samedi 17 mars 2018

Faut-il se détacher du détachement ?

C'est l'avis de Jonathan Haidt qui dans The Happiness Hypothesis. Finding modern truth in ancient wisdom (2006) écrit :
" L'importance que le Bouddha accordait au détachement pourrait également être due aux turbulences de son époque : rois et cités guerroyaient, la vie et le destin des gens pouvaient être anéantis en un instant. Lorsque la vie est imprévisible et dangereuse (comme l'était celle des philosophes stoïciens à la merci des caprices de leurs empereurs romains), il est idiot de chercher à atteindre le bonheur en contrôlant le monde extérieur. Mais aujourd'hui, la situation est (en général) bien différente. Les gens vivent dans des démocraties assez riches, peuvent se fixer des buts à long terme et espérer les atteindre. Pour la première fois dans l' histoire de l'humanité, la plupart des gens (dans les pays riches) vivront au-delà de leurs 70 ans et n'enterreront pas leurs enfants. On est vacciné contre les maladies, à l'abri des tempêtes et assuré contre le feu, le vol et les accidents de voiture. Bien sûr on rencontre tous de mauvaises surprises, mais on peut s'adapter et faire face à la plupart d'entre elles. Et nous pensons tous que nous sortons plus forts de l'adversité. Ainsi, rompre tout attachement, éviter les plaisirs de la sensualité et parvenir à éviter la douleur de la perte et de la défaite me paraît maintenant une réponse inappropriée à la présence des instants de souffrance que comprend inévitablement toute vie." (Éditions Mardaga, 2010, p.128)
Oserait-on aller jusqu'à dire désormais que la valeur du stoïcisme est de permettre dans les époques troublées aux gènes du stoïcien de se reproduire ?

Commentaires

1. Le mardi 20 mars 2018, 15:24 par gerardgrig
On ne comprend pas le besoin contemporain de religion, étant donné que les progrès de la science nous en libèrent.
C'est le mystère de la foi, de l'assentiment.
D'ailleurs, il ne faudrait pas trop rêver de la spiritualité sans religion, de la religion sans Dieu.
Les moines bouddhistes disent qu'ils pratiquent bien une religion, et que Bouddha croyait en Brahma, le créateur du monde.
Le Bouddhisme le plus religieux est celui du Tibet. C'est le Bouddhisme tantrique du Dalaï-Lama, personnage stupéfiant par son nombre de fidèles et de sympathisants. Quant au Védanta, il est hyper-dévot.
Faut-il considérer le stoïcisme comme une religion ?
Prendre la voie dialectique du détachement du détachement serait peut-être aussi un dépassement hégélien nécessaire.
2. Le jeudi 22 mars 2018, 18:36 par Philalèthe
Les stoïciens contemporains comme Lawrence C. Becker dans A new stoicism (1998) sont déterministes, ont éliminé le finalisme et voient l'éthique comme l'ensemble des règles éclairées par la connaissance scientifique et permettant aux hommes de développer leurs meilleures potentialités. Leur construction n'est pas complètement fidèle au stoïcisme ancien qui était finaliste mais en tout cas elle n'a rien à voir avec une religion. Le problème que pose ce stoïcisme modernisé est de savoir si au fond il est encore stoïcien ; à mes yeux le prix à payer pour mettre en accord cette philosophie avec l'absence de finalisme des sciences modernes  la dénature profondément, mais ne la rapproche pas pour autant de la religion. Certes les vertus que Lawrence C.Becker promeut me paraissent être celles du stoïcisme originaire mais la question est alors de savoir si la confiance que cette morale place dans la volonté n'est pas largement excessive, c'est en tout cas la position du psychologue Haidt qui doute de la capacité à se modifier par simple volonté de le faire. Les trois moyens qu'il juge les plus efficaces à cette fin (la méditation, la thérapie cognitive et le Prozac) font l'économie de la confrontation guerrière avec les aspects refusés de soi. J'aurais tendance aujourd'hui à lui donner raison.
3. Le dimanche 25 mars 2018, 00:19 par Elias
L'argument historique de Haidt me paraît un peu naïf.
On pourrait faire valoir en sens inverse qu'avec les moyens modernes de communication notre vie affective est plus que jamais ballotée au gré de ce qui ne dépend pas de nous ...
4. Le samedi 21 avril 2018, 21:54 par Philalèthe
Oui, mais ce que vous dites n'est pas contradictoire avec l'idée de Haidt, que la vie est moins dangereuse et moins imprévisible qu'au temps des stoïciens. La technique a produit et le village planétaire et une meilleure espérance de vie.

mercredi 14 mars 2018

Horreur peinte, horreur rêvée, horreur réelle.


Le 24 décembre 1941, Ernst Jünger note le rêve suivant :
" Rêves nocturnes dans le style de Jérôme Bosch : une grande foule de personnes nues, parmi lesquelles il y avait des victimes et des bourreaux. Au premier plan, une femme d'une merveilleuse beauté, à qui l'un des bourreaux tranchait la tête d'un coup. Je voyais le torse debout un moment encore avant de s'effondrer - même décapité il semblait désirable.
D'autres spadassins traînaient leurs victimes sur le dos, afin de les abattre quelque part en toute tranquillité - je voyais qu'ils leur avaient lié les mâchoires avec un linge, pour que le menton ne gênât pas le coup de hache." (Premier journal parisien, La Pléiade, p.258)
Le 29 mai de la même année, chargé de " surveiller l'exécution d'un condamné à mort pour désertion ", Jünger avait écrit :
" Je voudrais détourner les yeux, mais je m'oblige à regarder, et je saisis l'nstant où, avec la salve, cinq petits trous noirs apparaissent sur le carton, comme s'il y tombait des gouttes de rosée. Le fusillé est encore debout contre l'arbre ; ses traits expriment une surprise inouïe. Je vois sa bouche s'ouvrir et se fermer comme s'il voulait former des voyelles et exprimer encore quelque chose à grand effort. Cette circonstance a quelque chose de confondant, et le temps, de nouveau, s'allonge. Il semble aussi que l'homme devienne maintenant très dangereux. Enfin, ses genoux cèdent." (ibid. p. 222)

Commentaires

1. Le vendredi 16 mars 2018, 16:25 par gerardgrig
En 1941, Ernst Jünger ne célébrait plus la grandeur du fascisme, qui résiderait dans l'enthousiasme et non dans la raison. Il regarde comme un spectacle les évènements qui surviennent, dans sa vie comme dans celle des autres, et avec le détachement de la sagesse antique. L'horreur réelle vaut l'horreur peinte ou l'horreur rêvée. Il y a chez lui une grande maîtrise de son imagination et de ses passions : il se force à voir la réalité crue. Le passage sur l'exécution du déserteur a marqué les lecteurs de Jünger, qui avouent être parfois hantés par lui. Voir quelqu'un mourir de mort violente permet peut-être d'anticiper sa propre fin, et de se préparer au pire. La mort sera un saut dans l'inconnu, une "surprise inouïe". Jünger recherchait toute occasion qui apprend à mourir.
2. Le samedi 17 mars 2018, 22:32 par Philalèthe
Ce qui m'a frappé ici est que Jünger n'approche ce que nous savons être les horreurs réelles du moment qu'à travers les images artistiques ou oniriques, la perception directe ne le mettant en rapport qu'avec des formes de violence relativement euphémisées (certes les récits qu'il tient de militaires venant de l'Est peuvent avoir nourri ces rêves).

samedi 10 février 2018

Les couleurs du monde au pays des lémures.

