samedi 15 décembre 2018

Pour se consoler du déclin possible de l'école, écoutons Eudoxe, avatar approximatif de Descartes.

" Jamais je ne me suis mis ni ne me mettrai en tête de blâmer la méthode d'enseignement qu'on emploie dans les écoles : car c'est à elle que je dois le peu que je sais, et c'est de son secours que je me suis servi pour reconnaître l'incertitude de tout ce que j'y ai appris. Aussi, quoique mes précepteurs ne m'aient jamais rien enseigné de certain, néanmoins je leur dois des actions de grâce pour avoir appris d'eux à le reconnaître, et je leur ai plus d'obligation de ce que toutes les choses qu'ils m'ont apprises sont douteuses que si elles eussent été plus conformes à la raison, car, dans ce cas, je me serais peut-être contenté du peu de raison que j'y eusse découvert, et cela m'aurait rendu moins ardent à rechercher avec plus de soin la vérité." (La recherche de la vérité in Oeuvres philosophiques, tome 2, édition de F. Alquié, p.1125)
Certes y croire suppose avoir confiance dans l'autonomie et dans le pouvoir de la raison.

Commentaires

1. Le lundi 17 décembre 2018, 19:00 par Arnaud
Exquise ironie ?
Si Descartes a appris de ses précepteurs les vertus du doute et par suite l'exigence de certitude, c'est sans doute bien malgré eux !
C'est comme remercier ses maîtres d'avoir été à ce point médiocres qu'on s'est trouvé contraint de se mettre résolument soi-même à l'étude...
2. Le jeudi 20 décembre 2018, 16:09 par Philalethe
Oui, mais le début du passage dit aussi que ce qu'on sait (et non pas croit savoir) grâce à l'école permet de critiquer l'école :
" C'est à elle que je dois le peu que je sais, et c'est de son secours que je me suis servi pour reconnaître l'incertitude de tout ce que j'y ai appris."
Entre ironie et lucidité, en somme.
3. Le vendredi 21 décembre 2018, 17:41 par gerardgrig
On dira que ce n'est pas directement le propos de Descartes, mais il juge aussi le savoir et le personnel universitaires de son temps, d'un point de vue institutionnel. Après les grands maîtres médiévaux et les humanistes du Collège de France de la Renaissance, on cherche péniblement au XVIIème siècle un professeur qui enseigne un savoir vivant et qui attire à lui la foule des étudiants européens. On parlera de la politique des pouvoirs royaux et religieux. Néanmoins, en ce qui concerne la religion, il ne faudrait pas oublier que les savants de l'époque sont en majorité des religieux.
4. Le lundi 11 février 2019, 18:04 par gerardgrig
Descartes se souvint tout de même de l'enseignement scolastique de ses maîtres, dans sa Sixième Méditation Métaphysique, pour penser l'union de l'âme et du corps. Il trouva chez Averroès, le Commentateur d'Aristote, des lueurs sur la question de l'intellect matériel, que Descartes appelait l'esprit. Descartes constatait que l'âme était davantage que le pilote du corps, car il lui est intimement lié. Le corps est mon corps, et mon corps, c'est moi. Des contradicteurs de Descartes, dans ses controverses, lu avaient déjà objecté, que le "je pense" serait plutôt un "ça pense". Averroès allait bien plus loin. Traduit en langage moderne, son Cogito serait un "je fantasme, donc je suis" ! Voir le livre de Jean-Baptiste Brenet, "Je fantasme. Averroès et l'espace potentiel". En réalité, Descartes avait bien raison de rejeter la scolastique, qui était sans certitudes sur les thèses d'Averroès, particulièrement en ce qui concernait l'averroïsme latin. A cet égard, il faudrait lire l'étude célèbre de Renan sur l'averroïsme, même si elle ne fait plus l'unanimité. Descartes s'attira les foudres de l'Université, en Hollande, à cause de l'imprudence de son disciple Regius qui faisait du cartésianisme un matérialisme. Pour s'être compromis avec l'intellect matériel du penseur musulman de la double vérité (Raison et Foi) , Descartes fut menacé de subir le bûcher à l'instar de Vanini, par le sinistre Gisbertus Voetius.
En Hollande, il y eut néanmoins des universitaires de talent, comme les expatriés français Scaliger et Saumaise. Il faudrait également citer le cartésien flamand Arnold Geulincx.
Dans l'Université française déclinante et sclérosée, il y avait tout de même un personnage sympathique. C'était Armand-Jean de Mauvillain, l'ami de Molière, qui venait jouer les Diafoirus dans ses Dîners de cons. Molière disait au Roi qu'il demandait des remèdes à Mauvillain, pour savoir ce qu'il ne devait surtout pas prendre, s'il voulait guérir !
5. Le jeudi 14 février 2019, 20:38 par Philalethe
Oui, bien sûr, c'est avec l' héritage conceptuel de la scolastique que Descartes rompt avec elle.
Je doute qu'en cartésien, on puisse s'écrier "mon corps, c'est moi !". Cette pensée même apprend à un cartésien qu'elle est fausse (auto-réfutante). Mais "mon esprit, ce n'est pas plus moi !" Pour vous donner raison, "moi, c'est mon âme et mon corps unis !". Mais c'est une union où l'un des deux paye toujours les frais de l'action de l'autre... Certes je peux aller de l'avant mais généralement alors le corps est dans un tel cas le patient...

jeudi 13 décembre 2018

" L'imbécilité est une chose sérieuse " est un livre à prendre au sérieux.

Dans un petit ouvrage caustique, drôle et savant, rationaliste sans être pontifiant, intitulé L'imbecillità è una cosa seria et publié en 2016, Maurizio Ferraris essaye de ne pas faire un éloge imbécile de la raison. De son point de vue, l'auteur ne tente en effet pas plus que l'essai : l'imbécile, il ne sait que trop bien que c'est potentiellement lui , en tant que l'intelligence de chacun est la bêtise de soi surmontée, comme la marche est la chute rattrapée. On devine donc que les meilleurs choix philosophiques peuvent être défendus par des imbéciles ou plus aimablement dit, imbécilement. Mais je ne veux pas ici faire un compte-rendu de l'ouvrage, juste éclairer grâce à ce philosophe italien l'idée qu' Internet ne nous rend pas idiots : la raison en est qu'on ne devient pas idiot, on naît idiot (on ne fera pas ici de distinction entre idiotie et imbécillité) :
" La technique, quelle qu'elle soit, ne nous aliène pas, ni ne nous rend stupides. Simplement elle potentialise vertigineusement les occasions de nous faire connaître pour ce que nous sommes : plus présente est la technique, plus grande est l'imbécillité perçue. Nous ne sommes pas du tout plus imbéciles que nos ancêtres, et il est même hautement probable que nous soyons un peu plus intelligents qu'eux. Moins goinfres (avez-vous prêté attention à ce qu'on mange dans les romans du XIXème siècle ?), moins alcooliques (amusez-vous à compter le nombre de bières que Maigret est capable de boire en une journée), plus libéraux et moins autoritaires ou (...) moins enclins au fanatisme (les bûchers de sorcières ne sont plus une pratique courante), moyennement plus instruits et alphabétisés. Et c'est justement là le problème. Dans le monde d'Internet, nous assistons à un phénomène qui, dans son ensemble, peut être considéré comme le fruit des Lumières, celui de la capacité de penser par lui-même : les gens cherchent, se documentent, discutent. Qu'ensuite le fruit de ces pensées autonomes puisse ne pas plaire, quitte même à paraître arrogant, agressif ou simplement imbécile, c'est un fait.
À cause des caractéristiques intrinsèques du Web, aujourd'hui l'imbécillité est donc beaucoup plus documentée et plus répandue." (PUF, 2017 p.36-37)
Pour préciser les intentions de Maurizio Ferraris, il faut avoir à l'esprit sa définition de l' imbécillité " comme aveuglement, indifférence ou hostilité aux valeurs cognitives " (p.12). On aura compris qu'il ne suffit pas de dire qu'on respecte les valeurs cognitives pour ne pas être un imbécile. Il faut encore les respecter réellement. Le rationalisme fanfaron ne peut être qu'un rationalisme imbécile.
À mes yeux, Maurizio Ferraris est un homme des Lumières, mais les meilleures Lumières, aujourd'hui, sont désespérées. Je prends ici désespoir au sens technique que Sartre lui a donné : c'est la conscience lucide que l'avenir n'est jamais gagné d'avance. Comme les mauvaises herbes dans le jardin, il faut donc ne pas cesser d'arracher en soi les rejetons de l'imbécillité, en évitant de le crier sur les toits et d'accuser les autres de ne pas le faire.
Le rationalisme aujourd'hui n'est pas mort, mais il marche sur des oeufs. Très instruit par les fausses rationalités du passé, il s'entraîne à ne pas les écraser, jamais sûr d'y réussir.

Commentaires

1. Le dimanche 6 janvier 2019, 20:50 par gael clapens
En fait Ferraris ne donne sa définition qu'en passant. Il ne l'argumente pas. Il l'a prise chez quelques bons auteurs. Sa conception de la bêtise est plutôt celle d'une inadaptation au milieu et aux choses. Elle est très peu éthique.

dimanche 18 novembre 2018

Gassendi, les opinions et les viandes.

