vendredi 27 avril 2018

Platon avant Saint-Augustin.

Il est vraiment dommage que, sans doute par économie, Gallimard dans la Bibliothèque des Histoires ait publié le livre de Philippe Buc Guerre sainte, martyr et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident sans son appareil de notes. C'est d'autant plus paradoxal, voire incohérent, que, grand luxe, la traduction de l'ouvrage a été confiée à un autre médiéviste expérimenté, Jacques Dalarun.
Aucune référence n'est donc donnée de ce texte de Saint-Augustin justifiant la coercition comme préparation à la conversion libératrice :
" Quand des enseignements salutaires sont associés à une utile terreur, il s'ensuit non seulement que la lumière de la vérité chasse l'aveuglement de l'erreur, mais aussi que la force de la crainte brise les chaînes de la mauvaise habitude."
Mais, passons, il suffit de compulser son Saint-Augustin. Le point est en fait que Philippe Buc présente ce philosophe comme une des premières sources chrétiennes de cette théorie combinant contrainte des corps et libération des esprits. Certes, mais au risque de lasser, je veux rappeler que Saint-Augustin reprend là son Platon, la théorie étant déjà implicite dans l'allégorie de la caverne : en effet le prisonnier libéré est "contraint de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière " ; quand on lui montre " chacune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? ". On le force à regarder la lumière elle-même, précisément la lumière dans la caverne, puis on le tire par la force en lui faisant remonter la pente raide et on ne le lâche pas. Une fois qu'il est sorti, plus besoin de continuer la coercition, le regard du prisonnier est tourné dans la bonne direction, le temps, la réalité extérieure et l'esprit feront le travail aboutissant au savoir.
Manifestement cette première (?) mise en scène des rapports complémentaires de la contrainte physique et de la liberté mentale éclaire, tout autant que les lignes de Saint-Augustin, certains des textes bien plus tardifs cités par Philippe Buc, comme par exemple ces lignes du puritain William Perkins (1558-1602) dont je ne peux malheureusement pas non plus donner la source :
" C'est vrai : la volonté ne peut être contrainte ; et il est pareillement vrai que le magistrat ne force personne à croire, car quand un homme croit vraiment et embrasse la vraie religion du fond du coeur, il le fait volontairement. Néanmoins, des moyens doivent être utlisés pour faire vouloir aux gens ce qu'ils ne veulent pas ; et ces moyens sont de les forcer à venir à nos assemblées, à écouter le verbe et à apprendre les bases de la vraie religion." (p.355)
Identiquement, personne ne force le prisonnier platonicien à croire, il est juste forcé de se trouver en plein milieu de la réalité, la croyance s'ensuivant par la force des choses.
De nos jours, cette contrainte initiale n'est plus bien vue. Elle correspond plus ou moins à ce que Kant désigne par discipline dans son Traité de pédagogie, du moins si l'on accepte que faire faire à quelqu'un ce qu'il ne veut pas (Platon) équivaut en contrainte à l'empêcher de faire ce qu'il veut (Kant : " la discipline doit brider l'homme pour l'empêcher de se livrer aux dangers dans le désordre et l'irréflexion.").
Il faudrait avoir le talent d'écrire une version de l'allégorie de la caverne que les pédagogues du jeu pourraient s'approprier. Ce serait en s'amusant et donc sans réaliser la différence de niveau entre sa caverne et la connaissance que le prisonner sortirait au grand jour. Certes, quand il se retrouverait seul face aux choses, le réel lui-même devrait être divertissant pour faire entrer sans peine le savoir dans l'esprit ... Comme notre nouveau prisonnier, d'autant plus pressé que la technique lui permettrait de gagner du temps (sur ce sujet, consulter Accélération. Une critique sociale du temps de Hartmut Rosa), serait trop impatient pour prendre le temps de s'habituer à son nouvel environnement (516 a), la réalité devrait être complètement accessible d'un seul coup. Mais, dans de telles conditions, je le vois mal s'attarder à contempler l' Idée du Bien, elle l'ennuierait vite, il redescendrait d'où il vient, juste pour se changer les idées. Serait-il tué ? Sans doute pas, on lui préférerait un clown plus captivant...

Commentaires

1. Le dimanche 29 avril 2018, 05:21 par Philippe Buc
0)
Merci pour le retour sur Platon. Toute coercicion n´est pas chrétienne.
1)
Augustin, Ep. 93.1.3, CSEL 34:2, 448, ou CCSL 31A, 169.
2)
William Perkins, Works, vol. 2 (Londres: 1617), 412:
"True it is, the will cannot be compelled; and true it is likewise, that the Magistrate doth not compell any to beleeve: for when a man doth beleeve, and from his heart imbrace true religion, he doth it willingly. Notwithstanding meanes are to be used to make them willing, that are unwilling, and the meanes is to compell them to come to our assemblies, to heare the word, and to learne the grounds for true religion".
2. Le dimanche 29 avril 2018, 14:55 par Philalethe
Merci infiniment à vous pour ces précisions.
Je tiens à ajouter que l'ouvrage, même sans les notes, reste passionnant !

samedi 21 avril 2018

Être du bon côté du Bois.

Paris, 5 avril 1943.
À midi, on comptait plus de deux cents morts. Quelques bombes ont atteint le champ de courses de Longchamp où se pressait une foule dense. À la sortie des bouches du métro, les promeneurs du dimanche heurtaient des groupes de blessés hors d'haleine, aux vêtements en loques, qui se tenaient la tête ou le bras, une mère serrant sur sa poitrine un enfant ensanglanté. Un pont a été également touché et un grand nombre de passants, dont on repêche en ce moment les corps, ont été projetés dans la Seine.
Au même instant, de l'autre côté du Bois, flânait une foule joyeuse, endimanchée, tout à la joie des arbres, des fleurs, de la douceur de l'air printanier. Telle est la face de Janus de ce temps." (Ernst Jünger, Second journal parisien in Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, p.490-491)

Commentaires

1. Le jeudi 26 avril 2018, 18:40 par gerardgrig
Ce passage illustre la démarche "philosophique" de Jünger, qui se dégage peu à peu de l'attraction de la matière et des liens de la politique, pour s'élever jusqu'à des figures mythiques. Ici, il s'agit du mythe de Janus. Il y a comme une entéléchie de Jünger, qui s'éloigne peu à peu du monde des Lémures, pour devenir une sorte d'Automate spirituel, ce qui est une manière de résistance.
Néanmoins, dans la toile de fond des évènements dramatiques ou pathétiques qu'il vit, Jünger pourrait voir encore d'autres figures, mais il ne les épuise pas toutes.
Ainsi, il évoque le bombardement américain des Usines Renault à Billancourt, en avril 1943. L'Hippodrome de Longchamp, haut-lieu de la Collaboration mondaine, est touché lui aussi involontairement, ce qui pourrait être interprété comme une intervention d'un Dieu ou d'un Destin.
Dans une tout autre optique, celle de la chanson naturaliste, "être du bon côté du Bois" ferait penser à une chanson de cette époque, "De l'autre côté de la rue" d'Edith Piaf.
2. Le dimanche 29 avril 2018, 13:59 par gerardgrig
Si la figure mythique mène à l’Idée, le travail de l'écrivain consiste à réécrire inlassablement les mythes. Dans l'événement qui sert de toile de fond à cet extrait du Journal de Jünger, il y a l'idée que la population civile est sacrifiée, d' ailleurs inutilement, sauf si l'on considère que les bombardements envoient un message politique à Hitler. C’est pourquoi la France occupée va réactiver l’histoire d'Iphigénie chez Maurice Blanchot, avec la personnification masculine du vieux Maréchal qui fait don de sa personne à la France. Chez Blanchot, on retrouvera aussi ce thème mythique du sacrifice en Mai 68, avec l'autodissolution de l'écrivain dans la « pègre ».
3. Le lundi 30 avril 2018, 14:37 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette référence à Piaf mais cette chanson est beaucoup plus souriante que ce passage de Jünger car à la fin l'Amour sait rétablir la Justice et va loger du mauvais côté de la rue, compensant le déséquilibre.
Quant à Jünger a-t-il été jamais du côté des Lémures ? S'il modifie ses textes sur la guerre 14-18 quand le nazisme s'installe, c'est parce que dès le début il ne s'identifie pas à lui.
Moralement en revanche ce qui peut être condamné, c'est la prise de distance mentale par rapport à un processus duquel on est à sa modeste échelle responsable. Certes quand on participe au processus en prenant chaque jour le risque de la mort et de l'invalidité, la hauteur a une grandeur heroïque qu'elle perd quand le penseur, trop promu pour mourir sur le champ de bataille, fait un travail de bureau à l'état-major.. Pour disculper donc Jünger de ce qui pourrait passer pour un esthétisme lâche, il faut avoir en tête Orages d'acier.
Merci beaucoup pour la référence à Blanchot, qui permet de voir à quel point l'invocation des mythes peut avoir une fonction politique anesthésiante, en renvoyant à l'éternel et au destin ce qui participe du fragile et révocable présent.
4. Le mardi 1 mai 2018, 12:05 par Philalèthe
Pour appuyer l'idée que Jünger ne pensait pas être passé des Lémures à l'Idée (je choisis la formule la plus prudente !), ces lignes du 20 avril 1943 où il souligne la platitude du nazisme par rapport aux idéaux des  nationalistes auxquels il s''identifiait :
" La rencontre secrète du Eichhof, en 1929, reste mémorable entre toutes. L'histoire de ces années-là, avec ses penseurs, ses activistes, ses martyrs et ses figurants, n'a pas encore été écrite ; nous vivions alors dans l'oeuf du Léviathan. L'école de Munich, c'est-à-dire la plus plate, l'a ensuite emporté ; elle y parvint aux moindres frais (...) Mais ceux qui restent encore en vie évoqueront toujours volontiers ces temps-là ; on ne vivait alors que pour l'Idée. C'est ainsi que je me représente Robespierre à Arras." 

