lundi 14 mai 2018

Stoïcisme et superstitions.

L´épicurien Démétrios Lacon écrit dans ''La forme du dieu" :
" De fait, étant donné que nous ne découvrons pas la faculté de raisonner dans une forme autre que celle de l'homme, il faut manifestement admettre au bout du compte que le dieu lui aussi possède la forme humaine, pour qu'à la faculté de raisonner il joigne précisément l'existence effective." (Les Épicuriens, La Pléiade, 2010, p.258)
Certes l'anthropomorphisme de l'argument prête à sourire (on sourit encore plus en lisant sous la plume ethnocentrique d'un autre épicurien, Philodème, que les dieux doivent parler grec puisqu'étant parfaits ils sont rationnels et que le grec est la langue de tous les êtres rationnels).
Cela dit, l'argument de Démétrios Lacon est améliorable : si, en matérialiste éclairé par les neurosciences, on tient pour vrai que pour raisonner, il faut penser et que pour penser il faut disposer d'une cerveau d'une certaine taille, on peut en conclure que l'omniscience de Dieu a comme condition de possibilité un cerveau proportionnel à ses performances cognitives.
Bien sûr, si on associe par définition au concept de Dieu l'immatérialité, alors on peut en déduire que Dieu n'existe pas. Mais ça ne va pas de soi d'associer essentiellement le concept de Dieu à l'immatérialité (voir Spinoza qui donne à la substance divine une infinité d'attributs dont la matérialité).

dimanche 13 mai 2018

Qui ferait mieux aujourd'hui que le précepteur d'Épicure ?

Dans L'histoire naturelle de la religion, David Hume raconte l'anecdote suivante :
" Sextus Empiricus rapporte que dans son enfance Épicure lut avec son précepteur les vers suivants d' Hésiode :
" D'abord naquit le chaos, le plus ancien des êtres,
Puis la terre aux vastes étendues, siège de toute chose."
Le jeune étudiant manifesta pour la premiière fois son génie inquisiteur en demandant : et d'où naquit le chaos ? Mais son précepteur lui répondit qu'il devait s'adresser aux philosophes, pour obtenir une réponse à de telles questions." (traduction de Michel Malherbe, Vrin, 2016, p.105)
Certes les hypothèses de l'astrophysique ont remplacé le texte d'Hésiode, mais d'abord le rapport que beaucoup de nos contemporains ont avec elles ressemble à celui que maints Grecs ont eu avec le texte de la Cosmogonie, et puis la question d' Épicure réitérée par les moins scientistes des esprits scientifiques est renvoyée toujours aux philosophes, qui malgré le colossal héritage que leur offre leur discipline continuent de n'en pouvoir mais.

Commentaires

1. Le mardi 15 mai 2018, 15:45 par gerardgrig
Il faudrait remarquer d'abord qu'à l'époque d'Epicure, même un précepteur ne parlerait pas de philosophie à la place des philosophes. Si chacun a peu ou prou une philosophie, plus ou moins clairement énoncée, tout le monde n'est pas philosophe. À l'époque moderne, on franchit impunément cette limite, mais le précepteur d'Epicure ne cherchait pas non plus à se défausser facilement sur les philosophes.
À ce type de questions métaphysiques de l'élève, si les philosophes seraient seuls à pouvoir répondre, c'est précisément parce qu'ils apprennent au moins à questionner les questions.
Pour le mystère de l'origine du monde, qui ne peut aboutir qu'à une forme paresseuse de déisme rudimentaire, les philosophes nous invitent à nous questionner sur notre point de vue. L'insecte sur le ballon de cuir, que les Anciens pratiquaient déjà, que pense-t-il de la naissance du chaos ? La méditation indienne de base apprend à se concentrer sur une goutte d'eau de l'océan, ou bien sur une fève. Est-il insensé de se concentrer sur l'insecte posé sur le gros ballon ?
La science moderne a formulé la théorie du Big Bang, qui n'a ni début, ni fin, ce qui pose un problème insurmontable au novice. Les philosophes lui diront que ce n'est qu'une hypothèse très riche, qui a permis de faire avancer les sciences, et qu'il importe de rester critique en permanence.
Si l'on se posait la question de savoir comment Stephen Hawking avait réussi à rester athée jusqu'à la fin, les philosophes répondraient qu'il y a une hiérarchie ou une urgence des questions. À la question "Comment peut-il y avoir un Big Bang sans Dieu ?", le génial physicien préférait sans doute se demander : "S'il y a un Dieu, pourquoi m'a-t-il infligé cette vie transhumaine ?".

mercredi 2 mai 2018

L'envers de l'ami épicurien.

On sait que l'épicurien voit dans l'ami une condition nécessaire de la sagesse.
En effet chaque ami aide l'autre à s'approprier la vérité, c'est-à-dire à la comprendre à fond et à l'appliquer dans les conduites. Garde-fou, modèle, pédagogue, moi idéal fait homme, l'ami montre en clair ce que lui-même et son alter ego doivent penser et faire.
Épicure oppose cet ami à la foule, qui fait honte de ce qui n'est pas honteux et félicite à propos de ce qui n'est pas matière à éloges. Quand celle-ci perd de son flou et prend une identité individuelle, c'est le personnage du flatteur qui la représente, avatar dangereusement proche de la plèbe maléfique.
Mais je n'ai pas trouvé dans les textes épicuriens l'envers strict de l'ami, c'est-à-dire celui qui donnerait chair au mauvais moi, au pire du moi, sans doute parce que par définition, dans le sage réussi, le pire est absent. Cet être indésirable serait donc le compagnon néfaste de l'apprenant, de qui, sans être encore épicurien, tend à l'être. De cet autre qui actualise les plus mauvaises des potentialités de l'apprenti-sage, Ernst Jünger donne une approximation dans un texte du 4 Juin 1943 :
" Dans notre vie, certains hommes jouent le rôle de verres grossissants, ou plutôt de verres épaississants ; en quoi ils ils nous font tort. Ces natures incarnent nos tendances, nos passions, peut-être aussi nos vices secrets, qui se manifestent en leur compagnie. En revanche, nos vertus leur manquent. Certains s'accrochent à leurs héros, comme un mauvais miroir, un miroir déformant. Aussi, les écrivains donnent-ils volontiers à de tels personnages le rôle de serviteurs, par exemple : les personnages principaux en sont mieux éclairés. Falstaff, entre autres, est entouré de compagnons de beuverie de basse classe, de parents sensuels et sans dons spirituels. En conséquence, ils vivent à ses crochets.
Une telle compagnie nous est donnée comme épreuve, comme moyen de nous connaître. Elle vante tout ce qu'il y a de criard, de "toc" dans notre équipement d'intelligence et de sens, et elle nous encourage à persévérer dans cette voie. La plupart du temps, ce n'est pas la conscience que nous en avons qui nous délivre, mais quelque aventure peu glorieuse à laquelle notre association nous expose immanquablement. Nous nous séparons alors de notre mauvais génie." (La Pléiade, p. 529)
Ernst Jünger pensait-il alors aux Lémures ? Les voyait-il comme la mise en relief bien trop réelle de ses propres platitudes ?