Ernst Jünger dans son Premier Journal parisien alterne remarques lucides sur l'horreur nazie et descriptions poético-naturalistes.
Voici un exemple des premières :
" Paris, 6 mars 1942.
À midi chez Prunier, avec Mossakowski, ancien collaborateur de Cellaris. Si je dois l'en croire, il existe dans les grands abattoirs érigés dans les États contigus aux frontières de l'Est certains bouchers qui ont tué de leur propre main autant de personnes qu'une ville d'importance moyenne compte d'habitants. De telles nouvelles éteignent toutes les couleurs du jour (...)"
Le 12 mars, les couleurs du jour restent éteintes, l'horreur est cette fois dans les deux camps :
" (...) Fêtes de lémures, avec massacre d'hommes, d'enfants, de femmes. On enfouit l'effroyable butin. Viennent alors d'autres lémures, afin de le déterrer ; ils filment avec une affreuse satisfaction, ces tronçons déchiquetés et à demi décomposés. Puis, les uns montrent aux autres ces films.
Quel étrange grouillement se développe dans la charogne ! "
Le 30 mars, de nouveau les infamies du nazisme sont notées, au plus près :
" Claus Valentiner est revenu de Berlin. Il nous a parlé d'un effroyable drôle, ancien professeur de dessin, qui s'était vanté d'avoir commandé en Lituanie et autres régions frontières un " commando de meurtre " qui avait massacré un nombre incalculable de gens. Après avoir rassemblé les victimes, on leur fait d'abord creuser les fosses communes, puis on leur ordonne de s'y étendre, et on les tue, à coup de feu, d'en haut, par couches successives. Auparavant, on les dépouille de tout ce qui leur reste, des haillons qu'ils ont sur le corps, y compris la chemise."
Le 4 avril, le monde retrouve ses couleurs :
" Promenade dans les jardins des Champs-Élysées où une première senteur balsamique de fleurs et de feuillage nouveau traversait l'obscurité. Elle émanait surtout des bourgeons de marronniers."
Mais le 6 avril, Jünger ne parle plus que des lémures, à nouveau :
" Entretien avec Kossmann, le nouveau chef de l'état-major. Il m'a communiqué des détails terrifiants, en provenance des forêts habitées par les lémures à l'Est. Nous sommes maintenant en plein dans cette bestialité que prévoyait Grillparzer."
Le 9 avril, à Mannheim, les couleurs du monde éclatent, sans que ne disparaisse pour autant la description analytique:
" À 7h du matin, départ de la gare de l'Est. Rehm m'avait accompagné au train. Le ciel était d'un bleu plein de fraîcheur ; j'ai surtout trouvé étonnante la magie des couleurs dans l'eau des rivières et des canaux. Souvent, j'eus l'impression que j'apercevais des nuances qu'aucun peintre n'a encore vues. Les miroirs d'eau, bleus, verts et gris avaient l'éclat de pierres limpides et glacées. La couleur était plus que la couleur : empreinte et sceau de cette profondeur mystérieuse, qui se révèle à nos yeux dans les jeux changeants de la surface.
Après Coolus, un faucon couleur de rouille claire, qui s'est posé sur un buisson d'aubépine. Champs couverts de hautes cloches de verre, sous lesquels on cultive melons et concombres - cornues pour les plus délicates fermentations de vie, au royaume de l'alchimie horticole (...)."
Moralement parlant, ces lignes, à la fois dénonçant l'horreur et montrant la beauté, seraient moins dérangeantes à lire si elles avaient été écrites par une victime. Et on n'a pas la ressource de penser que Jünger se range du côté des naufragés. Qu'on lise par exemple ce qui suit immédiatement les premières lignes citées plus haut :
" (...) On aimerait fermer les yeux sur elles (les nouvelles que l'auteur vient de mentionner), mais il importe de les considérer avec le regard du médecin qui examine une blessure. Elles sont les symptômes où se manifeste l'énorme foyer de maladie qu'il s'agit de guérir - et qui, je crois, est guérissable. Cette confiance, si je ne l'avais pas, j'irais immédiatement ad patres. Bien entendu, tout cela provient d'une couche plus profonde que la politique. Là, l'infamie est partout (...)"
Ou ces lignes encore plus claires du 12 mars, qui précèdent immédiatement la première notation sur les lémures :
" On dit que, depuis qu'on stérilise et tue les aliénés, le nombre de nouveaux-nés atteints de maladies mentales s'est multiplié. De même, avec la répression de la mendicité, la pauvreté est devenue générale, et la décimation des Juifs entraîne la diffusion des caractères juifs dans le monde entier où se répandent des traits qui rappellent l'Ancien Testament. Par l'extermination, on n'efface pas les figures originelles ; on les libère plutôt.
Il semble que la pauvreté, et la maladie et tous les maux reposent sur des hommes bien précis, qui les supportent comme des piliers, et ce sont pourtant les hommes les plus faibles de ce monde. Ils ressemblent en cela aux enfants, qu'il importe aussi de protéger tout particulièrement. Ces piliers détruits, le poids de l'édifice s'affaisse sur la voûte. Puis l'effondrement écrase les mauvais économes (...)"
Le nazisme comme pathologie d'un organisme sain, le judaïsme comme mal, l'extermination comme mauvaise méthode pour s'en libérer, c'est dit : Ernst Jünger n'est pas un humaniste à l'esprit cosmopolitique, c'est un défenseur de la Grande Allemagne, qui se lamente des ratés de la réalisation du projet nationaliste.
Mais, si l'attitude esthétisante de Jünger est à mes yeux moralement supportable, c'est qu'en tant que combattant exposé et plusieurs fois blessé de la guerre des tranchées, il a eu la même attitude : au coeur de la boucherie, restant ouvert à la beauté du monde et à sa réalité étrangère à la guerre, décrivant avec autant d'exactitude (mais sans froideur) les blessures, voire les cadavres de ses compagnons que les fleurs ou les oiseaux. Le passage suivant, tiré des pemières pages d' Orages d'acier (1920) donnera une idée de la manière dont Ernst Jünger combine description clinique et métaphore poétique dans un texte qui est à la fois compte-rendu militaire, observation ornithologique et vision poétique :
" Vers midi, le tir prit la violence d'une danse frénétique. Sans cesse, des flammes jaillissaient autour de nous. Des nuées blanches, noires et jaunes se confondaient. Entre tous, les obus à fumée noire, que les vétérans surnommaient les "américains" ou les "caisses à charbon" déchiquetaient tout avec une force de percussion terrifiante. Cependant, les fusées lançaient par douzaines leur singulier gazouillement de canaris. Avec leurs échancrures dont l'air, en passant, tirait des arpèges, elles volaient comme des boîtes à musique en cuivre ou comme des sortes d'insectes mécaniques, au-dessus du ressac prolongé des explosions. L'étrange était que les petits oiseaux, dans la forêt, n'avaient pas l'air de se soucier le moins du monde de ces cent bruits divers ; ils restaient paisiblement perchés au-dessus des panaches de fumée, dans les ramures hachées par les obus. Dans les brefs intervalles de calme, on percevait leurs appels et leurs trilles insouciants ; ils semblaient même excités par les ondes de bruits qui déferlaient autour d'eux." (Journaux de guerre 1914-1918, La Pléiade, p.23)
N'eût été la dernière remarque, j'eus fait de ces petits oiseaux une métaphore du sage stoïcien !