mercredi 18 avril 2018

Les chrétiens pour les stoïciens ? Des sectaires hystériques...

Je l'ai déjà évoqué, les stoïciens tenaient les chrétiens pour des fous furieux. Philippe Buc dans Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident (2015) explique que Flavius Josèphe au 1er siècle dans sa Guerre des Juifs introduit, le premier, le personnage du "terroriste fou" (p.177, Gallimard, 2017) pour qualifier les juifs rebelles et hostiles au pouvoir romain. À ses yeux, les stoïciens ont repris cette figure pour qualifier les chrétiens :
" Due à Josephe, l'interprétation de la résistance à Rome comme folie trouve un écho dans des sources de peu postérieures, présentant le christianisme et ses martyrs. La victoire finale de la nouvelle religion explique que la documentation historique soit plus abondante en témoignages favorables, issus du christianisme , qu'en traces livrant le point de vue du paganisme gréco-romain. L'empereur stoïcien Marc Aurèle voyait les martyrs chrétiens comme le contraire de l' apatheia stoïcienne ; à la différence du sectaire, le sage était atragodos ; il évitait les postures tragiques - ce par quoi l'empereur entendait probablement l'opposition ostentatoire au pouvoir et (c'est une hypothèse) la passion excessive ou la folie. Épictète voyait dans les chrétiens un exemple propre à faire honte au sage et à l'exhorter au courage face aux tyrans. En ce cas, paradoxalement, la frénésie religieuse permettait de contrôler au moins une passion : si les Galiléens, écrivait Épcitète, ainsi transformés par la "manie" (hupo mania) ou par l' " habitude " (hupo ethous), peuvent résister à la peur quand ils affrontent un tyran, les philosophes le devraient d'autant plus en se fondant sur leur raison." (ibid., p.187)
Les chrétiens se sont vengés en faisant du Manuel d'Épictète un manuel pour les moines...

Commentaires

1. Le mercredi 18 avril 2018, 20:41 par gerardgrig
Les philosophes antiques connaissaient mal cette secte clandestine qu' était le christianisme. Ils ne discernaient pas le message profondément humaniste et rationnel, parce qu’universel, du Christ. L' esclavage, même s' il était une nécessité économique incontournable, ne les choquaient pas, ni non plus les jeux du cirque, ni la violence de la conquête romaine. Néanmoins, le message révolutionnaire du christianisme s' est beaucoup atténué, quand il s’est intégré dans l’Empire romain.
2. Le vendredi 20 avril 2018, 19:29 par Philalethe
Certes les stoïciens n'ont pas condamné l'esclavage mais voyez la lettre 47 de Sénèque à Lucilius : y est condamnée l'idée que les esclaves sont inférieurs aux maîtres , y est défendue aussi l'idée que les maîtres esclaves de leurs passions ont moins de valeur que leurs esclaves maîtres d'eux. Clairement l'esclavage social n'est pas un obstacle à une vie excellente, en termes stoïciens, pas plus que le fait de vivre sous un tyran. Pour la gladiature, je vous renvoie à un de mes billets http://www.philalethe.net/post/2008...
Les stoïciens n'ont pas condamné la guerre, pas plus que les chrétiens qui ont fait l'éloge de la paix et de la guerre (juste) - Philippe Buc est très instructif sur ce sujet, le côté sombre du christianisme.
3. Le samedi 21 avril 2018, 12:29 par gerardgrig
Les Stoïciens ne pratiquaient-ils pas le « victim blaming » avec les Chrétiens ?
Il est aussi intéressant de voir comment les Pères de l'Église ont fait leur marché dans la pensée stoïcienne. Le dernier Foucault l’a encore bien montré.
4. Le samedi 21 avril 2018, 18:03 par Philalèthe
Je pense qu'il ne vaut mieux pas mélanger l'oppression dont étaient victimes les chrétiens de la part des païens des positions exprimées ici par les stoïciens à propos des chrétiens. 
C'est une question de méthode : qu'une position soit formulée dans un contexte qu'on condamne n'implique pas qu'elle est fausse.
Ce qui sépare en profondeur le stoïcien du chrétien est que le premier ne donne aucune réalité au mal (une des conséquences est qu'une institution, comme l'esclavage, ne peut pas être le mal ou un exemple du mal) ; le chrétien donne à travers Satan une réalité au mal d'autant plus dangereuse et inquiétante que le mal se déguise sous la forme du bien, ce qui conduit à se méfier autant des faux frères chrétiens, des hérétiques que des païens.
5. Le samedi 21 avril 2018, 21:25 par gerardgrig
Le travail de Philippe Buc fait un rapprochement osé entre le martyre des premiers Chrétiens et l'actualité.
Sur la question du terrorisme, on ne peut qu'envier la sagesse des Stoïciens. Ils ne se posaient pas la question du partage entre terrorisme acceptable et terrorisme inacceptable, et celle de la frontière impossible à faire passer entre eux. Les Stoïciens ne faisaient pas de politique.
6. Le samedi 21 avril 2018, 21:43 par Philalèthe
Philippe Buc, c'est l'anti-Foucault : il cherche des continuités. C'est très anti-marxiste aussi : il croit dans l'efficace des idées.
Quant aux stoïciens, ils faisaient de la politique, ce sont les épicuriens qui n'en faisaient pas !

mercredi 21 mars 2018

Puritanisme ou cynisme : l'animal comme repoussoir ou comme modèle ?

" L' idée que la troisième dimension, la divinité, s'étend des animaux (en bas) aux dieux (en haut) avec les humains au milieu s'illustre parfaitement dans les paroles d'un puritain de la Nouvelle Angleterre, Cotton Mather qui, alors qu'il urinait, aperçut un chien réaliser la même activité. Submergé de dégoût par le caractère ignoble de l'évacuation du contenu de sa vessie, Mather écrivit la résolution suivante dans son journal : " Je serai cependant une créature plus noble ; et à l'instant précis où mes besoins naturels me rabaisseront à la condition d'animal, mon esprit jaillira (je dis bien, à ce moment précis) et s'élèvera." (Jonathan Haidt, L'hypothèse du bonheur, Mardaga, p.217)
" C'est parce qu'il avait , à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait. " (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres,VI, 22, éd. Goulet-Cazé, p.706)
Certes les cyniques utilisent aussi quelquefois l'animal comme exemplification de la bestialité mais le puritanisme l' a-t-il jamais pris comme exemple à suivre ?

Commentaires

1. Le jeudi 22 mars 2018, 13:38 par gerardgrig
Personnellement, j' ai été dégoûté de repasser l'agrégation de philo par la présence de toilettes dans la salle même du Centre d’Examens, immédiatement dans le dos du surveillant. J' étais près d’un candidat appelé à se faire un nom dans les médias. Il est possible que la proximité de sa cogitation avec un lieu d’aisance l’ait conduit à aller frapper plus tard à la porte des médias.
2. Le jeudi 22 mars 2018, 18:45 par Philalèthe
Cynique, vous auriez demandé à composer au plus près des toilettes ; puritain, vous auriez trouvé matière à penser haut et fort.

samedi 17 mars 2018

Faut-il se détacher du détachement ?