Commentaires

1. Le vendredi 11 mai 2018, 16:19 par gerardgrig
Le passage du Journal de Jünger du 4 juin 1943 tente une projection dans l'après-guerre, selon l'optique de la très probable défaite allemande, avec l'excuse d'un Hitler mauvais génie de l'Allemagne. Tel sera l'enjeu des débats, après 1945. Néanmoins, avec Hitler, Jünger ne se fait pas l'avocat du diable, à l'inverse de l'école psychanalytique française. À l'aube de son ascension, Hitler se définissait comme le Tambour (die Trommel) de l'Allemagne, et Jünger ne lui concèdera que cela, en choisissant plutôt le symbolisme de l'optique et du verre grossissant qui fait voir les défauts d'un objet. Pour Jünger, le peuple allemand aura été dévoyé par un homme de troupe qu'il avait porté au pouvoir. En cela, il ressemble à Falstaff, mais Jünger oublie que Falstaff est aussi lui-même le mauvais génie du Prince de Galles, et que celui-ci bannit ce père imaginaire de débauche lors de son couronnement.
L'école psychanalytique française, qui se fera renvoyer à ses chères études, tentera de sublimer l'échec psychosocial d'Hitler, en faisant de lui un avatar de Bonaparte, tant est séduisante la comparaison entre l'empire napoléonien et l'empire nazi. Mais le destin de Napoléon fut unique. À Sainte-Hélène, Napoléon n'oubliera pas la leçon de Hegel et il se déclinera de toutes les manières comme une ruse de l'Histoire, devant son mémorialiste Las Cases. Il évoluera même vers une dimension christique, en endossant les péchés du peuple français, pour assurer la rédemption de celui-ci, en même temps que la sienne propre.
2. Le dimanche 13 mai 2018, 17:51 par gerardgrig
Quelle aura été l'utilité d’Hitler, à part supprimer l’alphabet gothique ? En offrant charitablement une utilité à Hitler, Jünger pose indirectement la question du posthégélianisme. Faut-il à tout prix trouver un emploi pour une négativité qui n' en a pas ? À la fin de la Guerre, André Malraux proposera, malgré tout, une sorte de casting, avec Hitler dans le rôle du Colonel Lawrence. Il est vrai que comme Lawrence d’Arabie, il avait affaibli un grand empire conquérant aux frontières de l’Europe, et permis à l’Empire britannique de survivre assez longtemps pour décider lui-même de sa propre fin, et dans les meilleures conditions.
En analysant Laclos, Malraux, expert en collage, comparera même le couple psychopathe des « Liaisons dangereuses » à Hitler et Staline, qui finissent par s'entredéchirer et par se neutraliser réciproquement.
3. Le lundi 14 mai 2018, 14:23 par Philalèthe
Je suis réticent à l'idée de poser la question de l'utilité de Hitler... Plus neutrement parlons des effets intentionnels ou non de ses actions, alors dans ce cadre il a eu plus d'effet que la suppression de l'écriture gothique. Ainsi les pires "négativités" n'ont aucun emploi mais des effets. Ce qui dissocie complètement la réflexion sur les effets de toute logique hegélienne. Certes on comprend que les agents de l'histoire, comme Napoléon, préfèrent se penser en termes hegéliens. Mais que leurs raisons ne soient plus vues comme des manifestations de la

mardi 1 mai 2018

Sartre et Jünger sur le temps.

Surprise de réaliser qu' en 1943, Jean-Paul Sartre et Ernst Jünger, tous deux à Paris, ont défendu des thèses assez proches sur l'impact du présent sur le passé :
" (...) Je perds de plus en plus la conviction que dès l'instant où ils entrent dans le passé, les hommes, les faits et les événements reçoivent irrévocablement leur forme et demeurent ainsi pour l'éternité. Ils sont, au contraire, continuellement changés par ce temps qui jadis, pour eux, était l'avenir. À cet égard, le temps est une totalité, et de même que tout le passé agit sur le futur, le présent agit sur le futur qu'il transforme. Il y a ainsi des choses qui, autrefois, n'étaient pas encore vraies ; et c'est nous qui les rendons vraies. De même, le contenu des livres change, pareil aux fruits et aux vins qui mûrissent dans les caves. Tandis que d'autres choses, au contraire, se fanent vite, retournent au néant, n'ont jamais existé, deviennent incolores, insipides.
C'est l'une des multiples raisons secrètes qui justifient le culte des ancêtres. Pour autant que nous vivons avec droiture, nous magnifions nos pères, comme le fruit magnifie l'arbre. On voit bien cela avec les pères des grands hommes : ils surgissent de l'anonymat, du passé, comme dans un cercle de lumière." (5 mai 1943)
Que la grandeur de l'ancêtre soit donnée par l'excellence de ses descendants, voilà de quoi bien différencier la pensée de Jünger de l' idéologie nazie, pour laquelle la grandeur substantielle des origines commande mécaniquement celle des rejetons. Passons à Sartre, qui donne une tournure individualiste, volontariste, indéterministe à l'idée :
" La signification du passé est étroitement dépendante de mon projet présent. Cela ne signifie nullement que je puis faire varier au gré de mes caprices le sens de mes actes antérieurs ; mais, bien au contraire, que le projet fondamental que je suis décide absolument de la signification que peut avoir pour moi et pour les autres le passé que j'ai à être. Moi seul en effet peux décider à chaque moment de la portée du passé : non pas en discutant, en délibérant et en appréciant en chaque cas l'importance de tel ou tel événement antérieur, mais en projetant vers mes buts, je sauve le passé avec moi et je décide par l'action de sa signification." (L'être et le néant)
Le vague hegélianisme et le nietzschéisme flou, qui inspiraient Jünger dans ses journaux de la première guerre mondiale l'auraient vraisemblablement empêché de sympathiser avec cette version très humaniste et très démocratique de l'histoire.