Commentaires

1. Le samedi 10 février 2018, 16:37 par gerardgrig
La poésie de la nature était sûrement chez Jünger une forme suprême de résistance au bellicisme et au nazisme, à cet instinct de mort qui minait la civilisation occidentale, et qui le fascinait.
Il y avait comme une inspiration présocratique chez Jünger, avec le retour aux principes élémentaires qui façonnent toutes choses, comme le feu, ou la lutte intime entre l’harmonie et la discorde.
Comme Malaparte, Jünger était un compagnon de route très critique et embarrassant du nazisme et du fascisme, qu’ il voyait fonctionner de l'intérieur pour mieux montrer l’envers de leur décor. Mussolini et Hitler perdront patience avec Malaparte. Il sera relégué, puis assigné à résidence.
Quant à Jünger, la Gestapo était sûrement au courant de ses gestes publics de sympathie appuyée en direction des Français occupés, comme faire un salut prussien très respectueux, en claquant les talons, aux porteurs d’ étoiles jaunes dans la Rue Royale en plein jour.
Pour l’ héroïsme en 14-18, malgré ses médailles, on commence à dire que Malaparte n'était jamais allé au front. Et Jünger devait être très malin, pour avoir survécu à quatre ans de tranchées, sans amputations ni gueule cassée, et mourir centenaire. C’ est l’histoire de la bataille de Waterloo racontée par Stendhal au début de « La Chartreuse de Parme » : on ne sait rien, on ne voit rien, on ne sait plus où l’on est, mais on s'en tire, avec juste ce qu’ il faut de prudence et de courage.
Jünger utilisait la phraséologie nazie de l'époque, mais il en dénonçait bien les contradictions et les paradoxes. En poussant à l'extrême le « socialisme des imbéciles » de l'antisémitisme, en réalité le nazisme éliminait de diverses façons la pauvreté, tout en prolétarisant de nouvelles couches de la société allemande, qui devaient par exemple construire des autoroutes. Le nazisme avait l’obsession de l’ordre, mais il détruisait l’ordre social.
De même, sur le plan de l'eugénisme, la guerre était censée sélectionner les forts et éliminer les faibles. Or c’ était tout le contraire qui arrivait. Les forts étaient éliminés au front, tandis que les gens de l'arrière, moins favorisés par la nature, faisaient des enfants pour la future Allemagne.
2. Le lundi 12 février 2018, 19:18 par angela cleps
Mais si Jünger était si sensible aux souffrances des autres, et aux souffrances infligées par les nazis ( et les gens de son pays en général) pourquoi respirait il l'air de Paris sans broncher ? D'autres , comme von Staufenberg résistèrent, et y perdirent la vie. S'il était si malin pour éviter les soupçons da la Gestapo, quels sont ses exploits, à part cet art de la dissimulation?
3. Le mercredi 14 février 2018, 07:43 par gerardgrig
Jünger n’ était pas Brutus le conjuré, mais Cicéron le sage stoïcien, sans sa fin tragique. Il se tenait au-dessus de la « guerre civile européenne ». Cicéron n’ était pas au courant du complot contre César, et l’on se demande si Jünger savait vraiment ce qui se tramait contre Hitler. Si c’ était le cas, Jünger aurait eu le même sort que Rommel. Néanmoins, Jünger a brûlé des pages de son Journal après l’attentat du 20 juillet, tandis que son essai « La Paix » était peut-être le texte politique du complot contre Hitler. On a dit qu’ il était aussi intervenu pour sauver Paris, mais à l'État-major allemand personne ne voulait porter la responsabilité de sa destruction.
Le biographe de Jünger, Julien Hervier, rappelle qu’ il ne faut pas surévaluer chez lui le personnage du soldat et du héros. Jünger était avant tout un écrivain et un savant. C’ était sa forme de résistance à lui. On peut la trouver décevante et contester son efficacité.
4. Le samedi 24 février 2018, 16:42 par angela cleps
EJ était en liaison avec von Staufenberg. Ce qui me frappe toujours est que des gens moins cultivés, moins sages, et surtout de moins bonne extraction ont été capables d'avoir des réactions de résistance. Sophie Scholl, Bertie Albrecht. Mais il est vrai qu'elles n'avaient pas d'oeuvre à écrire.
5. Le lundi 26 février 2018, 15:17 par gerardgrig
Ce qui reliait Sophie Scholl et Stauffenberg était le catholicisme. Avec le protestantisme, le catholicisme a été l'âme de la résistance allemande au nazisme, et ils ont eu leurs martyrs. Du côté catholique, les chercheurs, qui ont accès aux archives du Vatican, réévaluent le rôle du Pape Pie XII dans cette résistance. Cela heurte la légende d'un Pape silencieux, ou trop prudent, vis-à-vis du nazisme, que la pièce de Rolf Hochhuth, ou le film de Costa-Gavras qui s'en est inspiré, ont complaisamment répandue. Le livre récent de Mark Riebling, "Le Vatican des espions" est éclairant à cet égard. D'autres ouvrages, plus anciens, avaient déjà entamé cette légende. D'un point de vue très pratique, on se doutait que sous le cérémonial diplomatique il y avait eu une guerre secrète du Pape, avec cette secte païenne qu'était le nazisme, et qui lui faisait ouvertement concurrence.
6. Le lundi 26 février 2018, 17:01 par Joseph-de-Maistre
Vous voyez, je vous l'avais bien dit, que le Pape est infaillible.
7. Le lundi 26 février 2018, 20:14 par gerardgrig
Il faudrait ajouter que le catholicisme autorise le tyrannicide, sous certaines conditions. Au XVème siècle, le Concile de Constance avait seulement condamné le tyrannicide commis par un individu n’ayant pas consulté les autorités. Il faut dire que la papauté s'était toujours réservée le droit d’autoriser le tyrannicide, s’il s'agissait de punir un hérétique qui troublait l'Église et l'État. La papauté se référait à la Bible, et à l’histoire de Judith et Holopherne. Il suffit encore au Pape de délier un membre de l'Église de son serment de fidélité au tyran, pour permettre le tyrannicide. Après l’attentat du 20 juillet 1944, il était clair que le Pape avait délié Stauffenberg, fervent catholique, de son serment de fidélité à Hitler. Celui-ci en fut très affecté, ce qui nécessita la prise de nombreux cocktails de drogues, avant de mener ses représailles.
8. Le samedi 3 mars 2018, 18:27 par Philalèthe
À Gérard Grig : si on juge la conduite de EJ d'après ses journaux de guerre, il a eu surtout beaucoup de chance. Certes on peut en douter. En revanche c'est indubitable que le narrateur des journaux ne ressemble en rien à Fabrice à Waterloo. C'est étonnant de voir à quel point il conserve un regard clinico-poétique dans toutes les situations.
À Ange Scalpel : la résistance de EJ ressemble à celle des stoïciens, il fait son devoir d'officier de la Wehrmacht en condamnant dans son for intérieur les nazis. Certes la résistance intérieure n'a jamais sauvé, et encore, que celui qui la pratique.
9. Le dimanche 4 mars 2018, 02:37 par gerardgrig
En 14-18, si Jünger a eu beaucoup de chance, c’est parce qu’il était passé officier dans les troupes de choc, ces sections d’assaut qui étaient les ancêtres des commandos, et qui créaient des têtes de pont par surprise chez l'adversaire. Ces sections étaient constituées de soldats d’ élite, qui consacraient beaucoup de temps à instruire les autres troupes, et qui bénéficiaient d’armes comme des lance-flammes, des gaz, des boucliers et des arbalètes lance-grenades, et même d’une artillerie mobile. Il valait mieux jouer sa vie à pile ou face, au corps-à-corps dans des actions de commando initiales, plutôt que d'être exposé à la mitraille et aux éclats d’obus avec les autres vagues d'assaut, dans le no man’s land qui séparait les tranchées opposées. C'est alors qu’on avait la gueule cassée, la mutilation des membres ou l’agonie interminable.
Rommel commandait aussi une section d’ assaut en 14-18. Après un mois de front, Céline fit le choix de la mission-suicide, avec au retour ce qu’ on appelait « la bonne blessure » qui le fit réformer.
Le combat au corps-à-corps de commando rappelle le combat chevaleresque. Dans les airs se constituera également une véritable chevalerie du ciel, qui n'avait pas de parachutes !
C'est cette chevalerie des sections d’ assaut et des escadrilles qui inspirera l'agitation des conservateurs, au début de la République de Weimar. Pour Jünger, le nazisme sera la version dégradée et terriblement décevante de cet esprit de chevalerie. Il la transposera dans le pays imaginaire de la Maurétanie. Néanmoins, la chevalerie hantera le nazisme. Himmler enverra même chercher le Saint Graal dans les Pyrénées.
Dans les années 60, « Le Matin des magiciens » racontera bien cela.


mardi 6 février 2018

Autrui comme immensité géographique.

On se souvient de Diogène cherchant vainement en plein jour avec une lanterne au milieu de la foule un être introuvable : l' homme ! À la lumière de ce désespoir joué, on peut apprécier ces lignes écrites le 21 Janvier 1942, par Ernst Jünger :
" " Je trouve un homme ", c'est à peu près comme si l'on disait : " Je découvre le Gange, l'Arabie, l'Himalaya, l'Amazone." J'erre dans ses mystères et ses profondeurs, et j'en rapporte des trésors dont la connaissance me transforme et m'instruit. En ce sens, et en ce sens avant tout autre, nous sommes modelés par nos proches, par nos frères, nos amis, nos femmes. L'air de climats différents du nôtre flotte encore en nous - si vivace que lors de maintes rencontres j'ai comme l'impression : " Cet homme doit avoir connu un tel et un tel." Comme fait l'orfèvre pour les bijoux, le contact d'un être humain grave une marque en nous." (Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, p.269)

jeudi 1 février 2018

L'invulnérabilite de qui cherche avant tout la vérité.

