mardi 4 août 2020

Peut-on vraiment se voir comme on voit un autre ?

" Le corps est la meilleure image de l'âme ". Cette remarque de Wittgenstein, tirée des Recherches philosophiques, convient bien pour rendre compte de la connaissance que je prends d'autrui : ses actions, ses paroles, ses gestes, mimiques, etc., sans être son âme, l'exprime, la manifeste, l'incarne (je laisse de côté ce qui en toute rigueur distingue l'expression de la manifestation et de l'incarnation...). Quant à ce que moi-même, je ressens, pense etc., à première vue, j'en ai connaissance immédiatement, sans passer par l'observation physique de moi, ou, plus exactement, sans passer par l'observation de moi en tant qu'être physique. Certes autrui, éclairé par la remarque de Wittgenstein, pourrait me recommander de me voir comme si j'étais un autre et, par exemple, pour évaluer l'intensité de mon amour pour telle personne, de prendre en compte, non ce que je ressens " au coeur de mon intériorité ", mais ce que je fais, dis etc. en relation avec ladite personne. On conviendra qu'un tel effort, sans doute instructif, reste malaisé et que les leçons qu'on en tire coexistent souvent, sans les modifier, avec celles de l'introspection. 

Or, un texte d' André Gide, tiré de Si le grain ne meurt, évoque une connaissance de soi qui paraît étrangement dériver immédiatement d'une interprétation de son propre corps, précisément de son propre visage. En voici les premières lignes où l'auteur se décrit en tant que poseur :

" Depuis que j'avais posé pour Albert (il venait d'achever mon portrait) je m'occupais beaucoup de mon personnage ; le souci de paraître précisément ce que je sentais que j'étais, ce que je voulais être : un artiste, allait jusqu'à m'empêcher d'être, et faisait de moi ce que l'on appelle un poseur. Dans le miroir d'un petit bureau-secrétaire, hérité d' Anna, que ma mère avait mis dans ma chambre et sur lequel je travaillais, je contemplais mes traits, inlassablement, les étudiais comme un acteur, et cherchais sur mes lèvres, dans mes regards, l'expression de toutes les passions que je souhaitais éprouver. Surtout j'aurais voulu me faire aimer ; je donnais mon âme en échange." (Souvenirs et voyages, Gallimard, La Pléiade, p. 235)

Jusqu'à présent, rien de bien surprenant. Comme un dandy ou un comédien, le narrateur veut se faire un corps à l'image de son âme, que le ressenti de celle-ci soit réel ou désiré réel. Les lignes qui suivent sont en revanche plus surprenantes :

" En ce temps, je ne pouvais écrire, et j'allais presque dire : penser, me semblait-il, qu'en face de ce petit miroir ; pour prendre connaissance de mon émoi, de ma pensée, il me semblait que, dans mes yeux, il me fallait d'abord les lire. Comme Narcisse, je me penchai sur mon image ; toutes les phrases que j'écrivais alors en restent quelque peu courbées." (ibid.)

On note, c'est précieux,  que le narrateur ne prétend pas décrire le processus réel de la connaissance de lui-même, mais bien plutôt ce que, du présent de son écriture, il juge lucidement n'être qu'une opinion sur ce processus. 
Reste tout de même la singularité du processus imaginé : il découvrirait sa pensée sur son visage comme il le ferait de la pensée d'autrui s'il était face à lui. En toute rigueur, la comparaison que Gide fait avec Narcisse n'est d'ailleurs  pas tout à fait justifiée car, à la différence du narrateur, Narcisse ne se découvre pas à travers son reflet mais croit découvrir un autre que lui à travers sa propre image, tel un animal qui n'aurait pas atteint le stade du miroir... Et quand Narcisse réalise que c'est lui qui se reflète dans " la source limpide dont les eaux brillaient comme de l'argent " (Ovide, Métamorphoses, III, Folio-Classiques, 1992, p. 119), ce qu'il voit de son image ne lui apprend plus rien sur lui-même.

Une énigme psychologique semble alors apparaître : comment peut-on passer de la comédie où il s'agit de jouer un rôle à l'étude où il s'agit de savoir qui on est ? Comment  l'apparence qu'on maîtrise se transforme-t-elle en apparence qui nous instruit ? Comment fait-on étonnamment autre ?