Commentaires

1. Le mercredi 2 mai 2018, 17:13 par gerardgrig
Dans les propos de Sartre que l'on répète, il y a celui sur Jünger : "Je le hais, non comme allemand, mais comme aristocrate...".
Sartre voulait sans doute parler de la classe mentale de Jünger, car celui-ci n'avait aucun titre de noblesse. Il devait penser à l'aristocratie selon Nietzsche, "le pathos de la distance" qu'il attribuait au Surhomme. Sartre aurait pu rencontrer Jünger à Berlin en 1933-1934, quand il travaillait sur la phénoménologie à l'Institut Français. Lui qui était si intelligent, et qui n'avait qu'à ouvrir les yeux autour de lui, avouait dans "Situations VIII" qu'il n'avait rien compris au nazisme ! Par contre, Jünger avait immédiatement tout compris.
A Paris, Jünger était branché sur le monde littéraire et artistique grâce à Gerhard Heller, de la Propagandastaffel. Il connaissait le Café de Flore, il lisait Sartre et Camus, et il rendait visite à Picasso rue des Grands-Augustins.
Heller avait accepté "Les Mouches" de Sartre, en sachant que la pièce était très ambiguë.
Jünger et Sartre avaient l'esprit très frotté de philosophie allemande. Il n'est peut-être pas si surprenant de trouver des points de rencontre entre eux.
2. Le mercredi 2 mai 2018, 19:48 par Philalethe
Sartre a porté de meilleurs jugements que celui que vous citez... J'ai beaucoup de mal faire coller la riche identité de Jünger à cette pauvre étiquette d' "aristocrate", même si je vois quels passages inclinent à la produire. Mais, comme je vous l'ai déjà écrit, j'ai noté aussi son absence de hauteur, son empathie, sa simplicité.
Sartre avait-il plus compris le maoïsme que la nazisme quand il sympathisait activement avec sa version française à la fin de sa vie ?
En tout cas Jünger occupait par rapport au nazisme une autre position que Sartre : loin d'en être un observateur possiblement perspicace, Jünger a partagé dès la fin de la guerre l'engagement nationaliste dont le nazisme est un des avatars, avatar qu'il refuse dès sa formation. Je fais l'hypothèse dans le billet d'aujourd'hui que le Lémure est le pire de lui réalisé...
Les journaux de guerre ne portent pas de trace de sa lecture de Camus et ne mentionnent que la lecture programmée du Sursis en 1947. De bonnes biographies de Jünger m'apprendraient plus sur ses lectures que ces textes autobiographiques que l'on doit lire bien sûr cum grano salis.
3. Le mercredi 2 mai 2018, 22:08 par gerardgrig
Jünger appartenait à cette aristocratie qui s'était faite sur le tas, dans les tranchées de 14-18, et qui était issue des sections d’assaut. C'était une sorte de chevalerie des commandos, mais elle deviendra aussi la matrice du nazisme, ce que Jünger n’acceptait pas. Jünger ressemblait au Martin Eden de Jack London, qui réalise son aristocratie naturelle.
Jünger avait de l'information de première main sur la vie culturelle à Paris, par Gerhard Heller et Otto Abetz, qui lui faisaient rencontrer qui il voulait. Heller surveillait de près la NRF de Paulhan, qui jouait un double jeu dangereux.
Jünger aimait Kafka et il déplorait que l' appendice au « Mythe de Sisyphe » de Camus, intitulé « L'espoir et l'Absurde dans l'œuvre de Franz Kafka », ait dû être retiré de ce livre.
4. Le jeudi 3 mai 2018, 16:02 par Philalethe
Merci beaucoup, Gérard Grig, de nous faire constamment partager vos intéressantes connaissances.
Puis-je vous demander quelle est selon vous la meilleure biographie de Jünger ? Merci d'avance.
5. Le jeudi 3 mai 2018, 21:42 par gerardgrig
Julien Hervier, professeur de classe exceptionnelle, qui s'est beaucoup entretenu avec Jünger, qu’il a traduit et publié, présente l' avantage d’avoir produit une biographie récente de lui.
Pour ma part, je pense qu' il faudrait aussi aller voir chez les écrivains, en prenant quelques risques, pour trouver des informations sur Jünger que les universitaires ne retiennent pas toujours.
Ainsi, il y a eu le sulfureux Dominique Venner, qui publia un essai très empathique sur son ami Jünger qui l'avait aidé à écrire l’histoire des Corps-francs allemands de la Baltique, avant de faire un suicide spectaculaire à la Mishima.
Il y a aussi Olivier Todd, qui est hanté par le Saint-Germain-des-Prés de l’Occupation, à la manière de Modiano, et qui dans son roman « J’ai vécu en ces temps » utilise des éléments autobiographiques, avec de vrais souvenirs de Jünger.
6. Le samedi 5 mai 2018, 08:31 par Philalèthe
Merci beaucoup ! Seul je ne pensais qu'à Julien Hervier.
7. Le dimanche 13 mai 2018, 13:32 par A. Muller
La comparaison avec Bergson est intéressante (et la proximité n'est pas fortuite avec Sartre). Bien sûr, leurs positions ne sont pas assimilables, il faudrait un bon moment pour les situer mutuellement.
"rien ne nous empêche aujourd'hui de rattacher le romantisme du dix-neuvième siècle à ce qu'il y avait déjà de romantique chez les classiques. Mais l'aspect romantique du classicisme ne s'est dégagé que par l'effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S'il n'y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n'aurait jamais aperçu, mais encore il n'y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d'autrefois, car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d'un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n'existait pas plus dans la littérature classique avant l'apparition du romantisme que n'existe, dans le nuage qui passe, le dessin amusant qu'un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le dessin de l'artiste sur ce nuage. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui- même par ses antécédents. "
(La pensée et le mouvant, intro, 1è partie)
(M. Escola sur fabula.org rapproche ce texte d'un commentaire qu'en propose Paul Veyne : http://www.fabula.org/atelier.php?I... )
Je n'ai pas lu Jünger. Mais le passage que vous citez évoque aussi bien des passages de la 2de inactuelle que la façon dont Nietzsche s'invente une ascendance dans Ecce Homo.
8. Le lundi 14 mai 2018, 08:38 par Philalèthe
Merci pour ces rapprochements.
Jünger ne relève pas seulement l'enrichissement du passé par le présent, il semble en tirer une norme à travers la référence au culte des ancêtres, comme si c'était un devoir moral d'actualiser présentement les meilleures potentialités du passé. Plus exactement ce sont moins des potentialités du passé qui s'actualisent (l'ancêtre a dû aller au bout de ses forces propres) que des dispositions générales manifestées par des individus dans le passé et développées au plus haut par d'autres dans le présent. Dans le cas de ces lignes de Jünger, il y a conscience de cette valeur du passé et s'il n'y a pas héritage objectif (car la valeur des ancêtres ne cause pas la grandeur de l'héritier), il y a héritage subjectif (il faut magnifier ce qui fut déjà en lui donnant une manifestation éclatante dans le présent).
Or dans le texte de Bergson, le romantisme n'a pas ce rapport avec le classicisme. Le romantisme fait voir le classicisme sous un certain jour sans partager avec lui les mêmes valeurs. C'est encore plus net avec l'exemple du nuage, support passif des créations du présent. Clairement l'ancêtre n'est pas un nuage.
9. Le mardi 15 mai 2018, 10:17 par gerardgrig
Si l'on reste dans l'analyse existentielle, que Sartre pratiqua avec ardeur, on peut dire que son rapport à l'ancêtre est un règlement de compte différé, comme dans son autobiographie "Les Mots". Il y avait bien chez lui un travail perpétuel de réécriture du passé, à partir du présent. Pour lui, l'enfant apparaît rétrospectivement comme un monstre fabriqué avec tous les regrets et les frustrations de ses ascendants. Sartre était un peu dans l'optique de la théorie de l'hérédité de la fin du XIXème siècle : l'hérédité, c'est ce qui se dégrade de plus en plus dans les générations successives, en transmettant même toutes les pathologies mentales des aïeux. Chez Sartre, avec l'aïeul maternel, substitut du père disparu, mais qui aurait eu de toute façon le même poids dans sa vie, il y a le rapport tourmenté des Alsaciens à leur germanité intermittente, et le dilemme entre être un "malgré-nous" ou un déraciné. Le goût de Sartre pour la radicalité s'expliquerait aussi par un protestantisme hérité, qu'il transposait à sa façon, avec l'effort continuel d'être dans la dureté, pour combler on ne sait quelle fêlure intime. Et par-dessus tout, le rapport à l'ancêtre agitait le problème de la relation à une certaine conception imposée de la littérature.
Jünger entretenait un rapport plus optimiste et plus bienveillant avec le passé, et avec sa réécriture dans le présent. Néanmoins, il est vrai que dans "L'Être et le Néant", Sartre ne réglait pas encore ses comptes.

vendredi 27 avril 2018

Platon avant Saint-Augustin.

