les traits d'un personnage de heroic fantasy  est en accord avec l'idée qu'il incarne ce dont chacun de nous ne peut que par moments s'approcher.

lundi 29 janvier 2018

" Ces images énigmatiques, si fréquentes dans la vie, où le plaisir et la douleur s'inscrivent ensemble de façon presque inextricable." (Gondreville, 17 juillet 1940)

Jardins et routes est le premier des cinq journaux de guerre tenus par Ernst Jünger, couvrant un peu plus d'un an, d'avril 1939 à juillet 1940 ; comme l'officier Jünger avec ses hommes suit l'armée conquérante et ne participe pas aux combats, les morts sont moins effroyables : ce ne sont plus des compagnons d'armes horriblement blessés et décrits de près, mais des cadavres anonymes, vus de loin, au bord des routes, à l'égal des épaves de voitures, de tanks, de charrues.
Indices d'une guerre de mouvement, les chevaux morts abondent aussi alors que les animaux des journaux de 14-18 étaient généralement bien vivants et sauvages, symbolisant la résistance de la vie.
Avec les chevaux, les femmes aussi font leur entrée dans l'oeuvre de Jünger diariste. Arrivée inattendue car les journaux de la première guerre en décrivaient bien rarement : sauf à me tromper, Orages d'acier n'y fait jamais référence.
Dans les lignes que l' écrivain a écrites à Toulis le 6 juin 40 et qui sont à mes yeux parmi les plus marquantes de l'ouvrage, la femme apparaît à tous les âges, de la jeune fille à la vieillarde : elle est vue directement ou à travers le portrait qui reste d'elle, elle est, aussi bien, imaginée à partir de ce qu'on dit d'elle ; en tout cas, sur fond de morts animale et humaine, mort passée, présente et à venir, ces femmes composent, toutes ensemble, comme une discrète vanité :
" Avons marché jusqu'à Toulis, où nous sommes arrivés à 4 heures du matin. Cantonnement dans une grande ferme, les hommes dans les granges, les chevaux à la belle étoile, les voitures et les roulantes dans la cour. Au lit, mais couché sur mes sacoches de selle, dans une petite pièce pillée de fond en comble, où il ne restait qu'un grand portrait de femme, un daguerréotype du temps de Flaubert - d'une substance érotique encore très dense. Avant de m'endormir, j'éclairai du fond de mon lit, avec ma lampe de poche, cette beauté étroitement corsetée et j'enviais nos grands-pères. Ils ont cueilli les primeurs de la décomposition.
La marche de nuit nous fit côtoyer de nombreux cadavres. Pour la première fois nous allions droit au feu, que l'on entendait à faible distance - avec le lourd éclatement des arrivées. À droite, batteries de projecteurs, et au milieu d'eux des fusées éclairantes jaunes, probablement anglaises, qui planaient longtemps dans le ciel.
Comme nous pouvions être d'un instant à l'autre engagés dans la bataille, j'essayai nos mitraillettes dans l'après-midi, sous un violent soleil, en compagnie de mes chefs de section, et j'eus une bonne impression de leur puissance de feu. Je fis placer devant une meule de paille une longue rangée de bouteilles de vin vides - dont nous ne manquons pas ici - puis je fis diriger le feu sur elles : chaque courte rafale faisait éclater une bouteille. L'exercice fut fatal à un vieux rat gros et gras qui surgit tout à coup, le museau ensanglanté, de sa cachette de paille et que Rehm acheva d'un coup de bouteille.
En cours de route, conversation avec un Français âgé qui avait assisté à trois guerres, car il se souvenait encore d'avoir vu, à l'âge de cinq ans, la guerre de 1870. Marié, trois filles ; comme je lui demandais si elles étaient belles, il me répondit en balançant la main avec détachement : " Comme ci, comme ça." D'ailleurs cette rencontre me montra la dignité que confère à l'homme une longue vie de travail.
Très chaud. À l'église. Dans l'un des bas-côtés, sur la paille, un groupe de vieilles femmes chenues ; dans des écuelles rondes, elles boivent bruyamment avec leurs bouches édentées la soupe que vient de leur apporter une jeune fille qui est maintenant assise sur l'un des bancs, en train de dire sa prière.
Ensuite au cimetière. Deux hommes creusaient une tombe - pour un vieillard, le troisième des réfugiés morts au cours de ces deux dernières journées. Ils fouillaient dans ce sol depuis si longtemps peuplé de morts ; l'un d'eux exhuma un crâne à la lumière du jour." ( Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, pp. 137-38)