C'est l'avis de Jonathan Haidt qui dans The Happiness Hypothesis. Finding modern truth in ancient wisdom (2006) écrit :
" L'importance que le Bouddha accordait au détachement pourrait également être due aux turbulences de son époque : rois et cités guerroyaient, la vie et le destin des gens pouvaient être anéantis en un instant. Lorsque la vie est imprévisible et dangereuse (comme l'était celle des philosophes stoïciens à la merci des caprices de leurs empereurs romains), il est idiot de chercher à atteindre le bonheur en contrôlant le monde extérieur. Mais aujourd'hui, la situation est (en général) bien différente. Les gens vivent dans des démocraties assez riches, peuvent se fixer des buts à long terme et espérer les atteindre. Pour la première fois dans l' histoire de l'humanité, la plupart des gens (dans les pays riches) vivront au-delà de leurs 70 ans et n'enterreront pas leurs enfants. On est vacciné contre les maladies, à l'abri des tempêtes et assuré contre le feu, le vol et les accidents de voiture. Bien sûr on rencontre tous de mauvaises surprises, mais on peut s'adapter et faire face à la plupart d'entre elles. Et nous pensons tous que nous sortons plus forts de l'adversité. Ainsi, rompre tout attachement, éviter les plaisirs de la sensualité et parvenir à éviter la douleur de la perte et de la défaite me paraît maintenant une réponse inappropriée à la présence des instants de souffrance que comprend inévitablement toute vie." (Éditions Mardaga, 2010, p.128)
Oserait-on aller jusqu'à dire désormais que la valeur du stoïcisme est de permettre dans les époques troublées aux gènes du stoïcien de se reproduire ?

Commentaires

1. Le mardi 20 mars 2018, 15:24 par gerardgrig
On ne comprend pas le besoin contemporain de religion, étant donné que les progrès de la science nous en libèrent.
C'est le mystère de la foi, de l'assentiment.
D'ailleurs, il ne faudrait pas trop rêver de la spiritualité sans religion, de la religion sans Dieu.
Les moines bouddhistes disent qu'ils pratiquent bien une religion, et que Bouddha croyait en Brahma, le créateur du monde.
Le Bouddhisme le plus religieux est celui du Tibet. C'est le Bouddhisme tantrique du Dalaï-Lama, personnage stupéfiant par son nombre de fidèles et de sympathisants. Quant au Védanta, il est hyper-dévot.
Faut-il considérer le stoïcisme comme une religion ?
Prendre la voie dialectique du détachement du détachement serait peut-être aussi un dépassement hégélien nécessaire.
2. Le jeudi 22 mars 2018, 18:36 par Philalèthe
Les stoïciens contemporains comme Lawrence C. Becker dans A new stoicism (1998) sont déterministes, ont éliminé le finalisme et voient l'éthique comme l'ensemble des règles éclairées par la connaissance scientifique et permettant aux hommes de développer leurs meilleures potentialités. Leur construction n'est pas complètement fidèle au stoïcisme ancien qui était finaliste mais en tout cas elle n'a rien à voir avec une religion. Le problème que pose ce stoïcisme modernisé est de savoir si au fond il est encore stoïcien ; à mes yeux le prix à payer pour mettre en accord cette philosophie avec l'absence de finalisme des sciences modernes  la dénature profondément, mais ne la rapproche pas pour autant de la religion. Certes les vertus que Lawrence C.Becker promeut me paraissent être celles du stoïcisme originaire mais la question est alors de savoir si la confiance que cette morale place dans la volonté n'est pas largement excessive, c'est en tout cas la position du psychologue Haidt qui doute de la capacité à se modifier par simple volonté de le faire. Les trois moyens qu'il juge les plus efficaces à cette fin (la méditation, la thérapie cognitive et le Prozac) font l'économie de la confrontation guerrière avec les aspects refusés de soi. J'aurais tendance aujourd'hui à lui donner raison.
3. Le dimanche 25 mars 2018, 00:19 par Elias
L'argument historique de Haidt me paraît un peu naïf.
On pourrait faire valoir en sens inverse qu'avec les moyens modernes de communication notre vie affective est plus que jamais ballotée au gré de ce qui ne dépend pas de nous ...
4. Le samedi 21 avril 2018, 21:54 par Philalèthe
Oui, mais ce que vous dites n'est pas contradictoire avec l'idée de Haidt, que la vie est moins dangereuse et moins imprévisible qu'au temps des stoïciens. La technique a produit et le village planétaire et une meilleure espérance de vie.

mercredi 14 mars 2018

Horreur peinte, horreur rêvée, horreur réelle.


Le 24 décembre 1941, Ernst Jünger note le rêve suivant :
" Rêves nocturnes dans le style de Jérôme Bosch : une grande foule de personnes nues, parmi lesquelles il y avait des victimes et des bourreaux. Au premier plan, une femme d'une merveilleuse beauté, à qui l'un des bourreaux tranchait la tête d'un coup. Je voyais le torse debout un moment encore avant de s'effondrer - même décapité il semblait désirable.
D'autres spadassins traînaient leurs victimes sur le dos, afin de les abattre quelque part en toute tranquillité - je voyais qu'ils leur avaient lié les mâchoires avec un linge, pour que le menton ne gênât pas le coup de hache." (Premier journal parisien, La Pléiade, p.258)
Le 29 mai de la même année, chargé de " surveiller l'exécution d'un condamné à mort pour désertion ", Jünger avait écrit :
" Je voudrais détourner les yeux, mais je m'oblige à regarder, et je saisis l'nstant où, avec la salve, cinq petits trous noirs apparaissent sur le carton, comme s'il y tombait des gouttes de rosée. Le fusillé est encore debout contre l'arbre ; ses traits expriment une surprise inouïe. Je vois sa bouche s'ouvrir et se fermer comme s'il voulait former des voyelles et exprimer encore quelque chose à grand effort. Cette circonstance a quelque chose de confondant, et le temps, de nouveau, s'allonge. Il semble aussi que l'homme devienne maintenant très dangereux. Enfin, ses genoux cèdent." (ibid. p. 222)

Commentaires

1. Le vendredi 16 mars 2018, 16:25 par gerardgrig
En 1941, Ernst Jünger ne célébrait plus la grandeur du fascisme, qui résiderait dans l'enthousiasme et non dans la raison. Il regarde comme un spectacle les évènements qui surviennent, dans sa vie comme dans celle des autres, et avec le détachement de la sagesse antique. L'horreur réelle vaut l'horreur peinte ou l'horreur rêvée. Il y a chez lui une grande maîtrise de son imagination et de ses passions : il se force à voir la réalité crue. Le passage sur l'exécution du déserteur a marqué les lecteurs de Jünger, qui avouent être parfois hantés par lui. Voir quelqu'un mourir de mort violente permet peut-être d'anticiper sa propre fin, et de se préparer au pire. La mort sera un saut dans l'inconnu, une "surprise inouïe". Jünger recherchait toute occasion qui apprend à mourir.
2. Le samedi 17 mars 2018, 22:32 par Philalèthe
Ce qui m'a frappé ici est que Jünger n'approche ce que nous savons être les horreurs réelles du moment qu'à travers les images artistiques ou oniriques, la perception directe ne le mettant en rapport qu'avec des formes de violence relativement euphémisées (certes les récits qu'il tient de militaires venant de l'Est peuvent avoir nourri ces rêves).

samedi 10 février 2018

Les couleurs du monde au pays des lémures.