Il est vraiment dommage que, sans doute par économie, Gallimard dans la Bibliothèque des Histoires ait publié le livre de Philippe Buc Guerre sainte, martyr et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident sans son appareil de notes. C'est d'autant plus paradoxal, voire incohérent, que, grand luxe, la traduction de l'ouvrage a été confiée à un autre médiéviste expérimenté, Jacques Dalarun.
Aucune référence n'est donc donnée de ce texte de Saint-Augustin justifiant la coercition comme préparation à la conversion libératrice :
" Quand des enseignements salutaires sont associés à une utile terreur, il s'ensuit non seulement que la lumière de la vérité chasse l'aveuglement de l'erreur, mais aussi que la force de la crainte brise les chaînes de la mauvaise habitude."
Mais, passons, il suffit de compulser son Saint-Augustin. Le point est en fait que Philippe Buc présente ce philosophe comme une des premières sources chrétiennes de cette théorie combinant contrainte des corps et libération des esprits. Certes, mais au risque de lasser, je veux rappeler que Saint-Augustin reprend là son Platon, la théorie étant déjà implicite dans l'allégorie de la caverne : en effet le prisonnier libéré est "contraint de se lever subitement, de retourner la tête, de marcher et de regarder vers la lumière " ; quand on lui montre " chacune des choses qui passent, on le contraint de répondre à la question : qu'est-ce que c'est ? ". On le force à regarder la lumière elle-même, précisément la lumière dans la caverne, puis on le tire par la force en lui faisant remonter la pente raide et on ne le lâche pas. Une fois qu'il est sorti, plus besoin de continuer la coercition, le regard du prisonnier est tourné dans la bonne direction, le temps, la réalité extérieure et l'esprit feront le travail aboutissant au savoir.
Manifestement cette première (?) mise en scène des rapports complémentaires de la contrainte physique et de la liberté mentale éclaire, tout autant que les lignes de Saint-Augustin, certains des textes bien plus tardifs cités par Philippe Buc, comme par exemple ces lignes du puritain William Perkins (1558-1602) dont je ne peux malheureusement pas non plus donner la source :
" C'est vrai : la volonté ne peut être contrainte ; et il est pareillement vrai que le magistrat ne force personne à croire, car quand un homme croit vraiment et embrasse la vraie religion du fond du coeur, il le fait volontairement. Néanmoins, des moyens doivent être utlisés pour faire vouloir aux gens ce qu'ils ne veulent pas ; et ces moyens sont de les forcer à venir à nos assemblées, à écouter le verbe et à apprendre les bases de la vraie religion." (p.355)
Identiquement, personne ne force le prisonnier platonicien à croire, il est juste forcé de se trouver en plein milieu de la réalité, la croyance s'ensuivant par la force des choses.
De nos jours, cette contrainte initiale n'est plus bien vue. Elle correspond plus ou moins à ce que Kant désigne par discipline dans son Traité de pédagogie, du moins si l'on accepte que faire faire à quelqu'un ce qu'il ne veut pas (Platon) équivaut en contrainte à l'empêcher de faire ce qu'il veut (Kant : " la discipline doit brider l'homme pour l'empêcher de se livrer aux dangers dans le désordre et l'irréflexion.").
Il faudrait avoir le talent d'écrire une version de l'allégorie de la caverne que les pédagogues du jeu pourraient s'approprier. Ce serait en s'amusant et donc sans réaliser la différence de niveau entre sa caverne et la connaissance que le prisonner sortirait au grand jour. Certes, quand il se retrouverait seul face aux choses, le réel lui-même devrait être divertissant pour faire entrer sans peine le savoir dans l'esprit ... Comme notre nouveau prisonnier, d'autant plus pressé que la technique lui permettrait de gagner du temps (sur ce sujet, consulter Accélération. Une critique sociale du temps de Hartmut Rosa), serait trop impatient pour prendre le temps de s'habituer à son nouvel environnement (516 a), la réalité devrait être complètement accessible d'un seul coup. Mais, dans de telles conditions, je le vois mal s'attarder à contempler l' Idée du Bien, elle l'ennuierait vite, il redescendrait d'où il vient, juste pour se changer les idées. Serait-il tué ? Sans doute pas, on lui préférerait un clown plus captivant...

Commentaires

1. Le dimanche 29 avril 2018, 05:21 par Philippe Buc
0)
Merci pour le retour sur Platon. Toute coercicion n´est pas chrétienne.
1)
Augustin, Ep. 93.1.3, CSEL 34:2, 448, ou CCSL 31A, 169.
2)
William Perkins, Works, vol. 2 (Londres: 1617), 412:
"True it is, the will cannot be compelled; and true it is likewise, that the Magistrate doth not compell any to beleeve: for when a man doth beleeve, and from his heart imbrace true religion, he doth it willingly. Notwithstanding meanes are to be used to make them willing, that are unwilling, and the meanes is to compell them to come to our assemblies, to heare the word, and to learne the grounds for true religion".
2. Le dimanche 29 avril 2018, 14:55 par Philalethe
Merci infiniment à vous pour ces précisions.
Je tiens à ajouter que l'ouvrage, même sans les notes, reste passionnant !

samedi 21 avril 2018

Être du bon côté du Bois.

Paris, 5 avril 1943.
À midi, on comptait plus de deux cents morts. Quelques bombes ont atteint le champ de courses de Longchamp où se pressait une foule dense. À la sortie des bouches du métro, les promeneurs du dimanche heurtaient des groupes de blessés hors d'haleine, aux vêtements en loques, qui se tenaient la tête ou le bras, une mère serrant sur sa poitrine un enfant ensanglanté. Un pont a été également touché et un grand nombre de passants, dont on repêche en ce moment les corps, ont été projetés dans la Seine.
Au même instant, de l'autre côté du Bois, flânait une foule joyeuse, endimanchée, tout à la joie des arbres, des fleurs, de la douceur de l'air printanier. Telle est la face de Janus de ce temps." (Ernst Jünger, Second journal parisien in Journaux de guerre 1939-1948, La Pléiade, p.490-491)

Commentaires

1. Le jeudi 26 avril 2018, 18:40 par gerardgrig
Ce passage illustre la démarche "philosophique" de Jünger, qui se dégage peu à peu de l'attraction de la matière et des liens de la politique, pour s'élever jusqu'à des figures mythiques. Ici, il s'agit du mythe de Janus. Il y a comme une entéléchie de Jünger, qui s'éloigne peu à peu du monde des Lémures, pour devenir une sorte d'Automate spirituel, ce qui est une manière de résistance.
Néanmoins, dans la toile de fond des évènements dramatiques ou pathétiques qu'il vit, Jünger pourrait voir encore d'autres figures, mais il ne les épuise pas toutes.
Ainsi, il évoque le bombardement américain des Usines Renault à Billancourt, en avril 1943. L'Hippodrome de Longchamp, haut-lieu de la Collaboration mondaine, est touché lui aussi involontairement, ce qui pourrait être interprété comme une intervention d'un Dieu ou d'un Destin.
Dans une tout autre optique, celle de la chanson naturaliste, "être du bon côté du Bois" ferait penser à une chanson de cette époque, "De l'autre côté de la rue" d'Edith Piaf.
2. Le dimanche 29 avril 2018, 13:59 par gerardgrig
Si la figure mythique mène à l’Idée, le travail de l'écrivain consiste à réécrire inlassablement les mythes. Dans l'événement qui sert de toile de fond à cet extrait du Journal de Jünger, il y a l'idée que la population civile est sacrifiée, d' ailleurs inutilement, sauf si l'on considère que les bombardements envoient un message politique à Hitler. C’est pourquoi la France occupée va réactiver l’histoire d'Iphigénie chez Maurice Blanchot, avec la personnification masculine du vieux Maréchal qui fait don de sa personne à la France. Chez Blanchot, on retrouvera aussi ce thème mythique du sacrifice en Mai 68, avec l'autodissolution de l'écrivain dans la « pègre ».
3. Le lundi 30 avril 2018, 14:37 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette référence à Piaf mais cette chanson est beaucoup plus souriante que ce passage de Jünger car à la fin l'Amour sait rétablir la Justice et va loger du mauvais côté de la rue, compensant le déséquilibre.
Quant à Jünger a-t-il été jamais du côté des Lémures ? S'il modifie ses textes sur la guerre 14-18 quand le nazisme s'installe, c'est parce que dès le début il ne s'identifie pas à lui.
Moralement en revanche ce qui peut être condamné, c'est la prise de distance mentale par rapport à un processus duquel on est à sa modeste échelle responsable. Certes quand on participe au processus en prenant chaque jour le risque de la mort et de l'invalidité, la hauteur a une grandeur heroïque qu'elle perd quand le penseur, trop promu pour mourir sur le champ de bataille, fait un travail de bureau à l'état-major.. Pour disculper donc Jünger de ce qui pourrait passer pour un esthétisme lâche, il faut avoir en tête Orages d'acier.
Merci beaucoup pour la référence à Blanchot, qui permet de voir à quel point l'invocation des mythes peut avoir une fonction politique anesthésiante, en renvoyant à l'éternel et au destin ce qui participe du fragile et révocable présent.
4. Le mardi 1 mai 2018, 12:05 par Philalèthe
Pour appuyer l'idée que Jünger ne pensait pas être passé des Lémures à l'Idée (je choisis la formule la plus prudente !), ces lignes du 20 avril 1943 où il souligne la platitude du nazisme par rapport aux idéaux des  nationalistes auxquels il s''identifiait :
" La rencontre secrète du Eichhof, en 1929, reste mémorable entre toutes. L'histoire de ces années-là, avec ses penseurs, ses activistes, ses martyrs et ses figurants, n'a pas encore été écrite ; nous vivions alors dans l'oeuf du Léviathan. L'école de Munich, c'est-à-dire la plus plate, l'a ensuite emporté ; elle y parvint aux moindres frais (...) Mais ceux qui restent encore en vie évoqueront toujours volontiers ces temps-là ; on ne vivait alors que pour l'Idée. C'est ainsi que je me représente Robespierre à Arras." 

mercredi 18 avril 2018

Les chrétiens pour les stoïciens ? Des sectaires hystériques...