" Les conversations entre hommes doivent être menées à la façon des dieux, comme entre des êtres invulnérables. Le combat d'idées doit ressembler à celui qu'on livrerait avec des épées surnaturelles qui tranchent la matière sans douleurs et sans peine ; et la satisfaction est d'autant plus pure que notre adversaire vise juste. Dans ces engagements spirituels, il faut être invulnérable. " (Premier journal parisien, 30 novembre 1941)

Commentaires

1. Le samedi 10 février 2018, 01:32 par gerardgrig
Dans ses journaux de guerre, on assiste à une véritable métamorphose de Jünger, amorcée dès avant la IIème Guerre. Il semble de plus en plus apaisé, et à l'écart des passions bellicistes et nationalistes. Il est un résistant intérieur, passif et intellectuel au nazisme, mais cela suffit-il à faire de lui un cryptorationaliste, pour qui la vérité jaillit du dialogue des grands esprits ? Il acquérait une forme de sagesse qui rappelait vaguement celle, librement spinoziste, de Goethe, mais il était toujours hostile aux Lumières et à 1789.
Le dernier Jünger, celui du Rebelle, de l’Anarque, semblera plutôt se rapprocher de Stirner, que l’on ne classe pas dans le courant rationaliste.
2. Le samedi 10 février 2018, 09:33 par Philalèthe
Vous aurez remarqué que le passage de Jünger que je cite dans ce billet n'est pas commenté. Je n'en fais pas un rationaliste des Lumières : j'ai vu dans ces lignes un amour de la vérité mis au-dessus de l'amour-propre, ce qui produit cette invulnérabilité que j'interprète comme l'absence de disposition aux blessures narcissiques, blessures dont parlait Freud dans Une difficulté de la psychanalyse.
3. Le dimanche 11 février 2018, 12:19 par gerardgrig
La psychologie américaine contemporaine a découvert que si l’on cherche à avoir raison, c'est pour éviter d’avoir tort. Dans un dialogue, il conviendrait de s'intéresser à l'autojustification permanente qui découle de la dissonance cognitive. Existe-t-il une recherche vertueuse et commune de la vérité, imperméable aux motivations psychologiques des discutants ?
Schopenhauer avait déjà traité de l'art d’ avoir toujours raison, qui nécessite d’user de rhétorique plutôt que de logique.
4. Le dimanche 11 février 2018, 15:09 par Philalèthe
Certes cela donne un plaisir d'amour-propre d'avoir raison, mais ce n'est pas parce qu'on a ce plaisir personnel que les vérités qui font qu'on a raison deviennent personnelles aussi et perdent donc leur... vérité. On pourrait concevoir qu' Euclide a élaboré ses éléments en ayant aussi le désir d'écraser, imaginons, Peuclide, son adversaire aujourd'hui totalement oublié ; il n'en reste pas moins que la géométrie dont la découverte serait donc motivée en partie par les passions d' Euclide est universellement justifiée. 
C'est toujours la distinction entre le contexte de découverte qui est nécessairement contingent et particulier et le contexte de justification qui au mieux est valable pour toute personne raisonnant sur le sujet concerné.
5. Le dimanche 4 mars 2018, 15:11 par gerardgrig
Si Jünger compare le dialogue des penseurs au combat des Chevaliers de la Table Ronde, ce n’est pas seulement parce que les Allemands raffolent se déguiser en chevaliers le dimanche. Il avait le souvenir de son commandement dans les sections d’assaut en 14-18. Ludendorff aussi voulait rendre les Sturmtruppen invulnérables. Mais il exagéra leur efficacité et il négligea de commander des chars.
Le dialogue entre penseurs ne serait-il pas une action de commando spiritualisée ? On apprécie quand l’adversaire frappe juste, même s’ il nous fait mal.
Le double infernal de Jünger, dans une autre guerre, était Otto Skorzeny, le chef de commando mercenaire et balafré.
On pense aussi à l’heroic fantasy et au combat à l’ épée-laser des Jedis. Jünger était, parfois involontairement, visionnaire.
6. Le lundi 5 mars 2018, 16:51 par Philalethe
J'ai hésité à mettre ce passage en ligne car je l'ai trouvé un peu kitsch...
Votre idée d'une transposition au niveau spirituel d'une pratique militaire m'a rappelé ce qu'écrivait Georges Duby à propos de la posture de la prière qui était d'abord l' attitude du vassal par rapport à son seigneur...
Cela  dit, ces lignes écartent complètement la possibilité de la douleur, du mal parce que le combattant d'idées ne tient à rien d'autre qu'à la vérité ; comme il n'a pas d'illusion, comme il ne se ment pas à lui-même et comme il applique le principe de Clifford ("it is wrong to believe on insufficient evidence"), la seule valeur de ses croyances est leur vérité, valeur qu'elles perdent dès que l'autre combattant fait la preuve de leur insuffisance. 
Au fond, qu'il apparaisse sous les traits d'un personnage de heroic fantasy  est en accord avec l'idée qu'il incarne ce dont chacun de nous ne peut que par moments s'approcher.

lundi 29 janvier 2018

" Ces images énigmatiques, si fréquentes dans la vie, où le plaisir et la douleur s'inscrivent ensemble de façon presque inextricable." (Gondreville, 17 juillet 1940)

Jardins et routes est le premier des cinq journaux de guerre tenus par Ernst Jünger, couvrant un peu plus d'un an, d'avril 1939 à juillet 1940 ; comme l'officier Jünger avec ses hommes suit l'armée conquérante et ne participe pas aux combats, les morts sont moins effroyables : ce ne sont plus des compagnons d'armes horriblement blessés et décrits de près, mais des cadavres anonymes, vus de loin, au bord des routes, à l'égal des épaves de voitures, de tanks, de charrues.
Indices d'une guerre de mouvement, les chevaux morts abondent aussi alors que les animaux des journaux de 14-18 étaient généralement bien vivants et sauvages, symbolisant la résistance de la vie.
Avec les chevaux, les femmes aussi font leur entrée dans l'oeuvre de Jünger diariste. Arrivée inattendue car les journaux de la première guerre en décrivaient bien rarement : sauf à me tromper, Orages d'acier n'y fait jamais référence.
Dans les lignes que l' écrivain a écrites à Toulis le 6 juin 40 et qui sont à mes yeux parmi les plus marquantes de l'ouvrage, la femme apparaît à tous les âges, de la jeune fille à la vieillarde : elle est vue directement ou à travers le portrait qui reste d'elle, elle est, aussi bien, imaginée à partir de ce qu'on dit d'elle ; en tout cas, sur fond de morts animale et humaine, mort passée, présente et à venir, ces femmes composent, toutes ensemble, comme une discrète vanité :
" Avons marché jusqu'à Toulis, où nous sommes arrivés à 4 heures du matin. Cantonnement dans une grande ferme, les hommes dans les granges, les chevaux à la belle étoile, les voitures et les roulantes dans la cour. Au lit, mais couché sur mes sacoches de selle, dans une petite pièce pillée de fond en comble, où il ne restait qu'un grand portrait de femme, un daguerréotype du temps de Flaubert - d'une substance érotique encore très dense. Avant de m'endormir, j'éclairai du fond de mon lit, avec ma lampe de poche, cette beauté étroitement corsetée et j'enviais nos grands-pères. Ils ont cueilli les primeurs de la décomposition.
La marche de nuit nous fit côtoyer de nombreux cadavres. Pour la première fois nous allions droit au feu, que l'on entendait à faible distance - avec le lourd éclatement des arrivées. À droite, batteries de projecteurs, et au milieu d'eux des fusées éclairantes jaunes, probablement anglaises, qui planaient longtemps dans le ciel.
Comme nous pouvions être d'un instant à l'autre engagés dans la bataille, j'essayai nos mitraillettes dans l'après-midi, sous un violent soleil, en compagnie de mes chefs de section, et j'eus une bonne impression de leur puissance de feu. Je fis placer devant une meule de paille une longue rangée de bouteilles de vin vides - dont nous ne manquons pas ici - puis je fis diriger le feu sur elles : chaque courte rafale faisait éclater une bouteille. L'exercice fut fatal à un vieux rat gros et gras qui surgit tout à coup, le museau ensanglanté, de sa cachette de paille et que Rehm acheva d'un coup de bouteille.
En cours de route, conversation avec un Français âgé qui avait assisté à trois guerres, car il se souvenait encore d'avoir vu, à l'âge de cinq ans, la guerre de 1870. Marié, trois filles ; comme je lui demandais si elles étaient belles, il me répondit en balançant la main avec détachement : " Comme ci, comme ça." D'ailleurs cette rencontre me montra la dignité que confère à l'homme une longue vie de travail.
Très chaud. À l'église. Dans l'un des bas-côtés, sur la paille, un groupe de vieilles femmes chenues ; dans des écuelles rondes, elles boivent bruyamment avec leurs bouches édentées la soupe que vient de leur apporter une jeune fille qui est maintenant assise sur l'un des bancs, en train de dire sa prière.
Ensuite au cimetière. Deux hommes creusaient une tombe - pour un vieillard, le troisième des réfugiés morts au cours de ces deux dernières journées. Ils fouillaient dans ce sol depuis si longtemps peuplé de morts ; l'un d'eux exhuma un crâne à la lumière du jour." ( Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, pp. 137-38)