Ernst Jünger dans son Premier Journal parisien alterne remarques lucides sur l'horreur nazie et descriptions poético-naturalistes.
Voici un exemple des premières :
" Paris, 6 mars 1942.
À midi chez Prunier, avec Mossakowski, ancien collaborateur de Cellaris. Si je dois l'en croire, il existe dans les grands abattoirs érigés dans les États contigus aux frontières de l'Est certains bouchers qui ont tué de leur propre main autant de personnes qu'une ville d'importance moyenne compte d'habitants. De telles nouvelles éteignent toutes les couleurs du jour (...)"
Le 12 mars, les couleurs du jour restent éteintes, l'horreur est cette fois dans les deux camps :
" (...) Fêtes de lémures, avec massacre d'hommes, d'enfants, de femmes. On enfouit l'effroyable butin. Viennent alors d'autres lémures, afin de le déterrer ; ils filment avec une affreuse satisfaction, ces tronçons déchiquetés et à demi décomposés. Puis, les uns montrent aux autres ces films.
Quel étrange grouillement se développe dans la charogne ! "
Le 30 mars, de nouveau les infamies du nazisme sont notées, au plus près :
" Claus Valentiner est revenu de Berlin. Il nous a parlé d'un effroyable drôle, ancien professeur de dessin, qui s'était vanté d'avoir commandé en Lituanie et autres régions frontières un " commando de meurtre " qui avait massacré un nombre incalculable de gens. Après avoir rassemblé les victimes, on leur fait d'abord creuser les fosses communes, puis on leur ordonne de s'y étendre, et on les tue, à coup de feu, d'en haut, par couches successives. Auparavant, on les dépouille de tout ce qui leur reste, des haillons qu'ils ont sur le corps, y compris la chemise."
Le 4 avril, le monde retrouve ses couleurs :
" Promenade dans les jardins des Champs-Élysées où une première senteur balsamique de fleurs et de feuillage nouveau traversait l'obscurité. Elle émanait surtout des bourgeons de marronniers."
Mais le 6 avril, Jünger ne parle plus que des lémures, à nouveau :
" Entretien avec Kossmann, le nouveau chef de l'état-major. Il m'a communiqué des détails terrifiants, en provenance des forêts habitées par les lémures à l'Est. Nous sommes maintenant en plein dans cette bestialité que prévoyait Grillparzer."
Le 9 avril, à Mannheim, les couleurs du monde éclatent, sans que ne disparaisse pour autant la description analytique:
" À 7h du matin, départ de la gare de l'Est. Rehm m'avait accompagné au train. Le ciel était d'un bleu plein de fraîcheur ; j'ai surtout trouvé étonnante la magie des couleurs dans l'eau des rivières et des canaux. Souvent, j'eus l'impression que j'apercevais des nuances qu'aucun peintre n'a encore vues. Les miroirs d'eau, bleus, verts et gris avaient l'éclat de pierres limpides et glacées. La couleur était plus que la couleur : empreinte et sceau de cette profondeur mystérieuse, qui se révèle à nos yeux dans les jeux changeants de la surface.
Après Coolus, un faucon couleur de rouille claire, qui s'est posé sur un buisson d'aubépine. Champs couverts de hautes cloches de verre, sous lesquels on cultive melons et concombres - cornues pour les plus délicates fermentations de vie, au royaume de l'alchimie horticole (...)."
Moralement parlant, ces lignes, à la fois dénonçant l'horreur et montrant la beauté, seraient moins dérangeantes à lire si elles avaient été écrites par une victime. Et on n'a pas la ressource de penser que Jünger se range du côté des naufragés. Qu'on lise par exemple ce qui suit immédiatement les premières lignes citées plus haut :
" (...) On aimerait fermer les yeux sur elles (les nouvelles que l'auteur vient de mentionner), mais il importe de les considérer avec le regard du médecin qui examine une blessure. Elles sont les symptômes où se manifeste l'énorme foyer de maladie qu'il s'agit de guérir - et qui, je crois, est guérissable. Cette confiance, si je ne l'avais pas, j'irais immédiatement ad patres. Bien entendu, tout cela provient d'une couche plus profonde que la politique. Là, l'infamie est partout (...)"
Ou ces lignes encore plus claires du 12 mars, qui précèdent immédiatement la première notation sur les lémures :
" On dit que, depuis qu'on stérilise et tue les aliénés, le nombre de nouveaux-nés atteints de maladies mentales s'est multiplié. De même, avec la répression de la mendicité, la pauvreté est devenue générale, et la décimation des Juifs entraîne la diffusion des caractères juifs dans le monde entier où se répandent des traits qui rappellent l'Ancien Testament. Par l'extermination, on n'efface pas les figures originelles ; on les libère plutôt.
Il semble que la pauvreté, et la maladie et tous les maux reposent sur des hommes bien précis, qui les supportent comme des piliers, et ce sont pourtant les hommes les plus faibles de ce monde. Ils ressemblent en cela aux enfants, qu'il importe aussi de protéger tout particulièrement. Ces piliers détruits, le poids de l'édifice s'affaisse sur la voûte. Puis l'effondrement écrase les mauvais économes (...)"
Le nazisme comme pathologie d'un organisme sain, le judaïsme comme mal, l'extermination comme mauvaise méthode pour s'en libérer, c'est dit : Ernst Jünger n'est pas un humaniste à l'esprit cosmopolitique, c'est un défenseur de la Grande Allemagne, qui se lamente des ratés de la réalisation du projet nationaliste.
Mais, si l'attitude esthétisante de Jünger est à mes yeux moralement supportable, c'est qu'en tant que combattant exposé et plusieurs fois blessé de la guerre des tranchées, il a eu la même attitude : au coeur de la boucherie, restant ouvert à la beauté du monde et à sa réalité étrangère à la guerre, décrivant avec autant d'exactitude (mais sans froideur) les blessures, voire les cadavres de ses compagnons que les fleurs ou les oiseaux. Le passage suivant, tiré des pemières pages d' Orages d'acier (1920) donnera une idée de la manière dont Ernst Jünger combine description clinique et métaphore poétique dans un texte qui est à la fois compte-rendu militaire, observation ornithologique et vision poétique :
" Vers midi, le tir prit la violence d'une danse frénétique. Sans cesse, des flammes jaillissaient autour de nous. Des nuées blanches, noires et jaunes se confondaient. Entre tous, les obus à fumée noire, que les vétérans surnommaient les "américains" ou les "caisses à charbon" déchiquetaient tout avec une force de percussion terrifiante. Cependant, les fusées lançaient par douzaines leur singulier gazouillement de canaris. Avec leurs échancrures dont l'air, en passant, tirait des arpèges, elles volaient comme des boîtes à musique en cuivre ou comme des sortes d'insectes mécaniques, au-dessus du ressac prolongé des explosions. L'étrange était que les petits oiseaux, dans la forêt, n'avaient pas l'air de se soucier le moins du monde de ces cent bruits divers ; ils restaient paisiblement perchés au-dessus des panaches de fumée, dans les ramures hachées par les obus. Dans les brefs intervalles de calme, on percevait leurs appels et leurs trilles insouciants ; ils semblaient même excités par les ondes de bruits qui déferlaient autour d'eux." (Journaux de guerre 1914-1918, La Pléiade, p.23)
N'eût été la dernière remarque, j'eus fait de ces petits oiseaux une métaphore du sage stoïcien !

