vendredi 26 juin 2020

Pourquoi donc l'ours de La Fontaine a-t-il si mal raisonné ?

L'ours de la fable L'ours et l'amateur de jardins de La Fontaine est devenu un personnage philosophique depuis que Vincent Descombes en a fait en 2007 l'incarnation du mauvais raisonnement pratique. Voulant débarrasser le visage de son ami endormi d'une mouche, il lance sur l'insecte ennemi un pavé qui, dans un même élan, écrase et l'insecte et le dormeur. 
Manifestement Vincent Descombes était  fidèle à la morale de la fable, qui se conclut en effet par ces deux vers :

" Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami,
Mieux vaudrait un sage ennemi."

Mais d'où  vient cette ignorance ? Pourquoi l'ours raisonne-t-il donc si mal ? Plus généralement, pourquoi raisonne-t-on mal, pratiquement parlant ? La fable semble donner plusieurs raisons, mais à la fin une seule bonne se dégagera.

D'abord l'ours, parce qu'il vit seul, est porté à déraisonner :

" (...) la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés."

Première  piste : le raisonnement pratique se cultiverait en société. Ainsi, ayant observé d'autres ours raisonner à moitié et en souffrir, il aurait appris à corriger son raisonnement spontané.

Ensuite, la solitude permanente a engendré souffrance et tristesse :

" (...) tout ours qu'il était,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie."

Deuxième piste : le raisonnement pratique réussi aurait comme conditions bien-être et entrain.

On notera ensuite que l'échec mortifère, qui est au centre de la fable, est précédé d'un premier échec, véniel certes mais traduisant aussi un raisonnement pratique défaillant. En effet, l'ours, ayant rencontré un autre esseulé, et désireux, comme lui, de mettre un terme à sa solitude, chacun à cette fin voulant attirer l'ami potentiel chez lui, 

" l'ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens t'en me voir (...) "

L' amateur de jardins, lui, n'allant pas droit au but, y parvient grâce au nombre de ses détours :

" (...) Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas 
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai (...)"

Le premier raisonnement pratique de l'ours est distinct du second, fatal, puisque c'est, pourrait-on dire, un échec au premier degré. En plus, il est causé par une connaissance insuffisante de l'esprit humain, moins modifiable que l'ours ne le  croit (le second sera causé par en quelque sorte une connaissance insuffisante du corps humain, plus modifiable que l'ours ne le pense).
Reste que la paire d'amis se crée. S' y instaure une division du travail manifestement au service de l'ami humain mais contentant les deux. À  l'occasion, relevons la sottise probable de l'ours, troisième facteur explicatif du catastrophique raisonnement pratique :

" Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours allait à la chasse, apportait du gibier ;
Faisait son principal métier 
D'être bon émoucheur ; écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé 
Que nous avons mouche appelé."

Quelle surprise !  L'ours a tué son ami en réalisant une tâche habituelle, qu'il savait donc faire, sans compter qu'il réalisait correctement d'autres fonctions, à première vue plus élaborées, comme chasser... Les pistes antérieures perdent, semble-t-il, de leur crédibilité. Reste la sottise. Mais comment peut-elle causer l'échec d'un savoir-faire ? 

" Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer,
Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je l'attraperai bien, dit-il (...) "

On retrouve l'idée de la souffrance comme corruptrice du raisonnement pratique. Mais d'où vient le désespoir en question ? Il semble être intimement lié à une blessure d'amour-propre. Incapable d'accepter que la réalité résiste à son savoir-faire, l'ours, emporté par ce qui semble être une sorte de colère, règle mal son problème pratique parce que les passions le rendent précipité et inapte à régler le problème théorique des effets d'un pavé sur un visage. 
L'erreur dans le raisonnement pratique s'enracine ici dans l'erreur théorique d'un praticien certes exercé mais blessé. S'il n'a pas bien ajusté le monde à  ses désirs, c'est d'abord parce qu'il n'a pas correctement ajusté les représentations de son esprit au monde.
Il visait juste sans penser juste.







samedi 13 juin 2020

Contexte de découverte et contexte de justification.

