dimanche 30 juin 2019

Qu'est-ce qu'un philosophe ?

Je lis dans le Lexique de Jean Grenier cette définition du philosophe :
" Homme à jeûn dans l'ébriété universelle. Cette définition d' Amiel ne serait pas admise par Nietzsche." ( Fata Morgana, 1981, p.82 )
Je doute qu'un esprit nietzschéen pense l'activité philosophique comme participation à l'ébriété universelle. D'abord parce qu'il sera élitiste, ensuite parce que seul un homme sobre peut donner de bonnes raisons à la valeur qu'il reconnaît éventuellement à l'ébriété. Mais là n'est pas le point.
Ce qui est en question ici est la définition de la philosophie. Elle me plaît par sa dimension déflationniste.
Certains pousseraient le bouchon jusqu'à dire que voilà une définition du philosophe analytique. Plus justement, c'est, à mes yeux, une définition du bon philosophe, point.

Commentaires

1. Le dimanche 30 juin 2019, 18:55 par gerardgrig
Certes, mais il ne faudrait pas oublier le banquet platonicien et son "in vino veritas". Le vin libère la parole et stimule la pensée en société choisie. C'était aussi la forme de sagesse des humoristes de la Belle Époque, qui étaient Hydropathes et fondamentalement Fumistes. Au Café Pombo, Ramón ne devait pas non plus faire abstinence.
2. Le lundi 1 juillet 2019, 15:17 par Philalethe
Dans Le Banquet, tel un cynique insensible au chaud comme au froid, Socrate a beau boire, c'est le seul à garder la tête claire et partir à l'aube d'un pied frais, sans avoir dormi un seul instant, à la différence de tous les autres participants.
3. Le lundi 1 juillet 2019, 23:14 par gerardgrig
Amiel n'a connu que le Nietzsche de "La Naissance de la tragédie", celui des outrances wagnériennes. Si Amiel a eu le temps de lire "Humain, trop humain", le virage que prenait la pensée de Nietzsche ne l'a sûrement pas convaincu. Néanmoins, il faudrait peut-être chercher le manque de sobriété chez les nietzschéens français. On retient surtout le nietzschéisme de gauche des années 60, mais toute la postérité de Nietzsche a été notoirement extrémiste. Il me semble que Jean Grenier avait plutôt en vue le Nietzsche esthète de Gide, qui a marqué plusieurs générations en France.
4. Le mardi 2 juillet 2019, 16:01 par Philalethe
Oui, heureusement que Nietzsche n'a pas eu le souci d'être nietzschéen.

samedi 29 juin 2019

L'amour-propre a-t-il des yeux ou plus précisément, des yeux de taupes ?

La Rochefoucauld a écrit, c'est bien connu, que " le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement " (maxime 26, édition de 1678). Kant a précisé la raison d'une telle incapacité ; en effet, analysant pourquoi on rit de la véracité (die Wahrhaftigkeit) de qui n'a pas appris " l'art de paraître " alors qu' on devrait plutôt soupirer " à l'idée d'une nature encore exempte de perversion ", il écrit :
" C'est une gaieté momentanée, comme d'un ciel tendu de nuages qui s'ouvre en un point pour laisser passer le rayon de soleil, et se referme aussitôt afin d'épargner les faibles yeux de taupe de l'amour-propre (um der blöden Maulwurfsaugen der Selbstsucht zu schonen) " (Anthropologie du point de vue pragmatique, La Pléiade, p. 951)
La Rochefoucauld n'aurait donné sur ce point que partiellement raison à ces lignes de Kant. Certes l'amour-propre aveugle généralement mais pas toujours :
" Ce qui fait voir que les hommes connaissent mieux leurs fautes qu'on ne pense, c'est qu'ils n'ont jamais tort quand on les entend parler de leurs conduites : le même amour-propre qui les aveugle d'ordinaire les éclaire alors et leur donne des vues si justes qu'il leur faut supprimer ou déguiser les moindres choses qui peuvent être condamnées." (maxime 494)
Dans la première des maximes retranchées après la première édition, La Rochefoucauld compare l'amour non à l'oeil de taupe, mais à l'oeil tout court, qui voit ce qui lui est extérieur sans pouvoir se voir lui-même :
" (...) cette obscurite épaisse, qui le cache à lui-même, n'empêche pas qu'il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui, en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout, et sont aveugles seulement pour eux-mêmes."
Dans la maxime posthume 26, La Rochefoucauld identifie ce qui rend l'amour-propre clairvoyant :
" L'intérêt est l'âme de l'amour-propre, de sorte que, comme le corps, privé de son âme, est sans vue, sans ouïe, sans connaissance, sans sentiment et sans mouvement, de même l'amour-propre séparé, s'il faut dire ainsi, de son intérêt, ne voit, n'entend, ne sent et ne se remue plus."