Comme Gassendi n'aurait rien à apprendre à nos élèves, voire à beaucoup de nos contemporains, si on leur donnait à lire de lui seulement ces quelques lignes que par politesse il écrit à la fin des objections qu'il fit aux Méditations de Descartes !
" Voilà, Monsieur, les remarques qui me sont venues à l'esprit touchant vos Méditations ; mais je répète ici ce que j'ai dit au commencement : qu'elles ne sont pas de telle importance que vous vous en deviez mettre en peine ; parce que je n'estime pas que mon jugement soit tel que vous en deviez faire quelque sorte de compte. Car, tout de même que lorsqu'une viande est agréable à mon goût, que je vois être désagréable à celui des autres, je ne prétends pas pour cela avoir le goût meilleur qu'un autre ; ainsi lorsqu'une opinion me plaît qui ne peut trouver créance en l'esprit d'autrui, je suis fort éloigné de penser que la mienne soit la plus véritable. Je crois bien plutôt qu'il a été fort bien dit que chacun abonde en son sens ; et je tiendrais qu'il y aurait quasi autant d'injustice de vouloir que tout le monde fût d'un même sentiment que de vouloir que le goût de chacun fût semblable." (éd. Alquié, tome 2, p.786-787)
Celui que Gassendi a apostrophé du nom d'esprit, à quoi ledit esprit a répondu spirituellement à son matérialiste d'objecteur, "ô, chair !", termine aussi très poliment la série de ses réponses, sans sacrifier pour autant à la bonne intelligence entre confrères, le souci de la vérité :
" Jusqu'ici l'esprit a discouru avec la chair, et, comme il était raisonnable, en beaucoup de choses n'a pas suivi ses sentiments. "
Oui, la raison a aussi quelque chose à dire à propos de la diversité des viandes et la diversité des raisons ne les rend pas, elles non plus, toutes égales en valeur :
" (...) j'ai été ravi qu'un homme de son mérite, dans un discours si long et si soigneusement recherché, n'ait apporté aucune raison qui détruisit et renversât les miennes, et n'ait aussi rien opposé contre mes conclusions à quoi il ne m'ait été très facile de répondre." (p. 838)
Sans relâche, imitons Descartes contre tous ceux qui prennent trop au sérieux les formules de politesse de Gassendi !

Commentaires

1. Le lundi 19 novembre 2018, 17:47 par gerardgrig
On dira encore une fois que la politesse est une hypocrisie, quand on sait que Descartes parlait durement de Gassendi dans son dos. En 1641, Descartes aurait écrit à Mersenne qu'il méprisait Gassendi, et qu'il le tenait pour un pauvre homme, n'ayant ni sens commun, ni capacité à raisonner. C'est assez consternant dans l'absolu. Le mépris peut-il être philosophique ? À vrai dire, je ne trouve nulle part ce discours dans la correspondance de Descartes.
La discipline de travail quotidien de Gassendi était impressionnante. Il travaillait comme un moine, comme un scolastique. Au contraire, Descartes était adepte des grasses matinées. Il y a un passage célèbre dans la "La Vie de M. Descartes", où Adrien Baillet écrit : "Descartes qui, à son réveil, trouvait toutes les forces de son esprit recueillies, et tous les sens rassis par le repos de la nuit, profitait de ces favorables conjonctures pour méditer. Cette pratique lui tourna tellement en habitude, qu’il s’en fit une manière d’étudier pour toute sa vie; et l’on peut dire que c’est aux matinées de son lit que nous sommes redevables de ce que son esprit a produit de plus important dans la philosophie et dans les mathématiques". On aurait plutôt imaginé l'inverse, l'épicurien osant rêver au lit de la pluralité des mondes, et le rationaliste grand épouilleur de livres.
2. Le mardi 20 novembre 2018, 10:49 par gerardgrig
Dans les Œuvres de Descartes, Édition Adam et Tannery, Tome 3, pages 388-389, il y a la lettre à Mersenne au sujet de Gassendi, du 23 juin 1641.
Descartes polémique méchamment sur un immense savant de son temps : "Vous verrez que i'ay fait tout ce que i'ay pu pour traiter M' Gaifendi honorablement & douce- ment ; mais il m'a donné tant d'occafions de le mef- prifer & de faire voir qu'il n'a pas le fens commun & ne fçait en aucune façon raifonner, que i'euffe trop laiffé aller de mon droit, fi l'en euffe moins dit que ie n'ay fait; & ie vous affure que l'en aurois pu dire beaucoup dauantage."
3. Le jeudi 22 novembre 2018, 20:45 par Philalethe
Le rationaliste, grand lecteur ? Pas sûr, la source du savoir est en lui... C'est l'épicurien qui peut chercher dans la multiplicité des livres celle des expériences rapportées...
Baillet, plein de confiance dans la valeur de la vérité, fait de la bonne méditation un effet du sommeil reposant. Si seulement cette idée était encore populaire...
Nietzsche dans le Zarathoustra (I, Des chaires de vertu) a bien identifié ce qui est en vogue désormais : méditer pour bien dormir, "maintenant je comprends ce que jadis on cherchait avant tout, lorsqu'on cherchait des maîtres de la vertu. C'est un bon sommeil que l'on cherchait, et des vertus couronnées de pavots !" Le stoïcisme comme Prozac...
La recherche de la vérité comme hygiène en vue de la volupté ! " Il te faut trouver dix vérités durant le jour ; autrement tu chercheras des vérités durant la nuit et ton âme restera affamée. "
 Mais si c'est la croyance qu'on est dans le vrai qui fait bien dormir, pas besoin qu'on soit dans le vrai, il suffit qu'on croie l'être ... Les illusions sont bien plus soporifiques que la vérité.
4. Le samedi 1 décembre 2018, 14:59 par gerardgrig
Au XVIIème siècle, les monarques et les princesses lisaient Gassendi ou Descartes. Aujourd'hui, les phares des hommes d'État, Donald Trump compris, s'appellent Harari (l'historien de l'humanité) ou Diamond (le collapsologue). Chez nous, le Premier Ministre est plutôt collapsologue avec Diamond que néo-comtien avec Harari. Dans les années 90, il fallait choisir entre Huntington et Fukuyama.
5. Le dimanche 2 décembre 2018, 11:45 par Philalethe
Bon, la princesse Élisabeth reste une personnalité intellectuellement exceptionnelle au 17ème...
Et puis vu que les meilleurs intellectuels avaient du mal à entrer dans les raisons cartésiennes - voyez les Objections faites aux Méditations -, on peut supposer que les têtes couronnées qui le lisaient le comprenaient encore moins que les lecteurs pros. N'oublions pas que c'est le temps avec la masse des exégètes, des historiens, des commentateurs qui rend, des siècles plus tard, les philosophes plutôt vite abordables (pour l'essentiel de leurs positions, bien sûr) et donc assez lumineux et plutôt simples, eux dont le génie avait fait s'arracher les cheveux à leurs lecteurs contemporains.
Je n'ai pas lu Hariri, mais je vous trouve bien expéditif avec Jared Diamond dont le De l'inégalité parmi les sociétés peut être lu comme une mise à jour du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes... Ce n'est pas parce que deux hommes politiques (Philippe et Hulot) l'aiment qu'il en devient médiocre... Je ne pense pas que l'oeuvre riche de Diamond entre sous l'étiquette collapsologie - là aussi la qualité des fans fait écran à celle de la vedette -. Je crois qu'on peut plus le mettre en question en discutant la priorité qu'il donne aux déterminismes naturels, ce qui le conduirait à minimiser le poids des déterminismes historiques-
6. Le dimanche 2 décembre 2018, 18:15 par gerardgrig
Il est vrai que Diamond, malgré son " Collapse", n'est pas Servigne ou Stevens, qui anticipent la société post-apocalyptique. Comme elle sera constituée de communautés survivalistes, le Jardin épicurien de célibataires et de femmes philosophes pourrait être un modèle à suivre. Personnellement, si j' étais post-apocalyptique, je serais plutôt adventiste, si possible du septième jour.
Harari intéresse les chefs d'État, parce qu' il explique la crise du monde actuel due au fait religieux. L' intérêt de la pensée historique d'Harari est aussi qu' elle est le produit du Big Data. On voit ce que cela a entraîné en économie. Des économistes revendiquent le statut de science expérimentale pour l'économie, à cause du brassage d'informations possiblement exhaustif du Big Data.
On peut aussi se poser la question de la pertinence du "versus" en histoire de la philosophie. D'ailleurs, au XVIIème siècle, on aurait plutôt "Descartes versus Aristote". Pourtant, le "Sartre versus Aron" de la Guerre Froide semble fécond, même si les Nouveaux Philosophes finirent par les mettre d'accord. Dans le domaine des philosophes femmes, on perd un peu ses repères. Au XXème siècle, on dira "Arendt versus Stebbing". Néanmoins, les différentialistes répondront qu'Arendt traitait de la "polis", mais qu' elle pensait comme un homme. De même, Stebbing faisait de la logique, mais parce qu'en principe les femmes ne devaient pas se mêler des affaires de la cité.
7. Le mercredi 19 décembre 2018, 10:23 par Arnaud
Et si le sujet n'était pas la "politesse", mais tout simplement l'absurdité consistant à rabattre les questions traitées dans le registre du goût ?
8. Le jeudi 20 décembre 2018, 16:25 par Philalethe
Je vois la politesse de Gassendi comme relativiste et celle de Descartes en revanche comme rationaliste !
Cela dit, Gassendi dans le cours de l'argumentation ne cesse en fait de présenter ses raisons comme vraies et pas comme simplement préférées.
9. Le jeudi 20 décembre 2018, 17:38 par Philalethe
À Gérard Grig.