Je l'ai déjà évoqué, les stoïciens tenaient les chrétiens pour des fous furieux. Philippe Buc dans Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence en Occident (2015) explique que Flavius Josèphe au 1er siècle dans sa Guerre des Juifs introduit, le premier, le personnage du "terroriste fou" (p.177, Gallimard, 2017) pour qualifier les juifs rebelles et hostiles au pouvoir romain. À ses yeux, les stoïciens ont repris cette figure pour qualifier les chrétiens :
" Due à Josephe, l'interprétation de la résistance à Rome comme folie trouve un écho dans des sources de peu postérieures, présentant le christianisme et ses martyrs. La victoire finale de la nouvelle religion explique que la documentation historique soit plus abondante en témoignages favorables, issus du christianisme , qu'en traces livrant le point de vue du paganisme gréco-romain. L'empereur stoïcien Marc Aurèle voyait les martyrs chrétiens comme le contraire de l' apatheia stoïcienne ; à la différence du sectaire, le sage était atragodos ; il évitait les postures tragiques - ce par quoi l'empereur entendait probablement l'opposition ostentatoire au pouvoir et (c'est une hypothèse) la passion excessive ou la folie. Épictète voyait dans les chrétiens un exemple propre à faire honte au sage et à l'exhorter au courage face aux tyrans. En ce cas, paradoxalement, la frénésie religieuse permettait de contrôler au moins une passion : si les Galiléens, écrivait Épcitète, ainsi transformés par la "manie" (hupo mania) ou par l' " habitude " (hupo ethous), peuvent résister à la peur quand ils affrontent un tyran, les philosophes le devraient d'autant plus en se fondant sur leur raison." (ibid., p.187)
Les chrétiens se sont vengés en faisant du Manuel d'Épictète un manuel pour les moines...

Commentaires

1. Le mercredi 18 avril 2018, 20:41 par gerardgrig
Les philosophes antiques connaissaient mal cette secte clandestine qu' était le christianisme. Ils ne discernaient pas le message profondément humaniste et rationnel, parce qu’universel, du Christ. L' esclavage, même s' il était une nécessité économique incontournable, ne les choquaient pas, ni non plus les jeux du cirque, ni la violence de la conquête romaine. Néanmoins, le message révolutionnaire du christianisme s' est beaucoup atténué, quand il s’est intégré dans l’Empire romain.
2. Le vendredi 20 avril 2018, 19:29 par Philalethe
Certes les stoïciens n'ont pas condamné l'esclavage mais voyez la lettre 47 de Sénèque à Lucilius : y est condamnée l'idée que les esclaves sont inférieurs aux maîtres , y est défendue aussi l'idée que les maîtres esclaves de leurs passions ont moins de valeur que leurs esclaves maîtres d'eux. Clairement l'esclavage social n'est pas un obstacle à une vie excellente, en termes stoïciens, pas plus que le fait de vivre sous un tyran. Pour la gladiature, je vous renvoie à un de mes billets http://www.philalethe.net/post/2008...
Les stoïciens n'ont pas condamné la guerre, pas plus que les chrétiens qui ont fait l'éloge de la paix et de la guerre (juste) - Philippe Buc est très instructif sur ce sujet, le côté sombre du christianisme.
3. Le samedi 21 avril 2018, 12:29 par gerardgrig
Les Stoïciens ne pratiquaient-ils pas le « victim blaming » avec les Chrétiens ?
Il est aussi intéressant de voir comment les Pères de l'Église ont fait leur marché dans la pensée stoïcienne. Le dernier Foucault l’a encore bien montré.
4. Le samedi 21 avril 2018, 18:03 par Philalèthe
Je pense qu'il ne vaut mieux pas mélanger l'oppression dont étaient victimes les chrétiens de la part des païens des positions exprimées ici par les stoïciens à propos des chrétiens. 
C'est une question de méthode : qu'une position soit formulée dans un contexte qu'on condamne n'implique pas qu'elle est fausse.
Ce qui sépare en profondeur le stoïcien du chrétien est que le premier ne donne aucune réalité au mal (une des conséquences est qu'une institution, comme l'esclavage, ne peut pas être le mal ou un exemple du mal) ; le chrétien donne à travers Satan une réalité au mal d'autant plus dangereuse et inquiétante que le mal se déguise sous la forme du bien, ce qui conduit à se méfier autant des faux frères chrétiens, des hérétiques que des païens.
5. Le samedi 21 avril 2018, 21:25 par gerardgrig
Le travail de Philippe Buc fait un rapprochement osé entre le martyre des premiers Chrétiens et l'actualité.
Sur la question du terrorisme, on ne peut qu'envier la sagesse des Stoïciens. Ils ne se posaient pas la question du partage entre terrorisme acceptable et terrorisme inacceptable, et celle de la frontière impossible à faire passer entre eux. Les Stoïciens ne faisaient pas de politique.
6. Le samedi 21 avril 2018, 21:43 par Philalèthe
Philippe Buc, c'est l'anti-Foucault : il cherche des continuités. C'est très anti-marxiste aussi : il croit dans l'efficace des idées.
Quant aux stoïciens, ils faisaient de la politique, ce sont les épicuriens qui n'en faisaient pas !

mercredi 21 mars 2018

Puritanisme ou cynisme : l'animal comme repoussoir ou comme modèle ?

" L' idée que la troisième dimension, la divinité, s'étend des animaux (en bas) aux dieux (en haut) avec les humains au milieu s'illustre parfaitement dans les paroles d'un puritain de la Nouvelle Angleterre, Cotton Mather qui, alors qu'il urinait, aperçut un chien réaliser la même activité. Submergé de dégoût par le caractère ignoble de l'évacuation du contenu de sa vessie, Mather écrivit la résolution suivante dans son journal : " Je serai cependant une créature plus noble ; et à l'instant précis où mes besoins naturels me rabaisseront à la condition d'animal, mon esprit jaillira (je dis bien, à ce moment précis) et s'élèvera." (Jonathan Haidt, L'hypothèse du bonheur, Mardaga, p.217)
" C'est parce qu'il avait , à en croire Théophraste dans son Mégarique, vu une souris qui courait de tous côtés, sans chercher de lieu de repos, sans avoir peur de l'obscurité ni rien désirer de ce qui passe pour des sources de jouissance, que Diogène découvrit un remède aux difficultés dans lesquelles il se trouvait. " (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres,VI, 22, éd. Goulet-Cazé, p.706)
Certes les cyniques utilisent aussi quelquefois l'animal comme exemplification de la bestialité mais le puritanisme l' a-t-il jamais pris comme exemple à suivre ?

Commentaires

1. Le jeudi 22 mars 2018, 13:38 par gerardgrig
Personnellement, j' ai été dégoûté de repasser l'agrégation de philo par la présence de toilettes dans la salle même du Centre d’Examens, immédiatement dans le dos du surveillant. J' étais près d’un candidat appelé à se faire un nom dans les médias. Il est possible que la proximité de sa cogitation avec un lieu d’aisance l’ait conduit à aller frapper plus tard à la porte des médias.
2. Le jeudi 22 mars 2018, 18:45 par Philalèthe
Cynique, vous auriez demandé à composer au plus près des toilettes ; puritain, vous auriez trouvé matière à penser haut et fort.

samedi 17 mars 2018

Faut-il se détacher du détachement ?