Commentaires

1. Le samedi 29 juin 2019, 16:27 par Arnaud
Il n’est pas certain à mes yeux que ce texte de Kant s’expose si facilement aux remarques de La Rochefoucauld ; en d’autres termes, je ne vois pas très bien en quoi celles-ci pointeraient un manque de nuance sur la nature de l’amour-propre chez l’auteur de L’anthropologie. Voici en quoi.
D’abord en précisant que le rire de ceux qui sont expérimentés dans l’art de paraître devant « l’innocence et la simplicité » n’est pas « moqueur » (pour la raison explicitement invoquée qu’ « au fond du cœur, on n’en respecte pas moins la pureté et la simplicité »), Kant montre bien que, pour que l’amour-propre s’aveugle (c’est clairement un processus d’auto-aveuglement) il faut d’abord qu’il ait clairement perçu en lui-même (et pourquoi pas, douloureusement) la perte de cette pureté, par la « confrontation » (Kant utilise ce terme) avec le spectacle de l’innocence. C’est donc la distance ou le contraste entre une nature originaire indemne de toute dissimulation et une nature désormais corrompue, brutalement mise en évidence par cette confrontation, qui conduit l’amour-propre à se détourner de cette lumière qui ne lui donne pas une image flatteuse de lui-même.
La métaphore du ciel nuageux qui se referme bien vite sur le rayon de soleil (la simplicité des manières de ceux qui ignorent l’art de paraître) se présente fort naturellement pour étayer cette idée : lorsqu’on observe la sincérité de certains individus, on mesure la perte de la sienne et c’est une découverte qu’on ne supporte pas longtemps. On se protège en feignant de ne pas voir qu'on l'a perdue (on a affaire à une manœuvre du type duperie de soi, plutôt qu’à une cécité constitutive de l’amour-propre)
2. Le dimanche 30 juin 2019, 16:03 par Philalethe
Merci beaucoup pour cette correction éclairée.
3. Le samedi 6 juillet 2019, 12:51 par gerardgrig
Kant n'aborde-t-il pas aussi le thème de l' idiot étymologique, l' "idiotes" sans éducation qui n'a pas appris les règles du paraître en société, et qui parle vrai ? Kant semble faire une suggestion providentialiste, avec la métaphore du ciel qui s'entrouvre pour laisser passer un rayon et qui se referme pour épargner nos yeux. Si l'idiot donne la nostalgie incongrue d'un paradis perdu, c'est parce qu'il est biblique.
4. Le mardi 16 juillet 2019, 15:11 par Philalethe
Kant donne l'exemple de " la jeune fille allant vers l'âge nubile " ou du " campagnard non informé des usages de la ville ".

vendredi 28 juin 2019

Croquis sans sa greguería.

Commentaires

1. Le vendredi 28 juin 2019, 13:59 par gerardgrig
Ici, la "gregueria" est inscrite dans la tête du lecteur. Elle serait inutile, à côté du croquis. On montre la gravure de Musset au lecteur et il récite mentalement la "Ballade à la lune", comme un mantra. C'est l'archétype de la récitation de nos vertes années, depuis toujours et pour toujours. "La lune|Comme un point sur un i." Musset, dandy romantique, avait aussi le désir des choses qui durent. Il est vrai que le dandysme est peut-être l'apanage de celui que Jean d'Ormesson appelait le "stoïcien rose", le "stoïcien de la frivolité". C'est l'histoire d'Hercule aux pieds d'Omphale, devenu un héros sans travaux et supportant sans broncher sa condition d'esclave.

Ajo

jeudi 27 juin 2019

Greguería n° 75

" El sillón cómodo y encretonado que sirvió para la larga enfermedad de la abuela ha quedado ya con la sombra de un perfil proyectado por una de las aletas en que reposó tanto su cabeza."
" Le confortable fauteuil en cretonne qui servait pour la longue maladie de la grand-mère a désormais gardé l'ombre du profil qui apparaissait quand si souvent elle se reposait à l'appuie-tête."

Commentaires

1. Le jeudi 27 juin 2019, 16:40 par gerardgrig
Parmi les lecteurs de Ramón, les baby-boomers seront les derniers qui comprendront le sens de certaines greguerias. Chez les parents et les grands-parents, il y a eu naguère une façon abusive et traumatisante pour les jeunes générations de vivre la vieillesse et la mort, en sombrant littéralement de toutes les façons, et en laissant partout des traces physiques d'eux, sur les meubles et jusque sur les murs. Cela a produit de grands artistes maudits, des névrosés et des psychotiques. Dans le roman, c'est le thème scandaleux du parent indigne qui a fait son apparition, comme dans "Les Frères Karamazov" de Dostoïevski. Dans un milieu clos et étouffant, Fiodor Karamazov entraîne sa famille dans sa déchéance physique et morale. D'une façon plus banale, c'était la grand-mère de Ramón qui mettait en scène sa mort avec une certaine indécence, que la société trouvait normale, et qui laissait à sa famille un sentiment de tristesse et d'horreur, matérialisé par une ombre spectrale sur un fauteuil. Autrefois, les parents et les grands-parents étaient ce qu'Ibsen appelait des Revenants.