Commentaires

1. Le mardi 30 janvier 2018, 16:07 par gerardgrig
Dans ses journaux de guerre, Jünger s'intéresse aux femmes, mais un peu à la manière d'Hergé dans les aventures de Tintin. Cet intérêt ne rend pas Jünger plus humain. Si le particulier l'intéresse, c'est pour son côté littéraire. Jünger est plutôt dans les généralités : la nation, le peuple, la race. Il reste un dandy désabusé et amer, qui porte un regard d'entomologiste sur l'espèce humaine, et cette distance s'accroît du fait qu'il occupe une sinécure loin des combats, avant de prendre sa retraite. Bien que pétri de culture française, ou peut-être à cause de cela, il ne fait pas de cadeaux aux Français. Il devait penser la défaite française à la manière de Heidegger dans son séminaire sur Nietzsche : « Au cours de ces journées, nous sommes les témoins d’une loi mystérieuse de l’histoire qui veut qu’un jour un peuple ne soit plus à la hauteur de la métaphysique qui est née de sa propre histoire ». Comme Jünger avait commencé sa carrière militaire dans la Légion étrangère française, en France envahie il était resté un peu reître, un peu lansquenet, avec un comportement aristocratique. En arrière-fond, il y a l'aspect touristique, à l'aide du Guide Michelin, de la Campagne de France, qui permet aux Allemands de faire la fête, de boire et de séduire de jolies filles, tandis que les Français prennent des grandes vacances, sur les routes ou bientôt dans les camps de prisonniers.
Avec les femmes, Jünger est un naturaliste, curieux d'expérimentations diverses. Dans ses journaux, il raconte qu'il emmène une Parisienne au cinéma, et que lui ayant effleuré la poitrine, il subit un afflux d'images florales dans sa tête. Cela rappelle son expérience des drogues.
Il y a l'épisode kitsch, décadent, fétichiste et peu nécrophile du daguerréotype de femme dans la ferme, avec la complicité de Flaubert. Mais Jünger sous-entend des choses profondes : on refait les batailles aux mêmes endroits, la guerre est un cycle dans lequel l'homme retrace le sillon de ses ancêtres, pour ensemencer inlassablement la terre de corps humains.
Il y a eu des crimes de guerre de la Wehrmacht en France en 1940, que nous avons préféré oublier. Un livre, "Soldats - Combattre, tuer, mourir : procès-verbaux de récits de soldats allemands" de Sönke Neitzel et Harald Welzer, a bouleversé la recherche sur les crimes de guerre de la Wehrmacht. On découvre qu'à part une minorité de nazis fanatiques qui tuaient par idéologie, les soldats allemands avaient intégré le crime dans leur cadre de référence, qui avait ses propres règles. La guerre était leur métier, qui avait sa propre raison suffisante en toutes circonstances. Ils étaient des "travailleurs de la guerre", qui ne parlaient jamais du mobile idéologique réel de leurs crimes, pour le questionner, parce que cela était inutile, de leur point de vue fonctionnel. Cela explique le détachement et l'indifférence de Jünger. Il comprenait que la violence guerrière de 1940 était identique à celle de 1914, malgré l'hypocrisie en plus.
2. Le mardi 30 janvier 2018, 18:35 par Philalèthe
C'est amusant, quand je lis ce que vous écrivez de Jünger, j'ai l'impression que nous ne lisons pas les mêmes textes ! À dire vrai, parlons moins de Jünger (je n'ai lu aucune biographie sur lui) que du portrait que cet homme fait de lui directement ou non dans ses journaux (je n'irai pas cependant jusqu'à l'extrême de distinguer l'écrivain Jünger du narrateur des journaux, vues les conventions du genre autobiographique, mais cela doit se discuter, j'imagine).
À mes yeux, ce portrait est celui d'un homme humain, délicat, respectueux, entre autres,  des Français qu'il rencontre, même s'ils appartiennent à un milieu très modeste ; rien de l'entomologiste méprisant que vous décrivez... Je suis frappé au contraire par son empathie. par sa capacité à relever les qualités des autres ( cf par exemple " Les êtres cachent encore en eux beaucoup de bons grains qui germeront à nouveau dès que le temps s'adoucira et reprendra des températures humaines." 17 juin 1941). Loin de moi aussi l'idée que c'est l'homme des généralités, tout au contraire sa capacité à prendre conscience de la singularité et la beauté de l'individuel et du concret m'a frappé, voyez ses descriptions de fleurs qui deviennent des mondes (son regard me fait penser à celui de Ponge posé sur la mie du pain par exemple)
Je ne lis pas du tout comme vous non plus son entrée du 1er mai 41 (à noter que le texte est remarquable pour  être le premier à évoquer une relation physique entre lui et une femme) :
" (...) Puis, place des Ternes. Muguet, dont j'achetai un petit bouquet, en l'honneur du 1er Mai, lequel est bien pour quelque chose aussi dans ma rencontre avec Renée, une toute jeune vendeuse dans un grand magasin. Paris offre des rencontres comme celle-là, sans qu'on ait presque à les chercher ; on s'aperçoit qu'elle fut fondée sur un autel de Vénus. Cela tient à l'eau et à l'air. Je l'éprouve à présent d'une façon d'autant plus nette que j'ai vécu les dix-huit premiers mois de guerre dans une vraie réclusion : casernes, cantonnements de village, blockhaus. Durant les longues périodes d'ascèse, où nous domptons nos pensées mêmes, il nous vient un avant-goût de la sagesse du grand âge de la sérénité.
Dîner, puis au cinéma ; j'y ai touché sa poitrine. Un glacier ardent, une colline au printemps qui cache, par myriades, les germes de vie, des anémomes blanches, peut-être (...) Nous nous sommes séparés devant l'Opéra, sans doute pour ne plus jamais nous revoir." (La Pléiade, p. 213-214)
Ce n'est pas, selon moi, se comporter en naturaliste avec les femmes, c'est métaphoriquement évoquer le désir fiévreux et à la fois  pudique et retenu d'une femme donnée.
Certes manifester de l'admiration pour Jünger ne me conduit pas à oublier les crimes de guerre de la Wehrmacht, le livre que vous citez sur cette question est en effet excellent, mais il peut y avoir un homme d'exception dans une armée criminelle...
3. Le jeudi 1 février 2018, 16:35 par Philalèthe
Ces lignes qui, à mes yeux, justifie l'idée que Jünger, bien qu'entomologiste, ne porte pas un regard d'entomologiste sur l'espèce humaine :
" Paris, 3 décembre 1941
L'après-midi, chez Lechevalier, rue de Tournon. En examinant des gravures et des planches entomologiques en couleurs, j'ai été assailli par un sentiment de dégoût, comme si ce plaisir était gâté par le voisinage des cadavres. Il est des forfaits qui atteignent le monde dans son ensemble, dans sa structure et sa raison d'être ; l'homme des Muses, à son tour, cesse alors de pouvoir se consacrer au beau, il doit se vouer à la liberté. Mais ce qu'il y a de terrible, aujourd'hui, c'est qu'on ne la trouve dans aucun des partis et qu'il faut combattre en solitaire."
4. Le vendredi 2 février 2018, 16:29 par gerardgrig
Le meilleur Jünger était peut-être le dernier Jünger, cet écologiste visionnaire, ce voyageur infatigable au savoir encyclopédique, qui ressemblait à Humboldt. Il semble de beaucoup préférable au guerrier nietzschéen de 14-18, qui n'aimait pas nos romanciers des tranchées, parce qu'ils faisaient trop dans l'émotion et l'empathie pour le peuple. Préférable aussi au penseur nationaliste de la guerre totale du travailleur-soldat, et à l'officier mondain d'occupation, ambigu et détaché, même s'il adoptait insensiblement une sagesse proche de celle du Goethe du "Second Faust".
Le Jünger des journaux de guerre était convaincu de la régression zoologique du peuple, sous la figure du Lémure, à cause de la technique. Dans le Premier journal parisien, le génie ailé de la Bastille lui donnait "l’impression toujours plus vive d’une force extrêmement dangereuse et qui porte loin." Et il ajoutait : " On voit exalté le génie du progrès, en qui déjà vit le triomphe d’incendies à venir." Il se mettait à rêver d'une chevalerie moderne, "dans ces petits cercles des derniers chevaliers, des libres esprits, de ceux qui pensent et sentent au-delà des mornes passions des masses." Sa critique du totalitarisme en général prenait cette forme. Dans "Sur les falaises de marbre", on ne savait pas si le Grand Forestier, chef de la Maurétanie au service de la technique, était Hitler ou Staline.
Même si Jünger avait beaucoup de délicatesse et d'attention aux gens, il n'oubliait pas qu'il était "l'homme des Muses" doué de cette "perception stéréoscopique" qui lui faisait voir le mythe derrière la réalité empirique. Du paysan que Jünger taquine, en lui donnant une légère inquiétude, quand il lui demande si ses filles sont belles, il tire la contemplation d'un stéréotype moral. Et le paysan n'est pas le plébéien violent et grégaire de la bestialité des dictatures. Le paysan sympathique de Jünger est aussi une abstraction "völkisch". Chez le dernier Jünger, ce sera la figure du Rebelle qui vit librement dans les forêts.
Je n'ai pas les Journaux de Jünger sous la main, mais il me semble que les cadavres dont il parle, et qui lui gâchent son plaisir de chineur curieux de planches entomologiques, sont ceux de Katyn, dont le régime nazi se sert pour sa propagande, et dans ce cas Jünger s'y laisse prendre. Il ne fera pas la différence entre Katyn et les massacres des Nazis.
De plus, au début du mois de décembre 1941, l'armée allemande, épuisée et frigorifiée, échoue à prendre Moscou. La guerre piétine, elle sera longue et elle ne mènera nulle part. Jünger se sent isolé et il rentre dans sa tour d'ivoire.

mardi 23 janvier 2018

La raison des rideaux : un éloge de la lumière tamisée.

Tant que le soleil est allégorique, on peut le regarder en face ; certes le prisionnier échappé de la caverne aura besoin de temps mais il y arrivera (La République, VII, 516b).
En revanche, quand le soleil est le vrai, il est comme la mort, on ne peut pas le regarder en face, La Rochefoucauld l'a écrit (maxime 26, édition de 1678).
Mais peut-on raisonner au soleil ? Ce n'est pas l'avis de Théodore-Malebranche qui presse Ariste de s'enfermer à l'intérieur, et ce dernier se prend au jeu :
" Ariste : (...) Doublons le pas... Grâce à Dieu, nous voici arrivés au lieu destiné à nos entretiens. Entrons... Asseyez-vous... Qu'y a-t-il qui puisse nous empêcher de rentrer en nous-mêmes pour consulter la Raison ? Voulez-vous que je ferme tous les passages de la lumière, afin que les ténèbres fassent éclipser tout ce qu'il y a de visible dans cette chambre et qui peut frapper nos sens ?
Théodore : Non, mon cher. Les ténèbres frappent nos sens aussi bien que la lumière. Elles effacent l'éclat des couleurs. Mais à l'heure qu'il est, elles pourraient jeter quelque trouble, ou quelque petite frayeur dans notre imagination. Tirez seulement les rideaux. Ce grand jour nous incommoderait un peu, et peut-être trop d'éclat à certains objets... Cela est fort bien ; asseyez-vous." (Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, Vrin, 2017, p. 158)
Rendre le sensible insignifiant, ce n'est donc pas le rendre invisible : trop de lumière et les couleurs prendront le pouvoir, dopant l'imagination ! Pas de lumière et l'imagination, cette fois impressionnée par le noir, fera encore des siennes !