La solution, qui fait disparaître du même coup l'énigme, est peut-être que le narrateur ne fait que  passer d'un faire-semblant à un autre, l 'ultime pose étant de se faire croire qu'on a perdu l'accès direct à son esprit. Il semble en tout cas que, s'il ne s'agissait pas d'une comédie faite à soi-même, qu'on pourrait qualifier de mensonge à soi-même ou de mauvaise foi, voire d'illusion, la reprise par soi du cogito deviendrait strictement impossible : si la seule preuve de ma pensée était l'image de mon visage pensant, il suffirait de douter de la réalité de cette image pour douter de la réalité de ma pensée, le doute lui-même n'apparaissant pas autrement que sous la forme, peut-être, d'une certaine moue, en tout cas sous une forme corporelle.

S'il ne s'agit pas d'une pose plus sophistiquée que les autres, cette aventure intime fait penser aux déformations de l'esprit, inattendues, quelquefois amusantes et toujours d'étiologie neurologique, avec lesquelles Oliver Sacks nous a familiarisés dans, entre autres, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau.

vendredi 31 juillet 2020

Déracinez-vous ! Contre les particularités.

Dans la revue L'Occident, en juillet 1902, André Gide a écrit des lignes qui valent contre tous les barrésiens d'hier et d'aujourd'hui :

" Pour que se forme et s'affermisse le sentiment d'unité d'un pays, il faut que les divers éléments qui le composent se mêlent, se croisent et fusionnent. La doctrine de l'enracinement, trop rigoureusement appliquée, risquerait, en protégeant et en accentuant l'hétérogénéité des divers éléments français, de les faire à jamais se mésentendre, de former des Bretons, des Normands, des Lorrains, des Basques, plus bretons, normands, lorrains et basques... que français. Rien de plus particulier que l'esprit de province ; de moins particulier que le génie français. Il est bon qu'il naisse des Français comme Hugo

 ... d'un sang breton et lorrain à la fois,  (Souvenirs et voyages, Gallimard, La Pléiade, 2001, p.5-6)

mardi 28 juillet 2020

Sarah est désormais introuvable !

Dans les Stromates (le mot grec peut se traduire par " mélanges ", voire, avec quelque anachronisme, par " patchwork "), Clément d'Alexandrie interprète allégoriquement le passage de la Genèse où Sarah, ne pouvant avoir un enfant d'Abraham, lui demande de féconder sa servante égyptienne, Agar. Cette dernière, enceinte du maître,  ne respectant plus alors sa maîtresse, Abraham la rend à Sarah pour qu'elle en fasse ce qu'elle veut.
Voici le texte de Clément dans la traduction donnée par Étienne Gilson dans son extraordinaire Histoire de la philosophie médiévale, publiée en 1922 mais citée ici dans l'édition de 1944 (Payot, 1986, p. 50) :

" La Sagesse (Sarah), qui cohabitait avec le fidèle - car il est entendu qu'Abraham est le fidèle et le juste - était encore stérile et sans enfants dans cette première génération, puisqu'elle n'en avait pas encore donné à Abraham ; et elle voulait à bon droit que le juste, qui avait encore à progresser, s'unît d'abord à la science du monde - car c'est le monde qui signifie allégoriquement l'Égypte - pour engendrer d'elle Isaac par la volonté de la divine providence. Celui qui s'est d'abord instruit dans les sciences peut donc s'élever de là jusqu'à la Sagesse, qui les domine, et d'où naît la race d'Israël. On voit d'abord par là que la sagesse peut s'acquérir par l'étude, puisque Abraham l'a fait, en passant des vérités les plus hautes à la foi et à la justice, qui sont de Dieu... Mais on voit en outre pourquoi Abraham (le juste) dit à Sarah (la Sagesse) : " Voici ta servante, elle est entre tes mains, fais-en ce que tu veux." C'est qu'il ne retient de la philosophie du monde que ce qu'elle a d'utile. En d'autres termes, Abraham veut dire : assurément, je prends la science du monde parce qu'elle est jeune, et je la garderai : mais ta science à toi, je l'honore et je la respecte comme la maîtresse absolue."