Greguería n° 75

" El sillón cómodo y encretonado que sirvió para la larga enfermedad de la abuela ha quedado ya con la sombra de un perfil proyectado por una de las aletas en que reposó tanto su cabeza."
" Le confortable fauteuil en cretonne qui servait pour la longue maladie de la grand-mère a désormais gardé l'ombre du profil qui apparaissait quand si souvent elle se reposait à l'appuie-tête."

Commentaires

1. Le jeudi 27 juin 2019, 16:40 par gerardgrig
Parmi les lecteurs de Ramón, les baby-boomers seront les derniers qui comprendront le sens de certaines greguerias. Chez les parents et les grands-parents, il y a eu naguère une façon abusive et traumatisante pour les jeunes générations de vivre la vieillesse et la mort, en sombrant littéralement de toutes les façons, et en laissant partout des traces physiques d'eux, sur les meubles et jusque sur les murs. Cela a produit de grands artistes maudits, des névrosés et des psychotiques. Dans le roman, c'est le thème scandaleux du parent indigne qui a fait son apparition, comme dans "Les Frères Karamazov" de Dostoïevski. Dans un milieu clos et étouffant, Fiodor Karamazov entraîne sa famille dans sa déchéance physique et morale. D'une façon plus banale, c'était la grand-mère de Ramón qui mettait en scène sa mort avec une certaine indécence, que la société trouvait normale, et qui laissait à sa famille un sentiment de tristesse et d'horreur, matérialisé par une ombre spectrale sur un fauteuil. Autrefois, les parents et les grands-parents étaient ce qu'Ibsen appelait des Revenants.

mercredi 26 juin 2019

Déshabiller les choses.

Un passage de l' Anthropologie du point de vue pragmatique renvoie à ce que Sandrine Alexandre a appelé dans le stoïcisme la resdescription dégradante et qu'on pourrait aussi penser comme description rationnelle, la dégradation n'etant que relative à l'embellissement conféré par l'imagination passionnelle :
" L'habit fait l'homme : le mot vaut aussi dans une certaine mesure pour l'esprit sensé. Le proverbe russe dit bien : " On reçoit son hôte selon son costume et on le raccompagne selon son entendement " ; l'entendement, cependant, ne peut empêcher que des représentations obscures ne suggèrent l'impression d'une certaine importance produite par un personnage bien vêtu ; tout au plus peut-il avoir le projet de rectifier par la suite le jugement ainsi porté au préalable." (I, 1-5, La Pléiade, p. 955)
L' entraînement au stoïcisme, destiné à ne pas subir plus que ce que Sénèque appelle " les ombres de passion ", permet de vite enlever les habits de tout ce qu'on perçoit, qu'ils soient luxueux et attirants ou puants et répulsifs, cela afin d'identifier leur essence.
Training peut-être un peu trop simple (car comment caractériser essentiellement la chose ?), mais qui vaut mieux que l'absence de tout effort pour déshabiller (paresse qui peut être justifiée ou bien par la croyance que l'habit fait le moine ou bien par celle, plus usuelle à notre époque conformistement démystificatrice, selon laquelle sous l'habit, on ne peut jamais trouver qu'un autre habit).

mardi 25 juin 2019

Greguería n° 48

" Hay una paloma extraviada que se creyó paloma mensajera y a mitad de camino se dio cuenta de que se había equivocado."
" Il y avait un pigeon perdu qui se prenait pour un pigeon voyageur et qui à mi-chemin s'est rendu compte qu'il s'était trompé."

Greguería n° 74

" Vivir en un siglo es como vivir en todos si se saben mirar con serenidad las piedras."
" Vivre dans un siècle, c'est comme vivre dans tous si on sait regarder les pierres avec sérénité."

lundi 24 juin 2019

La convenable inconvenance du regard analytique.