Dans le Tractatus theologico-politicus, Spinoza contextualise à l'extrême la Bible, manière de faire comprendre que le sens du texte dit sacré n'est accessible que si on connaît tout des conditions historiques dans lesquelles il a été écrit, tout des caractéristiques psychologiques et des intentions de ses auteurs, tout de la langue hébraïque dans laquelle il a été formulé. Pas étonnant que Spinoza en conclue que, ces connaissances contextuelles faisant souvent défaut, ce que veut dire tel passage de la Bible est tout simplement inintelligible. Dit autrement, pour justifier le sens du texte, il faut découvrir, en dehors du texte, des faits historiques qui l'expliquent. 
Mais faut-il toujours reconstituer patiemment le contexte historico-culturel d'un texte pour en saisir le sens et pouvoir se prononcer sur sa vérité ?  

" Il n'en est pas de même à l'égard des choses que nous pouvons saisir par l'entendement et dont nous formons aisément un concept : les choses qui de leur nature se perçoivent aisément, ne peuvent jamais être exprimées si obscurément qu'elles ne soient facilement entendues, conformément au proverbe : À celui qui entend, une parole suffit. Euclide, qui n'a écrit que des choses extrêmement simples et parfaitement intelligibles, est aisément explicable pour tous et en toutes langues ; pour saisir sa pensée, en effet, et être assuré d'en avoir trouvé le vrai sens, il n'est pas nécessaire d'avoir une connaissance entière de la langue où il a écrit ; une connaissance très commune et presque enfantine suffit ; il est inutile aussi de connaître la vie de l'auteur, le but où il tendait et ses moeurs, de savoir en quelle langue il a écrit, pour qui, en quel temps, non plus que les fortunes du livre, les diverses leçons du texte et enfin quels hommes ont décidé de le recueillir. Ce que je dis d' Euclide, il faut le dire de tous ceux qui ont écrit sur les matières qui de leur nature sont perceptibles " (La Pléiade, p. 727-728).

Dit autrement, dès qu' un texte a un contenu rationnel, le contexte de découverte a une importance secondaire, le reconstituer servant seulement (mais ce n'est pas rien !) à faire une histoire vraie des découvertes de la raison humaine et donc, pour l'histoire des mathématiques, c'est bien sûr important de contextualiser les Éléments d'Euclide. Mais le point essentiel est plutôt de savoir si les justifications du contenu rationnel en question sont optimales.
Mettons cette distinction en rapport avec un fait récent : une nouvelle traduction de l' Éthique vient de paraître, basée sur un manuscrit découvert au Vatican en 2010. Or Spinoza a pensé non produire le système spinoziste mais écrire sous la dictée de la raison. Si on partage cette vue, cette découverte est donc anecdotique. En revanche, si on lui donne une grande importance, c'est qu'on lit Spinoza, comme lui a voulu lire la Bible, ce qui revient à enlever à son texte le statut de texte rationnel.

Le cas Spinoza à part, on voit ce qu'a d'insatisfaisant toute enquête visant à réviser à la baisse la portée cognitive des textes scientifiques par seulement une enquête exhaustive sur leurs conditions culturelles de production. Cette révision ne peut se faire que bien plus difficilement, c'est-à-dire en participant à la science déterminée dont ils sont les produits.

lundi 8 juin 2020

L'essentiel et le secondaire.

" On a toujours beaucoup plus de chances d'apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d'autres termes, c'est dans l'abstrait que se passe de nos jours l'essentiel (das Wesentlichere), et il ne reste plus à la réalité que l'accessoire (das Belanglosere) " écrit le narrateur dans L'homme sans qualités (I, 18). 

J'aimerais bien qu'il en soit encore ainsi aujourd'hui : qu'on apprenne " le plus essentiel " (c'est la traduction littérale de das Wesentlichere) dans les journaux et que ce soit " dans l'abstrait " qu' on y ait accès. 
Mais d'abord, depuis longtemps l'abstraction des mots est de plus en plus éclipsée par le concret des images. 
Et ensuite, " le plus accessoire " (Musil a employé ici aussi un comparatif) a envahi les journaux et tous les " supports informatifs ".

Il fut pourtant un temps où on pouvait opposer le sérieux du Monde par exemple à la frivolité, pour rester aimable, d' Ici-Paris ou de France-Soir. Il était facile en plus de ne jamais entrer en contact avec les journaux qu'on tenait pour sans intérêt (belanglos peut aussi se traduire de cette manière). Il suffisait de ne pas prendre en mains un journal, disons inessentiel ! Mais aujourd'hui, avec la rapidité de l'immatériel,  il faut être d'une vigilance presque divine pour ne pas recevoir sur notre écran le pire, confusément mêlé au meilleur. 
En effet, comme il est usuel depuis des décennies déjà d'associer à tort essentiellement le sérieux au dogmatisme, voire au mépris et à l'arrogance, comme aussi la compréhension du sérieux coûte généralement plus d'efforts que celle du ludique (même si le ludique distingué ne cesse de redoubler de finesse pour ne pas être confondu avec son frère populaire), les journaux dits les plus sérieux se plaisent à présenter mêlés l'essentiel et le secondaire et en plus, les deux traités à la manière joueuse et ludique, prenant pour modèle une certaine école, pour laquelle on ne doit apprendre qu'en riant et souriant. 