Aujourd'hui, il ne reste plus qu' Agar à aimer... 
Agar a certes de multiples visages, elle en change même quelquefois, elle n'est donc jamais lassante et il est même impossible de prévoir comment demain elle saura nous surprendre... 
Certes il existe encore dans la philosophie quelque chose qui s'appelle la métaphysique, mais son avatar le plus rigoureux ne cherche qu'à connaître le mobilier basique du monde, pour ainsi dire le squelette d' Agar... Cette métaphysique largement révisée à la baisse par rapport à ses ambitions ancestrales s'interrogera par exemple sur ce qu'est une propriété, au sens où l'on dit que telle telle chose a telle propriété. Éclairée par les sciences, elle vise en effet à en clarifier les fondements non scientifiques.
Elle ne nous donne malheureusement  aucune possibilité de trouver Sarah. Bien sûr abondent celles qui se font passer pour Sarah, mais qui se laisse désormais prendre à leurs pìèges ? 
Il arrive alors que, pour mieux vivre, on se fabrique de bric et de broc une poupée qu'on appelle Sarah...

vendredi 17 juillet 2020

Quand le corps accuse l'âme.

Fréquemment aujourd'hui on parle de nos devoirs par rapport à notre corps. Il n'est plus le tombeau de l'âme, c'est elle qui l'emprisonne. On reste certes dualiste (on a un esprit et un corps, radicalement différents) mais on a renversé la hiérarchie : c'est le corps qui commande et on doit lui obéir. On ne dit donc plus à la mode platonicienne : " Quel malheur d'avoir un corps ! " mais " Quel malheur d'avoir une âme ! ".
On pourrait croire cette pensée bien moderne, mais Plutarque dans Sur le désir et le chagrin attribue à Démocrite une manière de voir qui entretient avec ladite pensée une certaine ressemblance :

" Le procès du corps contre l' âme à propos des passions semble être ancien. Démocrite, rapportant la cause du malheur à l' âme, dit que si le corps obtenait de lui intenter un procès à propos de ce qu'il a souffert et du mauvais traitement dont il a été l'objet tout au long de la vie, et qu' il (i.e. apparemment : l' homme en question) devienne lui-même juge de l'accusation, il aurait plaisir à condamner l'âme, pour avoir détruit telle partie du corps par ses néglicences et l'avoir affaibli par les beuveries, pour avoir corrompu et déchiré telle autre partie par sa recherche des plaisirs, de la même façon que si un instrument ou un outil était en mauvais état, il accusait celui qui le manie sans ménagement." (Les débuts de la philosophie. Des premiers penseurs grecs à  Socrate, André Laks et Glenn W. Most, Fayard, 2016, p. 1041)

À noter trois différences (au moins) entre ce texte et l'antienne mentionnée : d'abord Démocrite est matérialiste et conçoit la psyché comme composée d'atomes, alors que bien souvent les adeptes des droits du corps reprennent, certainement sans  le savoir, le vieux dualisme cartésien ; ensuite, si l'on en croit un autre texte de Plutarque, Préceptes de santé, Démocrite en ayant cette pensée aurait eu en vue les individus nuisibles à la société, l'âme étant accusée de mal se conduire avec son corps et donc in fine avec autrui. Il semble donc que le procès que le corps fait à l'âme est justifié par des raisons morales. C'est en revanche par hédonisme ou eudémonisme qu'ordinairement on reproche à quelqu'un de ne pas donner à son corps ce à  quoi il a droit. Enfin, on doit aussi noter que si Démocrite utilise un vocabulaire juridique, il n'attribue au corps et à l'âme ni droit ni devoir.

Pour terminer, relevons qu'à la différence de Platon, dans le Phédon par exemple, Démocrite dans ces lignes juge que le vice de l'âme n'est pas un effet du corps, mais une cause du vice corporel.

vendredi 26 juin 2020

Pourquoi donc l'ours de La Fontaine a-t-il si mal raisonné ?

L'ours de la fable L'ours et l'amateur de jardins de La Fontaine est devenu un personnage philosophique depuis que Vincent Descombes en a fait en 2007 l'incarnation du mauvais raisonnement pratique. Voulant débarrasser le visage de son ami endormi d'une mouche, il lance sur l'insecte ennemi un pavé qui, dans un même élan, écrase et l'insecte et le dormeur. 
Manifestement Vincent Descombes était  fidèle à la morale de la fable, qui se conclut en effet par ces deux vers :

" Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami,
Mieux vaudrait un sage ennemi."

Mais d'où  vient cette ignorance ? Pourquoi l'ours raisonne-t-il donc si mal ? Plus généralement, pourquoi raisonne-t-on mal, pratiquement parlant ? La fable semble donner plusieurs raisons, mais à la fin une seule bonne se dégagera.