Commentaires

1. Le samedi 10 février 2018, 16:37 par gerardgrig
La poésie de la nature était sûrement chez Jünger une forme suprême de résistance au bellicisme et au nazisme, à cet instinct de mort qui minait la civilisation occidentale, et qui le fascinait.
Il y avait comme une inspiration présocratique chez Jünger, avec le retour aux principes élémentaires qui façonnent toutes choses, comme le feu, ou la lutte intime entre l’harmonie et la discorde.
Comme Malaparte, Jünger était un compagnon de route très critique et embarrassant du nazisme et du fascisme, qu’ il voyait fonctionner de l'intérieur pour mieux montrer l’envers de leur décor. Mussolini et Hitler perdront patience avec Malaparte. Il sera relégué, puis assigné à résidence.
Quant à Jünger, la Gestapo était sûrement au courant de ses gestes publics de sympathie appuyée en direction des Français occupés, comme faire un salut prussien très respectueux, en claquant les talons, aux porteurs d’ étoiles jaunes dans la Rue Royale en plein jour.
Pour l’ héroïsme en 14-18, malgré ses médailles, on commence à dire que Malaparte n'était jamais allé au front. Et Jünger devait être très malin, pour avoir survécu à quatre ans de tranchées, sans amputations ni gueule cassée, et mourir centenaire. C’ est l’histoire de la bataille de Waterloo racontée par Stendhal au début de « La Chartreuse de Parme » : on ne sait rien, on ne voit rien, on ne sait plus où l’on est, mais on s'en tire, avec juste ce qu’ il faut de prudence et de courage.
Jünger utilisait la phraséologie nazie de l'époque, mais il en dénonçait bien les contradictions et les paradoxes. En poussant à l'extrême le « socialisme des imbéciles » de l'antisémitisme, en réalité le nazisme éliminait de diverses façons la pauvreté, tout en prolétarisant de nouvelles couches de la société allemande, qui devaient par exemple construire des autoroutes. Le nazisme avait l’obsession de l’ordre, mais il détruisait l’ordre social.
De même, sur le plan de l'eugénisme, la guerre était censée sélectionner les forts et éliminer les faibles. Or c’ était tout le contraire qui arrivait. Les forts étaient éliminés au front, tandis que les gens de l'arrière, moins favorisés par la nature, faisaient des enfants pour la future Allemagne.
2. Le lundi 12 février 2018, 19:18 par angela cleps
Mais si Jünger était si sensible aux souffrances des autres, et aux souffrances infligées par les nazis ( et les gens de son pays en général) pourquoi respirait il l'air de Paris sans broncher ? D'autres , comme von Staufenberg résistèrent, et y perdirent la vie. S'il était si malin pour éviter les soupçons da la Gestapo, quels sont ses exploits, à part cet art de la dissimulation?
3. Le mercredi 14 février 2018, 07:43 par gerardgrig
Jünger n’ était pas Brutus le conjuré, mais Cicéron le sage stoïcien, sans sa fin tragique. Il se tenait au-dessus de la « guerre civile européenne ». Cicéron n’ était pas au courant du complot contre César, et l’on se demande si Jünger savait vraiment ce qui se tramait contre Hitler. Si c’ était le cas, Jünger aurait eu le même sort que Rommel. Néanmoins, Jünger a brûlé des pages de son Journal après l’attentat du 20 juillet, tandis que son essai « La Paix » était peut-être le texte politique du complot contre Hitler. On a dit qu’ il était aussi intervenu pour sauver Paris, mais à l'État-major allemand personne ne voulait porter la responsabilité de sa destruction.
Le biographe de Jünger, Julien Hervier, rappelle qu’ il ne faut pas surévaluer chez lui le personnage du soldat et du héros. Jünger était avant tout un écrivain et un savant. C’ était sa forme de résistance à lui. On peut la trouver décevante et contester son efficacité.
4. Le samedi 24 février 2018, 16:42 par angela cleps
EJ était en liaison avec von Staufenberg. Ce qui me frappe toujours est que des gens moins cultivés, moins sages, et surtout de moins bonne extraction ont été capables d'avoir des réactions de résistance. Sophie Scholl, Bertie Albrecht. Mais il est vrai qu'elles n'avaient pas d'oeuvre à écrire.
5. Le lundi 26 février 2018, 15:17 par gerardgrig
Ce qui reliait Sophie Scholl et Stauffenberg était le catholicisme. Avec le protestantisme, le catholicisme a été l'âme de la résistance allemande au nazisme, et ils ont eu leurs martyrs. Du côté catholique, les chercheurs, qui ont accès aux archives du Vatican, réévaluent le rôle du Pape Pie XII dans cette résistance. Cela heurte la légende d'un Pape silencieux, ou trop prudent, vis-à-vis du nazisme, que la pièce de Rolf Hochhuth, ou le film de Costa-Gavras qui s'en est inspiré, ont complaisamment répandue. Le livre récent de Mark Riebling, "Le Vatican des espions" est éclairant à cet égard. D'autres ouvrages, plus anciens, avaient déjà entamé cette légende. D'un point de vue très pratique, on se doutait que sous le cérémonial diplomatique il y avait eu une guerre secrète du Pape, avec cette secte païenne qu'était le nazisme, et qui lui faisait ouvertement concurrence.
6. Le lundi 26 février 2018, 17:01 par Joseph-de-Maistre
Vous voyez, je vous l'avais bien dit, que le Pape est infaillible.
7. Le lundi 26 février 2018, 20:14 par gerardgrig
Il faudrait ajouter que le catholicisme autorise le tyrannicide, sous certaines conditions. Au XVème siècle, le Concile de Constance avait seulement condamné le tyrannicide commis par un individu n’ayant pas consulté les autorités. Il faut dire que la papauté s'était toujours réservée le droit d’autoriser le tyrannicide, s’il s'agissait de punir un hérétique qui troublait l'Église et l'État. La papauté se référait à la Bible, et à l’histoire de Judith et Holopherne. Il suffit encore au Pape de délier un membre de l'Église de son serment de fidélité au tyran, pour permettre le tyrannicide. Après l’attentat du 20 juillet 1944, il était clair que le Pape avait délié Stauffenberg, fervent catholique, de son serment de fidélité à Hitler. Celui-ci en fut très affecté, ce qui nécessita la prise de nombreux cocktails de drogues, avant de mener ses représailles.
8. Le samedi 3 mars 2018, 18:27 par Philalèthe
À Gérard Grig : si on juge la conduite de EJ d'après ses journaux de guerre, il a eu surtout beaucoup de chance. Certes on peut en douter. En revanche c'est indubitable que le narrateur des journaux ne ressemble en rien à Fabrice à Waterloo. C'est étonnant de voir à quel point il conserve un regard clinico-poétique dans toutes les situations.
À Ange Scalpel : la résistance de EJ ressemble à celle des stoïciens, il fait son devoir d'officier de la Wehrmacht en condamnant dans son for intérieur les nazis. Certes la résistance intérieure n'a jamais sauvé, et encore, que celui qui la pratique.
9. Le dimanche 4 mars 2018, 02:37 par gerardgrig
En 14-18, si Jünger a eu beaucoup de chance, c’est parce qu’il était passé officier dans les troupes de choc, ces sections d’assaut qui étaient les ancêtres des commandos, et qui créaient des têtes de pont par surprise chez l'adversaire. Ces sections étaient constituées de soldats d’ élite, qui consacraient beaucoup de temps à instruire les autres troupes, et qui bénéficiaient d’armes comme des lance-flammes, des gaz, des boucliers et des arbalètes lance-grenades, et même d’une artillerie mobile. Il valait mieux jouer sa vie à pile ou face, au corps-à-corps dans des actions de commando initiales, plutôt que d'être exposé à la mitraille et aux éclats d’obus avec les autres vagues d'assaut, dans le no man’s land qui séparait les tranchées opposées. C'est alors qu’on avait la gueule cassée, la mutilation des membres ou l’agonie interminable.
Rommel commandait aussi une section d’ assaut en 14-18. Après un mois de front, Céline fit le choix de la mission-suicide, avec au retour ce qu’ on appelait « la bonne blessure » qui le fit réformer.
Le combat au corps-à-corps de commando rappelle le combat chevaleresque. Dans les airs se constituera également une véritable chevalerie du ciel, qui n'avait pas de parachutes !
C'est cette chevalerie des sections d’ assaut et des escadrilles qui inspirera l'agitation des conservateurs, au début de la République de Weimar. Pour Jünger, le nazisme sera la version dégradée et terriblement décevante de cet esprit de chevalerie. Il la transposera dans le pays imaginaire de la Maurétanie. Néanmoins, la chevalerie hantera le nazisme. Himmler enverra même chercher le Saint Graal dans les Pyrénées.
Dans les années 60, « Le Matin des magiciens » racontera bien cela.


mardi 6 février 2018

Autrui comme immensité géographique.

On se souvient de Diogène cherchant vainement en plein jour avec une lanterne au milieu de la foule un être introuvable : l' homme ! À la lumière de ce désespoir joué, on peut apprécier ces lignes écrites le 21 Janvier 1942, par Ernst Jünger :
" " Je trouve un homme ", c'est à peu près comme si l'on disait : " Je découvre le Gange, l'Arabie, l'Himalaya, l'Amazone." J'erre dans ses mystères et ses profondeurs, et j'en rapporte des trésors dont la connaissance me transforme et m'instruit. En ce sens, et en ce sens avant tout autre, nous sommes modelés par nos proches, par nos frères, nos amis, nos femmes. L'air de climats différents du nôtre flotte encore en nous - si vivace que lors de maintes rencontres j'ai comme l'impression : " Cet homme doit avoir connu un tel et un tel." Comme fait l'orfèvre pour les bijoux, le contact d'un être humain grave une marque en nous." (Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, p.269)

jeudi 1 février 2018

L'invulnérabilite de qui cherche avant tout la vérité.