Commentaires

1. Le jeudi 25 janvier 2018, 15:45 par gerardgrig
C'est un peu étrange, ce philosophe qui manque singulièrement d'attention et de concentration, au point de se laisser dissiper par des objets trop éclairés, et qui a peur dans le noir, parce qu'il croit aux fantômes ! Les idées nouvelles ne viennent-elles pas de tout ce qui nous bouscule et nous importune dans notre monde trop tranquille ? N'est-ce pas une joie de l'esprit de contempler les formes et les couleurs du monde ? L'obscurité n'est-elle pas propice à la méditation ? Et surtout, ce philosophe ne dit pas l'essentiel : s'il faut suffisamment de lumière, c'est pour voir l'Autre en chair et en os, avec ce qu'il dit par ses mimiques, ses gestes et son regard, car le vrai dialogue a toujours une épaisseur humaine. Enfin, la lumière tamisée et le rideau ne conviendraient-ils pas plutôt au décor du libertinage ? Il est vrai qu'il y a eu des libertins de pensée.
En tout cas, on ne dira pas, comme s'il s'agissait de théâtre : "La philosophie ? Rideau !".
2. Le jeudi 25 janvier 2018, 16:22 par Philalèthe
Ah, vous réagissez en philosophe empiriste, sensualiste, pensant que les idées viennent de la perception ! Malebranche le rationaliste déprécie la perception au profit de la raison, le sensible au profit de l'intelligible. 
Quant au dialogue, il le croit d'autant plus fécond qu'on peut faire abstraction du corps de l'autre dont le nom ne s'écrira pas avec une majuscule, celle-ci est réservée à la Raison, à Dieu. 
Quant au libertinage... Lisez le titre de la première partie du chapitre XX du premier livre de son opus De la recherche dela vérité :
" Que nos sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps."
Pour enfoncer le clou, quelques lignes tirées de ce même ouvrage :
" Ainsi ceux qui veulent s'approcher de la vérité pour être éclairés de sa lumière, doivent commencer par la privation du plaisir. Ils doivent éviter avec soin tout ce qui touche et tout ce qui partage agréablement l'esprit : car il faut que les sens et les passions se taisent, si l'on veut entendre la parole de la vérité " (Livre IV, chapitre XI, II, La Pléiade, p. 452)
3. Le samedi 27 janvier 2018, 17:36 par gerardgrig
Les conseils pratiques, pour le confort du dialogue des philosophes, ont une utilité marginale. Mais n'est-ce pas tout l’enseignement de la sagesse, qui a une utilité marginale ? Il y a un âge « philosophique », ou bien une petite santé limitative, qui nous mettent définitivement à l’abri des pulsions guerrières et reproductives. Comme dans le cas des crises qui s'achèvent toutes seules, ou des conflits qui n’ ont plus de combattants, on pourrait dire que les conseils de sagesse sont utiles, mais quand on n’ en a plus vraiment besoin.
4. Le samedi 27 janvier 2018, 21:04 par Philalèthe
Ah, là, vous sortez les armes lourdes !
Je doute en fait qu'il suffise que libido et agressivité s'affaiblissent pour accéder à la sagesse, les fins de vie seraient plus sereines si c'était le cas. Je ne crois pas non plus que la sagesse ait comme conditions nécessaires une libido et une agressivité faibles. Le cynique donne une forme philosophique à son agressivité, l'épicurien a une sexualité sans amour mais pas sans plaisir, quant au stoïcien, sa sexualité et son agressivité peuvent s' exprimer dans le cadre de ses devoirs. Ces sagesses ne sont pas des rationalisations de l'asthénie mais plutôt des stylisations de la vie brute.
Mais qui a été réellement sage, me direz-vous ? Des stoïciens, comme Marc-Aurèle, Épictète, Sénèque ont eu sans cesse conscience de la distance entre ce qu'ils furent et ce qu'ils auraient dù être ; s'ils s'enseignent, comme Marc-Aurèle, ou enseignent aux autres ce qu'on devrait être, c'est précisément parce qu'ils ne sont pas des sages en acte, mais plutôt des apprenants. Sans doute qu'on ne peut pas faire mieux que tendre vers cet idéal régulateur qu'est le sage, mais ce n'est pas rien. Sur ce point, je partage l'avis de La Rochefoucauld : cet enseignement de la sagesse peut beaucoup contre les maux passés et à venir même si les maux présents la réduisent à des mots sans portée.
Certes, plus dubitativement, on peut aussi voir l'enseignement de la sagesse, dans son émission comme dans sa réception, comme un divertissement, au sens de Pascal, associé à une satisfaction d'amour-propre. Même si son efficace se réduisait à cela, elle ne serait pas nulle..

lundi 22 janvier 2018

Nazisme et herméneutique du soupçon : valeur et limite du rapprochement.

Quel rapport établir entre le nazisme et la philosophie ? J'ai posé la question il y a longtemps déjà à travers un texte surprenant de Julien Benda. Aujourd'hui ce sont quelques lignes du dernier livre de Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), qui relance mon intérêt :
" Cette herméneutique biologique et médicale, cette lecture raciologique de l'art, est également mobilisée pour d'autres réalités culturelles, comme la philosophie grecque : une oeuvre philosophique n'est pas l'expression abstraite d'une idéalité absolue. Elle est incarnée, fille de son temps, du sol et du sang. Avant la rédaction de Mein Kampf par Hitler (1924) ou du Mythe du XXème siècle par Alfred Rosenberg (1935), l'idéalité philosophique, cette prétention sinon à l'absolu, du moins au général, avait déjà été interrogée par les philosophes du soupçon, qui en avaient montré toute la relativité à un temps, à un lieu, voire à une idiosyncrasie physique : Marx avait référé la pseudo-universalité philosophique à ses conditions de production socio-économiques, Nietzsche avait disserté sur le "problème de Socrate ", cette idiosyncrasie du raté qui se voue par ressentiment à la dialectique, et Freud avait rendu le moi et la raison du sujet victorien plus humbles devant les puissances formidables du ça.
Les nazis participent pleinement de cette démarche du soupçon adressé à la raison, d'autant plus que son règne est solidaire du cosmopolitisme libéral et délétère imposé par la Révolution Française et l'idéologie des droits de l'homme. Curieusement, c'est de Freud que, sans oublier Nietzsche, les nazis sont les plus proches. Eux aussi développent une exégèse psychophysique des oeuvres de l'esprit, à la réserve, d'importance, que ni Freud ni Nietzsche ne lient l'expression de la pensée ou de la création artistique à un quelconque déterminisme racial." (pp. 26.27)
Qui parle d'idéologie des droits de l'homme ? Est-ce l'historien qui écrit ces lignes ou son objet d'étude, les nazis ? On ne sait pas vraiment.
Reste que le mot d'idéologie est pertinent pour qualifier le nazisme. Le nazisme comme idéologie : cela le remet à sa place, du point de vue de la connaissance.
Certes, vues par un historien, il n'y a peut-être pas un abîme entre une idéologie et une philosophie : dans les deux cas, au minimum, elles peuvent être des documents éclairant l'objet de l'historien. Mais, quand un philosophe lit Freud ou Nietzsche ou Marx, il ne met pas longtemps à identifier ce qui distingue leurs textes des textes des intellectuels nazis : d'un côté a work in progress avec une richesse et une complexité argumentatives destinées à s'approcher de la vérité, de l'autre une argumentation propagandiste qui singe la philosophie. Aussi les textes de Freud, Nietzsche, Marx gardent-ils aujourd'hui leur pouvoir de stimuler la réflexion et grâce à eux les élèves qui le désirent mettent en question leurs certitudes, s'élèvent intellectuellement ; ceux de Hitler ou de Rosenberg, qui singent la vraie réflexion rationnelle, ne trompent que ceux qui n'ont pas assez cultivé la philosophie pour ne pas être sensible à l'immense différence entre un corpus philosophique et un corpus idéologique, ce qui ne veut pas dire que certaines oeuvres ne sont pas difficilement classables, ce qui ne veut pas dire non plus que certaines lignes de grands philosophes ne sont pas dignes d'eux...
Prendre au sérieux l'idéologie nazie ne doit pas conduire à voir entre elle et les philosophies du soupçon un air de famille pour la bonne raison qu'il ne suffit pas que des thèses déterministes biologistes soient défendues (toujours) par Hitler et (ici et là) par Nietzsche pour qu'on y voie deux oeuvres ressemblantes car le jugement doit porter autant sur les thèses que sur ce qui les précède et les suit dans les textes où elles se trouvent et dans les autres textes du philosophe en question. Ainsi, entre un subtil rhéteur et un franc philosophe qui soutiennent la même thèse, il y aura toujours un monde entre leurs modalités d'argumentation et leur propre rapport avec la thèse présentée. Dit autrement, on l'aura compris, la vieille distinction platonicienne entre convaincre et persuader n'a pas pris à mes yeux un coup de vieux, malgré la déconstruction et le brouillage relativiste et post-moderniste des frontières. On peut donc imaginer une épreuve de philosophie où l'élève, l'étudiant, face à des textes anonymes, devraient distinguer ceux porteurs d'argumentations défendables (à défaut d'être vraies) et ceux défendant des argumentations faibles.
Certes, pour croire dans cette distinction, on pourra bien avoir critiqué "vérité" et "raison" mais ça aura été en respectant la vérité et la raison qu'on l'aura fait...