D'abord l'ours, parce qu'il vit seul, est porté à déraisonner :

" (...) la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés."

Première  piste : le raisonnement pratique se cultiverait en société. Ainsi, ayant observé d'autres ours raisonner à moitié et en souffrir, il aurait appris à corriger son raisonnement spontané.

Ensuite, la solitude permanente a engendré souffrance et tristesse :

" (...) tout ours qu'il était,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie."

Deuxième piste : le raisonnement pratique réussi aurait comme conditions bien-être et entrain.

On notera ensuite que l'échec mortifère, qui est au centre de la fable, est précédé d'un premier échec, véniel certes mais traduisant aussi un raisonnement pratique défaillant. En effet, l'ours, ayant rencontré un autre esseulé, et désireux, comme lui, de mettre un terme à sa solitude, chacun à cette fin voulant attirer l'ami potentiel chez lui, 

" l'ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens t'en me voir (...) "

L' amateur de jardins, lui, n'allant pas droit au but, y parvient grâce au nombre de ses détours :

" (...) Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas 
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai (...)"

Le premier raisonnement pratique de l'ours est distinct du second, fatal, puisque c'est, pourrait-on dire, un échec au premier degré. En plus, il est causé par une connaissance insuffisante de l'esprit humain, moins modifiable que l'ours ne le  croit (le second sera causé par en quelque sorte une connaissance insuffisante du corps humain, plus modifiable que l'ours ne le pense).
Reste que la paire d'amis se crée. S' y instaure une division du travail manifestement au service de l'ami humain mais contentant les deux. À  l'occasion, relevons la sottise probable de l'ours, troisième facteur explicatif du catastrophique raisonnement pratique :

" Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours allait à la chasse, apportait du gibier ;
Faisait son principal métier 
D'être bon émoucheur ; écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé 
Que nous avons mouche appelé."

Quelle surprise !  L'ours a tué son ami en réalisant une tâche habituelle, qu'il savait donc faire, sans compter qu'il réalisait correctement d'autres fonctions, à première vue plus élaborées, comme chasser... Les pistes antérieures perdent, semble-t-il, de leur crédibilité. Reste la sottise. Mais comment peut-elle causer l'échec d'un savoir-faire ? 

" Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer,
Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je l'attraperai bien, dit-il (...) "

On retrouve l'idée de la souffrance comme corruptrice du raisonnement pratique. Mais d'où vient le désespoir en question ? Il semble être intimement lié à une blessure d'amour-propre. Incapable d'accepter que la réalité résiste à son savoir-faire, l'ours, emporté par ce qui semble être une sorte de colère, règle mal son problème pratique parce que les passions le rendent précipité et inapte à régler le problème théorique des effets d'un pavé sur un visage. 
L'erreur dans le raisonnement pratique s'enracine ici dans l'erreur théorique d'un praticien certes exercé mais blessé. S'il n'a pas bien ajusté le monde à  ses désirs, c'est d'abord parce qu'il n'a pas correctement ajusté les représentations de son esprit au monde.
Il visait juste sans penser juste.







samedi 13 juin 2020

Contexte de découverte et contexte de justification.

Dans le Tractatus theologico-politicus, Spinoza contextualise à l'extrême la Bible, manière de faire comprendre que le sens du texte dit sacré n'est accessible que si on connaît tout des conditions historiques dans lesquelles il a été écrit, tout des caractéristiques psychologiques et des intentions de ses auteurs, tout de la langue hébraïque dans laquelle il a été formulé. Pas étonnant que Spinoza en conclue que, ces connaissances contextuelles faisant souvent défaut, ce que veut dire tel passage de la Bible est tout simplement inintelligible. Dit autrement, pour justifier le sens du texte, il faut découvrir, en dehors du texte, des faits historiques qui l'expliquent. 
Mais faut-il toujours reconstituer patiemment le contexte historico-culturel d'un texte pour en saisir le sens et pouvoir se prononcer sur sa vérité ?  