Je vois mal l'épicurisme comme philosophie adaptée à une société post-apocalyptique, son présupposé étant que la nature fournit en abondance de quoi satisfaire complètement tous les besoins humains. 
Même si cette philosophie ne reconnaît aucune providence, c'est un fait, hasardeux et heureux, que les désirs naturels et nécessaires peuvent être comblés par ce que fournit la nature ; cela ne veut pas dire que cette philosophie est hostile au travail et à la technique, simplement, elle ne questionne pas la certitude que la nature fournira toujours en abondance le matériau brut, si on peut dire.

dimanche 21 octobre 2018

Du risque de trop admirer et faire admirer.

Dans la tradition ouverte par Aristote au début du premier livre de la Métaphysique, Descartes donne à la surprise, qu'il appelle admiration, une fonction essentielle dans l'apprentissage ; qui est apte à ressentir ce que Descartes juge être une des six passions basiques, est sensible au rare, au nouveau, à l'extraordinaire et a donc l'attention portée sur ce qu'il ne connaît pas encore de la réalité. Ainsi la surprise favorise-t-elle la connaissance ; dans l'article 75 des Passions de l'âme, intitulé À quoi sert particulièrement l'admiration, le philosophe écrit :
" Et on peut dire en particulier de l'admiration qu'elle est utile en ce qu'elle fait que nous apprenons et retenons en notre mémoire les choses que nous avons auparavant ignorées (...) Aussi voyons-nous que ceux qui n'ont aucune inclination naturelle à cette passion sont ordinairement fort ignorants." (La Pléiade, p.730)
Tout enseignant sait que l'auditoire est d'autant plus réceptif à sa leçon qu'il est en mesure d'être surpris.
Mais, encore fort aristotélicien sur ce point, Descartes souligne que l'excès d'admiration est aussi bien défavorable au développement de la connaissance. Si l'aptitude à la surprise n'est pas mise au service de la connaissance des phénomènes normaux, le risque est que l'esprit cherche sans fin et comme une fin en soi la répétition de la surprise :
" Et bien que que cette passion semble se diminuer par l'usage, à cause que plus on rencontre de choses rares qu'on admire, plus on s'accoutume à cesser de les admirer et à penser que toutes celles qui se peuvent présenter par après sont vulgaires, toutefois, lorsqu'elle est excessive et qu'elle fait qu'on arrête seulement son attention sur la première image des objets qui se sont présentés, sans en acquérir d'autre connaissance, elle laisse après soi une habitude qui dispose l'âme à s'arrêter en même façon sur tous les autres objets qui se présentent, pourvu qu'ils lui paraissent tant soit peu nouveaux. Et c'est ce qui fait durer la maladie de ceux qui sont aveuglement curieux, c'est-à-dire qui recherchent les raretés seulement pour les admirer et non point pour les connaître : car ils deviennent peu à peu si admiratifs, que des choses de nulle importance ne sont pas moins capables de les arrêter que celles dont la recherche est plus utile." (art.78)
Puisqu'on juge aujourd'hui généralement que l'école doit ressembler à la vie et que la vie ne paraît plaisante que par ses côtés extraordinaires, sans surprise les pédagogues cherchent fébrilement, voire anxieusement de quoi toujours surprendre leur auditoire. Mais, tel un goujon habile à ne savourer que le vermisseau et délaissant l'hameçon, l' élève souvent se plaît à aller de rare en rare, ignorant le savoir final.
Mais nous-mêmes, leurs professeurs, comme nous devons nous méfier de toutes les entreprises visant à nous surprendre... La passion de l'admiration est devenu un fonds de commerce.
Et quel blog ne se nourrit pas d'elle ?

Commentaires

1. Le dimanche 28 octobre 2018, 15:28 par gerardgrig
C' est le philonéisme qui fait que l'on admire toujours trop. Mais comment ne pas admirer aujourd'hui les undergrounds littéraires, qui continuent de produire, alors qu' en principe le XXème siècle avait tout enterré ? On peut encore être acharniste (sic), pré-apocalyptique, post-industriel, collapsnik, ou performeur mainstreaming.
C'est vrai aussi pour la peinture ou la philosophie. Avec les paradoxes, il y aurait à faire une philosophie de l'effondrement, qui provoquerait l'admiration.
2. Le mercredi 31 octobre 2018, 18:53 par Philalethe
Le philonéisme est à défendre si le néo qu'on aime est vraiment nouveau. Mais les traditions et les généalogies étant mal connues, ce qui est aimé est souvent ce qui est pris pour du nouveau... Comme l'a bien vu Nietzsche dans les Considérations inactuelles, une des fonctions de l'histoire est de démystifier en faisant disparaître les bonnes impressions, ici celle de nouveauté, par la connaissance vraie des genèses.
J'imagine que la philosophie de l'effondrement à laquelle vous pensez est paradoxalement vitale du fait d'annoncer sa mort prochaine. Il lasse celui qui crie au loup pour rien, mais il peut tout de même un jour être mangé. Je vois moins une fin par manque de matière que par la destruction ou du moins la dégradation des conditions institutionnelles qui rendent l'activité philosophique rémunérée possible. Petitement mais sûrement la fin de la classe de philosophie ne va pas arranger les choses...

dimanche 7 octobre 2018

De Baudelaire à Céline, de fil en fil.

On a peut-être à l'esprit ces quelques vers tirés du poème ouvrant Les Fleurs du malAu lecteur :
" Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégite
Qui berce longuement notre esprit enchanté,
Et le riche métal de notre volonté
Est tout vaporisé par ce savant chimiste
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent !"
80 ans après, dans d'autres textes, le Diable a perdu son omniprésence impersonnelle (et si vraie ?). Mais il continue de dominer la scène. Je le retrouve dans ce texte d' Annick Duraffour et de Pierre-André Taguieff, tous deux soucieux de reconstituer la " passion idéologique que fut l'antisémitisme célinien " :
" Vision conspirationniste de l'histoire, où le Juif seul " tire les ficelles "- expression chère à Céline et fréquente dans la propagande antisémite. Ainsi Hitler déclare combattre non la classe ouvrière marxiste, mais les " judéo-marxistes qui tirent les ficelles ". Les auteurs citent alors un extrait du livre de Jean-Marie Domenach La propagande politique (1950) . Pendant l'Occupation, une affiche de la Propagandastaffel représentant un gros Juif fumant un cigare et tenant par des ficelles un groupe de marionnettes composé de banquiers de la City, de bolcheviks, d'hommes d'affaires américains." L'histoire est conçue comme un théâtre avec ses figurants, ses pantins, ses fantoches : une mise en scène trompeuse (...) " Le juif n'est pas tout mais il est le diable et c'est suffisant. Le Diable ne crée pas tous les vices mais il est capable d'engendrer un monde entièrement , totalement vicieux." (Céline, la race, le Juif, Fayard, 2017, p.294)
Les dernières lignes sont tirées d'une lettre de Céline à Lucien Combelle.
Peut-on aujourd'hui se passer de mentionner le diable tirant les ficelles ? Bien sûr l'expression ne pourra être que métaphorique. Et pas en politique, à coup sûr. Où alors ? Dans la folk psychology ? Mais athées ou non, ils nous presseront de voir le divin en nous, ou du moins le cher, le trop cher humain...
" Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brodé de leurs plaisant dessins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie."