Commentaires

1. Le lundi 22 janvier 2018, 23:06 par Arnaud
« Il n’y a jamais eu de science sans présupposés, une science ‘objective’, vierge de valeurs et dépourvue de vision du monde. Le fait que le système de Newton a conquis le monde n’a pas été la conséquence de sa vérité et de sa valeur intrinsèque ou de sa force de persuasion, mais plutôt un effet secondaire de l’hégémonie politique que les Britanniques avaient acquise à cette époque et qui s’est transformée en empire. […] Les faits sont simplement les suivants : une idée née des Lumières –c’est-à-dire une idée issue de la civilisation occidentale à une époque bien précise- s’est érigée en vérité absolue et a proclamé qu’elle était un critère valable pour tous les peuples et à toutes les époques. Nous avons là un parfait exemple d’impérialisme occidental, une impudente affirmation de sa suprématie. »
La citation est de Ernst Krieck, idéologue nazi convaincu, qui écrivait ces mots en 1942
2. Le mardi 23 janvier 2018, 16:12 par Philalèthe
Oui, le nazisme a une dimension relativiste. Ces lignes sont-elles tirées de La loi du sang (Chapoutot, 2014) ?
Le texte est en tout cas bien choisi donc embarrassant : valeur et limite de l'opposition !
Plus sérieusement : ces lignes mettent bien en évidence que pour savoir à quoi on a affaire il faut le contexte qui n'est sans doute pas seulement l'ouvrage duquel les lignes sont tirées et les autres ouvrages du même auteur mais aussi le contexte social etc. 
Bien sûr en sceptique on peut penser qu'on appelle idéologie la philosophie de l'ennemi ou philosophie notre propre idéologie... Mais je reste favorable à une conception disons réaliste de la philosophie, malgré sa diversité. Certes, entre des textes facilement identifiables comme philosophie (la CRP) ou comme idéologie (Mein Kampf), il y en a dont le classement dans un ou l'autre des deux ensembles fera polémique...
À moins que l'opposition dans mon discours ne soit qu'un vieux reste en moi d'une influence althussérienne...
3. Le mardi 23 janvier 2018, 17:58 par Arnaud
Cette citation n'est, hélas, que de seconde main : elle est tirée de Pseudosciences et postmodernisme de Sokal, mais étant donné la date indiquée (1942) elle provient probablement de Natur und Wissenschaft de Ernst Krieck...
4. Le mardi 23 janvier 2018, 20:10 par Philalèthe
Merci !
Je trouve dans Chapoutot (2014) cette citation de Krieck tirée de sa contribution en 1939 au livre de Wilhelm Pinder et Alfred Stange, Deutsche Wissenschaft. Arbeit und Aufgabe :
" La philosophie telle qu'on l'entend généralement est caractérisée par un principe universaliste. Le fait que la vision du monde national-socialiste (...) met fin à tout universalisme pour le remplacer par le principe de la race, devait conduire logiquement à déclarer la fin de la philosophie (...) pour la remplacer par une cosmologie et une anthropologie raciste."
5. Le mercredi 24 janvier 2018, 20:54 par gerardgrig
Au palmarès des inclassables, le Nietzsche de « La Généalogie de la morale » et le Jeune Marx tiendraient bien leur place. Ils ont réussi le tour de force d'être antisémites, tout en ne l'étant pas, ou bien l’inverse. On aurait tendance à dire que la philosophie est une chose trop complexe, et qu’ elle devrait rester ésotérique, car bien souvent, nous autres simples mortels, nous n’ y entendons goutte.
6. Le dimanche 28 janvier 2018, 09:34 par Julius Bendus
merci pour cette référence à Chapoutot. Il
a , à mon sens, tout à fait raison. Bien sûr Marx, Nietzsche , et peut être aussi Freud ( mais sans doute bien moins ce dernier car il te tenaient comme incarnant la science juive) ne sont pas des idéologues nazis. Mais les nazis ont appris auprès d'eux à se référer aux origines des idées dans la vie, dans le monde social, dans l'inconscient, et à référer les thèses des penseurs philosophes à leurs sources causales. Combien de passages de Nietzsche jugeant Kant sur ses habitudes mentales? Les nazis sont bien entendu des philosophes de bazar, mais ils ont compris que Marx, Nietzsche et Freud usaient sans cesse de l'argument génétique ( ou si vous préférez confondre le contexte de découverte avec celui de justification). Cet argument génétique est le ferment de l'anti-rationalisme.
J'avais donc fondamentalement raison, dans le texte que vous citiez sur votre blog en 2010 , de voir dans l'existentialisme aussi, dans le culte de la vie, la source de l'anti-raison.
7. Le dimanche 28 janvier 2018, 09:55 par Philalèthe
Je suis d'accord avec vous, Julius Bendus : la destruction d'une thèse par la seule identification d'un contexte de découverte nécessairement toujours local et contingent ne prend pas en compte ce que Bourdieu a exposé clairement, le fait qu'on peut avoir un intérêt particulier à découvrir des vérités universelles, tout le problème étant pour une société d'instituer des lieux de recherches où chacun a un intérêt personnel à produire des propositions vraies, donc impersonnelles.
Et je suis d'accord pour appeler philosophie de bazar une idéologie. Maic ce qui me frappe dans cette affaire, est qu'une lecture purement historique des textes nazis révise largement à la hausse leur valeur intellectuelle. Chapoutot insiste souvent sur le sérieux des constructions nazies sans assez mettre en relief par exemple leur incohérence, par exemple le fait que les nazis accusent le Traité de Versailles d'être injuste, ce qu'ils ne devraient pas faire logiquement du point de vue de leur morale qui justifie le plus fort.
8. Le dimanche 28 janvier 2018, 15:46 par gerardgrig
Dans ce domaine, la sophistique des Nazis était inépuisable. En 1919, nous n’ étions pas les plus forts, nous avions triché !
Les Nazis étaient très informés. Mais ils connaissaient les grands auteurs surtout par des ouvrages de seconde main. De toute façon, ils n'en gardaient que ce qui pouvait servir leur idéologie, au prix de quelques manipulations. Leur information suivait parfois un trajet étrange, une « chaîne causale déviante » dirait notre Pr Scalpel, comme par exemple quand ils redécouvraient Clausewitz en lisant Lénine, qui en avait fait la Bible de sa stratégie. En retour, Lénine et Trotski s' initieront au vitalisme et à l'apologie de la force, par la lecture de Jack London.
Sur la réévaluation intellectuelle du nazisme, il y a eu le livre facile de Vullierme, « Miroir de l’Occident ». Pour lui, le nazisme est le pur produit de la civilisation occidentale, et il reviendra. Hitler n’ était pas seulement l’ auteur d’ un livre de propagande pour Feldwebels. C’ était, paraît-il, un vrai penseur, l’auteur de nombreux ouvrages, dont l’un portant déjà sur la mondialisation économique. On n’ en sait pas plus, mais on se doute que son livre d'économie ne doit pas comporter beaucoup de maths et de stats, mais plutôt une forte dose d’ idéologie complotiste.
9. Le lundi 29 janvier 2018, 08:59 par Julius Bendus
J'ai lu le livre de Vuillmerme, qui est fort intéressant. Il voit dans les nazis des imitateurs de Taylor, et des planificateurs . Il ne faut pas oublier qu'il y avait parmi eux des gens intelligents, comme Speer.
Un philosophe peut toujours se faire récupérer par une idéologie, même quand il ne donne pas cette forme à ses écrits, à la différence de Marx et de Nietzsche, dont il faut quand même dire qu'ils ne sont pas toujours au top au niveau théorique.
10. Le lundi 29 janvier 2018, 16:49 par gerardgrig
Dans "La Généalogie de la morale", Nietzsche reprenait la théorie de l'invasion aryenne, avec ses conquérants caucasiens aux cheveux blonds qui s'étaient répandus dans l'Inde du Nord et en Europe, qui étaient les véritables importateurs de l'hindouisme, et qui étaient la noblesse d'un d'âge d'or dont il fallait retrouver les valeurs. Cette théorie était largement admise au XIXème siècle. Néanmoins, le nazisme a rendu cette théorie dangereuse, outre qu'elle est âprement discutée par les archéologues, car les fouilles n'ont mis à jour aucun vestige pouvant la justifier.
Néanmoins les véritables vestiges, pouvant valider cette théorie, auraient été produits par l'étude comparée de la mythologie et de l'organisation sociale ternaire des peuples de langues indo-européennes, comme chez Georges Dumézil, ainsi que par la linguistique, qui reconnaît le sanskrit comme racine de ces langues. Ces études ne s'appuient pas sur des coïncidences. Il reste que les travaux de Dumézil ont aussi suscité une polémique, et qu'il vaut mieux prendre des pincettes pour en parler dans une discussion d'amis.
11. Le jeudi 1 février 2018, 16:51 par Philalèthe
à Julius Bendus :
Certes, mais y a-t-il eu un seul grand philosophe " au top d'un point de vue théorique " ? Le progrès (au sens neutre) de la philosophie ne naît-il pas de l'existence constante de failles théoriques dans toute philosophie ? Sans compter les insuffisances empiriques, sans cesse identifiables  grâce aux progrès des sciences.
12. Le lundi 5 février 2018, 02:40 par Julius Bendus
Etre au top ne veut évidemment pas dire
être infaillible. Cela veut dire : s'efforcer
de chercher honnêtement la vérité et ne pas en dire plus qu'on n'en sait ni donner des explications dont le seul critère est qu'elles satisfont leurs auteurs. Marx et Nietzsche, de même que Freud, ne sont pas toujours au top. Quant aux failles empiriques, la philosophie n'est pas la science. Mais elle a aussi le devoir de ne pas la contredire, et si une de ses théories (de la philosophie) va contre la science, d'exercer son droit d'examen sur elle-même, pas sur la science.
13. Le lundi 5 février 2018, 08:57 par Philalèthe
La difficulté avec cette subordination partielle de la philo à la science vient de ce que le philosophe n'a plus les moyens de s'assurer que  les connaissances produites par les scientifiques sont vraies, il doit donc leur faire confiance, mais imaginez une confiance de ce genre à une époque où la biologie était raciste ! Certes on peut espérer que par suite de l'efficacité d'une division accrue du travail intellectuel, depuis que les philosophes ne peuvent plus être scientifiques, toutes les sciences ont bel et bien fait leur "rupture épistémologique" et qu'elles sont donc productrices de vérités, mais si le raisonnement semble acceptable pour la physique ou la bio, l'est-il vraiment pour les sciences humaines ?
14. Le lundi 5 février 2018, 18:05 par gerardgrig
Le problème ne se poserait peut-être pas si les scientifiques lisaient Ronald Dworkin. Ils comprendraient que le monde est vrai parce que le monde est beau, et que cela s’inscrit dans une religion sans Dieu.