" Les conversations entre hommes doivent être menées à la façon des dieux, comme entre des êtres invulnérables. Le combat d'idées doit ressembler à celui qu'on livrerait avec des épées surnaturelles qui tranchent la matière sans douleurs et sans peine ; et la satisfaction est d'autant plus pure que notre adversaire vise juste. Dans ces engagements spirituels, il faut être invulnérable. " (Premier journal parisien, 30 novembre 1941)

Commentaires

1. Le samedi 10 février 2018, 01:32 par gerardgrig
Dans ses journaux de guerre, on assiste à une véritable métamorphose de Jünger, amorcée dès avant la IIème Guerre. Il semble de plus en plus apaisé, et à l'écart des passions bellicistes et nationalistes. Il est un résistant intérieur, passif et intellectuel au nazisme, mais cela suffit-il à faire de lui un cryptorationaliste, pour qui la vérité jaillit du dialogue des grands esprits ? Il acquérait une forme de sagesse qui rappelait vaguement celle, librement spinoziste, de Goethe, mais il était toujours hostile aux Lumières et à 1789.
Le dernier Jünger, celui du Rebelle, de l’Anarque, semblera plutôt se rapprocher de Stirner, que l’on ne classe pas dans le courant rationaliste.
2. Le samedi 10 février 2018, 09:33 par Philalèthe
Vous aurez remarqué que le passage de Jünger que je cite dans ce billet n'est pas commenté. Je n'en fais pas un rationaliste des Lumières : j'ai vu dans ces lignes un amour de la vérité mis au-dessus de l'amour-propre, ce qui produit cette invulnérabilité que j'interprète comme l'absence de disposition aux blessures narcissiques, blessures dont parlait Freud dans Une difficulté de la psychanalyse.
3. Le dimanche 11 février 2018, 12:19 par gerardgrig
La psychologie américaine contemporaine a découvert que si l’on cherche à avoir raison, c'est pour éviter d’avoir tort. Dans un dialogue, il conviendrait de s'intéresser à l'autojustification permanente qui découle de la dissonance cognitive. Existe-t-il une recherche vertueuse et commune de la vérité, imperméable aux motivations psychologiques des discutants ?
Schopenhauer avait déjà traité de l'art d’ avoir toujours raison, qui nécessite d’user de rhétorique plutôt que de logique.
4. Le dimanche 11 février 2018, 15:09 par Philalèthe
Certes cela donne un plaisir d'amour-propre d'avoir raison, mais ce n'est pas parce qu'on a ce plaisir personnel que les vérités qui font qu'on a raison deviennent personnelles aussi et perdent donc leur... vérité. On pourrait concevoir qu' Euclide a élaboré ses éléments en ayant aussi le désir d'écraser, imaginons, Peuclide, son adversaire aujourd'hui totalement oublié ; il n'en reste pas moins que la géométrie dont la découverte serait donc motivée en partie par les passions d' Euclide est universellement justifiée. 
C'est toujours la distinction entre le contexte de découverte qui est nécessairement contingent et particulier et le contexte de justification qui au mieux est valable pour toute personne raisonnant sur le sujet concerné.
5. Le dimanche 4 mars 2018, 15:11 par gerardgrig
Si Jünger compare le dialogue des penseurs au combat des Chevaliers de la Table Ronde, ce n’est pas seulement parce que les Allemands raffolent se déguiser en chevaliers le dimanche. Il avait le souvenir de son commandement dans les sections d’assaut en 14-18. Ludendorff aussi voulait rendre les Sturmtruppen invulnérables. Mais il exagéra leur efficacité et il négligea de commander des chars.
Le dialogue entre penseurs ne serait-il pas une action de commando spiritualisée ? On apprécie quand l’adversaire frappe juste, même s’ il nous fait mal.
Le double infernal de Jünger, dans une autre guerre, était Otto Skorzeny, le chef de commando mercenaire et balafré.
On pense aussi à l’heroic fantasy et au combat à l’ épée-laser des Jedis. Jünger était, parfois involontairement, visionnaire.
6. Le lundi 5 mars 2018, 16:51 par Philalethe
J'ai hésité à mettre ce passage en ligne car je l'ai trouvé un peu kitsch...
Votre idée d'une transposition au niveau spirituel d'une pratique militaire m'a rappelé ce qu'écrivait Georges Duby à propos de la posture de la prière qui était d'abord l' attitude du vassal par rapport à son seigneur...
Cela  dit, ces lignes écartent complètement la possibilité de la douleur, du mal parce que le combattant d'idées ne tient à rien d'autre qu'à la vérité ; comme il n'a pas d'illusion, comme il ne se ment pas à lui-même et comme il applique le principe de Clifford ("it is wrong to believe on insufficient evidence"), la seule valeur de ses croyances est leur vérité, valeur qu'elles perdent dès que l'autre combattant fait la preuve de leur insuffisance. 
Au fond, qu'il apparaisse sous les traits d'un personnage de heroic fantasy  est en accord avec l'idée qu'il incarne ce dont chacun de nous ne peut que par moments s'approcher.

lundi 29 janvier 2018

" Ces images énigmatiques, si fréquentes dans la vie, où le plaisir et la douleur s'inscrivent ensemble de façon presque inextricable." (Gondreville, 17 juillet 1940)

Jardins et routes est le premier des cinq journaux de guerre tenus par Ernst Jünger, couvrant un peu plus d'un an, d'avril 1939 à juillet 1940 ; comme l'officier Jünger avec ses hommes suit l'armée conquérante et ne participe pas aux combats, les morts sont moins effroyables : ce ne sont plus des compagnons d'armes horriblement blessés et décrits de près, mais des cadavres anonymes, vus de loin, au bord des routes, à l'égal des épaves de voitures, de tanks, de charrues.
Indices d'une guerre de mouvement, les chevaux morts abondent aussi alors que les animaux des journaux de 14-18 étaient généralement bien vivants et sauvages, symbolisant la résistance de la vie.
Avec les chevaux, les femmes aussi font leur entrée dans l'oeuvre de Jünger diariste. Arrivée inattendue car les journaux de la première guerre en décrivaient bien rarement : sauf à me tromper, Orages d'acier n'y fait jamais référence.
Dans les lignes que l' écrivain a écrites à Toulis le 6 juin 40 et qui sont à mes yeux parmi les plus marquantes de l'ouvrage, la femme apparaît à tous les âges, de la jeune fille à la vieillarde : elle est vue directement ou à travers le portrait qui reste d'elle, elle est, aussi bien, imaginée à partir de ce qu'on dit d'elle ; en tout cas, sur fond de morts animale et humaine, mort passée, présente et à venir, ces femmes composent, toutes ensemble, comme une discrète vanité :
" Avons marché jusqu'à Toulis, où nous sommes arrivés à 4 heures du matin. Cantonnement dans une grande ferme, les hommes dans les granges, les chevaux à la belle étoile, les voitures et les roulantes dans la cour. Au lit, mais couché sur mes sacoches de selle, dans une petite pièce pillée de fond en comble, où il ne restait qu'un grand portrait de femme, un daguerréotype du temps de Flaubert - d'une substance érotique encore très dense. Avant de m'endormir, j'éclairai du fond de mon lit, avec ma lampe de poche, cette beauté étroitement corsetée et j'enviais nos grands-pères. Ils ont cueilli les primeurs de la décomposition.
La marche de nuit nous fit côtoyer de nombreux cadavres. Pour la première fois nous allions droit au feu, que l'on entendait à faible distance - avec le lourd éclatement des arrivées. À droite, batteries de projecteurs, et au milieu d'eux des fusées éclairantes jaunes, probablement anglaises, qui planaient longtemps dans le ciel.
Comme nous pouvions être d'un instant à l'autre engagés dans la bataille, j'essayai nos mitraillettes dans l'après-midi, sous un violent soleil, en compagnie de mes chefs de section, et j'eus une bonne impression de leur puissance de feu. Je fis placer devant une meule de paille une longue rangée de bouteilles de vin vides - dont nous ne manquons pas ici - puis je fis diriger le feu sur elles : chaque courte rafale faisait éclater une bouteille. L'exercice fut fatal à un vieux rat gros et gras qui surgit tout à coup, le museau ensanglanté, de sa cachette de paille et que Rehm acheva d'un coup de bouteille.
En cours de route, conversation avec un Français âgé qui avait assisté à trois guerres, car il se souvenait encore d'avoir vu, à l'âge de cinq ans, la guerre de 1870. Marié, trois filles ; comme je lui demandais si elles étaient belles, il me répondit en balançant la main avec détachement : " Comme ci, comme ça." D'ailleurs cette rencontre me montra la dignité que confère à l'homme une longue vie de travail.
Très chaud. À l'église. Dans l'un des bas-côtés, sur la paille, un groupe de vieilles femmes chenues ; dans des écuelles rondes, elles boivent bruyamment avec leurs bouches édentées la soupe que vient de leur apporter une jeune fille qui est maintenant assise sur l'un des bancs, en train de dire sa prière.
Ensuite au cimetière. Deux hommes creusaient une tombe - pour un vieillard, le troisième des réfugiés morts au cours de ces deux dernières journées. Ils fouillaient dans ce sol depuis si longtemps peuplé de morts ; l'un d'eux exhuma un crâne à la lumière du jour." ( Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, pp. 137-38)