Et puis, qui prend encore vraiment au sérieux l'opposition entre l'essentiel et l'accessoire ? N'a-t-on pas, dira-t-on, le droit de penser que l'opposition elle-même est accessoire, car qu'est-ce que l'essentiel sinon ce qu'on prend pour tel ? Certes, il faut dire que dans l'histoire n'importe quoi, même l'inexistant, a été pris pour l'essentiel, ce qui rend spontanément sceptique quant aux chances de disposer un jour d'une détermination de l'essentiel qui ne soit pas qu'illusion ou expression de nos craintes.

Doit-on pour autant  renoncer à  " dégager l'essentiel " comme on renonce à une croyance théologique parce qu'elle dépasse de très loin le pouvoir de la raison ? Il va de soi que sans tomber dans un relativisme excessif,  l'essentiel recherché  ici se déterminera dans un cadre spatio-temporel fini en rapport avec un domaine déterminé.

dimanche 7 juin 2020

Le pessimisme faussement lucide.

" Aux époques où il semble que tout aille bien, alors qu'elles subissent intérieurement cette régression à laquelle sont soumises probablement toutes choses, sans excepter le développement intellectuel lorsqu'on lui refuse toute idée nouvelle et tout effort particulier, la première question à se poser devrait être celle-ci : que peut-on faire là contre ? Mais la confusion de l'intelligence et de la bêtise, de la vulgarité et de la beauté est, justement dans ces époques-là, si grande, si inextricable, qu'il paraît évidemment plus simple à beaucoup de gens de croire à un mystère au nom duquel ils proclament la dégénérescence progressive et fatale de quelque chose qui échappe à tout jugement exact et se révèle d'une solennelle imprécision. Il est parfaitement indifférent, au fond, que ce quelque chose soit " la race ", " le végétarisme " ou " l'âme " ; la seule chose qui importe,  comme dans tout pessimisme bien compris, c'est d'avoir trouvé l'élément inéluctable sur quoi se reposer." (L'homme sans qualités, p. 77-78)

Certes nous vivons à une époque où il semble que tout aille mal. Mais, si aux époques où on croit que tout va bien, c'est le contraire qui se passe, comme si le principe d'inertie s'appliquait au-delà des limites de la physique, il semble logique de conclure qu' aux époques où domine un pessimisme général, la régression poursuit tout aussi tranquillement son oeuvre, sauf qu'on pourrait croire que désormais et heureusement elle est bien identifiée. 
Or, Musil suggère ici qu'il n'en est rien, parce qu'il est complexe de déterminer en vérité ce qui dans la réalité est bien ou mal. Il doit donc y avoir dans l'ensemble des réflexions qui se veulent intelligentes sur, par exemple, la bêtise, des analyses tout à fait bêtes. Musil a en effet clairement lancé l'avertissement : " si la bêtise, en effet, vue du dedans, ne ressemblait pas à s'y méprendre au talent, si, vue du dehors, elle n'avait pas toutes les apparences du progrès, du génie, de l'espoir et de l'amélioration, personne ne voudrait être bête et il n'y aurait pas de bêtise. Tout au moins serait-il aisé de la combattre " (I, 16, p. 73-74). De cette bêtise à l'allure intelligente, parce qu'elle va, entre autres, avec le sentiment chez celui qui la manifeste de dépasser les apparences (dans ce cas, ce sont les apparences rassurantes qui sont, croit-on, percées à jour), Musil donne trois exemples de croyances pessimistes, inquiétantes par leurs affirmations, mais rassurantes par le fait que chacune pense avoir découvert la cause première du mal insidieux. 
De nos jours, ce pessimisme trop vite comblé, trop peu honnête, intellectuellement parlant, paraît certes moins malin que celui que cible Musil, vu qu' il est en accord, lui, avec l'air du temps. Mais, ayant le consensus doxique pour lui, il n'en est que plus redoutable. Ainsi, sans être en rien climatosceptique, pourrait-on légitimement penser que " le changement climatique " ou d'autre concepts mobilisant une masse de bonnes volontés manifestent aussi notre manière contemporaine de laisser tomber l'approfondissement de la complexité de la réalité. 
Bien sûr  on ne gagnera rien à  remplacer ces formules jugées au fond trop simples par une référence toujours répétée à " la complexité ".

samedi 6 juin 2020

La stupeur du philosophe.