mercredi 17 janvier 2018

Garder raison par gros temps.

Voici une phrase qui me plaît, ajustée à notre époque, bien que son auteur ne soit pas un de nos contemporains :
" Aujourd'hui, on n'ose plus dire du bien de l'entendement et de la raison, et l'on tient le "rationalisme" pour mort en s'efforçant d'être irrationnel et peu raisonnable."
Elle est de Hans Schwarz, un des rares kantiens professionnels, à avoir cherché à populariser la pensée du philosophe de Königsberg en plein nazisme. Son livre s'appelle Kant und die Gegenwart - Volkstümlich dargestellt. Johann Chapoutot, qui est la source de mon billet à travers son dernier ouvrage, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), traduit le titre du livre de Hans Schwarz par Kant pour aujourd'hui- Essai de vulgarisation. L'historien français reconnaît que ladite traduction est "faible", c'est, écrit-il, " un Kant pour la race, pour le Volkstum ." (p. 126). À dire vrai, il y a dans Volkstum moins l'idée de race que celle du peuple dans sa dimension traditionnelle, on pourrait tenter Kant et le présent. Pour le peuple allemand. Sans tourner autour du pot, disons que l'auteur nazifie Kant mais modérément, d'où la phrase initiale, si peu nazie. Je laisse découvrir l'analyse que Johann Chapoutot fait de ce léger détournement.
On peut lire aussi dans le même ouvrage un article qui revisite Eichmann dans un sens vraiment non-arendtien. Jugez plutôt :
" Adolf Eichmann semble avoir été le roué metteur en scène de sa banalité, un acteur confirmé, qui a su jouer de stéréotypes rebattus et mettre son image, surjouée, de petit besogneux inoffensif au service de la défense. Il n'est pas exclu que le choc de l'enlèvement par le Mossad, de la prison, de l'interrogatoire puis du procès, ainsi que la peur d'une possible issue fatale aient altéré le caractère d' Eichmann au moment où il comparaît. Mais l'homme timide, réservé et obséquieux qui se présente aux juges et aux caméras ne correspond toutefois guère, s'il a vraiment changé, à l'homme plutôt sur de lui et parfois emporté que les témoins et anciens Kameraden décrivent." (p. 217-218)
Au fond de la caverne, Hannah Arendt n'aurait-elle donc vu que l'ombre d'Adolf Eichmann ?

mardi 16 janvier 2018

La banalité du mal, un conte de soldat discipliné ?

M'appuyant sur le livre de Christian Ingrao, '' Croire et détruire. les intellectuels dans la machine de guerre SS '' (2010), j'ai déjà mis en doute la vérité historique de l'interprétation présentée par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal. La lecture de KL, une histoire des camps de concentration nazis de Nikolaus Wachsmann (Gallimard, 2017) ne fait que renforcer ce doute :
" Le déni fut le moyen de défense par défaut employé par les captifs SS. Sous sa forme la plus extrême, il culmina dans l'affirmation que tout avait été bien dans les KL. " Dachau était un bon camp ", proclama Martin Weiss avant son procès, et Joseph Kramer protesta qu'il n'avait " jamais reçu aucune plainte des prisonniers " ; les anciens détenus qui parlaient de violence et de torture. Les enseignements majeurs de la SS des camps n'avaient pas été oubliés, les inculpés continuant à décrire les prisonniers comme des déviants et eux-mêmes comme des gens corrects. " J'ai servi comme soldat de carrière ", déclara Oswald Pohl du haut de la potence.
Cette image de soi comme simple soldat, omniprésente chez les inculpés des camps, fut une autre forme de déni. Après tout, les initiatives locales de SS dévoués, qui aspiraient à l'idéal du fanatique " soldat politique ", avaient fait beaucoup pour accentuer la terreur à l'intérieur des KL. Mais dorénavant, tout comme le ferait Adolf Eichmann à Jérusalem plusieurs années plus tard, un grand nombre d'accusés se dépeignaient comme des sous-fifres sans convictions idéologiques : ils avaient simplement fait leur devoir. Alors que ce conte du soldat discipliné était spécifique au sexe, les femmes SS inculpées avancèrent un argument similaire. L'ancienne responsable du bunker de Ravensbrück, par exemple, déclara au tribunal qu'elle avait été " un petit rouage inerte dans une machine ". (p. 821-822)
Il semble donc que la défense banalisante présentée par Adolf Eichmann en 1961 non seulement n'était pas sincère (ou du moins n'était pas éclairée par une bonne mémoire) mais en plus n'avait rien d'original : c'était la reprise d'un plaidoyer expérimenté des années avant. Dans son prologue, Nikolaus Wachsmann avait mis en garde contre les lectures philosophiques de l'histoire :
" Les écrits plus philosophiques sur les camps de concentration ont souvent été réducteurs également. Depuis la fin du régime nazi, d'éminents penseurs ont cherché des vérités cachées et prêté aux camps une signification profonde pour valider leurs croyances morales, politiques ou religieuses, ou pour saisir quelque chose d'essentiel à propos de la condition humaine. Cette quête de sens est légitime, bien sûr, car le choc que les KL portèrent à la foi dans le progrès et la civilisation en faisait des emblèmes de la capacité de l'humanité à basculer dans l'inhumanité. " Tous les systèmes qui reposent sur la bonté naturelle de l'homme en resteront ébranlés à jamais ", avertit François Mauriac à la fin des années 1950. Certains écrivains ont attribué depuis aux camps une qualité mystérieuse. D'autres sont parvenus à des conclusions plus concrètes et ont décrit les KL comme les produits d'une mentalité allemande particulière ou de la face obscure de la modernité. Une des contributions les plus influentes vient du sociologue Wolfgang Sofsky qui décrit le camp de concentration comme une manifestation du " pouvoir absolu ", au-delà de toute rationalité ou idéologie. Cependant, son étude stimulante souffre des mêmes limites que certaines autres réflexions générales sur les camps. Dans sa quête de réponses universelles, elle transforme les camps en entités intemporelles et abstraites ; l'archétype du camp chez Sofsky est une construction anhistorique complète qui voile le caractère central du système des KL, à savoir sa nature dynamique." (p. 26)
Dans quelle mesure la contribution de Hannah Arendt a-t-elle les défauts que Wachsmann dénonce chez Sofsky et autres philosophes ? Plus généralement, comment la philosophie, qui doit se rapporter à l'histoire pour éclairer certains de ses problemes, doit-elle le faire sans manifester ce que les historiens dénoncent comme des vices épistémiques spécifiquement philosophiques ?
Certes l'idée que l'histoire a une complexité défiant les mises en système philosophique est elle-même une idée philosophique plutôt simple.