" Il n'en est pas de même à l'égard des choses que nous pouvons saisir par l'entendement et dont nous formons aisément un concept : les choses qui de leur nature se perçoivent aisément, ne peuvent jamais être exprimées si obscurément qu'elles ne soient facilement entendues, conformément au proverbe : À celui qui entend, une parole suffit. Euclide, qui n'a écrit que des choses extrêmement simples et parfaitement intelligibles, est aisément explicable pour tous et en toutes langues ; pour saisir sa pensée, en effet, et être assuré d'en avoir trouvé le vrai sens, il n'est pas nécessaire d'avoir une connaissance entière de la langue où il a écrit ; une connaissance très commune et presque enfantine suffit ; il est inutile aussi de connaître la vie de l'auteur, le but où il tendait et ses moeurs, de savoir en quelle langue il a écrit, pour qui, en quel temps, non plus que les fortunes du livre, les diverses leçons du texte et enfin quels hommes ont décidé de le recueillir. Ce que je dis d' Euclide, il faut le dire de tous ceux qui ont écrit sur les matières qui de leur nature sont perceptibles " (La Pléiade, p. 727-728).

Dit autrement, dès qu' un texte a un contenu rationnel, le contexte de découverte a une importance secondaire, le reconstituer servant seulement (mais ce n'est pas rien !) à faire une histoire vraie des découvertes de la raison humaine et donc, pour l'histoire des mathématiques, c'est bien sûr important de contextualiser les Éléments d'Euclide. Mais le point essentiel est plutôt de savoir si les justifications du contenu rationnel en question sont optimales.
Mettons cette distinction en rapport avec un fait récent : une nouvelle traduction de l' Éthique vient de paraître, basée sur un manuscrit découvert au Vatican en 2010. Or Spinoza a pensé non produire le système spinoziste mais écrire sous la dictée de la raison. Si on partage cette vue, cette découverte est donc anecdotique. En revanche, si on lui donne une grande importance, c'est qu'on lit Spinoza, comme lui a voulu lire la Bible, ce qui revient à enlever à son texte le statut de texte rationnel.

Le cas Spinoza à part, on voit ce qu'a d'insatisfaisant toute enquête visant à réviser à la baisse la portée cognitive des textes scientifiques par seulement une enquête exhaustive sur leurs conditions culturelles de production. Cette révision ne peut se faire que bien plus difficilement, c'est-à-dire en participant à la science déterminée dont ils sont les produits.

lundi 8 juin 2020

L'essentiel et le secondaire.

" On a toujours beaucoup plus de chances d'apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d'autres termes, c'est dans l'abstrait que se passe de nos jours l'essentiel (das Wesentlichere), et il ne reste plus à la réalité que l'accessoire (das Belanglosere) " écrit le narrateur dans L'homme sans qualités (I, 18). 

J'aimerais bien qu'il en soit encore ainsi aujourd'hui : qu'on apprenne " le plus essentiel " (c'est la traduction littérale de das Wesentlichere) dans les journaux et que ce soit " dans l'abstrait " qu' on y ait accès. 
Mais d'abord, depuis longtemps l'abstraction des mots est de plus en plus éclipsée par le concret des images. 
Et ensuite, " le plus accessoire " (Musil a employé ici aussi un comparatif) a envahi les journaux et tous les " supports informatifs ".

Il fut pourtant un temps où on pouvait opposer le sérieux du Monde par exemple à la frivolité, pour rester aimable, d' Ici-Paris ou de France-Soir. Il était facile en plus de ne jamais entrer en contact avec les journaux qu'on tenait pour sans intérêt (belanglos peut aussi se traduire de cette manière). Il suffisait de ne pas prendre en mains un journal, disons inessentiel ! Mais aujourd'hui, avec la rapidité de l'immatériel,  il faut être d'une vigilance presque divine pour ne pas recevoir sur notre écran le pire, confusément mêlé au meilleur. 
En effet, comme il est usuel depuis des décennies déjà d'associer à tort essentiellement le sérieux au dogmatisme, voire au mépris et à l'arrogance, comme aussi la compréhension du sérieux coûte généralement plus d'efforts que celle du ludique (même si le ludique distingué ne cesse de redoubler de finesse pour ne pas être confondu avec son frère populaire), les journaux dits les plus sérieux se plaisent à présenter mêlés l'essentiel et le secondaire et en plus, les deux traités à la manière joueuse et ludique, prenant pour modèle une certaine école, pour laquelle on ne doit apprendre qu'en riant et souriant. 

Et puis, qui prend encore vraiment au sérieux l'opposition entre l'essentiel et l'accessoire ? N'a-t-on pas, dira-t-on, le droit de penser que l'opposition elle-même est accessoire, car qu'est-ce que l'essentiel sinon ce qu'on prend pour tel ? Certes, il faut dire que dans l'histoire n'importe quoi, même l'inexistant, a été pris pour l'essentiel, ce qui rend spontanément sceptique quant aux chances de disposer un jour d'une détermination de l'essentiel qui ne soit pas qu'illusion ou expression de nos craintes.