Commentaires

1. Le mardi 30 janvier 2018, 16:07 par gerardgrig
Dans ses journaux de guerre, Jünger s'intéresse aux femmes, mais un peu à la manière d'Hergé dans les aventures de Tintin. Cet intérêt ne rend pas Jünger plus humain. Si le particulier l'intéresse, c'est pour son côté littéraire. Jünger est plutôt dans les généralités : la nation, le peuple, la race. Il reste un dandy désabusé et amer, qui porte un regard d'entomologiste sur l'espèce humaine, et cette distance s'accroît du fait qu'il occupe une sinécure loin des combats, avant de prendre sa retraite. Bien que pétri de culture française, ou peut-être à cause de cela, il ne fait pas de cadeaux aux Français. Il devait penser la défaite française à la manière de Heidegger dans son séminaire sur Nietzsche : « Au cours de ces journées, nous sommes les témoins d’une loi mystérieuse de l’histoire qui veut qu’un jour un peuple ne soit plus à la hauteur de la métaphysique qui est née de sa propre histoire ». Comme Jünger avait commencé sa carrière militaire dans la Légion étrangère française, en France envahie il était resté un peu reître, un peu lansquenet, avec un comportement aristocratique. En arrière-fond, il y a l'aspect touristique, à l'aide du Guide Michelin, de la Campagne de France, qui permet aux Allemands de faire la fête, de boire et de séduire de jolies filles, tandis que les Français prennent des grandes vacances, sur les routes ou bientôt dans les camps de prisonniers.
Avec les femmes, Jünger est un naturaliste, curieux d'expérimentations diverses. Dans ses journaux, il raconte qu'il emmène une Parisienne au cinéma, et que lui ayant effleuré la poitrine, il subit un afflux d'images florales dans sa tête. Cela rappelle son expérience des drogues.
Il y a l'épisode kitsch, décadent, fétichiste et peu nécrophile du daguerréotype de femme dans la ferme, avec la complicité de Flaubert. Mais Jünger sous-entend des choses profondes : on refait les batailles aux mêmes endroits, la guerre est un cycle dans lequel l'homme retrace le sillon de ses ancêtres, pour ensemencer inlassablement la terre de corps humains.
Il y a eu des crimes de guerre de la Wehrmacht en France en 1940, que nous avons préféré oublier. Un livre, "Soldats - Combattre, tuer, mourir : procès-verbaux de récits de soldats allemands" de Sönke Neitzel et Harald Welzer, a bouleversé la recherche sur les crimes de guerre de la Wehrmacht. On découvre qu'à part une minorité de nazis fanatiques qui tuaient par idéologie, les soldats allemands avaient intégré le crime dans leur cadre de référence, qui avait ses propres règles. La guerre était leur métier, qui avait sa propre raison suffisante en toutes circonstances. Ils étaient des "travailleurs de la guerre", qui ne parlaient jamais du mobile idéologique réel de leurs crimes, pour le questionner, parce que cela était inutile, de leur point de vue fonctionnel. Cela explique le détachement et l'indifférence de Jünger. Il comprenait que la violence guerrière de 1940 était identique à celle de 1914, malgré l'hypocrisie en plus.
2. Le mardi 30 janvier 2018, 18:35 par Philalèthe
C'est amusant, quand je lis ce que vous écrivez de Jünger, j'ai l'impression que nous ne lisons pas les mêmes textes ! À dire vrai, parlons moins de Jünger (je n'ai lu aucune biographie sur lui) que du portrait que cet homme fait de lui directement ou non dans ses journaux (je n'irai pas cependant jusqu'à l'extrême de distinguer l'écrivain Jünger du narrateur des journaux, vues les conventions du genre autobiographique, mais cela doit se discuter, j'imagine).
À mes yeux, ce portrait est celui d'un homme humain, délicat, respectueux, entre autres,  des Français qu'il rencontre, même s'ils appartiennent à un milieu très modeste ; rien de l'entomologiste méprisant que vous décrivez... Je suis frappé au contraire par son empathie. par sa capacité à relever les qualités des autres ( cf par exemple " Les êtres cachent encore en eux beaucoup de bons grains qui germeront à nouveau dès que le temps s'adoucira et reprendra des températures humaines." 17 juin 1941). Loin de moi aussi l'idée que c'est l'homme des généralités, tout au contraire sa capacité à prendre conscience de la singularité et la beauté de l'individuel et du concret m'a frappé, voyez ses descriptions de fleurs qui deviennent des mondes (son regard me fait penser à celui de Ponge posé sur la mie du pain par exemple)
Je ne lis pas du tout comme vous non plus son entrée du 1er mai 41 (à noter que le texte est remarquable pour  être le premier à évoquer une relation physique entre lui et une femme) :
" (...) Puis, place des Ternes. Muguet, dont j'achetai un petit bouquet, en l'honneur du 1er Mai, lequel est bien pour quelque chose aussi dans ma rencontre avec Renée, une toute jeune vendeuse dans un grand magasin. Paris offre des rencontres comme celle-là, sans qu'on ait presque à les chercher ; on s'aperçoit qu'elle fut fondée sur un autel de Vénus. Cela tient à l'eau et à l'air. Je l'éprouve à présent d'une façon d'autant plus nette que j'ai vécu les dix-huit premiers mois de guerre dans une vraie réclusion : casernes, cantonnements de village, blockhaus. Durant les longues périodes d'ascèse, où nous domptons nos pensées mêmes, il nous vient un avant-goût de la sagesse du grand âge de la sérénité.
Dîner, puis au cinéma ; j'y ai touché sa poitrine. Un glacier ardent, une colline au printemps qui cache, par myriades, les germes de vie, des anémomes blanches, peut-être (...) Nous nous sommes séparés devant l'Opéra, sans doute pour ne plus jamais nous revoir." (La Pléiade, p. 213-214)
Ce n'est pas, selon moi, se comporter en naturaliste avec les femmes, c'est métaphoriquement évoquer le désir fiévreux et à la fois  pudique et retenu d'une femme donnée.
Certes manifester de l'admiration pour Jünger ne me conduit pas à oublier les crimes de guerre de la Wehrmacht, le livre que vous citez sur cette question est en effet excellent, mais il peut y avoir un homme d'exception dans une armée criminelle...
3. Le jeudi 1 février 2018, 16:35 par Philalèthe
Ces lignes qui, à mes yeux, justifie l'idée que Jünger, bien qu'entomologiste, ne porte pas un regard d'entomologiste sur l'espèce humaine :
" Paris, 3 décembre 1941
L'après-midi, chez Lechevalier, rue de Tournon. En examinant des gravures et des planches entomologiques en couleurs, j'ai été assailli par un sentiment de dégoût, comme si ce plaisir était gâté par le voisinage des cadavres. Il est des forfaits qui atteignent le monde dans son ensemble, dans sa structure et sa raison d'être ; l'homme des Muses, à son tour, cesse alors de pouvoir se consacrer au beau, il doit se vouer à la liberté. Mais ce qu'il y a de terrible, aujourd'hui, c'est qu'on ne la trouve dans aucun des partis et qu'il faut combattre en solitaire."
4. Le vendredi 2 février 2018, 16:29 par gerardgrig
Le meilleur Jünger était peut-être le dernier Jünger, cet écologiste visionnaire, ce voyageur infatigable au savoir encyclopédique, qui ressemblait à Humboldt. Il semble de beaucoup préférable au guerrier nietzschéen de 14-18, qui n'aimait pas nos romanciers des tranchées, parce qu'ils faisaient trop dans l'émotion et l'empathie pour le peuple. Préférable aussi au penseur nationaliste de la guerre totale du travailleur-soldat, et à l'officier mondain d'occupation, ambigu et détaché, même s'il adoptait insensiblement une sagesse proche de celle du Goethe du "Second Faust".
Le Jünger des journaux de guerre était convaincu de la régression zoologique du peuple, sous la figure du Lémure, à cause de la technique. Dans le Premier journal parisien, le génie ailé de la Bastille lui donnait "l’impression toujours plus vive d’une force extrêmement dangereuse et qui porte loin." Et il ajoutait : " On voit exalté le génie du progrès, en qui déjà vit le triomphe d’incendies à venir." Il se mettait à rêver d'une chevalerie moderne, "dans ces petits cercles des derniers chevaliers, des libres esprits, de ceux qui pensent et sentent au-delà des mornes passions des masses." Sa critique du totalitarisme en général prenait cette forme. Dans "Sur les falaises de marbre", on ne savait pas si le Grand Forestier, chef de la Maurétanie au service de la technique, était Hitler ou Staline.
Même si Jünger avait beaucoup de délicatesse et d'attention aux gens, il n'oubliait pas qu'il était "l'homme des Muses" doué de cette "perception stéréoscopique" qui lui faisait voir le mythe derrière la réalité empirique. Du paysan que Jünger taquine, en lui donnant une légère inquiétude, quand il lui demande si ses filles sont belles, il tire la contemplation d'un stéréotype moral. Et le paysan n'est pas le plébéien violent et grégaire de la bestialité des dictatures. Le paysan sympathique de Jünger est aussi une abstraction "völkisch". Chez le dernier Jünger, ce sera la figure du Rebelle qui vit librement dans les forêts.
Je n'ai pas les Journaux de Jünger sous la main, mais il me semble que les cadavres dont il parle, et qui lui gâchent son plaisir de chineur curieux de planches entomologiques, sont ceux de Katyn, dont le régime nazi se sert pour sa propagande, et dans ce cas Jünger s'y laisse prendre. Il ne fera pas la différence entre Katyn et les massacres des Nazis.
De plus, au début du mois de décembre 1941, l'armée allemande, épuisée et frigorifiée, échoue à prendre Moscou. La guerre piétine, elle sera longue et elle ne mènera nulle part. Jünger se sent isolé et il rentre dans sa tour d'ivoire.