C'est l'avis de Jonathan Haidt qui dans The Happiness Hypothesis. Finding modern truth in ancient wisdom (2006) écrit :
" L'importance que le Bouddha accordait au détachement pourrait également être due aux turbulences de son époque : rois et cités guerroyaient, la vie et le destin des gens pouvaient être anéantis en un instant. Lorsque la vie est imprévisible et dangereuse (comme l'était celle des philosophes stoïciens à la merci des caprices de leurs empereurs romains), il est idiot de chercher à atteindre le bonheur en contrôlant le monde extérieur. Mais aujourd'hui, la situation est (en général) bien différente. Les gens vivent dans des démocraties assez riches, peuvent se fixer des buts à long terme et espérer les atteindre. Pour la première fois dans l' histoire de l'humanité, la plupart des gens (dans les pays riches) vivront au-delà de leurs 70 ans et n'enterreront pas leurs enfants. On est vacciné contre les maladies, à l'abri des tempêtes et assuré contre le feu, le vol et les accidents de voiture. Bien sûr on rencontre tous de mauvaises surprises, mais on peut s'adapter et faire face à la plupart d'entre elles. Et nous pensons tous que nous sortons plus forts de l'adversité. Ainsi, rompre tout attachement, éviter les plaisirs de la sensualité et parvenir à éviter la douleur de la perte et de la défaite me paraît maintenant une réponse inappropriée à la présence des instants de souffrance que comprend inévitablement toute vie." (Éditions Mardaga, 2010, p.128)
Oserait-on aller jusqu'à dire désormais que la valeur du stoïcisme est de permettre dans les époques troublées aux gènes du stoïcien de se reproduire ?

Commentaires

1. Le mardi 20 mars 2018, 15:24 par gerardgrig
On ne comprend pas le besoin contemporain de religion, étant donné que les progrès de la science nous en libèrent.
C'est le mystère de la foi, de l'assentiment.
D'ailleurs, il ne faudrait pas trop rêver de la spiritualité sans religion, de la religion sans Dieu.
Les moines bouddhistes disent qu'ils pratiquent bien une religion, et que Bouddha croyait en Brahma, le créateur du monde.
Le Bouddhisme le plus religieux est celui du Tibet. C'est le Bouddhisme tantrique du Dalaï-Lama, personnage stupéfiant par son nombre de fidèles et de sympathisants. Quant au Védanta, il est hyper-dévot.
Faut-il considérer le stoïcisme comme une religion ?
Prendre la voie dialectique du détachement du détachement serait peut-être aussi un dépassement hégélien nécessaire.
2. Le jeudi 22 mars 2018, 18:36 par Philalèthe
Les stoïciens contemporains comme Lawrence C. Becker dans A new stoicism (1998) sont déterministes, ont éliminé le finalisme et voient l'éthique comme l'ensemble des règles éclairées par la connaissance scientifique et permettant aux hommes de développer leurs meilleures potentialités. Leur construction n'est pas complètement fidèle au stoïcisme ancien qui était finaliste mais en tout cas elle n'a rien à voir avec une religion. Le problème que pose ce stoïcisme modernisé est de savoir si au fond il est encore stoïcien ; à mes yeux le prix à payer pour mettre en accord cette philosophie avec l'absence de finalisme des sciences modernes  la dénature profondément, mais ne la rapproche pas pour autant de la religion. Certes les vertus que Lawrence C.Becker promeut me paraissent être celles du stoïcisme originaire mais la question est alors de savoir si la confiance que cette morale place dans la volonté n'est pas largement excessive, c'est en tout cas la position du psychologue Haidt qui doute de la capacité à se modifier par simple volonté de le faire. Les trois moyens qu'il juge les plus efficaces à cette fin (la méditation, la thérapie cognitive et le Prozac) font l'économie de la confrontation guerrière avec les aspects refusés de soi. J'aurais tendance aujourd'hui à lui donner raison.
3. Le dimanche 25 mars 2018, 00:19 par Elias
L'argument historique de Haidt me paraît un peu naïf.
On pourrait faire valoir en sens inverse qu'avec les moyens modernes de communication notre vie affective est plus que jamais ballotée au gré de ce qui ne dépend pas de nous ...
4. Le samedi 21 avril 2018, 21:54 par Philalèthe
Oui, mais ce que vous dites n'est pas contradictoire avec l'idée de Haidt, que la vie est moins dangereuse et moins imprévisible qu'au temps des stoïciens. La technique a produit et le village planétaire et une meilleure espérance de vie.

mercredi 14 mars 2018

Horreur peinte, horreur rêvée, horreur réelle.


Le 24 décembre 1941, Ernst Jünger note le rêve suivant :
" Rêves nocturnes dans le style de Jérôme Bosch : une grande foule de personnes nues, parmi lesquelles il y avait des victimes et des bourreaux. Au premier plan, une femme d'une merveilleuse beauté, à qui l'un des bourreaux tranchait la tête d'un coup. Je voyais le torse debout un moment encore avant de s'effondrer - même décapité il semblait désirable.
D'autres spadassins traînaient leurs victimes sur le dos, afin de les abattre quelque part en toute tranquillité - je voyais qu'ils leur avaient lié les mâchoires avec un linge, pour que le menton ne gênât pas le coup de hache." (Premier journal parisien, La Pléiade, p.258)
Le 29 mai de la même année, chargé de " surveiller l'exécution d'un condamné à mort pour désertion ", Jünger avait écrit :
" Je voudrais détourner les yeux, mais je m'oblige à regarder, et je saisis l'nstant où, avec la salve, cinq petits trous noirs apparaissent sur le carton, comme s'il y tombait des gouttes de rosée. Le fusillé est encore debout contre l'arbre ; ses traits expriment une surprise inouïe. Je vois sa bouche s'ouvrir et se fermer comme s'il voulait former des voyelles et exprimer encore quelque chose à grand effort. Cette circonstance a quelque chose de confondant, et le temps, de nouveau, s'allonge. Il semble aussi que l'homme devienne maintenant très dangereux. Enfin, ses genoux cèdent." (ibid. p. 222)

Commentaires

1. Le vendredi 16 mars 2018, 16:25 par gerardgrig
En 1941, Ernst Jünger ne célébrait plus la grandeur du fascisme, qui résiderait dans l'enthousiasme et non dans la raison. Il regarde comme un spectacle les évènements qui surviennent, dans sa vie comme dans celle des autres, et avec le détachement de la sagesse antique. L'horreur réelle vaut l'horreur peinte ou l'horreur rêvée. Il y a chez lui une grande maîtrise de son imagination et de ses passions : il se force à voir la réalité crue. Le passage sur l'exécution du déserteur a marqué les lecteurs de Jünger, qui avouent être parfois hantés par lui. Voir quelqu'un mourir de mort violente permet peut-être d'anticiper sa propre fin, et de se préparer au pire. La mort sera un saut dans l'inconnu, une "surprise inouïe". Jünger recherchait toute occasion qui apprend à mourir.
2. Le samedi 17 mars 2018, 22:32 par Philalèthe
Ce qui m'a frappé ici est que Jünger n'approche ce que nous savons être les horreurs réelles du moment qu'à travers les images artistiques ou oniriques, la perception directe ne le mettant en rapport qu'avec des formes de violence relativement euphémisées (certes les récits qu'il tient de militaires venant de l'Est peuvent avoir nourri ces rêves).

samedi 10 février 2018

Les couleurs du monde au pays des lémures.