Commentaires

1. Le mercredi 24 janvier 2018, 16:17 par gerardgrig
Dans le domaine de la recherche sur les camps nazis, on assiste à un retour de balancier. Elle était orientée par le postulat existentialiste de la banalité du mal et elle était donc intentionnaliste. La recherche explore maintenant l'explication gradualiste des camps. Néanmoins, si elle a un point de vue enrichissant sur la question, ne risque-t-elle pas d'ouvrir la boîte de Pandore du révisionnisme ? Dans l'hypothèse gradualiste, il y a l'idée que le nazisme était antisémite et criminel, mais qu'il n'était pas fondamentalement génocidaire. Il aurait pris ce tournant en 1942, parce qu'il y était acculé sous la pression des événements. Le KL, le vrai modèle du camp nazi, serait ainsi devenu à l'occasion un camp d'extermination, par accident, et il aurait pu en être autrement. L'hypothèse gradualiste a de nombreux arguments. Dans "Mein Kampf", Hitler ne théorise pas la solution finale. Au début de la guerre, les Einsatzgruppen ne sont pas prévus pour le crime politique de masse, et ils seront remplacés pour cela par les Einsatzkommandos. En outre, les Nazis ont aussi cherché des solutions alternatives, comme le projet de déportation des Juifs à Madagascar ou au Moyen-Orient.
2. Le mercredi 24 janvier 2018, 19:52 par Philalèthe
Je ne crois pas que l'hypothèse intentionnaliste va nécessairement avec l'idée de la banalité du mal ; cette dernière est aussi compatible avec l'hypothèse gradualiste.
Il ne faut pas avoir peur de formuler la vérité par crainte du révisionnisme car d'abord le passage de l'intentionnalisme au gradualisme ne révise en rien la réalité du génocide. Ensuite le révisionnisme se nourrit du faux, il n'est ni servi ni handicapé par le vrai qui ne l'intéresse pas. Le vrai ne le tuera pas, c'est lui qui risque d'affaiblir la recherche de la vérité, alors ne lui facilitons pas le travail en craignant de trouver des vérités "dérangeantes"...

lundi 15 janvier 2018

L.F. Céline vu par Ernst Jünger.

En ces temps de polémiques sur la valeur des pamphlets de Céline, le portrait que fait Ernst Jünger de lui (il l' appelle Merline) dans son premier journal parisien, à la date du 7 décembre 1941, est sans appel :
" L'après-midi à l'Institut allemand, rue Sainte-Dominique. Là, entre autres personnes, Merline, grand, osseux, robuste, un peu lourdaud, mais alerte dans la discussion ou plutôt dans le monologue. Il y a, chez lui, ce regard des maniaques, tourné en dedans, qui brille comme au fond d'un trou. Pour ce regard, aussi, plus rien n'existe ni à droite, ni à gauche ; on a l'impression que l'homme fonce vers un but inconnu. " J'ai constamment la mort à mes côtés " - et, disant cela, il semble montrer du doigt, à côté de son fauteuil, un petit chien qui serait couché là.
Il dit combien il est surpris, stupéfait, que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n'exterminions pas les Juifs - il est stupéfait que quelqu'un disposant d'une baïonnette n'en fasse pas un usage illimité. " Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s'y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population, quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j'ai à faire."
J'ai appris quelque chose, à l'écouter parler ainsi deux heures durant, car il exprimait de toute évidence la monstrueuse puissance du nihilisme. Ces hommes-là n'entendent qu'une mélodie, mais singulièrement insistante. Ils sont comme des machines de fer qui poursuivent leur chemin jusqu'à ce qu'on les brise.
Il est curieux d'entendre de tels esprits parler de la science, par exemple de la biologie. Ils utilisent tout cela comme auraient fait les hommes de l'âge de pierre ; c'est pour eux uniquement un moyen de tuer les autres.
La joie de ces gens-là, aujourd'hui, ne tient pas au fait qu'ils ont une idée. Des idées, ils en avaient déjà beaucoup ; ce qu'ils désirent ardemment, c'est occuper des bastions d'où pouvoir ouvrir le feu sur de grandes masses d'hommes et répandre la terreur. Qu'ils y parviennent et ils suspendent tout travail cérébral, quelles qu'aient été leurs théories au cours de leur ascension. Ils s'abandonnent alors au plaisir de tuer ; et c'était cela, cet instinct du massacre en masse qui, dès le début, les poussait en avant, de façon ténébreuse et confuse.
Aux époques où l'on pouvait encore mettre la croyance à l'épreuve, de telles natures étaient plus vite identifiées. De nos jours, elles vont de l'avant sous le capuchon des idées. Quant à celles-ci, elles sont ce qu'on voudra , il suffit, pour s'en rendre compte, de voir comme on rejette ces guenilles, une fois le but atteint." (Premier journal parisien, p.256-257, Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, 2008)
Les mots et les idées qui vont avec étaient-ils, aux yeux de Céline, de pâles remplaçants des baïonnettes, juste des moyens d'appeler à utiliser les vraies armes ?
Serait-il alors conforme aux intentions de l'auteur de lire ses pamphlets comme des tracts engageant à assassiner ? S'égarerait-on alors à les voir comme des objets littéraires ?
En tout cas, presque trois ans plus tard, à la date du 22 Juin 1944, Ernst Jünger n'a pas changé d'opinion sur Céline :
" (Heller) m'a raconté que Merline, aussitôt après le débarquement, avait demandé d'urgence des papiers à l'ambassade et s'était déjà réfugié en Allemagne. Curieux de voir comme des êtres capables d'exiger de sang-froid la tête de millions d'hommes s'inquiètent de leur sale petite vie. Les deux faits sont liés."
Ernst Jünger ne pouvait pas imaginer que comme lui, Céline serait édité dans la Pléiade. Le sachant , devons-nous désormais penser à la vie de Céline comme à la " sale petite vie " d'un grand écrivain ?