mardi 23 janvier 2018

La raison des rideaux : un éloge de la lumière tamisée.

Tant que le soleil est allégorique, on peut le regarder en face ; certes le prisionnier échappé de la caverne aura besoin de temps mais il y arrivera (La République, VII, 516b).
En revanche, quand le soleil est le vrai, il est comme la mort, on ne peut pas le regarder en face, La Rochefoucauld l'a écrit (maxime 26, édition de 1678).
Mais peut-on raisonner au soleil ? Ce n'est pas l'avis de Théodore-Malebranche qui presse Ariste de s'enfermer à l'intérieur, et ce dernier se prend au jeu :
" Ariste : (...) Doublons le pas... Grâce à Dieu, nous voici arrivés au lieu destiné à nos entretiens. Entrons... Asseyez-vous... Qu'y a-t-il qui puisse nous empêcher de rentrer en nous-mêmes pour consulter la Raison ? Voulez-vous que je ferme tous les passages de la lumière, afin que les ténèbres fassent éclipser tout ce qu'il y a de visible dans cette chambre et qui peut frapper nos sens ?
Théodore : Non, mon cher. Les ténèbres frappent nos sens aussi bien que la lumière. Elles effacent l'éclat des couleurs. Mais à l'heure qu'il est, elles pourraient jeter quelque trouble, ou quelque petite frayeur dans notre imagination. Tirez seulement les rideaux. Ce grand jour nous incommoderait un peu, et peut-être trop d'éclat à certains objets... Cela est fort bien ; asseyez-vous." (Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, Vrin, 2017, p. 158)
Rendre le sensible insignifiant, ce n'est donc pas le rendre invisible : trop de lumière et les couleurs prendront le pouvoir, dopant l'imagination ! Pas de lumière et l'imagination, cette fois impressionnée par le noir, fera encore des siennes !

Commentaires

1. Le jeudi 25 janvier 2018, 15:45 par gerardgrig
C'est un peu étrange, ce philosophe qui manque singulièrement d'attention et de concentration, au point de se laisser dissiper par des objets trop éclairés, et qui a peur dans le noir, parce qu'il croit aux fantômes ! Les idées nouvelles ne viennent-elles pas de tout ce qui nous bouscule et nous importune dans notre monde trop tranquille ? N'est-ce pas une joie de l'esprit de contempler les formes et les couleurs du monde ? L'obscurité n'est-elle pas propice à la méditation ? Et surtout, ce philosophe ne dit pas l'essentiel : s'il faut suffisamment de lumière, c'est pour voir l'Autre en chair et en os, avec ce qu'il dit par ses mimiques, ses gestes et son regard, car le vrai dialogue a toujours une épaisseur humaine. Enfin, la lumière tamisée et le rideau ne conviendraient-ils pas plutôt au décor du libertinage ? Il est vrai qu'il y a eu des libertins de pensée.
En tout cas, on ne dira pas, comme s'il s'agissait de théâtre : "La philosophie ? Rideau !".
2. Le jeudi 25 janvier 2018, 16:22 par Philalèthe
Ah, vous réagissez en philosophe empiriste, sensualiste, pensant que les idées viennent de la perception ! Malebranche le rationaliste déprécie la perception au profit de la raison, le sensible au profit de l'intelligible. 
Quant au dialogue, il le croit d'autant plus fécond qu'on peut faire abstraction du corps de l'autre dont le nom ne s'écrira pas avec une majuscule, celle-ci est réservée à la Raison, à Dieu. 
Quant au libertinage... Lisez le titre de la première partie du chapitre XX du premier livre de son opus De la recherche dela vérité :
" Que nos sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps."
Pour enfoncer le clou, quelques lignes tirées de ce même ouvrage :
" Ainsi ceux qui veulent s'approcher de la vérité pour être éclairés de sa lumière, doivent commencer par la privation du plaisir. Ils doivent éviter avec soin tout ce qui touche et tout ce qui partage agréablement l'esprit : car il faut que les sens et les passions se taisent, si l'on veut entendre la parole de la vérité " (Livre IV, chapitre XI, II, La Pléiade, p. 452)
3. Le samedi 27 janvier 2018, 17:36 par gerardgrig
Les conseils pratiques, pour le confort du dialogue des philosophes, ont une utilité marginale. Mais n'est-ce pas tout l’enseignement de la sagesse, qui a une utilité marginale ? Il y a un âge « philosophique », ou bien une petite santé limitative, qui nous mettent définitivement à l’abri des pulsions guerrières et reproductives. Comme dans le cas des crises qui s'achèvent toutes seules, ou des conflits qui n’ ont plus de combattants, on pourrait dire que les conseils de sagesse sont utiles, mais quand on n’ en a plus vraiment besoin.
4. Le samedi 27 janvier 2018, 21:04 par Philalèthe
Ah, là, vous sortez les armes lourdes !
Je doute en fait qu'il suffise que libido et agressivité s'affaiblissent pour accéder à la sagesse, les fins de vie seraient plus sereines si c'était le cas. Je ne crois pas non plus que la sagesse ait comme conditions nécessaires une libido et une agressivité faibles. Le cynique donne une forme philosophique à son agressivité, l'épicurien a une sexualité sans amour mais pas sans plaisir, quant au stoïcien, sa sexualité et son agressivité peuvent s' exprimer dans le cadre de ses devoirs. Ces sagesses ne sont pas des rationalisations de l'asthénie mais plutôt des stylisations de la vie brute.
Mais qui a été réellement sage, me direz-vous ? Des stoïciens, comme Marc-Aurèle, Épictète, Sénèque ont eu sans cesse conscience de la distance entre ce qu'ils furent et ce qu'ils auraient dù être ; s'ils s'enseignent, comme Marc-Aurèle, ou enseignent aux autres ce qu'on devrait être, c'est précisément parce qu'ils ne sont pas des sages en acte, mais plutôt des apprenants. Sans doute qu'on ne peut pas faire mieux que tendre vers cet idéal régulateur qu'est le sage, mais ce n'est pas rien. Sur ce point, je partage l'avis de La Rochefoucauld : cet enseignement de la sagesse peut beaucoup contre les maux passés et à venir même si les maux présents la réduisent à des mots sans portée.
Certes, plus dubitativement, on peut aussi voir l'enseignement de la sagesse, dans son émission comme dans sa réception, comme un divertissement, au sens de Pascal, associé à une satisfaction d'amour-propre. Même si son efficace se réduisait à cela, elle ne serait pas nulle..

lundi 22 janvier 2018

Nazisme et herméneutique du soupçon : valeur et limite du rapprochement.