Commentaires

1. Le mardi 30 janvier 2018, 16:07 par gerardgrig
Dans ses journaux de guerre, Jünger s'intéresse aux femmes, mais un peu à la manière d'Hergé dans les aventures de Tintin. Cet intérêt ne rend pas Jünger plus humain. Si le particulier l'intéresse, c'est pour son côté littéraire. Jünger est plutôt dans les généralités : la nation, le peuple, la race. Il reste un dandy désabusé et amer, qui porte un regard d'entomologiste sur l'espèce humaine, et cette distance s'accroît du fait qu'il occupe une sinécure loin des combats, avant de prendre sa retraite. Bien que pétri de culture française, ou peut-être à cause de cela, il ne fait pas de cadeaux aux Français. Il devait penser la défaite française à la manière de Heidegger dans son séminaire sur Nietzsche : « Au cours de ces journées, nous sommes les témoins d’une loi mystérieuse de l’histoire qui veut qu’un jour un peuple ne soit plus à la hauteur de la métaphysique qui est née de sa propre histoire ». Comme Jünger avait commencé sa carrière militaire dans la Légion étrangère française, en France envahie il était resté un peu reître, un peu lansquenet, avec un comportement aristocratique. En arrière-fond, il y a l'aspect touristique, à l'aide du Guide Michelin, de la Campagne de France, qui permet aux Allemands de faire la fête, de boire et de séduire de jolies filles, tandis que les Français prennent des grandes vacances, sur les routes ou bientôt dans les camps de prisonniers.
Avec les femmes, Jünger est un naturaliste, curieux d'expérimentations diverses. Dans ses journaux, il raconte qu'il emmène une Parisienne au cinéma, et que lui ayant effleuré la poitrine, il subit un afflux d'images florales dans sa tête. Cela rappelle son expérience des drogues.
Il y a l'épisode kitsch, décadent, fétichiste et peu nécrophile du daguerréotype de femme dans la ferme, avec la complicité de Flaubert. Mais Jünger sous-entend des choses profondes : on refait les batailles aux mêmes endroits, la guerre est un cycle dans lequel l'homme retrace le sillon de ses ancêtres, pour ensemencer inlassablement la terre de corps humains.
Il y a eu des crimes de guerre de la Wehrmacht en France en 1940, que nous avons préféré oublier. Un livre, "Soldats - Combattre, tuer, mourir : procès-verbaux de récits de soldats allemands" de Sönke Neitzel et Harald Welzer, a bouleversé la recherche sur les crimes de guerre de la Wehrmacht. On découvre qu'à part une minorité de nazis fanatiques qui tuaient par idéologie, les soldats allemands avaient intégré le crime dans leur cadre de référence, qui avait ses propres règles. La guerre était leur métier, qui avait sa propre raison suffisante en toutes circonstances. Ils étaient des "travailleurs de la guerre", qui ne parlaient jamais du mobile idéologique réel de leurs crimes, pour le questionner, parce que cela était inutile, de leur point de vue fonctionnel. Cela explique le détachement et l'indifférence de Jünger. Il comprenait que la violence guerrière de 1940 était identique à celle de 1914, malgré l'hypocrisie en plus.
2. Le mardi 30 janvier 2018, 18:35 par Philalèthe
C'est amusant, quand je lis ce que vous écrivez de Jünger, j'ai l'impression que nous ne lisons pas les mêmes textes ! À dire vrai, parlons moins de Jünger (je n'ai lu aucune biographie sur lui) que du portrait que cet homme fait de lui directement ou non dans ses journaux (je n'irai pas cependant jusqu'à l'extrême de distinguer l'écrivain Jünger du narrateur des journaux, vues les conventions du genre autobiographique, mais cela doit se discuter, j'imagine).
À mes yeux, ce portrait est celui d'un homme humain, délicat, respectueux, entre autres,  des Français qu'il rencontre, même s'ils appartiennent à un milieu très modeste ; rien de l'entomologiste méprisant que vous décrivez... Je suis frappé au contraire par son empathie. par sa capacité à relever les qualités des autres ( cf par exemple " Les êtres cachent encore en eux beaucoup de bons grains qui germeront à nouveau dès que le temps s'adoucira et reprendra des températures humaines." 17 juin 1941). Loin de moi aussi l'idée que c'est l'homme des généralités, tout au contraire sa capacité à prendre conscience de la singularité et la beauté de l'individuel et du concret m'a frappé, voyez ses descriptions de fleurs qui deviennent des mondes (son regard me fait penser à celui de Ponge posé sur la mie du pain par exemple)
Je ne lis pas du tout comme vous non plus son entrée du 1er mai 41 (à noter que le texte est remarquable pour  être le premier à évoquer une relation physique entre lui et une femme) :
" (...) Puis, place des Ternes. Muguet, dont j'achetai un petit bouquet, en l'honneur du 1er Mai, lequel est bien pour quelque chose aussi dans ma rencontre avec Renée, une toute jeune vendeuse dans un grand magasin. Paris offre des rencontres comme celle-là, sans qu'on ait presque à les chercher ; on s'aperçoit qu'elle fut fondée sur un autel de Vénus. Cela tient à l'eau et à l'air. Je l'éprouve à présent d'une façon d'autant plus nette que j'ai vécu les dix-huit premiers mois de guerre dans une vraie réclusion : casernes, cantonnements de village, blockhaus. Durant les longues périodes d'ascèse, où nous domptons nos pensées mêmes, il nous vient un avant-goût de la sagesse du grand âge de la sérénité.
Dîner, puis au cinéma ; j'y ai touché sa poitrine. Un glacier ardent, une colline au printemps qui cache, par myriades, les germes de vie, des anémomes blanches, peut-être (...) Nous nous sommes séparés devant l'Opéra, sans doute pour ne plus jamais nous revoir." (La Pléiade, p. 213-214)
Ce n'est pas, selon moi, se comporter en naturaliste avec les femmes, c'est métaphoriquement évoquer le désir fiévreux et à la fois  pudique et retenu d'une femme donnée.
Certes manifester de l'admiration pour Jünger ne me conduit pas à oublier les crimes de guerre de la Wehrmacht, le livre que vous citez sur cette question est en effet excellent, mais il peut y avoir un homme d'exception dans une armée criminelle...
3. Le jeudi 1 février 2018, 16:35 par Philalèthe
Ces lignes qui, à mes yeux, justifie l'idée que Jünger, bien qu'entomologiste, ne porte pas un regard d'entomologiste sur l'espèce humaine :
" Paris, 3 décembre 1941
L'après-midi, chez Lechevalier, rue de Tournon. En examinant des gravures et des planches entomologiques en couleurs, j'ai été assailli par un sentiment de dégoût, comme si ce plaisir était gâté par le voisinage des cadavres. Il est des forfaits qui atteignent le monde dans son ensemble, dans sa structure et sa raison d'être ; l'homme des Muses, à son tour, cesse alors de pouvoir se consacrer au beau, il doit se vouer à la liberté. Mais ce qu'il y a de terrible, aujourd'hui, c'est qu'on ne la trouve dans aucun des partis et qu'il faut combattre en solitaire."
4. Le vendredi 2 février 2018, 16:29 par gerardgrig
Le meilleur Jünger était peut-être le dernier Jünger, cet écologiste visionnaire, ce voyageur infatigable au savoir encyclopédique, qui ressemblait à Humboldt. Il semble de beaucoup préférable au guerrier nietzschéen de 14-18, qui n'aimait pas nos romanciers des tranchées, parce qu'ils faisaient trop dans l'émotion et l'empathie pour le peuple. Préférable aussi au penseur nationaliste de la guerre totale du travailleur-soldat, et à l'officier mondain d'occupation, ambigu et détaché, même s'il adoptait insensiblement une sagesse proche de celle du Goethe du "Second Faust".
Le Jünger des journaux de guerre était convaincu de la régression zoologique du peuple, sous la figure du Lémure, à cause de la technique. Dans le Premier journal parisien, le génie ailé de la Bastille lui donnait "l’impression toujours plus vive d’une force extrêmement dangereuse et qui porte loin." Et il ajoutait : " On voit exalté le génie du progrès, en qui déjà vit le triomphe d’incendies à venir." Il se mettait à rêver d'une chevalerie moderne, "dans ces petits cercles des derniers chevaliers, des libres esprits, de ceux qui pensent et sentent au-delà des mornes passions des masses." Sa critique du totalitarisme en général prenait cette forme. Dans "Sur les falaises de marbre", on ne savait pas si le Grand Forestier, chef de la Maurétanie au service de la technique, était Hitler ou Staline.
Même si Jünger avait beaucoup de délicatesse et d'attention aux gens, il n'oubliait pas qu'il était "l'homme des Muses" doué de cette "perception stéréoscopique" qui lui faisait voir le mythe derrière la réalité empirique. Du paysan que Jünger taquine, en lui donnant une légère inquiétude, quand il lui demande si ses filles sont belles, il tire la contemplation d'un stéréotype moral. Et le paysan n'est pas le plébéien violent et grégaire de la bestialité des dictatures. Le paysan sympathique de Jünger est aussi une abstraction "völkisch". Chez le dernier Jünger, ce sera la figure du Rebelle qui vit librement dans les forêts.
Je n'ai pas les Journaux de Jünger sous la main, mais il me semble que les cadavres dont il parle, et qui lui gâchent son plaisir de chineur curieux de planches entomologiques, sont ceux de Katyn, dont le régime nazi se sert pour sa propagande, et dans ce cas Jünger s'y laisse prendre. Il ne fera pas la différence entre Katyn et les massacres des Nazis.
De plus, au début du mois de décembre 1941, l'armée allemande, épuisée et frigorifiée, échoue à prendre Moscou. La guerre piétine, elle sera longue et elle ne mènera nulle part. Jünger se sent isolé et il rentre dans sa tour d'ivoire.