Commentaires

1. Le mercredi 17 janvier 2018, 17:01 par gerardgrig
On ne clora pas de sitôt le débat sur la responsabilité de Céline, écrivain de la Collaboration. Le Journal de Jünger, qui en fait le portrait dans le style d'un moraliste français, est important à cet égard. On s'étonne avec Jünger de la rapidité avec laquelle Céline quitte la France, bien avant le départ du gouvernement à Sigmaringen. Il projetait déjà son exil au Danemark, où l'on a dit que le Consul de Norvège, Nordling, qui avait sauvé Paris, interviendra pour faire retarder l'extradition de Céline, en attendant que la fièvre de l'Épuration retombe. En temps de paix, Céline avait beaucoup voyagé et il s'était fait quantité de relations. On dit qu'il déplaçait les foules, dans les capitales européennes, pour venir l'entendre, après la publication de "Voyage au bout de la nuit".
Chez les écrivains de la Collaboration, qui restent centrés sur la France, tout le monde assume et paie. Suarez et Brasillach sont fusillés, Drieu se suicide, Ramon Fernandez choisit le bon moment pour mourir. Même Jacques Benoist-Méchin, grand ponte de la Collaboration, qui racontera l'étrange épisode du scandale de Céline à l'Ambassade d'Allemagne en 1944, fut arrêté, condamné à mort et gracié. On dirait que Céline ne tenait pas trop à ses idées, et qu'il ne craignait pas de les déconsidérer en prenant la fuite.
Il semble que l'antisémitisme était pour lui une opportunité, après un passage à vide, une source d'inspiration qu'il avait choisie cyniquement, sans se soucier des dégâts que cela pouvait provoquer. Dans des entretiens à la fin de sa vie, il disait qu'il avait fait de la rhétorique pour broder sur le thème du complotisme, et qu'après "Mort à crédit", il n'avait en principe plus rien à dire.
Pour s'excuser, il jouera aussi sur le fait que son antisémitisme était histrionique, qu'il était une sorte de performance artistique. Céline a joué au délateur, à l'agent secret, avec une carte de membre du Sicherheitsdienst, qui l'envoie accomplir une mission à Saint-Malo, aussi mystérieuse que sa mission de 1914, qui lui avait valu une pluie de décorations et de sinécures. Il y a eu l'épisode de la débâcle allemande, chez Otto Abetz, rapporté par Benoist-Méchin, et que la mythomanie de Céline a enrichi. Dans ce que rapporte Jünger, Céline est complètement déconnecté, à contretemps, décalé. Il joue à donner des leçons d'antisémitisme à l'Institut culturel allemand, qui est un outil de propagande destiné à rassurer les Français sur la politique nazie, notamment en ce qui concerne le sort des Juifs. Et Céline ne s'adresse pas à des Nazis, mais à des amoureux de la culture française, comme Jünger, qu'il cherche à provoquer ou à choquer !
Pour les appels au meurtres à la baïonnette, c'est aussi le discours décomplexé des anciens de 14-18, qui sont allés à l'école du crime de masse. La référence à la révolution russe, c'est l'idée que les Bolchéviques sont les inspirateurs des Nazis. Après la guerre, l'extrême-droite renaissante dira que les Soviétiques ont inventé les camps, et que les Nazis n'ont fait que les imiter.
2. Le mercredi 17 janvier 2018, 19:18 par Philalèthe
C'est vrai que ce ne sont pas les Nazis qui ont inventé les camps. Ce sont les Espagnols à Cuba, les Allemands en Namibie, les États-Unis aux Philippines, les Britanniques en Afrique du Sud, autrement dit, ce sont les États coloniaux qui ont inventé les camps de concentration. 
Vrai aussi que les Russes ont utilisé les camps avant les Nazis, dès la Révolution . Mais les camps soviétiques étaient moins meurtriers que les camps nazis (90% des détenus ont survécu au Goulag, moins de la moitié aux KL). Les deux ouvrages de Margarete Buber-Neumann, le premier sur le Goulag où elle a été en premier ("Déportée en Sibérie"), puis le second sur Ravensbruck, mettent en évidence que, comme l'a dit Arendt, le camp russe est le purgatoire et le camp nazi l'enfer.
Ensuite il n'y a aucune preuve justifiant l'idée que les Nazis, qui connaissaient la terreur soviétique et fantasmaient dessus, auraient imité les Russes : on peut faire une généalogie allemande des camps, c'est ce que fait Nikolaus Wachsmann dans son histoire des camps nazis, ouvrage remarquable à mes yeux.
3. Le jeudi 18 janvier 2018, 17:28 par gerardgrig
Notre cher Raoul Nordling, qui a donné son nom à de nombreuses rues en France, n'était pas Consul de Norvège, pays qui avait un régime collaborationniste, mais Consul de Suède, pays neutre. S'il y avait un Consul de Norvège, il avait dû prendre la poudre d'escampette. La pièce "Diplomatie", adaptée au cinéma, montre bien comment Nordling a sauvé Paris grâce à la discussion et à la négociation.
Pourtant, dans cet épisode, on a imprimé la légende, comme on dit. La véritable menace de destruction de Paris venait de l'ordre d'Hitler au Général Speidel de tirer des fusées sur la capitale, depuis la base de Margival, dans l'Aisne. Cet ordre ne fut pas exécuté, et la capitale ne fut pas rasée.
Ce que Céline a ignoré complètement, lui qui ne croyait à rien, sinon au style, c'est qu'il y avait eu une résistance au nazisme, sous des formes variées, et pas seulement une résistance de la dernière heure.
4. Le vendredi 19 janvier 2018, 19:38 par Philalèthe
NORDLING, cher en tout cas à Céline qui n'arrête pas dans ses lettres de demander son soutien, et auquel il manifeste avec les majuscules toute sa reconnaissance une fois le verdict tombé au procès de 1950...
Feuilletant les lettres de Céline dans la Pléiade, je découvre celle envoyée à Paulhan du 22-10-51, où Céline réagit au passage du Journal de Jünger qui fait l'objet de ce billet, disant ne pas connaître l'écrivain allemand et se sentant injustement persécuté (à remarquer que la note de Henri Godard, qualifiant de "pesant" le passage en question, me paraît, elle, injuste... Je préfère votre comparaison avec les moralistes !). À propos, croyez-vous recevable l'hypothèse selon laquelle Merline ne renverrait pas à Céline mais à un certain Merlin, " collaborateur exalté et Waffen SS " ? Il semble que c'est la parole de Jünger qui l'emporte, non ?
5. Le samedi 20 janvier 2018, 16:33 par gerardgrig
Il y a bien eu un Merlen Philippe, dont le nom s'écrit aussi « Merlin », parce qu’il se prononce ainsi. C'était un Pataphysicien, égaré dans la Collaboration, qui dirigeait le journal « Jeune Force de France » et qui s'engagea dans la Division Charlemagne, avant de se suicider. Jünger le connaissait peu ou prou et il est possible qu’ il se soit servi de son nom, que les Allemands prononçaient « Merline », pour attribuer un pseudonyme à Céline dans son Journal. Mais la traduction de Jünger vendit la mèche, ce qui faillit lui attirer un procès en diffamation. Céline était alors dans la négation et le révisionnisme.
On ne voit pas le vrai Merlin en pilier de l’Institut culturel allemand, venant étaler son nihilisme comme un familier des lieux qui prend ses aises. Merlin n’ était pas de la même génération que Céline. Plutôt que d’aller mettre les pieds dans le plat à l’Hôtel de Monaco, il préférait exalter les Chantiers de Jeunesse et partir faire la guerre à l’Est.
Jünger et Malaparte étaient d’anciens anarcho-fascistes déçus, fascinés par la guerre, qui avaient sublimé leur nihilisme dans le culte de l’Art et de la Nature. Pour eux, Céline était le mauvais élève de la classe, qui en faisait trop et mal à propos, qui avait découvert le nazisme tardivement au Canada, qui exploitait le filon inusable de l'antisémitisme et qui suivait le chemin tordu et scabreux d’une « écriture du désastre ».
Céline sera réhabilité par la jeune génération des Hussards, emmenée par Roger Nimier, qui excusait la Collaboration par le mythe gaullo-vichyste du glaive et du bouclier. Céline était un précurseur, pour ces Hussards insolents, provocateurs et anticonformistes de droite, qui pratiquaient un égotisme stendhalien à base d'émotions artistiques.
6. Le samedi 20 janvier 2018, 18:11 par Philalèthe
Merci beaucoup pour ces précisions sur Merlin !
D'abord un mot sur le général Speidel. Je réalise qu'il avait déjà manifesté son indépendance par rapport aux ordres de ses supérieurs en protégeant Jünger quand Goebbels lui avait demandé de faire retirer par l'écrivain la référence - à la date du 29 mars 1940 - au psaume LXXIII (favorable à Israël) de Jardins et routes. Pages de Journal 1939-1940 , " Je ne commande pas à l'esprit de mes officiers ", avait-il répondu.
Quant à caractériser Jünger d' "anarcho-fasciste", je suis dubitatif. 
Pour ce qui est de son prétendu fascisme : il n'a jamais été membre du N.S.D.A.P, il a décliné en 1927 comme en 1933 l'offre de devenir député nazi au Reichstag comme il a refusé en 1929 de participer au congrès nazi de Nüremberg ; il a refusé tout autant en 1933 de devenir membre de l' Académie allemande de poésie, majoritairement favorable à Hitler. Dès 1933, il est inquiété par les nazis au point de juger bon de quitter Berlin pour aller vivre dans une petite ville du Harz. En 1934, lors de la quatrième édition d' Orages d'acier, il supprime tous les passages excessivement nationalistes récupérables par les Nazis. Cela dit, il reste vrai que le Führer l'avait, semble-t-il, à la bonne, sans doute essentiellement pour son courage remarquable pendant la guerre 14-18.
Pour ce qui est de son supposé anarchisme : ancien combattant hostile au Traité de Versailles et à la République de Weimar, proche des Corps Francs, membre du Stahlhelm, c'est un révolutionnaire de droite radical. Membre de l'association Fichte, il n'a rien contre l'Etat en soi, il se dit bien plutôt nationaliste tout en ayant, semble-t-il, un style de dandy bohème. On pourrait peut-être le caractériser comme un nationaliste de droite, révolutionnaire et anti-nazi.
Je doute aussi que son amour de la nature et de l'art soit une sublimation d'un quelconque nihilisme (dans les journaux de la guerre 14-18, il y a déjà cette étonnante sensibilité au beau naturel alors qu'il est entouré de morts et de blessés, au coeur même de combats apocalyptiques.) Mais peut-être que certains passages nihilistes sont sortis de ma mémoire...
7. Le dimanche 21 janvier 2018, 22:22 par gerardgrig
J’ admets qu’ il est aventureux de parler d’anarcho-fascisme. Dans la période qui nous intéresse, celle du protonazisme, on se déclare plutôt national-révolutionnaire, national-bolchevik ou socialiste-national. Mais à cette époque troublée, quand la guerre tarde à se terminer et provoque des révolutions, on essaie d’inventer de nouvelles façons de penser la politique, de trouver une sorte de troisième voie, en mélangeant des éléments hétérogènes. Il y a des mixtes politiques, très nouveaux, qui trompent même des penseurs comme Heidegger, lequel participe au mouvement des SA.
S’ il est pertinent de parler d’anarcho-fascisme pour définir ce qui sous-tend le protonazisme, on devrait peut-être analyser la fusion de ses éléments disparates, plutôt que les analyser isolément. Dans son livre sur les origines du totalitarisme, Hannah Arendt montre comment des hommes de troupe se mettent en réseaux, ou plutôt en faisceaux, pour créer un embryon de Parti, afin d'accélérer le pourrissement de la société. Une fois parvenu au pouvoir, le Parti épure sa base anarchisante, pour mieux semer l’ anarchie dans la superstructure étatique, qui devient une sorte d’anarchie couronnée. Il multiplie les doublons, pour paralyser les institutions. Quant à Hitler, il ne signe rien. Il donne des instructions verbales, dans son langage codé à lui, que son premier cercle traduit en faisant de la paperasse. En bout de chaîne, c’ est un illustre inconnu, comme Eichmann, qui sous-traite l’ essentiel du génocide, et qui ne sait trop que faire d'une responsabilité ou d'une culpabilité.
On ne sait toujours pas bien qui détenait le pouvoir : l'Armée ou Hitler ? Et qui est responsable de l'épisode nazi : Hitler ou les Allemands ?
Pour les Nazis, Jünger était un protonazi qui avait mal tourné. Pour Hitler, c' était aussi un instrument de propagande, comme Rommel et sa guerre sans haine. Jünger faisait de la résistance passive et intellectuelle, en prenant certains risques.
8. Le lundi 22 janvier 2018, 18:34 par Philalèthe
"Pour les Nazis, Jünger était un protonazi qui avait mal tourné." Oui, c'est vraisemblable.
Quant aux deux autres grandes questions, je dirais qu'Hitler et l'armée avaient le pouvoir et que ni Hitler tout seul ni tous les Allemands ne sont responsables de "l'épisode nazi".
Plaisanterie à part, les progrès de la connaissance historique me semblent favoriser l'hypothèse gradualiste au dépens de l'intentionnaliste. Pour être plus précis, la lecture du pavé de Nikolaus Wachsmann suggère qu'en ce qui concerne du moins l'histoire des camps de concentration, l'hypothèse intentionnaliste prend l'eau.