Quel rapport établir entre le nazisme et la philosophie ? J'ai posé la question il y a longtemps déjà à travers un texte surprenant de Julien Benda. Aujourd'hui ce sont quelques lignes du dernier livre de Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), qui relance mon intérêt :
" Cette herméneutique biologique et médicale, cette lecture raciologique de l'art, est également mobilisée pour d'autres réalités culturelles, comme la philosophie grecque : une oeuvre philosophique n'est pas l'expression abstraite d'une idéalité absolue. Elle est incarnée, fille de son temps, du sol et du sang. Avant la rédaction de Mein Kampf par Hitler (1924) ou du Mythe du XXème siècle par Alfred Rosenberg (1935), l'idéalité philosophique, cette prétention sinon à l'absolu, du moins au général, avait déjà été interrogée par les philosophes du soupçon, qui en avaient montré toute la relativité à un temps, à un lieu, voire à une idiosyncrasie physique : Marx avait référé la pseudo-universalité philosophique à ses conditions de production socio-économiques, Nietzsche avait disserté sur le "problème de Socrate ", cette idiosyncrasie du raté qui se voue par ressentiment à la dialectique, et Freud avait rendu le moi et la raison du sujet victorien plus humbles devant les puissances formidables du ça.
Les nazis participent pleinement de cette démarche du soupçon adressé à la raison, d'autant plus que son règne est solidaire du cosmopolitisme libéral et délétère imposé par la Révolution Française et l'idéologie des droits de l'homme. Curieusement, c'est de Freud que, sans oublier Nietzsche, les nazis sont les plus proches. Eux aussi développent une exégèse psychophysique des oeuvres de l'esprit, à la réserve, d'importance, que ni Freud ni Nietzsche ne lient l'expression de la pensée ou de la création artistique à un quelconque déterminisme racial." (pp. 26.27)
Qui parle d'idéologie des droits de l'homme ? Est-ce l'historien qui écrit ces lignes ou son objet d'étude, les nazis ? On ne sait pas vraiment.
Reste que le mot d'idéologie est pertinent pour qualifier le nazisme. Le nazisme comme idéologie : cela le remet à sa place, du point de vue de la connaissance.
Certes, vues par un historien, il n'y a peut-être pas un abîme entre une idéologie et une philosophie : dans les deux cas, au minimum, elles peuvent être des documents éclairant l'objet de l'historien. Mais, quand un philosophe lit Freud ou Nietzsche ou Marx, il ne met pas longtemps à identifier ce qui distingue leurs textes des textes des intellectuels nazis : d'un côté a work in progress avec une richesse et une complexité argumentatives destinées à s'approcher de la vérité, de l'autre une argumentation propagandiste qui singe la philosophie. Aussi les textes de Freud, Nietzsche, Marx gardent-ils aujourd'hui leur pouvoir de stimuler la réflexion et grâce à eux les élèves qui le désirent mettent en question leurs certitudes, s'élèvent intellectuellement ; ceux de Hitler ou de Rosenberg, qui singent la vraie réflexion rationnelle, ne trompent que ceux qui n'ont pas assez cultivé la philosophie pour ne pas être sensible à l'immense différence entre un corpus philosophique et un corpus idéologique, ce qui ne veut pas dire que certaines oeuvres ne sont pas difficilement classables, ce qui ne veut pas dire non plus que certaines lignes de grands philosophes ne sont pas dignes d'eux...
Prendre au sérieux l'idéologie nazie ne doit pas conduire à voir entre elle et les philosophies du soupçon un air de famille pour la bonne raison qu'il ne suffit pas que des thèses déterministes biologistes soient défendues (toujours) par Hitler et (ici et là) par Nietzsche pour qu'on y voie deux oeuvres ressemblantes car le jugement doit porter autant sur les thèses que sur ce qui les précède et les suit dans les textes où elles se trouvent et dans les autres textes du philosophe en question. Ainsi, entre un subtil rhéteur et un franc philosophe qui soutiennent la même thèse, il y aura toujours un monde entre leurs modalités d'argumentation et leur propre rapport avec la thèse présentée. Dit autrement, on l'aura compris, la vieille distinction platonicienne entre convaincre et persuader n'a pas pris à mes yeux un coup de vieux, malgré la déconstruction et le brouillage relativiste et post-moderniste des frontières. On peut donc imaginer une épreuve de philosophie où l'élève, l'étudiant, face à des textes anonymes, devraient distinguer ceux porteurs d'argumentations défendables (à défaut d'être vraies) et ceux défendant des argumentations faibles.
Certes, pour croire dans cette distinction, on pourra bien avoir critiqué "vérité" et "raison" mais ça aura été en respectant la vérité et la raison qu'on l'aura fait...