mardi 23 janvier 2018

La raison des rideaux : un éloge de la lumière tamisée.

Tant que le soleil est allégorique, on peut le regarder en face ; certes le prisionnier échappé de la caverne aura besoin de temps mais il y arrivera (La République, VII, 516b).
En revanche, quand le soleil est le vrai, il est comme la mort, on ne peut pas le regarder en face, La Rochefoucauld l'a écrit (maxime 26, édition de 1678).
Mais peut-on raisonner au soleil ? Ce n'est pas l'avis de Théodore-Malebranche qui presse Ariste de s'enfermer à l'intérieur, et ce dernier se prend au jeu :
" Ariste : (...) Doublons le pas... Grâce à Dieu, nous voici arrivés au lieu destiné à nos entretiens. Entrons... Asseyez-vous... Qu'y a-t-il qui puisse nous empêcher de rentrer en nous-mêmes pour consulter la Raison ? Voulez-vous que je ferme tous les passages de la lumière, afin que les ténèbres fassent éclipser tout ce qu'il y a de visible dans cette chambre et qui peut frapper nos sens ?
Théodore : Non, mon cher. Les ténèbres frappent nos sens aussi bien que la lumière. Elles effacent l'éclat des couleurs. Mais à l'heure qu'il est, elles pourraient jeter quelque trouble, ou quelque petite frayeur dans notre imagination. Tirez seulement les rideaux. Ce grand jour nous incommoderait un peu, et peut-être trop d'éclat à certains objets... Cela est fort bien ; asseyez-vous." (Entretiens sur la métaphysique et sur la religion, Vrin, 2017, p. 158)
Rendre le sensible insignifiant, ce n'est donc pas le rendre invisible : trop de lumière et les couleurs prendront le pouvoir, dopant l'imagination ! Pas de lumière et l'imagination, cette fois impressionnée par le noir, fera encore des siennes !

Commentaires

1. Le jeudi 25 janvier 2018, 15:45 par gerardgrig
C'est un peu étrange, ce philosophe qui manque singulièrement d'attention et de concentration, au point de se laisser dissiper par des objets trop éclairés, et qui a peur dans le noir, parce qu'il croit aux fantômes ! Les idées nouvelles ne viennent-elles pas de tout ce qui nous bouscule et nous importune dans notre monde trop tranquille ? N'est-ce pas une joie de l'esprit de contempler les formes et les couleurs du monde ? L'obscurité n'est-elle pas propice à la méditation ? Et surtout, ce philosophe ne dit pas l'essentiel : s'il faut suffisamment de lumière, c'est pour voir l'Autre en chair et en os, avec ce qu'il dit par ses mimiques, ses gestes et son regard, car le vrai dialogue a toujours une épaisseur humaine. Enfin, la lumière tamisée et le rideau ne conviendraient-ils pas plutôt au décor du libertinage ? Il est vrai qu'il y a eu des libertins de pensée.
En tout cas, on ne dira pas, comme s'il s'agissait de théâtre : "La philosophie ? Rideau !".
2. Le jeudi 25 janvier 2018, 16:22 par Philalèthe
Ah, vous réagissez en philosophe empiriste, sensualiste, pensant que les idées viennent de la perception ! Malebranche le rationaliste déprécie la perception au profit de la raison, le sensible au profit de l'intelligible. 
Quant au dialogue, il le croit d'autant plus fécond qu'on peut faire abstraction du corps de l'autre dont le nom ne s'écrira pas avec une majuscule, celle-ci est réservée à la Raison, à Dieu. 
Quant au libertinage... Lisez le titre de la première partie du chapitre XX du premier livre de son opus De la recherche dela vérité :
" Que nos sens ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps."
Pour enfoncer le clou, quelques lignes tirées de ce même ouvrage :
" Ainsi ceux qui veulent s'approcher de la vérité pour être éclairés de sa lumière, doivent commencer par la privation du plaisir. Ils doivent éviter avec soin tout ce qui touche et tout ce qui partage agréablement l'esprit : car il faut que les sens et les passions se taisent, si l'on veut entendre la parole de la vérité " (Livre IV, chapitre XI, II, La Pléiade, p. 452)
3. Le samedi 27 janvier 2018, 17:36 par gerardgrig
Les conseils pratiques, pour le confort du dialogue des philosophes, ont une utilité marginale. Mais n'est-ce pas tout l’enseignement de la sagesse, qui a une utilité marginale ? Il y a un âge « philosophique », ou bien une petite santé limitative, qui nous mettent définitivement à l’abri des pulsions guerrières et reproductives. Comme dans le cas des crises qui s'achèvent toutes seules, ou des conflits qui n’ ont plus de combattants, on pourrait dire que les conseils de sagesse sont utiles, mais quand on n’ en a plus vraiment besoin.
4. Le samedi 27 janvier 2018, 21:04 par Philalèthe
Ah, là, vous sortez les armes lourdes !
Je doute en fait qu'il suffise que libido et agressivité s'affaiblissent pour accéder à la sagesse, les fins de vie seraient plus sereines si c'était le cas. Je ne crois pas non plus que la sagesse ait comme conditions nécessaires une libido et une agressivité faibles. Le cynique donne une forme philosophique à son agressivité, l'épicurien a une sexualité sans amour mais pas sans plaisir, quant au stoïcien, sa sexualité et son agressivité peuvent s' exprimer dans le cadre de ses devoirs. Ces sagesses ne sont pas des rationalisations de l'asthénie mais plutôt des stylisations de la vie brute.
Mais qui a été réellement sage, me direz-vous ? Des stoïciens, comme Marc-Aurèle, Épictète, Sénèque ont eu sans cesse conscience de la distance entre ce qu'ils furent et ce qu'ils auraient dù être ; s'ils s'enseignent, comme Marc-Aurèle, ou enseignent aux autres ce qu'on devrait être, c'est précisément parce qu'ils ne sont pas des sages en acte, mais plutôt des apprenants. Sans doute qu'on ne peut pas faire mieux que tendre vers cet idéal régulateur qu'est le sage, mais ce n'est pas rien. Sur ce point, je partage l'avis de La Rochefoucauld : cet enseignement de la sagesse peut beaucoup contre les maux passés et à venir même si les maux présents la réduisent à des mots sans portée.
Certes, plus dubitativement, on peut aussi voir l'enseignement de la sagesse, dans son émission comme dans sa réception, comme un divertissement, au sens de Pascal, associé à une satisfaction d'amour-propre. Même si son efficace se réduisait à cela, elle ne serait pas nulle..