Ernst Jünger dans son Premier Journal parisien alterne remarques lucides sur l'horreur nazie et descriptions poético-naturalistes.
Voici un exemple des premières :
" Paris, 6 mars 1942.
À midi chez Prunier, avec Mossakowski, ancien collaborateur de Cellaris. Si je dois l'en croire, il existe dans les grands abattoirs érigés dans les États contigus aux frontières de l'Est certains bouchers qui ont tué de leur propre main autant de personnes qu'une ville d'importance moyenne compte d'habitants. De telles nouvelles éteignent toutes les couleurs du jour (...)"
Le 12 mars, les couleurs du jour restent éteintes, l'horreur est cette fois dans les deux camps :
" (...) Fêtes de lémures, avec massacre d'hommes, d'enfants, de femmes. On enfouit l'effroyable butin. Viennent alors d'autres lémures, afin de le déterrer ; ils filment avec une affreuse satisfaction, ces tronçons déchiquetés et à demi décomposés. Puis, les uns montrent aux autres ces films.
Quel étrange grouillement se développe dans la charogne ! "
Le 30 mars, de nouveau les infamies du nazisme sont notées, au plus près :
" Claus Valentiner est revenu de Berlin. Il nous a parlé d'un effroyable drôle, ancien professeur de dessin, qui s'était vanté d'avoir commandé en Lituanie et autres régions frontières un " commando de meurtre " qui avait massacré un nombre incalculable de gens. Après avoir rassemblé les victimes, on leur fait d'abord creuser les fosses communes, puis on leur ordonne de s'y étendre, et on les tue, à coup de feu, d'en haut, par couches successives. Auparavant, on les dépouille de tout ce qui leur reste, des haillons qu'ils ont sur le corps, y compris la chemise."
Le 4 avril, le monde retrouve ses couleurs :
" Promenade dans les jardins des Champs-Élysées où une première senteur balsamique de fleurs et de feuillage nouveau traversait l'obscurité. Elle émanait surtout des bourgeons de marronniers."
Mais le 6 avril, Jünger ne parle plus que des lémures, à nouveau :
" Entretien avec Kossmann, le nouveau chef de l'état-major. Il m'a communiqué des détails terrifiants, en provenance des forêts habitées par les lémures à l'Est. Nous sommes maintenant en plein dans cette bestialité que prévoyait Grillparzer."
Le 9 avril, à Mannheim, les couleurs du monde éclatent, sans que ne disparaisse pour autant la description analytique:
" À 7h du matin, départ de la gare de l'Est. Rehm m'avait accompagné au train. Le ciel était d'un bleu plein de fraîcheur ; j'ai surtout trouvé étonnante la magie des couleurs dans l'eau des rivières et des canaux. Souvent, j'eus l'impression que j'apercevais des nuances qu'aucun peintre n'a encore vues. Les miroirs d'eau, bleus, verts et gris avaient l'éclat de pierres limpides et glacées. La couleur était plus que la couleur : empreinte et sceau de cette profondeur mystérieuse, qui se révèle à nos yeux dans les jeux changeants de la surface.
Après Coolus, un faucon couleur de rouille claire, qui s'est posé sur un buisson d'aubépine. Champs couverts de hautes cloches de verre, sous lesquels on cultive melons et concombres - cornues pour les plus délicates fermentations de vie, au royaume de l'alchimie horticole (...)."
Moralement parlant, ces lignes, à la fois dénonçant l'horreur et montrant la beauté, seraient moins dérangeantes à lire si elles avaient été écrites par une victime. Et on n'a pas la ressource de penser que Jünger se range du côté des naufragés. Qu'on lise par exemple ce qui suit immédiatement les premières lignes citées plus haut :
" (...) On aimerait fermer les yeux sur elles (les nouvelles que l'auteur vient de mentionner), mais il importe de les considérer avec le regard du médecin qui examine une blessure. Elles sont les symptômes où se manifeste l'énorme foyer de maladie qu'il s'agit de guérir - et qui, je crois, est guérissable. Cette confiance, si je ne l'avais pas, j'irais immédiatement ad patres. Bien entendu, tout cela provient d'une couche plus profonde que la politique. Là, l'infamie est partout (...)"
Ou ces lignes encore plus claires du 12 mars, qui précèdent immédiatement la première notation sur les lémures :
" On dit que, depuis qu'on stérilise et tue les aliénés, le nombre de nouveaux-nés atteints de maladies mentales s'est multiplié. De même, avec la répression de la mendicité, la pauvreté est devenue générale, et la décimation des Juifs entraîne la diffusion des caractères juifs dans le monde entier où se répandent des traits qui rappellent l'Ancien Testament. Par l'extermination, on n'efface pas les figures originelles ; on les libère plutôt.
Il semble que la pauvreté, et la maladie et tous les maux reposent sur des hommes bien précis, qui les supportent comme des piliers, et ce sont pourtant les hommes les plus faibles de ce monde. Ils ressemblent en cela aux enfants, qu'il importe aussi de protéger tout particulièrement. Ces piliers détruits, le poids de l'édifice s'affaisse sur la voûte. Puis l'effondrement écrase les mauvais économes (...)"
Le nazisme comme pathologie d'un organisme sain, le judaïsme comme mal, l'extermination comme mauvaise méthode pour s'en libérer, c'est dit : Ernst Jünger n'est pas un humaniste à l'esprit cosmopolitique, c'est un défenseur de la Grande Allemagne, qui se lamente des ratés de la réalisation du projet nationaliste.
Mais, si l'attitude esthétisante de Jünger est à mes yeux moralement supportable, c'est qu'en tant que combattant exposé et plusieurs fois blessé de la guerre des tranchées, il a eu la même attitude : au coeur de la boucherie, restant ouvert à la beauté du monde et à sa réalité étrangère à la guerre, décrivant avec autant d'exactitude (mais sans froideur) les blessures, voire les cadavres de ses compagnons que les fleurs ou les oiseaux. Le passage suivant, tiré des pemières pages d' Orages d'acier (1920) donnera une idée de la manière dont Ernst Jünger combine description clinique et métaphore poétique dans un texte qui est à la fois compte-rendu militaire, observation ornithologique et vision poétique :
" Vers midi, le tir prit la violence d'une danse frénétique. Sans cesse, des flammes jaillissaient autour de nous. Des nuées blanches, noires et jaunes se confondaient. Entre tous, les obus à fumée noire, que les vétérans surnommaient les "américains" ou les "caisses à charbon" déchiquetaient tout avec une force de percussion terrifiante. Cependant, les fusées lançaient par douzaines leur singulier gazouillement de canaris. Avec leurs échancrures dont l'air, en passant, tirait des arpèges, elles volaient comme des boîtes à musique en cuivre ou comme des sortes d'insectes mécaniques, au-dessus du ressac prolongé des explosions. L'étrange était que les petits oiseaux, dans la forêt, n'avaient pas l'air de se soucier le moins du monde de ces cent bruits divers ; ils restaient paisiblement perchés au-dessus des panaches de fumée, dans les ramures hachées par les obus. Dans les brefs intervalles de calme, on percevait leurs appels et leurs trilles insouciants ; ils semblaient même excités par les ondes de bruits qui déferlaient autour d'eux." (Journaux de guerre 1914-1918, La Pléiade, p.23)
N'eût été la dernière remarque, j'eus fait de ces petits oiseaux une métaphore du sage stoïcien !