Doit-on pour autant  renoncer à  " dégager l'essentiel " comme on renonce à une croyance théologique parce qu'elle dépasse de très loin le pouvoir de la raison ? Il va de soi que sans tomber dans un relativisme excessif,  l'essentiel recherché  ici se déterminera dans un cadre spatio-temporel fini en rapport avec un domaine déterminé.

dimanche 7 juin 2020

Le pessimisme faussement lucide.

" Aux époques où il semble que tout aille bien, alors qu'elles subissent intérieurement cette régression à laquelle sont soumises probablement toutes choses, sans excepter le développement intellectuel lorsqu'on lui refuse toute idée nouvelle et tout effort particulier, la première question à se poser devrait être celle-ci : que peut-on faire là contre ? Mais la confusion de l'intelligence et de la bêtise, de la vulgarité et de la beauté est, justement dans ces époques-là, si grande, si inextricable, qu'il paraît évidemment plus simple à beaucoup de gens de croire à un mystère au nom duquel ils proclament la dégénérescence progressive et fatale de quelque chose qui échappe à tout jugement exact et se révèle d'une solennelle imprécision. Il est parfaitement indifférent, au fond, que ce quelque chose soit " la race ", " le végétarisme " ou " l'âme " ; la seule chose qui importe,  comme dans tout pessimisme bien compris, c'est d'avoir trouvé l'élément inéluctable sur quoi se reposer." (L'homme sans qualités, p. 77-78)

Certes nous vivons à une époque où il semble que tout aille mal. Mais, si aux époques où on croit que tout va bien, c'est le contraire qui se passe, comme si le principe d'inertie s'appliquait au-delà des limites de la physique, il semble logique de conclure qu' aux époques où domine un pessimisme général, la régression poursuit tout aussi tranquillement son oeuvre, sauf qu'on pourrait croire que désormais et heureusement elle est bien identifiée. 
Or, Musil suggère ici qu'il n'en est rien, parce qu'il est complexe de déterminer en vérité ce qui dans la réalité est bien ou mal. Il doit donc y avoir dans l'ensemble des réflexions qui se veulent intelligentes sur, par exemple, la bêtise, des analyses tout à fait bêtes. Musil a en effet clairement lancé l'avertissement : " si la bêtise, en effet, vue du dedans, ne ressemblait pas à s'y méprendre au talent, si, vue du dehors, elle n'avait pas toutes les apparences du progrès, du génie, de l'espoir et de l'amélioration, personne ne voudrait être bête et il n'y aurait pas de bêtise. Tout au moins serait-il aisé de la combattre " (I, 16, p. 73-74). De cette bêtise à l'allure intelligente, parce qu'elle va, entre autres, avec le sentiment chez celui qui la manifeste de dépasser les apparences (dans ce cas, ce sont les apparences rassurantes qui sont, croit-on, percées à jour), Musil donne trois exemples de croyances pessimistes, inquiétantes par leurs affirmations, mais rassurantes par le fait que chacune pense avoir découvert la cause première du mal insidieux. 
De nos jours, ce pessimisme trop vite comblé, trop peu honnête, intellectuellement parlant, paraît certes moins malin que celui que cible Musil, vu qu' il est en accord, lui, avec l'air du temps. Mais, ayant le consensus doxique pour lui, il n'en est que plus redoutable. Ainsi, sans être en rien climatosceptique, pourrait-on légitimement penser que " le changement climatique " ou d'autre concepts mobilisant une masse de bonnes volontés manifestent aussi notre manière contemporaine de laisser tomber l'approfondissement de la complexité de la réalité. 
Bien sûr  on ne gagnera rien à  remplacer ces formules jugées au fond trop simples par une référence toujours répétée à " la complexité ".

samedi 6 juin 2020

La stupeur du philosophe.