Commentaires

1. Le dimanche 7 octobre 2018, 23:34 par gerardgrig
Il y a les satanistes modernes, assumés, et leur bible à télécharger, qui est fort intéressante.
Par contre, il est certain que Satan n' est qu' une métaphore pour l' islam. Ce sont le polythéisme et l'idolâtrie, qu' il tente de conjurer et d'intégrer en les désamorçant, par le culte d' une pierre noire qui appartient aux divinités solaires de l'Antiquité. C' est le sens du titre du roman de Salman Rushdie, qui lui a valu une condamnation à mort.
Pour un penseur chrétien comme René Girard, Satan est au fondement de sa théorie du désir mimétique et du bouc émissaire. Jésus lui-même disait que Satan expulse Satan, et qu' il est le Prince de notre monde. René Girard appelait Satan la violence comme ultime principe caché, à l'origine de toute société humaine.
2. Le lundi 8 octobre 2018, 11:32 par Philalethe
Ah, j'ai beau aimer Satan comme allégorie du pire, je ne me sens pas encore prêt à lire la bible sataniste, malgré l'intérêt que vous lui trouvez...
Islam à part, qui ne doit pas conjurer l'avatar satanique qui menace de le désintégrer ?
Si j'avais à choisir entre la croyance des théodicées que le Mal n'est qu'un effet de perspective pour qui ignore la réalité du Bien et celle selon laquelle Satan est le Prince de notre monde, je choisirais cette dernière et, en janséniste, je penserais qu'il a presque toujours le dernier mot.
3. Le lundi 8 octobre 2018, 14:49 par gerardgrig
L'intérêt de l'œuvre de Salman Rushdie est qu'elle montre que Mahomet a produit des versets qui disent la multiplicité de Dieu, à côté de versets qui affirment l'unicité de Dieu, ce qui constitue une critique du fondamentalisme monothéiste. Nous autres chrétiens, nous avons essayé de traiter ce problème avec la Sainte Trinité, même si elle a entraîné des hérésies. Selon que l'on disait 3=1, ou 1=3, on était brûlé ou non ! La pierre noire de l'islam, c'est la neutralisation et l'assimilation de l'idolâtrie, mais cette pierre est aussi la météorite du Dieu solaire d'Héliogabale en Syrie, ce qui fait une autre concession au polythéisme. De son côté, je crois que la religion juive a toujours tenté d'intégrer la magie, dans un discours rabbinique parallèle, pour la détourner du satanisme.
4. Le mercredi 31 octobre 2018, 19:05 par Philalethe
Concernant la Trinité, je crois qu'on était autant brûlé si on disait que c'était trois personnes vues comme une ou une personne vue comme trois. Il faut croire qu'elles sont réellement trois et qu'il n'y en a réellement qu'une. Descartes parlant de la foi reconnaissait l'essentielle obscurité des croyances, sans elle on saurait que Dieu est un et trois en même temps.

samedi 6 octobre 2018

Voir ses propres vers du point de vue de Dieu ?

C'est un passage des Curiosités esthétiques, je l'extrais de la cinquième partie consacrée à l' exposition universelle de 1855. Charles Baudelaire vient d'évaluer la peinture de Jean-Auguste-Dominique Ingres avec quelques réserves, puis, louant en revanche franchement les toiles de Delacroix, il écrit :
" Un poëte a essayé d'exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont la sincérité peut faire passer la bizarrerie :
Delacroix, lac de sang, hanté par des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent comme un soupir étouffé de Weber (Oeuvres complètes, La Pléiade, 1954, p.708)
On reconnaît une des strophes des Phares, un des premiers poèmes des Fleurs du mal. Qu'un poète se cite avec humour amuse. Et cette distance est-elle dérision ? Une raison d'en douter : quelques pages plus haut, Baudelaire a écrit en la soulignant la phrase célèbre : " le Beau est toujours bizarre ". Bien sûr comme il n'a pas ajouté plus haut que tout le bizarre est beau, il y a peut-être déjà dans cette mise à distance de soi une ombre de dérision. Mais c'est la suite qui surprend par sa dureté :
Lac de sang : le rouge ; - hanté des mauvais anges : surnaturalisme ; un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; - les fanfares et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa couleur."
Tel un professeur simplifiant à destination d' élèves égarés, le poète devient le pédagogue brutal de son oeuvre, soucieux seulement de faire mieux comprendre par ses mots réducteurs la grandeur de l'oeuvre de Delacroix et devant pour cela massacrer sa propre oeuvre poétique.
Générosité de Baudelaire ? L'hypothèse me plaît. Oui, certains ne verront là que coquetterie d'auteur ; ils ont peut-être raison.

Commentaires

1. Le dimanche 7 octobre 2018, 19:53 par gerardgrig
La distance de Baudelaire est aussi cérébrale. Il a appris d'Edgar Poe que la poésie se fabrique. C'est la théorie de l'effet unique recherché sur le lecteur, qui doit être le seul but de l'esthétique. D'où la minceur obligatoire de la production poétique, concentrée à l'extrême, que l'on retrouvera chez Mallarmé et son disciple Valéry.
On pourrait dire que dévoiler leurs recettes poétiques était pour eux une sorte de déontologie.
Il reste que les livres de critique d'art font toujours rêver. On attend d'avoir de très longues vacances pour pouvoir enfin lire les "Curiosités esthétiques" de Baudelaire, les "Salons" de Diderot ou l'histoire de la peinture du XVIIIème siècle des Goncourt. Pour l'avant-garde new-yorkaise, on ne voit pas trop qui a remplacé Greenberg et Rosenberg. Peut-être ne fait-elle plus que se répéter. En France, la "Logique de la Sensation" de Deleuze ne semble pas avoir fait école. Il y a aussi un philosophe étonnant, Yves Michaud, très branché sur l' art contemporain, qui s'en fut diriger l' École des Beaux-Arts, à une époque de sa carrière.
2. Le lundi 8 octobre 2018, 12:18 par Philalethe
Éclairage intéressant. Il est vrai que dans les Curiosités esthétiques, Baudelaire se plaît à analyser, quelquefois à louer, souvent à dénoncer les procédés des peintres. Dans le passage en question, il peut donc être vu comme un honnête critique de soi-même. Mais la critique reste un tantinet sauvage, non ?
Oui, dommage que La logique de la sensation n'ait pas fait école !
Baudelaire regrettait déjà qu'il n'y ait plus d'école mais que des individus :
" Et comme aujourd'hui chacun veut régner, personne ne sait se gouverner.
Un maître, aujourd'hui que chacun est abandonné à soi-même, a beaucoup d'élèves inconnus dont il n'est pas responsable, et sa domination, sourde et involontaire, s'étend bien au-delà de son atelier, jusqu'en des régions où sa pensée ne peut être comprise.
Ceux qui sont plus près de la parole et du verbe magistral gardent la pureté de la doctrine, et font, par obéissance et par tradition, ce que le maître fait par la fatalité de son organisation.
Mais, en dehors de ce cercle de famille, il est une vaste population de médiocrités, singes de races diverses et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque jour d'un pays dans un autre, emportent de chacun les usages qui leur conviennent, et cherchent à se faire un caractère parun système d'emprunts contradictoires." (Salon de 1846, XVII. Des écoles et des ouvriers)
Cela dit, l'idée de faire école aurait déplu, je pense, à Deleuze. Mais Baudelaire ne confondait pas l'école avec la production des " singes artistiques, ouvriers émancipés, qui haïssent la force et la souveraineté du génie."

Quant à Yves Michaud, je me rappelle qu'il avait scandalisé certains alors qu'il dirigeait, sauf à me tromper, l'École des Beaux-Arts en lançant un appel à ne pas voter Chirac au moment du deuxième tour contre Le Pen... Un de mes collègues avait alors jugé bon d'adresser un courrier au Monde, que le Monde a publié en forme d'article. En réaction et en privé, Michaud avait envoyé deux mots au dit collègue : " Pauvre con ". 
3. Le mercredi 10 octobre 2018, 15:55 par gerardgrig
Pour mieux explorer l'esthétique de Baudelaire, j'attends d'avoir le temps de lire, de Thomas Crow, "L'atelier de David, Émulation et Révolution", et de Sébastien Allard, "Le suicide de Gros : Les peintres de l'Empire et la génération romantique". Il y aurait beaucoup à dire sur Baudelaire, à la fois classique et romantique. Le romantique de seconde génération Baudelaire avait un art poétique, comme Boileau, mais à la manière d'un ingénieur poéticien, tel Edgar Poe, qui lui fit aussi découvrir la beauté bizarre. Plus tard, Valéry célèbrera la méthode des ingénieurs littéraires, par analogie avec celle de Léonard de Vinci, capable par le miracle de l'intelligence d'inventer le char d'assaut et de peindre la Joconde.
Comment un peintre comme Géricault a-t-il pu passer aussi facilement du classicisme au romantisme ? Baudelaire aimait à la fois le "Marat" de David et "Le Radeau de la Méduse" de Géricault. Il y aurait aussi à dire sur la peinture d'histoire, que Baudelaire détestait chez Horace Vernet, mais qu'il admirait chez Delacroix. Et sur la photographie, que tout le monde utilisait, y compris Delacroix à la fin de sa vie, sans le dire. Avec David, ce fut le retour de la peinture d'école, et ses drames humains et artistiques liés aux rapports entre maître et élève. Mais l'école de David produisit aussi l'artiste moderne, confronté au pouvoir de l'État (les commandes) et à celui de l'opinion publique (les Salons).
Pour ma part, j'aurais plutôt un peu le même intérêt que Stendhal pour la peinture, toujours associée à des épisodes de ma vie. Ce doit être le Syndrome de Stendhal. Pendant mon enfance, j'étais fasciné par un tableau du pompier académique Paul Delaroche, "Les Enfants d'Édouard", même s'il était en noir et blanc et reproduit dans un vieux Larousse de 1948. Il y avait aussi un tableau sordide d'un pompier, "Robert le Diable", qui ressemblait de façon sinistre à de la photographie.

lundi 17 septembre 2018

Tournure d'esprit vaguement stoïcienne.