" (...) À la suite de ces réflexions, Ulrich eut une curieuse inspiration. Il imagina que le grand philosophe catholique Thomas d' Aquin (mort en 1274), ayant à grand effort rangé dans un ordre parfait les idées de son temps, était allé plus loin encore dans cette entreprise ; et que, à peine achevé ce nouveau travail, resté  jeune par quelque grâce spéciale, et sortant par la porte voûtée de sa maison, une pile d'in-folios sous le bras, un tramway lui passait en sifflant sous le nez. La stupeur du " Doctor universalis " (ainsi appelait-on le célèbre Thomas), l'impossibilité où il se trouvait de comprendre, amusaient fort Ulrich." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74)

Philippe Jaccottet rend ici de manière très euphémisée ce qu'a fait Thomas après avoir mis en ordre les pensées de son époque. En effet Musil dit qu' " il est allé encore plus radicalement dans les profondeurs " (noch gründlicher in die Tiefe gegangen). Et pourtant la vue du tramway le laisse coi. Sa stupéfaction peut se comprendre de deux manières : soit le tramway prend du temps à  se dissoudre dans le thomisme, soit il est insoluble. Je suis enclin à choisir la deuxième option. Car si on prend le thomisme comme système, la machine " tramway " repose sur une physique inconcevable pour Saint-Thomas. Peut-on faire une parabole de ce petit récit amusant ? Aussi profonde et organisée que serait une philosophie, elle serait toujours mise en défaut par le développement des sciences et des techniques.
Marc-Aurèle avait exclu cette stupeur thomiste :

" Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini ; car tout est pareil en gros et en détail." (Pensées, VI, 37, La Pléiade, p. 1185)

On pourrait donner raison à Marc-Aurèle en se disant que les objets techniques ont beau changer avec le progrès des sciences, reste la nature humaine. Ainsi l' éthique demeurerait la partie incorruptible d'une philosophie réussie, la stupeur de Thomas prenant fin au moment où il verrait sortir du tram extraordinaire les hommes de toujours. 
Cependant la suite du texte de Musil suggère que les objets techniques ne sont pas seulement des éléments d'un décor ; le motocycliste, la championne de tennis et la nageuse paraissent inconcevables sans les gratte-ciel et l'électricité, au sens où leur corps assurément  et, semble-t-il aussi, leur ressenti sont " modelés " par l'environnement technique :

" Un motocycliste fonçait dans la rue vide, bras et jambes en O, et remontait la perspective dans un bruit de tonnerre ; son visage reflétait le sérieux d'un enfant qui donne à  ses hurlements la plus grande importance. Ulrich se souvint alors de la photographie d'une célèbre championne de tennis qu'il avait vue dans un magazine quelques jours auparavant ; elle se tenait sur la pointe du pied, une jambe découverte jusqu'au dessus de la jarretière, lançant l'autre dans la direction de sa tête, tandis qu'elle brandissait  sa raquette le plus haut possible pour attraper ue balle ; tout cela avec la mine d'une gouvernante anglaise. Dans le même numéro se trouvait la photographie d'une nageuse se faisant masser après la compétition ; auprès d'elle, l'une à ses pieds, l'autre à son chevet, se tenaient deux dames d'aspect sévère, en costume de ville ; la nageuse était couchée sur le dos, toute nue, un genou relevé dans une pose abandonnée, le masseur avait les mains posées dessus, il portait une blouse de médecin, et son regard sortait de la photographie comme si cette femme avait été dépecée et sa chair suspendue à une patère. Voilà ce que l'on commençait alors à voir, et ce sont des choses que l'on est bien forcé d'admettre d'une manière ou d'une autre, comme l'on reconnait l'existence des gratte-ciel et de l'électricité." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74-75)

Si l'on accepte avec Wittgenstein que le corps est la meilleure image de l'âme humaine, la conscience que la nageuse a de sa nudité ainsi que celle que les infirmières (?) et le masseur ont de la nudité de leur patiente semblent avoir une nouveauté que ne paraissent pas bien  rendre les concepts de pudeur, d'impudeur etc. Il n'est peut-être pas non plus correct de se référer à l'infantilisme pour désigner l'attitude du motocycliste ; du moins,  le qualificatif " infantile " paraît exiger des précisions contextuelles exigées par les modalités stupéfiantes de la manifestation de ce défaut.