" (...) À la suite de ces réflexions, Ulrich eut une curieuse inspiration. Il imagina que le grand philosophe catholique Thomas d' Aquin (mort en 1274), ayant à grand effort rangé dans un ordre parfait les idées de son temps, était allé plus loin encore dans cette entreprise ; et que, à peine achevé ce nouveau travail, resté  jeune par quelque grâce spéciale, et sortant par la porte voûtée de sa maison, une pile d'in-folios sous le bras, un tramway lui passait en sifflant sous le nez. La stupeur du " Doctor universalis " (ainsi appelait-on le célèbre Thomas), l'impossibilité où il se trouvait de comprendre, amusaient fort Ulrich." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74)

Philippe Jaccottet rend ici de manière très euphémisée ce qu'a fait Thomas après avoir mis en ordre les pensées de son époque. En effet Musil dit qu' " il est allé encore plus radicalement dans les profondeurs " (noch gründlicher in die Tiefe gegangen). Et pourtant la vue du tramway le laisse coi. Sa stupéfaction peut se comprendre de deux manières : soit le tramway prend du temps à  se dissoudre dans le thomisme, soit il est insoluble. Je suis enclin à choisir la deuxième option. Car si on prend le thomisme comme système, la machine " tramway " repose sur une physique inconcevable pour Saint-Thomas. Peut-on faire une parabole de ce petit récit amusant ? Aussi profonde et organisée que serait une philosophie, elle serait toujours mise en défaut par le développement des sciences et des techniques.
Marc-Aurèle avait exclu cette stupeur thomiste :

" Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini ; car tout est pareil en gros et en détail." (Pensées, VI, 37, La Pléiade, p. 1185)

On pourrait donner raison à Marc-Aurèle en se disant que les objets techniques ont beau changer avec le progrès des sciences, reste la nature humaine. Ainsi l' éthique demeurerait la partie incorruptible d'une philosophie réussie, la stupeur de Thomas prenant fin au moment où il verrait sortir du tram extraordinaire les hommes de toujours. 
Cependant la suite du texte de Musil suggère que les objets techniques ne sont pas seulement des éléments d'un décor ; le motocycliste, la championne de tennis et la nageuse paraissent inconcevables sans les gratte-ciel et l'électricité, au sens où leur corps assurément  et, semble-t-il aussi, leur ressenti sont " modelés " par l'environnement technique :

" Un motocycliste fonçait dans la rue vide, bras et jambes en O, et remontait la perspective dans un bruit de tonnerre ; son visage reflétait le sérieux d'un enfant qui donne à  ses hurlements la plus grande importance. Ulrich se souvint alors de la photographie d'une célèbre championne de tennis qu'il avait vue dans un magazine quelques jours auparavant ; elle se tenait sur la pointe du pied, une jambe découverte jusqu'au dessus de la jarretière, lançant l'autre dans la direction de sa tête, tandis qu'elle brandissait  sa raquette le plus haut possible pour attraper ue balle ; tout cela avec la mine d'une gouvernante anglaise. Dans le même numéro se trouvait la photographie d'une nageuse se faisant masser après la compétition ; auprès d'elle, l'une à ses pieds, l'autre à son chevet, se tenaient deux dames d'aspect sévère, en costume de ville ; la nageuse était couchée sur le dos, toute nue, un genou relevé dans une pose abandonnée, le masseur avait les mains posées dessus, il portait une blouse de médecin, et son regard sortait de la photographie comme si cette femme avait été dépecée et sa chair suspendue à une patère. Voilà ce que l'on commençait alors à voir, et ce sont des choses que l'on est bien forcé d'admettre d'une manière ou d'une autre, comme l'on reconnait l'existence des gratte-ciel et de l'électricité." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74-75)

Si l'on accepte avec Wittgenstein que le corps est la meilleure image de l'âme humaine, la conscience que la nageuse a de sa nudité ainsi que celle que les infirmières (?) et le masseur ont de la nudité de leur patiente semblent avoir une nouveauté que ne paraissent pas bien  rendre les concepts de pudeur, d'impudeur etc. Il n'est peut-être pas non plus correct de se référer à l'infantilisme pour désigner l'attitude du motocycliste ; du moins,  le qualificatif " infantile " paraît exiger des précisions contextuelles exigées par les modalités stupéfiantes de la manifestation de ce défaut.

Thomas était peut-être en droit de conclure que, même après réflexion, le tramway n'est soluble qu'en gros dans le système qui porte son nom.




mardi 2 juin 2020

Déménagement.

Je vais cesser d' honorer Ramón sur ce blog mais je continue sur Facebook dans le groupe Lectrices et lecteurs de Ramón Gómez de la Serna.
Ici je continue d'honorer tous les autres honorables !