Le personnage d' Irène Némirovski dont il est question dans les lignes qui suivent participe en juin 1940 à l'exode :
" Malgré la fatigue, la faim, l'inquiétude, Maurice Michaud ne se sentait pas trop malheureux. il avait une tournure d'esprit singulière, il n'attachait pas beaucoup d'importance à lui-même ; il n'était pas à ses propres yeux cette créature rare et irremplaçable que chaque homme voit lorsqu'il pense à lui-même. Envers ses compagnons de souffrance, il éprouvait de la pitié, mais elle était lucide et froide. Après tout, ces grandes migrations humaines semblaient commandées par des lois naturelles, songeait-il. Sans doute des déplacements périodiques considérables de masse étaient nécessaires aux peuples comme la transhumance l'est aux troupeaux. Il y trouvait un curieux réconfort. Ces gens autour de lui croyaient que le sort s'acharnait particulièrement sur eux, sur leur misérable genération ; mais lui, il se souvenait que les exodes avaient eu lieu de tout temps. Que d'hommes tombés sur cette terre (comme sur toutes les terres du monde) en larmes de sang, fuyant l'ennemi, laissant des villes en flammes, serrant leurs enfants sur leur coeur : personne n'avait jamais pensé avec sympathie à ces morts innombrables. Pour leurs descendants, ils n'avaient pas plus d'importance que des poulets égorgés. Il imagina leurs ombres plaintives se levant sur le chemin, se penchant vers lui, murmurant à son oreille :
- Nous avons connu tout cela avant toi. Pourquoi serais-tu plus heureux que nous ?
Une grosse commère, à côté de lui, gémissait :
- On n'a jamais vu des horreurs pareilles !
- Mais si, madame, mais si, répondit-il doucement. " (Suite française, 2004)

mercredi 29 août 2018

Tirésias et la meilleure des vies ou comparaison entre les orgasmes de Jupiter et de Junon.

Peter Singer dans Practical ethics s'interroge sur la possibilité de juger objectivement la différence de valeur entre la vie humaine et une vie animale quelconque
" The difficulty of finding neutral ground is a very real practical difficulty, but I am not convinced that it presents an insoluble theoretical problem. I would frame the question we need to ask in the following manner. Imagine that I have the peculiar property of being able to turn myself into an animal, so that like Puck in A Midsummer-Night's Dream, " Sometimes a horse I'll be, sometimes a hound. " And suppose that when I am a horse, I really am a horse, with all and only the mental experiences of a horse, and when I am a human being I have all and only the mental experiences of a human being. Now let us make the additional supposition that I can enter a third state in which I remember exactly what it was like to be a horse and exactly what it was like to be a human being. What would this third state be like? In some respects - the degree of self-awareness and rationality involved, for instance - it might be more like a human existence than an equine one, but it would not be a human existence in every respect. In this third state, then, I could compare horse-existence with human-existence. Suppose that I were offered the opportunity of another life, and given the choice of life as a horse or as a human being, the lives in question being in each case about as good as horse or human lives can reasonably be expected to be on this planet. I would then be deciding, in effect, between the value of the life of a horse (to the horse) and the value of the life of a human (to the human). " (second edition, Cambridge University Press, p. 106)
Ce qui m'intéresse ici est la référence à la pièce de Shakespeare. En effet on trouve chez Ovide dans les Métamorphoses une fiction plus développée et explicitement centrée sur la question de la connaissance objective de deux expériences subjectives, dans ce cas, celle du plaisir sexuel :
" (...) il arriva que Jupiter, épanoui, dit-on, par le nectar, déposa ses lourds soucis pour se divertir sans contrainte avec Junon, elle-même exempte de tout tracas : " Assurément, lui dit-il, vous ressentez bien plus profondément la volupté que le sexe masculin." Elle le nie. Ils conviennent de consulter le docte Tirésias ; car il connaissait les plaisirs des deux sexes ; un jour que deux grands serpents s'accouplaient dans une verte forêt, ils les avait frappés d'un coup de bâton ; alors (ô prodige !) d'homme il devint femme et le resta pendant sept automnes ; au huitième il les revit : " Si les coups que vous recevez, leur dit-il, ont assez de pouvoir pour changer le sexe de celui qui vous les donne, aujourd'hui encore je vais vous frapper." Il frappe les deux serpents ; aussitôt il reprend sa forme première et son aspect naturel. Donc, pris pour arbitre dans ce joyeux débat, il confirme l'avis de Jupiter ; la fille de Saturne en ayant éprouvé, à ce qu'on assure, un dépit excessif, sans rapport avec la cause, condamna les yeux de son juge à une nuit éternelle. " (III, Folio classique, p. 116-117)
On notera que tel Pythagore accumulant dans son esprit les exacts souvenirs de ses multiples vies, Tirésias conserve la mémoire fidèle d'une identité féminine qu'il n'a plus. C'est cette permanente objectivité de surplomb qui correspond au troisième état neutre évoqué par Singer.