Commentaires

1. Le lundi 22 janvier 2018, 23:06 par Arnaud
« Il n’y a jamais eu de science sans présupposés, une science ‘objective’, vierge de valeurs et dépourvue de vision du monde. Le fait que le système de Newton a conquis le monde n’a pas été la conséquence de sa vérité et de sa valeur intrinsèque ou de sa force de persuasion, mais plutôt un effet secondaire de l’hégémonie politique que les Britanniques avaient acquise à cette époque et qui s’est transformée en empire. […] Les faits sont simplement les suivants : une idée née des Lumières –c’est-à-dire une idée issue de la civilisation occidentale à une époque bien précise- s’est érigée en vérité absolue et a proclamé qu’elle était un critère valable pour tous les peuples et à toutes les époques. Nous avons là un parfait exemple d’impérialisme occidental, une impudente affirmation de sa suprématie. »
La citation est de Ernst Krieck, idéologue nazi convaincu, qui écrivait ces mots en 1942
2. Le mardi 23 janvier 2018, 16:12 par Philalèthe
Oui, le nazisme a une dimension relativiste. Ces lignes sont-elles tirées de La loi du sang (Chapoutot, 2014) ?
Le texte est en tout cas bien choisi donc embarrassant : valeur et limite de l'opposition !
Plus sérieusement : ces lignes mettent bien en évidence que pour savoir à quoi on a affaire il faut le contexte qui n'est sans doute pas seulement l'ouvrage duquel les lignes sont tirées et les autres ouvrages du même auteur mais aussi le contexte social etc. 
Bien sûr en sceptique on peut penser qu'on appelle idéologie la philosophie de l'ennemi ou philosophie notre propre idéologie... Mais je reste favorable à une conception disons réaliste de la philosophie, malgré sa diversité. Certes, entre des textes facilement identifiables comme philosophie (la CRP) ou comme idéologie (Mein Kampf), il y en a dont le classement dans un ou l'autre des deux ensembles fera polémique...
À moins que l'opposition dans mon discours ne soit qu'un vieux reste en moi d'une influence althussérienne...
3. Le mardi 23 janvier 2018, 17:58 par Arnaud
Cette citation n'est, hélas, que de seconde main : elle est tirée de Pseudosciences et postmodernisme de Sokal, mais étant donné la date indiquée (1942) elle provient probablement de Natur und Wissenschaft de Ernst Krieck...
4. Le mardi 23 janvier 2018, 20:10 par Philalèthe
Merci !
Je trouve dans Chapoutot (2014) cette citation de Krieck tirée de sa contribution en 1939 au livre de Wilhelm Pinder et Alfred Stange, Deutsche Wissenschaft. Arbeit und Aufgabe :
" La philosophie telle qu'on l'entend généralement est caractérisée par un principe universaliste. Le fait que la vision du monde national-socialiste (...) met fin à tout universalisme pour le remplacer par le principe de la race, devait conduire logiquement à déclarer la fin de la philosophie (...) pour la remplacer par une cosmologie et une anthropologie raciste."
5. Le mercredi 24 janvier 2018, 20:54 par gerardgrig
Au palmarès des inclassables, le Nietzsche de « La Généalogie de la morale » et le Jeune Marx tiendraient bien leur place. Ils ont réussi le tour de force d'être antisémites, tout en ne l'étant pas, ou bien l’inverse. On aurait tendance à dire que la philosophie est une chose trop complexe, et qu’ elle devrait rester ésotérique, car bien souvent, nous autres simples mortels, nous n’ y entendons goutte.
6. Le dimanche 28 janvier 2018, 09:34 par Julius Bendus
merci pour cette référence à Chapoutot. Il
a , à mon sens, tout à fait raison. Bien sûr Marx, Nietzsche , et peut être aussi Freud ( mais sans doute bien moins ce dernier car il te tenaient comme incarnant la science juive) ne sont pas des idéologues nazis. Mais les nazis ont appris auprès d'eux à se référer aux origines des idées dans la vie, dans le monde social, dans l'inconscient, et à référer les thèses des penseurs philosophes à leurs sources causales. Combien de passages de Nietzsche jugeant Kant sur ses habitudes mentales? Les nazis sont bien entendu des philosophes de bazar, mais ils ont compris que Marx, Nietzsche et Freud usaient sans cesse de l'argument génétique ( ou si vous préférez confondre le contexte de découverte avec celui de justification). Cet argument génétique est le ferment de l'anti-rationalisme.
J'avais donc fondamentalement raison, dans le texte que vous citiez sur votre blog en 2010 , de voir dans l'existentialisme aussi, dans le culte de la vie, la source de l'anti-raison.
7. Le dimanche 28 janvier 2018, 09:55 par Philalèthe
Je suis d'accord avec vous, Julius Bendus : la destruction d'une thèse par la seule identification d'un contexte de découverte nécessairement toujours local et contingent ne prend pas en compte ce que Bourdieu a exposé clairement, le fait qu'on peut avoir un intérêt particulier à découvrir des vérités universelles, tout le problème étant pour une société d'instituer des lieux de recherches où chacun a un intérêt personnel à produire des propositions vraies, donc impersonnelles.
Et je suis d'accord pour appeler philosophie de bazar une idéologie. Maic ce qui me frappe dans cette affaire, est qu'une lecture purement historique des textes nazis révise largement à la hausse leur valeur intellectuelle. Chapoutot insiste souvent sur le sérieux des constructions nazies sans assez mettre en relief par exemple leur incohérence, par exemple le fait que les nazis accusent le Traité de Versailles d'être injuste, ce qu'ils ne devraient pas faire logiquement du point de vue de leur morale qui justifie le plus fort.
8. Le dimanche 28 janvier 2018, 15:46 par gerardgrig
Dans ce domaine, la sophistique des Nazis était inépuisable. En 1919, nous n’ étions pas les plus forts, nous avions triché !
Les Nazis étaient très informés. Mais ils connaissaient les grands auteurs surtout par des ouvrages de seconde main. De toute façon, ils n'en gardaient que ce qui pouvait servir leur idéologie, au prix de quelques manipulations. Leur information suivait parfois un trajet étrange, une « chaîne causale déviante » dirait notre Pr Scalpel, comme par exemple quand ils redécouvraient Clausewitz en lisant Lénine, qui en avait fait la Bible de sa stratégie. En retour, Lénine et Trotski s' initieront au vitalisme et à l'apologie de la force, par la lecture de Jack London.
Sur la réévaluation intellectuelle du nazisme, il y a eu le livre facile de Vullierme, « Miroir de l’Occident ». Pour lui, le nazisme est le pur produit de la civilisation occidentale, et il reviendra. Hitler n’ était pas seulement l’ auteur d’ un livre de propagande pour Feldwebels. C’ était, paraît-il, un vrai penseur, l’auteur de nombreux ouvrages, dont l’un portant déjà sur la mondialisation économique. On n’ en sait pas plus, mais on se doute que son livre d'économie ne doit pas comporter beaucoup de maths et de stats, mais plutôt une forte dose d’ idéologie complotiste.
9. Le lundi 29 janvier 2018, 08:59 par Julius Bendus
J'ai lu le livre de Vuillmerme, qui est fort intéressant. Il voit dans les nazis des imitateurs de Taylor, et des planificateurs . Il ne faut pas oublier qu'il y avait parmi eux des gens intelligents, comme Speer.
Un philosophe peut toujours se faire récupérer par une idéologie, même quand il ne donne pas cette forme à ses écrits, à la différence de Marx et de Nietzsche, dont il faut quand même dire qu'ils ne sont pas toujours au top au niveau théorique.
10. Le lundi 29 janvier 2018, 16:49 par gerardgrig
Dans "La Généalogie de la morale", Nietzsche reprenait la théorie de l'invasion aryenne, avec ses conquérants caucasiens aux cheveux blonds qui s'étaient répandus dans l'Inde du Nord et en Europe, qui étaient les véritables importateurs de l'hindouisme, et qui étaient la noblesse d'un d'âge d'or dont il fallait retrouver les valeurs. Cette théorie était largement admise au XIXème siècle. Néanmoins, le nazisme a rendu cette théorie dangereuse, outre qu'elle est âprement discutée par les archéologues, car les fouilles n'ont mis à jour aucun vestige pouvant la justifier.
Néanmoins les véritables vestiges, pouvant valider cette théorie, auraient été produits par l'étude comparée de la mythologie et de l'organisation sociale ternaire des peuples de langues indo-européennes, comme chez Georges Dumézil, ainsi que par la linguistique, qui reconnaît le sanskrit comme racine de ces langues. Ces études ne s'appuient pas sur des coïncidences. Il reste que les travaux de Dumézil ont aussi suscité une polémique, et qu'il vaut mieux prendre des pincettes pour en parler dans une discussion d'amis.
11. Le jeudi 1 février 2018, 16:51 par Philalèthe
à Julius Bendus :
Certes, mais y a-t-il eu un seul grand philosophe " au top d'un point de vue théorique " ? Le progrès (au sens neutre) de la philosophie ne naît-il pas de l'existence constante de failles théoriques dans toute philosophie ? Sans compter les insuffisances empiriques, sans cesse identifiables  grâce aux progrès des sciences.
12. Le lundi 5 février 2018, 02:40 par Julius Bendus
Etre au top ne veut évidemment pas dire
être infaillible. Cela veut dire : s'efforcer
de chercher honnêtement la vérité et ne pas en dire plus qu'on n'en sait ni donner des explications dont le seul critère est qu'elles satisfont leurs auteurs. Marx et Nietzsche, de même que Freud, ne sont pas toujours au top. Quant aux failles empiriques, la philosophie n'est pas la science. Mais elle a aussi le devoir de ne pas la contredire, et si une de ses théories (de la philosophie) va contre la science, d'exercer son droit d'examen sur elle-même, pas sur la science.
13. Le lundi 5 février 2018, 08:57 par Philalèthe
La difficulté avec cette subordination partielle de la philo à la science vient de ce que le philosophe n'a plus les moyens de s'assurer que  les connaissances produites par les scientifiques sont vraies, il doit donc leur faire confiance, mais imaginez une confiance de ce genre à une époque où la biologie était raciste ! Certes on peut espérer que par suite de l'efficacité d'une division accrue du travail intellectuel, depuis que les philosophes ne peuvent plus être scientifiques, toutes les sciences ont bel et bien fait leur "rupture épistémologique" et qu'elles sont donc productrices de vérités, mais si le raisonnement semble acceptable pour la physique ou la bio, l'est-il vraiment pour les sciences humaines ?
14. Le lundi 5 février 2018, 18:05 par gerardgrig
Le problème ne se poserait peut-être pas si les scientifiques lisaient Ronald Dworkin. Ils comprendraient que le monde est vrai parce que le monde est beau, et que cela s’inscrit dans une religion sans Dieu.

mercredi 17 janvier 2018

Garder raison par gros temps.

Voici une phrase qui me plaît, ajustée à notre époque, bien que son auteur ne soit pas un de nos contemporains :
" Aujourd'hui, on n'ose plus dire du bien de l'entendement et de la raison, et l'on tient le "rationalisme" pour mort en s'efforçant d'être irrationnel et peu raisonnable."
Elle est de Hans Schwarz, un des rares kantiens professionnels, à avoir cherché à populariser la pensée du philosophe de Königsberg en plein nazisme. Son livre s'appelle Kant und die Gegenwart - Volkstümlich dargestellt. Johann Chapoutot, qui est la source de mon billet à travers son dernier ouvrage, La révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), traduit le titre du livre de Hans Schwarz par Kant pour aujourd'hui- Essai de vulgarisation. L'historien français reconnaît que ladite traduction est "faible", c'est, écrit-il, " un Kant pour la race, pour le Volkstum ." (p. 126). À dire vrai, il y a dans Volkstum moins l'idée de race que celle du peuple dans sa dimension traditionnelle, on pourrait tenter Kant et le présent. Pour le peuple allemand. Sans tourner autour du pot, disons que l'auteur nazifie Kant mais modérément, d'où la phrase initiale, si peu nazie. Je laisse découvrir l'analyse que Johann Chapoutot fait de ce léger détournement.
On peut lire aussi dans le même ouvrage un article qui revisite Eichmann dans un sens vraiment non-arendtien. Jugez plutôt :
" Adolf Eichmann semble avoir été le roué metteur en scène de sa banalité, un acteur confirmé, qui a su jouer de stéréotypes rebattus et mettre son image, surjouée, de petit besogneux inoffensif au service de la défense. Il n'est pas exclu que le choc de l'enlèvement par le Mossad, de la prison, de l'interrogatoire puis du procès, ainsi que la peur d'une possible issue fatale aient altéré le caractère d' Eichmann au moment où il comparaît. Mais l'homme timide, réservé et obséquieux qui se présente aux juges et aux caméras ne correspond toutefois guère, s'il a vraiment changé, à l'homme plutôt sur de lui et parfois emporté que les témoins et anciens Kameraden décrivent." (p. 217-218)
Au fond de la caverne, Hannah Arendt n'aurait-elle donc vu que l'ombre d'Adolf Eichmann ?