Thomas était peut-être en droit de conclure que, même après réflexion, le tramway n'est soluble qu'en gros dans le système qui porte son nom.




mardi 2 juin 2020

Déménagement.

Je vais cesser d' honorer Ramón sur ce blog mais je continue sur Facebook dans le groupe Lectrices et lecteurs de Ramón Gómez de la Serna.
Ici je continue d'honorer tous les autres honorables ! 

samedi 30 mai 2020

" S'il vient vous demander conseil, c'est qu'il a déjà choisi la réponse." (Sartre)

" Jérémie, accablé de tristesse et en proie à un profond dégoût de la vie, prophétisa des calamités aux Juifs ; si bien que Josias ne voulut pas le consulter, mais s'adressa à une femme de ce temps qu'il jugeait plus apte, en raison de son naturel féminin, à lui révéler la miséricorde de Dieu." (Traité des autorités théologique et politique, La Pléiade, p.639)

Est-ce une sorte de care avant la lettre ? Pas vraiment, car homme ou femme, le prophète ne fait qu'exprimer ce que son imagination lui dépeint de l'avenir. Non seulement il n'a jamais aucun savoir sur Dieu (pas plus qu'il n'a de savoir transmis par Dieu), mais souvent il n'a pas de savoir sur lui-même. Il ne comprend pas ce qu'il dit, au sens où il ne comprend pas ce que veulent dire ses propres paroles prophétiques :

" Celles de Zacharie étaient trop obscures pour qu'il pût les entendre lui-même sans explication, comme il ressort du récit qu'il en donne ; celles de Daniel,  même expliquées, ne purent être entendues par le prophète lui-même." (ibid. p. 640) 

Cognitivement, en termes spinozistes, les prophètes sont nuls. Pour savoir la vérité sur Dieu, il faut raisonner, pas imaginer. Pas de doute que si une "prophétie " est réalisée, c'est par chance, par hasard ou parce  que tel prophète a le sens des possibles. Mais Spinoza ne  dit pas cela, pas plus qu'il n'aborde la question de la réalisation des prophéties. Ce qui l'intéresse, c'est ce qui se passe en amont de la prophétie. 

On pourrait se dire que ces lignes de Spinoza ont perdu de leur portée, vu que, sous notre climat culturel, les prophètes au sens propre se font rares et courent le risque de ne pas être pris au sérieux. Certes, mais restent les prophètes au sens figuré, par exemple pour les plus impressionnants et les plus savants d'entre eux, ceux qui lisent l'avenir dans Marx ou dans Nietzsche ou dans Heidegger etc. Sans compter avec la masse des prophètes plus ordinaires, moins universitaires, qui s'appuient sur leurs intuitions, leurs expériences, leurs lectures. C'est pour éveiller notre vigilance par rapport à ces prophètes non-religieux au sens strict qu'il faut lire le chapitre II du Tractatus theologico-politicus .
Spinoza énumère en effet les différentes causes qui justifient la méfiance vis-à-vis des affirmations des prophètes, petits ou grands : par exemple, ce qu'ils disent  est conditionné par leur humeur, leur tempérament et la réception de ce qu'ils disent est à  son tour conditionné par la relation entre l'humeur de l'auditeur et la leur. Mais entrent en ligne de compte aussi dans le destin des prophéties, comment elles sont écrites : " l'élégance, la brièveté, la sévérité, la rudesse, la prolixité et l'obscurité " (ibid.). 
Le savoir de la relativité du prophète et des prophéties (et ce savoir apparaît ici essentiellement psychologique) libère de la croyance dans de telles prophéties et incline à voir les prophéties comme des indices et des expressions de tel ou tel type d'hommes. 
Autre raison de lire ce Spinoza-là, celui du Tractatus : son habileté à se faire comprendre des bons entendeurs, malgré la censure et la persécution : rien ne dit que les temps ne reviendront pas où il faudra connaître sur le bout des doigts ce savoir-faire de la dissimulation.

mercredi 27 mai 2020

L' être humain, en effet, peut aussi aisément manger de l'homme qu'écrire " La critique de la raison pure " (Robert Musil)

Quand il aborde dans le Traité des autorités théologique et politique la question de la prophétie biblique, Spinoza tient à faire du prophète un homme comme les autres, contre l'idée qu'il serait éclairé par le contact avec une réalité transcendante. C'est en vue de supprimer la possibilité d' hommes surhumains que le philosophe écrit la note suivante :