Dans l' Anthropologie d'un point de vue pragmatique, Kant souligne l'utilité du pouvoir de faire abstraction, c'est-à-dire de volontairement ne pas tenir compte d'une perception présente:
" Bien des hommes sont malheureux par manque de pouvoir d'abstraction. Le prétendant pourrait faire un bon mariage s'il pouvait seulement fermer les yeux sur une verrue au visage de sa bien-aimée, ou sur un vide dans sa denture. C'est bien une inconvenance particulière de notre faculté d'attention que de se fixer justement, fût-ce de manière involontaire, sur une défectuosité d'autrui, de diriger les regards sur un bouton manquant à la veste ou sur l'absence d'une dent ou sur un défaut coutumier d'élocution, de plonger par là l'autre dans la confusion, mais de gâcher aussi son propre jeu dans ses rapports avec lui (den Anderen dadurch zu verwirren, sich selbst aber auch im Umgange das Spiel zu verderben). Quand l'essentiel est de bon aloi, c'est agir non seulement avec équité, mais aussi avec un sens avisé que de passer sur les côtés fâcheux d'autrui ou même de l'état momentané de notre propre fortune ; mais cette faculté d'abstraire est une vigueur d'esprit qui ne peut s'acquérir que par la pratique." ( Oeuvres philosophiques, tome III, La Pléiade, p. 950 )
Par opposition à ces normes qui tiennent aux yeux de Kant de la conduite civilisée et non de la conduite éthique, moralisée, la psychanalyse a dressé l'oeil et l'ouïe du praticien à se fixer précisément sur les " défectuosités " de l'âme. Surtout si " l'essentiel est de bon aloi ", le psychanalyste manifestera sa " vigueur d'esprit " dans son aptitude à ne pas " passer sur les côtés fâcheux d'autrui ". Mais, dans ce nouveau cadre, l'autre, pour autant qu' il connaît les règles de ce jeu inédit, ne sera pas plongé " dans la confusion ". Il verra même dans cette attention, que la politesse mal éclairée pourrait juger inconvenante, la condition nécessaire pour faciliter in fine ses rapports avec lui-même.
Autrement dit, le regard porté sur autrui que Kant dénonce en fin de compte autant au niveau de la politesse que de la simple prudence (ça serait aussi notre propre relation à autrui que l'on gâcherait par une attention indésirable), devient avec la psychanalyse épistémiquement justifié, et même nécessaire, acquérant, par cela même, une justification thérapeutique, donc possiblement morale.

Commentaires

1. Le mardi 25 juin 2019, 22:17 par gerardgrig
Faire abstraction des actes manqués d'autrui semble difficile. La culture analytique s'est diffusée et l'on sait qu'un lapsus est un symptôme de la psychopathologie de la vie quotidienne. Néanmoins, on peut admettre qu'il n'est pas courant d'entamer dans l'ascenseur une psychanalyse de son voisin qui a fait un pataquès. Il reste que l'acte manqué, toujours suspect d'être fait exprès, est ce qui passe le moins bien dans ce que nous tolérons de fâcheux chez autrui, pour notre confort et pour le sien. Un acte manqué est une gaffe. Pour les moralistes du XVIIeme, on n'avait aucune excuse pour ses gaffes. On en était responsable, et c'était justice. On ne fait pas abstraction d'une gaffe, on la pardonne.
2. Le jeudi 27 juin 2019, 11:43 par Philalethe
Il y a, je crois, une différence entre une gaffe et un acte manqué : la gaffe a immédiatement du sens alors que l'acte manqué doit être interprété pour recevoir un sens. En outre, en faisant gaffe, on s'abstient de faire une gaffe, alors qu' on ne peut pas en faisant attention s'abstenir de faire un acte manqué.

dimanche 23 juin 2019

Greguería n° 73

" Lo peor de los arboles genealógicos es que de pronto se fija en ella la chismosa chicharra."
" Le pire dans les arbres généalogiques est que vite s'y installe la cigale bavarde."

Commentaires

1. Le lundi 24 juin 2019, 00:33 par gerardgrig
La génération des années 1910 a eu un privilège inouï, dont Ramón a usé sans limites. Elle était dans un entre-deux et elle marchait à cloche-pied, ou elle dansait en boitant. C'est ce qu'on a appelé le Noucentisme. Ce mouvement avançait vers la modernité, tout en regardant vers le XIXeme siècle, pour corriger les excès de modernité des années 1900. Dans cette gregueria, Ramón semble évoquer les sagas familiales des romanciers de la deuxième moitié du XIXeme siècle. Il y ajoute une métaphore de fabuliste, avec la distance amusée des nouvelles générations. Pour le roman naturaliste, une famille tend vers le désordre et la dégradation, comme toute chose dans le monde. Elle aurait des tares héréditaires, ce qui était une hypothèse fantaisiste. Néanmoins, elle produira une cigale qui chante, un fils prodigue, une fin de race, un artiste. Ce que Sartre appelait l'idiot de la famille.
2. Le jeudi 27 juin 2019, 11:53 par Philalethe
J'ai failli traduire " chismosa " par soûlante. C'est dépréciatif.