Commentaires

1. Le mercredi 29 août 2018, 22:07 par gerardgrig
Au moyen du mythe, l'Antiquité parlait déjà de la théorie du genre. Jupiter faisait une hiérarchisation entre les sexes, car la jouissance, censée être ressentie plus profondément par la femme, éloignait celle-ci du Logos. Pour la théorie du genre, le troisième état neutre de Singer, ou Tirésias, devrait peut-être ressembler au « Questioning », davantage qu'à l’effacement des frontières du genre.
2. Le vendredi 14 septembre 2018, 17:49 par Philalethe
Il me semble que Jupiter a plus une théorie des sexes que du genre... Je doute aussi qu'on puisse rapprocher la pensée de Singer de la théorie du genre, car cette théorie laisse-t-elle de la place pour quelque chose comme la valeur objective de la vie ? Dans cette théorie, la valeur n'est-elle pas toujours une construction sociale ?
3. Le dimanche 16 septembre 2018, 23:02 par gerardgrig
On présume que l'explication du problème de Singer est évidemment l’antispécisme. Le troisième état est tout bonnement la personne, car l'animal est aussi une personne. Qu' il y ait une hésitation, un bougé ou un tremblé entre l’homme et l'animal, ce n' est pas si grave, dans le fond. On reste dans le biologique.
Avec Ovide et ses métamorphoses, on se pose peut-être la question, plus difficile, du genre : Tirésias est-il transsexuel ou transgenre ? Le caractère magique du changement de sexe de Tirésias rend irréelle sa définition biologique. Et pourquoi Junon réagit-elle comme une féministe américaine avant l’heure ? Ovide, ironique, semble n’y voir que l'expression de la légendaire hystérie féminine, qui fait toujours un drame d'une chose futile.
La langue française ratisse large, dans la mesure où le sexe est à la fois biologique et mental. On sait que la couche mentale ne coïncide pas forcément avec la couche biologique, mais qu'elle n' a présentement aucun fondement scientifique. On ne dispose que de la culture postmoderne, pour la penser. Les Anglo-saxons préfèrent distinguer clairement le mental du biologique, en matière d'identité, avec la notion de « gender ».
Il reste qu' avec l' espèce et le genre comme états mentaux, on assiste peut-être au remariage de la philosophie avec l'anthropologie.
4. Le lundi 17 septembre 2018, 18:31 par Philalethe
Le troisième état est le point de vue neutre sur la valeur des vies, point de vue qui permettrait d'évaluer la différence objective de valeur entre deux ou plusieurs vies spécifiquement subjectives, inévitablement. C'est un état concevable mais inaccessible. Il faudrait être au moins un homme mais plus qu'un homme pour le vivre ; quant au cheval, il en est par définition incapable. De là seulement on peut tirer l'idée que l'antispécisme de Singer ne revient pas à faire des animaux des personnes, la personne ayant, entre autres, conscience de soi, de son passé, de son avenir.
Quant à Tirésias, comme vous dites justement, il réalise magiquement l'impossibilité notée par Singer : il a été femme pendant huit ans, comme on fait un métier pendant un temps déterminé, en en gardant ensuite un souvenir vrai biaisé ni par l'ancienne identité ni par l'identité première retrouvée.
Quant à la réaction de Junon, elle m'a en effet étonné. La déesse semble moins réagir comme la féministe dont vous parlez, contre une essentialisation injustifiée de la femme, que contre une accusation honteuse d'extrême disposition  au plaisir. Tout ce que j'écris ici est fragile, hypothétique... et je ne sais pas ce qu'y voit Ovide...
Oui, comme vous dites, ou on réduit la couche mentale injustement à la couche biologique, ou on l'historicise à coeur joie, la séparant de ce qui la conditionne sans à première vue l'expliquer entièrement. C'est un des problèmes de la philosophie de l'esprit.
Quant au mariage, il doit être à mes yeux à trois : neurologie, sciences sociales, philosophie...
5. Le mardi 18 septembre 2018, 18:42 par gerardgrig
Il y a aussi le cas de la théorie des mèmes (Dawkins, Dennett), qui ont comme les gènes une capacité de reproduction. Sauf qu' on ne peut leur attribuer une existence biologique prouvée, même si la neurobiologie aurait repéré la zone de l’imitation dans le cerveau, et bien que le même ressemble au gène égoïste, qui ne vise que sa seule reproduction. Les mèmes expliqueraient la réplication culturelle spontanée dans les groupes sociaux. La théorie mémétique est une théorie de l'évolution socioculturelle, qui est un analogue du darwinisme, ce qui pose des problèmes épistémiques. Comme le genre, le mème est non-génétique.
6. Le samedi 22 septembre 2018, 13:32 par Philalethe
J'ai de la méfiance vis-à-vis de l'idée d'un contenu culturel qui aurait sa propre dynamique. Pour faire vite, cette théorie ne revient-elle pas à enlever sans raison à la sociologie et à l'histoire une partie de leurs fonctions ? Les mèmes sont diffusés dans des livres, journaux, sites etc qui ont des conditions socio-historiques de formation et de développement.
7. Le mercredi 26 septembre 2018, 13:40 par gerardgrig
La philosophie s’appuie sur le spécisme revendiqué de la pensée classique. Néanmoins, la théorie de l’animal-machine de Descartes était très nuancée. Il n'en allait pas de même chez Malebranche, qui passait de la théorie à la pratique dans le domaine spéciste, selon le témoignage de Fontenelle.
Voltaire expliquait par la folie les excès de logique de Malebranche. Il se considérait plutôt comme un visionnaire. Mais il n' est pas question d'expliquer la philosophie de Malebranche par de la psychologie sommaire, ni d’en faire un fou littéraire. Pourtant, Malebranche a favorisé la création de la légende du génie consécutif à un traumatisme crânien. Les Romantiques l'ont diffusée. Vigny écrivait : "Malebranche était idiot jusqu'à l'âge de dix-sept ans. Une chute le blesse à la tête, on le trépane, il devient un homme de génie." (Journal d’un poète,1842, p. 1186).
8. Le vendredi 5 octobre 2018, 15:52 par Philalethe
Descartes a une position claire sur le point suivant : l'existence de l'âme ; les animaux n'en ont pas. Ce sont des êtres sans intériorité, comme les zombies au sens philosophique du terme.
Quelle chance pour Malebranche si un traumatisme crânien a produit un tel réarrangement de ses circuits neuronaux !
Le quotidien des neurologues est en fait que les pathologies neurologiques diminuent tristement les patients.
9. Le dimanche 7 octobre 2018, 21:29 par gerardgrig
On ne lit plus vraiment les textes, car on se contente de la connaissance de troisième main des articles écrits en anglais. Néanmoins, dans ce qu' il me reste, je crois me souvenir que Descartes écrit à Morus :
"Il est plus probable de considérer que se meuvent comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles et le reste des animaux que de leur donner une âme immortelle." L'animal-machine ne serait qu'une hypothèse. D'ailleurs, les machines créées par Dieu sont infiniment plus subtiles que celle de l'horloger. Dans les "Principes de la Philosophie", Descartes ajoute :
"Cependant quoique je regarde comme une chose démontrée qu'on ne saurait prouver qu'il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, car l'esprit humain ne peut pénétrer dans leur cœur."
Dans les "Sixièmes Objections", Descartes semble faire une concession au vitalisme d'Aristote, qu' il condamne pourtant, quand il nie qu' il n'accorde ni sens, ni âme organique, ni vie aux bêtes. Je ne sais plus où Descartes reconnaît une fonction d'animation au sang. Le sang, c' est l'âme, et les animaux n' en sont donc pas dépourvus.
Malebranche ne faisait pas toutes ces réserves. Il ne se disait pas que si l'animal se laissait apprivoiser, c' était parce qu' il comprenait l'échange économique de base : garder la maison et le troupeau, contre avoir le gîte et le couvert. En frappant son animal pour une raison métaphysique, qu' il ne comprendrait jamais, il risquait de l'ensauvager et de lui faire mordre Fontenelle à sa prochaine visite.
10. Le dimanche 7 octobre 2018, 23:05 par Philalethe
Vous avez raison, mieux vaut une connaissance de troisième genre que de seconde main...
En fait ce que Descartes écrit à propos de l'âme des animaux appartient à la connaissance du deuxième genre. Oui, les animaux étant vivants, ils ont une "âme corporelle" (Réponses aux sixièmes objections) mais ils n'ont pas de pensée :
" (...) pour moi je n'ai pas seulement dit que dans les bêtes il n'y avait point de pensée, ainsi qu'on veut me faire accroire, mais outre cela, je l'ai prouvé par des raisons qui sont si fortes, que jusques à présent je n'ai vu personne qui ait rien opposé de considérable à l'encontre. Et ce sont plutôt ceux qui assurent que les chiens savent en veillant qu'ils courent, et même en dormant qu'ils aboient, et qui en parlent comme s'ils étaient d'intelligence avec eux, et qu'ils vissent tout ce qui se passe dans leurs coeurs, lesquels ne prouvent rien de ce qu'ils disent." (La Pléiade, p.530)
Je suis porté à penser que Malebranche a conservé purement et simplement la conception cartésienne de l'animal : l'animal est un zombie, c'est la mécanique qui explique tous ses états ; nos ordinateurs, quand ils nous parlent, lui ressemblent.
11. Le vendredi 26 octobre 2018, 23:21 par lang pecals
je croyais que Tirésias avait perdu la vue
en contemplant Athéna ( Minerve ) nue.
12. Le mercredi 31 octobre 2018, 19:10 par Philalethe
Il y a plusieurs versions, comme par exemple pour la mort de Diogène...
13. Le vendredi 14 décembre 2018, 18:33 par gerardgrig
Dans l'analyse des universaux du genre et de l'espèce, il faudrait aborder le sous-groupe de la race, dans l'espèce. Sur le plan biologique, il n'existe plus. Néanmoins, il y a eu une raciologie anti-raciste au Musée de l'Homme, notamment dans les travaux de Michel Leiris. C'est un sujet très difficile à aborder, mais on dirait qu'actuellement la race tend à rejoindre le genre, dans sa couche mentale non-génétique. On dit maintenant "racisé, comme on dit "genré", et on invoque même une intersectionnalité entre ces termes. Cela produirait l'effet secondaire d'un "racisme anti-Blanc". Inversement, on recommence à entendre parler en société de la "race blanche", avec une rhétorique de l'anticipation, qui précise que l'expression aurait un sens neutre et dépourvu de tout racisme.
14. Le jeudi 20 décembre 2018, 17:52 par Philalethe
Si on faisait correspondre au mot "race" quelque chose de réel, vu le passé il serait pertinent de changer de mot. 
Il arrive même qu'on change de mot, bien qu'il n'ait jamais cessé de se référer à une réalité. Je me suis laissé dire que, par exemple, le mot "hystérie" est avantageusement remplacé en milieu hospitalier par l'expression "troubles neurologiques fonctionnels".

lundi 20 août 2018

Œuvres ruinées pour cœurs à guérir.

Oeuvres ruinées pour coeurs à guérir.

Dans Cadavres interpellés. Fiction, mortalité, épreuve du temps chez Baudelaire publié en 1990 dans la Nouvelle revue de psychanalyse et repris dans La beauté du monde (Quarto, 2016), Jean Starobinski commente ainsi quelques lignes du Voyage d’Orient :
« Chez Nerval, comme l’a remarqué Ross Chambers, le temps est figuré de manière ambiguë : il a détruit les lieux consacrés, il a fait disparaître les glorieux édifices. Seuls subsistent quelques restes, « quelques débris de colonnes et de chapiteaux ». Et pourtant, sur un marbre, on peut encore lire une émouvante inscription : « Kardion therapia… guérison des cœurs. » (p. 480)
Et de penser à ces glorieux édifices en ruine que sont le stoïcisme et l’épicurisme, entre autres. Ils ont promis la guérison des cœurs aussi. Aujourd’hui des cœurs troublés tentent de mettre ces vieilles inscriptions au service de leur salut. Moins soucieux de reconstituer les théories du passé que de les mettre au service de l’apaisement de leurs inquiétudes, ils tentent de mettre au goût du jours les antiques credo, espérant que, pour l’essentiel, ils ne les trahissent pas inacceptablement. Mais comme c’est incertain de faire le départ dans ces systèmes entre l’essence et les accidents !
Le pire pour qui respecte les théories et leur visée du vrai serait de réduire ces philosophies à des rituels sans croyances, juste efficaces du point de vue du bien-être, ce que Starobinski appelle dans Le jour sacré et le jour profane (Diogène, 1989, nº 146) « une discipline de l’esprit indépendante de toute orthodoxie ». Paul Valéry, cité par Starobinski dans le même article, écrivait en 1936 dans ses Cahiers :
Honneurs à l’ Église
Ses inventions admirables – (en principe) et d’une valeur universelle quant à la formation d’esprits. Toute une étude « psychologique » à faire de ses inventions.
Elle a créé des exercices – un horaire mental.
Le bréviaire est une idée admirable.
La « méditation » à heure fixe.
La journée bien divisée. La nuit non abandonnée.
A compris la valeur du petit jour. (La Pléiade, t. 1, p. 1355)
Si le stoïcisme par exemple était réduit à n’être que la mise en forme de nos vies matérielles désordonnées, il ne ressusciterait en rien. En effet du point de vue des stoïciens, il était ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui la science et leur morale n’était que de la science appliquée.
Alors on réalise que la science aujourd’hui est fatale au stoïcisme en tant que théorie. Je n’entends guère en effet comment on pourrait être évolutionniste et stoïcien. Certes la « science » épicurienne résiste mieux au progrès du savoir (et encore !) mais sa psychologie est si primitive…
N’est-ce pas plus honnête alors, soit de laisser ces systèmes aux historiens de la philosophie, soit de les reprendre tels quels, contre les sciences et les convictions d’aujourd’hui ! Cela passe entre autres pour le stoïcisme par la réintroduction de la finalité dans les sciences naturelles.