samedi 6 janvier 2018

Ce que la philosophie ne doit pas être !

Dans Véracité et vérité (2002), Bernard Williams s'en prend aux négateurs (deniers) ; ce ne sont pas des sceptiques qui, selon lui, se contentent de douter de la possibilité de la connaissance de la vérité ; non, les négateurs, eux, mettent en question l'existence même de la vérité. À vrai dire, Bernard Williams prend au sérieux ces négateurs même s'il pense qu'ils ont tort. En effet ils réalisent lucidement et entre autres qu'on ne peut pas faire l'économie de l'interprétation dans certains domaines comme les sciences historiques par exemple, mais, au lieu de prendre la mesure de la difficulté de distinguer entre interprétations raisonnables et interprétations tendancieuses, " ils ont l'impression que cela a quelque chose à voir avec la vérité et (...) ils étendent leur inquiétude à la notion de vérité elle-même." (Gallimard, 2006, p.19).
Ce qui m'intéresse aujourd'hui est ce qui, d'après Bernard Williams, pousse ces négateurs à ne pas s'en tenir à une simple méfiance épistémique quant aux interprétations :
" (...) animés du désir bien connu de dire quelque chose qui soit à la fois immensément général, profondément important et rassurant de simplicité (...) " (ibidem)
Williams ne le dit pas, mais ce désir n'est-il pas satisfait aussi par la religion ? L'idée me vient au souvenir de ce qu'écrit Freud dans L'avenir d'une illusion (1927). Traitant des dogmes religieux, Freud écrit :
" Comme ils nous renseignent sur ce qui, dans la vie, nous semble le plus important et le plus intéressant, ces dogmes sont estimés particulièrement haut." (trad. Marie Bonaparte, PUF, Paris, 1973, p.35)
Freud a été aussi sensible à l'excessive généralité de tout système philosophique, même s'il a jugé que la philosophie, à cause de son élitisme et de sa difficulté, n'était pas, à la différence de la religion, une menace sérieuse pour la science :
" (...) la philosophie s'accroche à l'illusion de pouvoir livrer une image du monde cohérente et sans lacune, qui doit pourtant s'écrouler à chaque nouveau progrès du savoir." (Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, p.214-215).
Mais ce désir pointé par Bernard Williams, n'est-il pas possiblement et plus couramment au sein des classes, au coeur même de l'enseignement basique de la philosophie, d'autant plus que l'auditoire est jeune, avide de formules bouleversantes, systématiques et simples à la fois ? Dans ces conditions, apprendre à philosopher sérieusement, c'est cultiver, à contre-courant, dans l'auditoire l'amour du particulier, le souci du secondaire, l'acceptation de la complexité. L'élève devra comprendre que, pour éviter d'être un bullshiter, il aura à se casser la tête sur un problème particulier qui, une fois clarifié, ne clarifiera pas tout. Or, c'est difficile à transmettre car, même s'il a acquis dans sa scolarité un réel esprit scientifique et pas seulement des connaissances scientifiques (ce qui est rare), l'élève attend de l'enseignement philosophique qu'il lui donne accès à de quoi satisfaire le désir repéré par Bernard Williams. S'il est porté à aimer la philo, c'est souvent, sinon contre la science, du moins pour cesser d'être contraint par la discipline qu'elle exige. Comment lui faire accepter que la vérité ne fait pas de cadeau, nulle part, et qu'on ne s'en approche que si on a discipliné le désir de l'avoir toute et tout de suite ?

Commentaires

1. Le dimanche 7 janvier 2018, 18:28 par Geels Clanap
Freud ne connaissait, en matière de philosophie, que la philosophie universitaire de son époque, très élitiste en effet. Des gens comme Spengler ou Keyserling n'étaient pas vraiment tenus comme philosophes, même s'ils sont des précurseurs de nos philosophes pour foules. Mais s'il avait connu les Onfray, Badiou, et autres, il n'aurait pas dit que la philosophie n'est pas comme la religion une menace pour la science
2. Le dimanche 7 janvier 2018, 20:11 par Philalèthe
Oui, la nuisance de la philosophie, je veux dire sa capacité à nuire aux progrès de la raison, est  proportionnelle à sa popularité et inversement proportionnelle à sa qualité...