" Bien que certains hommes soient avantagés de dons que la nature n'a point accordés aux autres, on ne dit pas que les premiers se situent au-dessus de l'humanité, à moins que leurs dons (sans pareils) ne puissent être ramenés sous la définition de la nature humaine. Par exemple, la taille d'un géant est exceptionnelle, et cependant humaine. La facilité d'improvisation poétique n'est pas donnée à tous, et cependant elle est humaine. Humaine aussi est l'aptitude à imaginer différents objets, les yeux ouverts, avec autant de vivacité que si on les avait devant soi. En revanche, si qui que ce soit disposait d'un moyen de saisir les idées, et de principes de connaissance refusés aux autres hommes, il ne resterait plus dans les bornes de la nature humaine." (La Pléiade, p. 632)

Vu que les prophètes ont une disposition à  imaginer extraordinaire et que l'imagination, essentiellement dépendante de la perception, est un accès médiocre à la réalité à cause précisément des limites sensorielles, les prophètes sont autant limités que la plupart des hommes au niveau de la connaissance rationelle de la réalité. Mais pour la même raison qu'il n'existe pas plus de sous-chat que de sur-chat, ça serait tout autant erroné de les mépriser comme des sous-hommes  que de les déifier comme des sur-hommes.
En ces temps qui divinisent aussi facilement qu'ils diabolisent, j'ai jugé bon de rappeler la version de l'humanisme spinoziste, sans indulgence pour les amateurs d'au-delà ou d'en-deçà.

mardi 26 mai 2020

Capricho n°6


" Diario del preso feliz.

Fue sentenciado a cadena perpetua, pero inventó para salvarse a la abrumadora sentencia la estratagema de llevar un diario íntimo en que describía la vida que iba haciendo como sucedida en libertad: "Hoy en Niza..." "Hoy en el Cairo..."
El director del presidio al enterarse del caso le llamó reprendiéndole duramente porque aquel diario con sus suposiciones significaba un acto de evasión prohibida por leyes y reglamentos.
Despojado de su diario fugativo el preso feliz se murió de tristeza."

" Le journal du prisonnier heureux.

Il fut condamné à la perpétuité, mais il inventa pour survivre à  cette condamnation accablante le stratagème consistant à écrire un journal intime où il décrivait la vie qu'il menait comme si elle avait lieu en liberté : " Aujourd'hui à Nice...", " Aujourd'hui  au Caire...".
Le directeur de la prison, informé de son cas, le convoqua pour le réprimander sévèrement, vu que ce journal avec ce qu'il supposait revenait à un acte d'évasion, évasion interdite par les lois et les règlements.
Dépouillé de son journal de liberté, le prisonnier heureux mourut de tristesse."

Explorations étymologiques.

Le 6 octobre 1944, Ernst Jünger écrit :

" Glanes de lecture : Arbeiten über morphologische und taxonomische Entomologie, volume IV, numéro I.
On y cite un article sur la mouche à miel dans l'Inde ancienne, publié en 1886 par le professeur Ferdinand Karsch sous le pseudonyme de " Canus ".
Rappelle celui de J. Ch. F. Haug, qui signait " Hophtalmos "." (Feuillets de Kirchhorst, Journaux de guerre (1939-1948), La Pléiade, p. 745)

Les auteurs de l'édition font correspondre à ces lignes la note suivante :

" Haug (...) a effectivement signé ses écrits de ce pseudonyme : aug renvoie en allemand à Auge, " oeil ", d'où ophtalmos, mot grec auquel il a ajouté  le H initial de son nom. Ferdinand Karsch (1853-1936), entomologiste et anthropologue allemand, semble pour sa part avoir transposé le mot allemand Harsch " neige tôlée " dans le latin canus, " d'un blanc brillant "." (p. 1244)

Or, il y a erreur très probablement à propos de l'élucidation du second pseudo. En effet der Arsch est en allemand un mot vulgaire qu'on peut traduire par " cul ", d'où K/anus, transformé en Canus, qui en latin veut dire blanc en parlant des cheveux, de la barbe et par extension, vénérable. Ainsi Ferdinand Karsch imitait dans l'invention de son pseudonyme son lointain et vénérable collègue, à la difference près que Karsch a privilégié le latin au grec.
 C'est donc un peu comme si un certain Monsieur Cul avait pris le pseudo de Curieux...