Commentaires

1. Le jeudi 23 août 2018, 16:20 par gerardgrig
Quand on s'intéresse à ce qui se passe dans le milieu scientifique des sciences de la nature, on apprend avec étonnement qu'il y a des débats portant sur le retour de la finalité, sous une forme interne, depuis quelques années. Bien sûr, on passe par le filtre des médias et de la vulgarisation, mais un nouveau concept est apparu, celui d'"émergence". Il y aurait des propriétés non aléatoires de structures ordonnées produites par le hasard, par exemple les propriétés auto-programmables du cerveau humain et les propriétés auto-transformables liées à sa plasticité neuronale. Les biologistes restent également perplexes devant le fait des propriétés auto-réparatrices et auto-reproductives de la vie. Aussi aura-t-on peut-être encore besoin de la réflexion stoïcienne sur la finalité comme destin et organisation du monde. D'ailleurs, au XIXème siècle, quand les transformistes et les fixistes se sont affrontés autour de la théorie de l'organe et de la fonction, les transformistes avaient admis que si l'organe crée la fonction, la fonction en retour peut agir sur l'organe. De son côté, Darwin affirmait que l'évolution est conciliable avec la foi en Dieu, et que l'homme n'est pas le fruit du hasard.
2. Le jeudi 23 août 2018, 18:15 par Philalethe
Le concept d'émergence n'implique en rien le finalisme, mais on peut en effet avoir une conception finaliste de l'émergence.
Quant à l'évolutionnisme, il peut être concilié avec la foi si on conçoit un Dieu créant le processus évolutionnaire, mais c'est sortir de l'évolutionnisme d'expliquer le hasard par la finalité...
De toute façon, quelle que soit aujourd'hui la pertinence de la finalité dans le cadre des sciences, ce qui caractérisait le stoïcisme ancien était l'affirmation dogmatique de cette finalité, affirmation justifiant l'approbation donnée à la réalité quelle que soit son horreur (horreur du point de vue du sujet mal informé, si on peut dire).
3. Le dimanche 26 août 2018, 05:35 par calp genlasc
pourquoi ne pourrait on être évolutionniste et stoïcien ? Que la nature nous détermine n'implique en rien que nous ne soyons pas libres ni que la morale soit déterminée par la nature.
4. Le dimanche 26 août 2018, 11:31 par Philalèthe
Certes mais au coeur du stoïcisme, selon moi, il y a la croyance dans  un réel rationnel, providentiel, excellent, finalisé que l'évolutionnisme, entre autres, réfute. 
Je reconnais qu' il y a débat pour déterminer ce qui est au coeur du stoïcisme. Lawrence C. Becker dans A new stoicism défend en effet, comme vous, un stoïcisme déterministe et sans finalité naturelle. Mais si on enlève la finalité, comment justifier ce qui est au coeur de l'éthique, l'approbation calme de ce qui ne dépend pas de nous ?
Il me semble qu'en mettant un déterministe non finaliste à la place d'un déterministe finaliste, on passe en fait des Stoîciens à Spinoza.
5. Le dimanche 30 septembre 2018, 22:32 par gerardgrig
Le principal obstacle finaliste à la théorie de l'évolution est l'explosion précambrienne, marquée par l'apparition des organismes pluricellulaires et la diversification des espèces. Cela semblait sortir de nulle part, au point de nécessiter une explication finaliste. Darwin lui-même en était préoccupé.
Par contre, la théorie récente du dessein intelligent, qui se donne une apparence scientifique, avec des formules et des équations, a été largement réfutée.
Le principe anthropique, dans sa version métaphysique, pose davantage de problèmes. Il avait même séduit Stephen Hawking, sous la forme de la conjecture de protection chronologique d' un Créateur, lequel aurait prévu l'impossibilité de voyager dans le temps, afin de nous épargner le chaos de l'univers.
Quant à la crise de spiritualisme des savants américains dans les années 60, la fameuse Gnose de Princeton, elle semble avoir été un canular du post-bergsonien Raymond Ruyer, un peu comme Pierre Plantard, avec le Prieuré de Sion du "Da Vinci Code".
6. Le vendredi 5 octobre 2018, 15:59 par Philalethe
De toute façon la croyance que Dieu a créé l'évolution est inébranlable scientifiquement, dans la mesure où les explications scientifiques ne peuvent prendre place que dans le cadre spatio-temporel qu'on peut toujours croire créé par Dieu.

dimanche 19 août 2018

Prendre la douleur au sérieux : critique du déni stoïcien.

Au chapitre XIV des Essais - dont le titre est lumineux " Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l'opinion que nous en avons " -, Montaigne reprend une argumentation stoïcienne (qu'on pourrait aussi bien juger sceptique) selon laquelle les maux ordinaires (la mort, la douleur, la pauvreté etc.), c'est-à-dire les maux des gens ordinaires, ne sont pas intrinsèquement mauvais mais sont seulement pensés comme mauvais. Une fois mis en relief par cette argumentation le rôle de la représentation, le lecteur, s'il est de ceux qui craignent lesdits maux, pourra alors s'efforcer de les juger autrement. Mais l'intérêt du chapitre à mes yeux tient moins à cette argumentation archi-connue qu' à une objection très sèvère faite au stoïcisme et plus généralement à toute réduction de quelque chose au jugement porté sur cette chose. Voici les lignes de Montaigne :
" Bien, me dira l'on, vostre regle serve à la mort, mais que direz vous de l'indigence? Que direz vous encor de la douleur, que Aristippus, Hieronymus et la plupart des sages ont estimé le dernier mal; et ceux qui le nioient de parole, le confessoient par effect? Possidonius estant extremement tourmenté d'une maladie aigue et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s'excusa d'avoir prins heure si importune pour l'ouyr deviser de la Philosophie: Ja à Dieu ne plaise, luy dit Possidonius, que la douleur gaigne tant sur moy, qu'elle m'empesche d'en discourir et d'en parler ! et se jetta sur ce mesme propos du mespris de la douleur. Mais cependant elle jouoit son rolle et le pressoit incessamment. A quoy il s'escrioit: Tu as beau faire, douleur, si ne diray-je pas que tu sois mal. Ce conte qu'ils font tant valoir, que porte-il pour le mespris de la douleur? Il ne debat que du mot, et cependant si ces pointures ne l'esmeuvent, pourquoy en rompt-il son propos? Pourquoy pense-il faire beaucoup de ne l'appeller pas mal?
Icy tout ne consiste pas en l'imagination. Nous opinons du reste, c'est icy la certaine science, qui jouë son rolle. Nos sens mesme en sont juges,
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
Ferons nous à croire à nostre peau que les coups d'estriviere la chatouillent? Et à nostre goût que l'aloé soit du vin de graves? Le pourceau de Pyrrho est icy de nostre escot. Il est bien sans effroy à la mort, mais si on le bat, il crie et se tourmente. "(édition Villey, p.55)
L'argumentation semble être celle-ci : juger que la douleur n'est pas un mal est une négation fausse. En effet celui qui juge ainsi subit bel et bien les effets d'une douleur, qui lui fait entre autres précisément s'écrier qu'elle n'est pas un mal. C'est le mensonge à soi-même qui est ici pratiqué par Posidonius. Par cette dénonciation, l'objecteur renverse la position stoïcienne : ce qui est de l'ordre de l'opinion pour le stoïcien, c'est-à-dire l'idée que la douleur est mauvaise, est tenu pour un savoir vrai par l'objecteur - savoir sensible, comme le confirme la citation, empiriste d'esprit, de Lucrèce - ; et inversement la science stoïcienne est imaginairement rationnelle.
Manifestement l'objecteur ne donne pas au mal la même définition que le stoïcien : le seul mal pour le stoïcisme est le mauvais usage de la raison - si la raison est bien utilisée, alors on sait que la douleur est quelque chose d'indifférent en valeur, à l'égal de son contraire, le plaisir - ; pour l'objecteur, le mal est ce qui, produisant des sensations douloureuses, fait mal et pour cela empêche de réaliser nos fins.
Cependant, à première vue, l'objection est sans portée pour le stoïcien puisque pour lui précisément le mal du point de vue sensoriel n'est pas un mal, pas plus d'ailleurs que la souffrance psychologique - ce qui entre autres délivre le stoïcisme d'avoir à construire une théodicée. Néanmoins ce qui fait tout de même la force de cette critique, c'est l'idée que le jugement stoïcien n'a strictement aucune portée pratique : non seulement il est faux mais, une fois émis, il laisse celui qui le formule soumis, malgré son déni, à la force de la douleur. Si le cochon de Pyrrhon est calme, c'est parce que le naufrage menaçant le navire où il se trouve ne le fait pas souffrir : il ne faudrait pas le comparer au sage mais à un passager inconscient de la situation.
L'objection s'attaque ainsi à une conception intellectualiste de la crainte (et du désir) selon laquelle pour faire disparaître une crainte (ou un désir), il suffit de juger que la chose, crainte (ou désirée) de fait, n'est pas en réalité ni craindre ni à désirer.
En ces temps de néo-stoïcisme conquérant, ces lignes de Montaigne appellent à douter de l'aide au bonheur que peut apporter la doctrine de Zénon. L'ataraxie visée est-elle atteinte ? Ou, bien plus modestement, la conscience que le mal senti n'est pas un mal réel, métaphysiquement parlant, diminue-t-elle la douleur en question ?
Certes, si on croit dans la vérité de la métaphysique stoïcienne, alors cohabiteront chez l'homme malade par exemple, le plaisir élitiste d'avoir raison, plaisir de distinction au sens de Bourdieu, et la douleur de souffrir, ledit plaisir étant sans doute inversement proportionnel à la douleur... Mais si le stoïcisme est réduit à une technique en vue du bonheur (comme la méditation issue du bouddhisme a été transformée en technique de réduction du stress par Jon Kabat-Zinn), alors le plaisir d'avoir raison concernant le choix de la meilleure technique de bonheur résiste-t-il longtemps à l'expérience supposée de l'impuissance des formules stoïciennes vis-à-vis de la douleur ?
Concernant les consolations stoïciennes vis-à-vis des prétendus maux à venir, il me vient souvent à l'esprit la maxime de La Rochefoucauld :
" La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d'elle." (maxime 22, édition de 1678)
Certes d'aucuns penseront que cette aide n'est tout de même pas rien. En effet, mais elle se réduira vite à n'être qu'une aide servant à digérer le passé, si on peut dire, vu que le secours qu'elle apporte vis-à-vis des maux possibles vient de la confiance encore inentamée qu'on a en elle quand on l'imagine en action face aux maux présentement réels.