Commentaires

1. Le samedi 10 février 2018, 16:37 par gerardgrig
La poésie de la nature était sûrement chez Jünger une forme suprême de résistance au bellicisme et au nazisme, à cet instinct de mort qui minait la civilisation occidentale, et qui le fascinait.
Il y avait comme une inspiration présocratique chez Jünger, avec le retour aux principes élémentaires qui façonnent toutes choses, comme le feu, ou la lutte intime entre l’harmonie et la discorde.
Comme Malaparte, Jünger était un compagnon de route très critique et embarrassant du nazisme et du fascisme, qu’ il voyait fonctionner de l'intérieur pour mieux montrer l’envers de leur décor. Mussolini et Hitler perdront patience avec Malaparte. Il sera relégué, puis assigné à résidence.
Quant à Jünger, la Gestapo était sûrement au courant de ses gestes publics de sympathie appuyée en direction des Français occupés, comme faire un salut prussien très respectueux, en claquant les talons, aux porteurs d’ étoiles jaunes dans la Rue Royale en plein jour.
Pour l’ héroïsme en 14-18, malgré ses médailles, on commence à dire que Malaparte n'était jamais allé au front. Et Jünger devait être très malin, pour avoir survécu à quatre ans de tranchées, sans amputations ni gueule cassée, et mourir centenaire. C’ est l’histoire de la bataille de Waterloo racontée par Stendhal au début de « La Chartreuse de Parme » : on ne sait rien, on ne voit rien, on ne sait plus où l’on est, mais on s'en tire, avec juste ce qu’ il faut de prudence et de courage.
Jünger utilisait la phraséologie nazie de l'époque, mais il en dénonçait bien les contradictions et les paradoxes. En poussant à l'extrême le « socialisme des imbéciles » de l'antisémitisme, en réalité le nazisme éliminait de diverses façons la pauvreté, tout en prolétarisant de nouvelles couches de la société allemande, qui devaient par exemple construire des autoroutes. Le nazisme avait l’obsession de l’ordre, mais il détruisait l’ordre social.
De même, sur le plan de l'eugénisme, la guerre était censée sélectionner les forts et éliminer les faibles. Or c’ était tout le contraire qui arrivait. Les forts étaient éliminés au front, tandis que les gens de l'arrière, moins favorisés par la nature, faisaient des enfants pour la future Allemagne.
2. Le lundi 12 février 2018, 19:18 par angela cleps
Mais si Jünger était si sensible aux souffrances des autres, et aux souffrances infligées par les nazis ( et les gens de son pays en général) pourquoi respirait il l'air de Paris sans broncher ? D'autres , comme von Staufenberg résistèrent, et y perdirent la vie. S'il était si malin pour éviter les soupçons da la Gestapo, quels sont ses exploits, à part cet art de la dissimulation?
3. Le mercredi 14 février 2018, 07:43 par gerardgrig
Jünger n’ était pas Brutus le conjuré, mais Cicéron le sage stoïcien, sans sa fin tragique. Il se tenait au-dessus de la « guerre civile européenne ». Cicéron n’ était pas au courant du complot contre César, et l’on se demande si Jünger savait vraiment ce qui se tramait contre Hitler. Si c’ était le cas, Jünger aurait eu le même sort que Rommel. Néanmoins, Jünger a brûlé des pages de son Journal après l’attentat du 20 juillet, tandis que son essai « La Paix » était peut-être le texte politique du complot contre Hitler. On a dit qu’ il était aussi intervenu pour sauver Paris, mais à l'État-major allemand personne ne voulait porter la responsabilité de sa destruction.
Le biographe de Jünger, Julien Hervier, rappelle qu’ il ne faut pas surévaluer chez lui le personnage du soldat et du héros. Jünger était avant tout un écrivain et un savant. C’ était sa forme de résistance à lui. On peut la trouver décevante et contester son efficacité.
4. Le samedi 24 février 2018, 16:42 par angela cleps
EJ était en liaison avec von Staufenberg. Ce qui me frappe toujours est que des gens moins cultivés, moins sages, et surtout de moins bonne extraction ont été capables d'avoir des réactions de résistance. Sophie Scholl, Bertie Albrecht. Mais il est vrai qu'elles n'avaient pas d'oeuvre à écrire.
5. Le lundi 26 février 2018, 15:17 par gerardgrig
Ce qui reliait Sophie Scholl et Stauffenberg était le catholicisme. Avec le protestantisme, le catholicisme a été l'âme de la résistance allemande au nazisme, et ils ont eu leurs martyrs. Du côté catholique, les chercheurs, qui ont accès aux archives du Vatican, réévaluent le rôle du Pape Pie XII dans cette résistance. Cela heurte la légende d'un Pape silencieux, ou trop prudent, vis-à-vis du nazisme, que la pièce de Rolf Hochhuth, ou le film de Costa-Gavras qui s'en est inspiré, ont complaisamment répandue. Le livre récent de Mark Riebling, "Le Vatican des espions" est éclairant à cet égard. D'autres ouvrages, plus anciens, avaient déjà entamé cette légende. D'un point de vue très pratique, on se doutait que sous le cérémonial diplomatique il y avait eu une guerre secrète du Pape, avec cette secte païenne qu'était le nazisme, et qui lui faisait ouvertement concurrence.
6. Le lundi 26 février 2018, 17:01 par Joseph-de-Maistre
Vous voyez, je vous l'avais bien dit, que le Pape est infaillible.
7. Le lundi 26 février 2018, 20:14 par gerardgrig
Il faudrait ajouter que le catholicisme autorise le tyrannicide, sous certaines conditions. Au XVème siècle, le Concile de Constance avait seulement condamné le tyrannicide commis par un individu n’ayant pas consulté les autorités. Il faut dire que la papauté s'était toujours réservée le droit d’autoriser le tyrannicide, s’il s'agissait de punir un hérétique qui troublait l'Église et l'État. La papauté se référait à la Bible, et à l’histoire de Judith et Holopherne. Il suffit encore au Pape de délier un membre de l'Église de son serment de fidélité au tyran, pour permettre le tyrannicide. Après l’attentat du 20 juillet 1944, il était clair que le Pape avait délié Stauffenberg, fervent catholique, de son serment de fidélité à Hitler. Celui-ci en fut très affecté, ce qui nécessita la prise de nombreux cocktails de drogues, avant de mener ses représailles.
8. Le samedi 3 mars 2018, 18:27 par Philalèthe
À Gérard Grig : si on juge la conduite de EJ d'après ses journaux de guerre, il a eu surtout beaucoup de chance. Certes on peut en douter. En revanche c'est indubitable que le narrateur des journaux ne ressemble en rien à Fabrice à Waterloo. C'est étonnant de voir à quel point il conserve un regard clinico-poétique dans toutes les situations.
À Ange Scalpel : la résistance de EJ ressemble à celle des stoïciens, il fait son devoir d'officier de la Wehrmacht en condamnant dans son for intérieur les nazis. Certes la résistance intérieure n'a jamais sauvé, et encore, que celui qui la pratique.
9. Le dimanche 4 mars 2018, 02:37 par gerardgrig
En 14-18, si Jünger a eu beaucoup de chance, c’est parce qu’il était passé officier dans les troupes de choc, ces sections d’assaut qui étaient les ancêtres des commandos, et qui créaient des têtes de pont par surprise chez l'adversaire. Ces sections étaient constituées de soldats d’ élite, qui consacraient beaucoup de temps à instruire les autres troupes, et qui bénéficiaient d’armes comme des lance-flammes, des gaz, des boucliers et des arbalètes lance-grenades, et même d’une artillerie mobile. Il valait mieux jouer sa vie à pile ou face, au corps-à-corps dans des actions de commando initiales, plutôt que d'être exposé à la mitraille et aux éclats d’obus avec les autres vagues d'assaut, dans le no man’s land qui séparait les tranchées opposées. C'est alors qu’on avait la gueule cassée, la mutilation des membres ou l’agonie interminable.
Rommel commandait aussi une section d’ assaut en 14-18. Après un mois de front, Céline fit le choix de la mission-suicide, avec au retour ce qu’ on appelait « la bonne blessure » qui le fit réformer.
Le combat au corps-à-corps de commando rappelle le combat chevaleresque. Dans les airs se constituera également une véritable chevalerie du ciel, qui n'avait pas de parachutes !
C'est cette chevalerie des sections d’ assaut et des escadrilles qui inspirera l'agitation des conservateurs, au début de la République de Weimar. Pour Jünger, le nazisme sera la version dégradée et terriblement décevante de cet esprit de chevalerie. Il la transposera dans le pays imaginaire de la Maurétanie. Néanmoins, la chevalerie hantera le nazisme. Himmler enverra même chercher le Saint Graal dans les Pyrénées.
Dans les années 60, « Le Matin des magiciens » racontera bien cela.