Commentaires

1. Le dimanche 9 septembre 2018, 17:30 par JCFondras
Montaigne reprend l’épisode de la visite de Pompée à Posidonius relaté par Cicéron. Cette anecdote édifiante sera aussi citée par Kant qui prône une « action physique de la philosophie » : «… en combattant vivement l`école épicurienne, il (Posidonius) surmonta une violente attaque de goutte, il la fit descendre aux pieds, l’empêcha d'atteindre le cœur et la tête et, ainsi il donna la preuve d`un effet physique immédiat de la philosophie, effet (la santé corporelle) que la nature vise à travers elle, en déclamant sur la thèse selon laquelle la douleur n 'a rien d'un mal ». (Projet de paix perpétuelle, AK, VIII, cité par G. Chamayou, Kant. Écrits sur le corps et l’esprit, p.37).
Ce qui est intéressant chez Kant (qui tentait lui aussi de calmer ses rhumatismes par des exercices mentaux) c’est cette expression à propos de la crise de goutte : « il la fit descendre aux pieds, l’empêcha d'atteindre le cœur et la tête ». Il y a en effet des circonstances où, dans la douleur, l’expérience émotionnelle est dissociée de l’expérience sensorielle. C’est le cas dans certaines pathologies après un traumatisme cérébral (asymbolie à la douleur ou le malade ressent une sensation forte mais non désagréable, il n’a pas « mal »). C’est aussi le cas sous hypnose (avec preuves par l’IRM fonctionnelle à l’appui) et de façon bien plus spectaculaire dans les transes ou chez certains yogis (les « fakirs »). La question est de savoir si les exercices d’endurance et les exhortations mentales des stoïciens pouvaient parvenir réellement à une telle efficacité. Avec Paul Veyne et d’autres historiens, on peut en douter.
2. Le vendredi 14 septembre 2018, 18:06 par Philalethe
Je vous remercie pour votre commentaire. Il soulève entre autres l'interrogation suivante : si l'hypnose et la transe modifient la douleur, à la différence de la réflexion stoïcienne, est-ce parce que ce sont autant des états émotifs, affectifs que des états intellectuels ?
Quant à la citation de Kant, bien intéressante, je ne la trouve pas dans le Projet de paix perpétuelle...
Autre interrogation : pour vous, est-ce un effet de l'esprit sur le corps ou un effet de l'état cérébral (corrrespondant à l'état mental) sur le corps ?
3. Le jeudi 20 septembre 2018, 10:05 par JCFondras
La source chez Kant est un opuscule datant de 1796 intitulé « Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie », (section première, A « Des causes physiques de la philosophie de l’homme », paragraphe titré « De l’action physique de la philosophie » (et non dans « De la paix perpétuelle » de 1795).
Si les exercices de ceux que les philosophes antiques appelaient les « gymnosophistes » sont plus efficaces que les exhortations stoïciennes c’est probablement parce que ces exercices mobilisent à la fois le mental et le corps (respiration, postures) et qu’ils sont répétés pendant des années.
Mon interprétation est de l’ordre d’une modification, par l’entraînement, de la modulation corticale, voire sous-corticale, de la sensation douloureuse comme tendent à le prouver les études associant l’étude de l’expérience sensorielle et émotionnelle à l’imagerie cérébrale. Donc je ne parlerai pas d’effet de l’esprit (ou de l’état mental ou cérébral) sur le corps car l’état cérébral est une partie intégrante du corps et la douleur est un état cérébral Nous avons trop tendance à reproduire un dualisme corps/cerveau à la place du dualisme corps/esprit.
4. Le jeudi 20 septembre 2018, 19:06 par Philalethe
D'abord merci pour la précision apportée à la référence kantienne.
En effet l'exercice spirituel stoïcien est seulement une modification des croyances, leur ajustement à ce qui est censé être vrai (un monde providentiel, rationnel etc). Les exercices tirés du bouddhisme par exemple ne se réduisent pas aux croyances qui les justifient, c'est d'ailleurs pour cela que Jon Kabat-Zinn a pu les laïciser et élaborer son programme de MBSR. À ce propos, quel jugement portez-vous sur l'apport de la mindfulness dans la réduction de la douleur physique ? L'effet dépasse-t-il l'effet placebo ?
Je comprends votre méfiance par rapport à un dualisme corps/cerveau. Vous seriez donc porté à soutenir que certains états cérébraux (corrélés à l'entraînement) produisent d'autres états cérébraux (diminution du ressenti douloureux). Mais alors les états de l'esprit sont de purs épiphénomènes, comme des ombres chinoises "modifiant" d'autres ombres chinoises. Si c'est vrai, nous vivons constamment dans l'illusion de la causalité mentale, illusion  indispensable pour parvenir par les neurosciences à la conclusion que la seule causalité est cérébrale...
5. Le samedi 22 septembre 2018, 15:28 par JCFondras
L'effet de la mindfulness dépasse-t-il l'effet placebo ? De nombreuses recherches visent à répondre à la question de son efficacité (124 études cliniques depuis 10 ans en se référent à la base de données PubMed), soit dans le traitement des douleurs chroniques soit en situation de douleur expérimentale. Une étude récente mettant en jeu une douleur expérimentale thermique montre une efficacité supérieure à diverses formes de placebo : crème placebo, lecture d’un livre, et même méditation-placebo c’est-à-dire exercices respiratoires sans instructions propres à la mindfulness (The Journal of Neuroscience, 2015;35(46):15307-15325). Cependant ces résultats sur des sujets d’expérimentation en bonne santé ne préjugent pas de l’effet thérapeutique en situation de douleurs chroniques. Dans ce cas, les résultats sont contrastés et une récente méta-analyse conclut à une efficacité limitée (Br J Gen Pract. 2015;65:635). Ces études cliniques sont difficiles à mener car elles posent de nombreux problèmes de méthodologie.
Sur les états cérébraux et leur corrélation aux états mentaux : je serai très prudent ne souhaitant pas atteindre immédiatement mon niveau d’incompétence. Les neurosciences font de cette corrélation un présupposé : à un état mental correspond un état fonctionnel du système nerveux central visible (grossièrement) en imagerie cérébrale Elles mettent en avant le concept de neuroplasticité ; on peut entraîner son cerveau comme ses muscles ou ses articulations. Après, sur le plan ontologique, je suis enclin à un certain scepticisme. Toutes les « solutions » (matérialisme, épiphénoménalisme, parallélisme, interactionnisme, double aspect, etc.) conduisent à des apories.
6. Le dimanche 23 septembre 2018, 19:16 par Philalethe
Merci beaucoup pour ces informations précises sur l'efficacité donc incertaine de la pleine conscience.
Quant à votre scepticisme, il est fondé : si la philosophie de l'esprit est un champ  vivant de recherches, c'est précisément parce qu'aucune solution ne met fin aux objections, même si le dualisme de type cartésien a pris un coup dans l'aile et que la théorie qui manque se cherche tout de même dans le cadre du matérialisme. Cela dit, dans la vie de tous les jours ne reste-t-on pas un dualiste cartésien ?