lundi 16 novembre 2020

Julien Benda, bien avant Lucien Febvre, appelle à écrire une Histoire de l'amour.

" Un jour, il leur demandait de quand datait l'amour, — j'entends l'amour moderne, l'amour- luxe, l'amour savant, l'amour que l'on conduit au lieu qu'il vous conduise, et qui est au besoin sexuel ce qu'est la gourmandise à l'alimentation. Visiblement, ils ne se l'étaient jamais demandé, ils croyaient qu'il y a toujours eu des « amants », comme d'autres croient qu'il y a toujours eu des ouvriers, des banquiers. Ce serait pourtant intéressant de voir la genèse de cet amour, les conditions historiques de sa naissance, ses progrès. Gaston Pâris le fait dater du roman de Tristan. Comme s'il ne connaissait pas déjà l'amour-luxe, cet ancien qui soupire : " Je t'aimerai, ma chérie, bien portante ou malade "(Properce, II, XXI). Quel beau livre à faire : Histoire de l'amour." (Dialogue d'Éleuthère, Paris, Émile-Paul Frères, 1920, p. 149-150)

Très surpris de lire dans cet ouvrage de Julien Benda publié pour la première fois en 1911 un appel à écrire une histoire de l' amour, 30 ans avant l'article pionnier de Lucien Febvre intitulé La sensibilité et l'histoire : comment reconstituer la vie affective d'autrefois ? dans lequel on lit, sur la fin, les lignes suivantes :

" Nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, qu'on y pense. Nous n'avons pas d'histoire de la Mort. Nous n'avons pas d'histoire de la Pitié, ni non plus de la Cruauté. Nous n'avons pas d'histoire de la Joie. Grâce aux Semaines de Synthèse d'Henri Berr, nous avons eu une rapide esquisse d'une histoire de la Peur. Elle suffirait à montrer de quel puissant intérêt de telles histoires pourraient être... Quand je dis : nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, ni de la Joie — entendez bien que je ne réclame pas une étude sur l'Amour, ou la Joie, à travers tous les temps, tous les âges, et toutes les civilisations. J'indique une direction de recherche. Et je ne l'indique pas à des isolés. À des physiologistes purs. À des moralistes purs. À des psychologues purs, au sens mondain et traditionnel du mot. Non. Je demande l'ouverture d'une vaste enquête collective sur les sentiments fondamentaux des hommes et leurs modalités." (Annales d' Histoire Sociale, volume 3, 1-2, juin 1941, p. 18)

Éleuthère manifeste-t-il sa liberté d'esprit par rapport à l'histoire, telle que la concevaient ordinairement ses contemporains, ou bien reprend-il à son compte une idée exprimée déjà avant lui ? Julien Benda a-t-il une dette par rapport à Nietzsche et précisément à la deuxième partie de Humain, trop humain, intitulée Pour servir à l'histoire des sentiments moraux ?

dimanche 15 novembre 2020

L'erreur, condition de la beauté ?

 Le 18 avril 1925, Michel Leiris écrit :

" Il n'y a de beauté que dans l'erreur, l'erreur à qui l'on sait donner autant de beauté qu'à la vérité. Tous nos écrits ne doivent donc être que des tissus de mensonge, pour les autres comme pour nous-mêmes, mais présentés assez habilement pour que nous puissions être les premiers à nous prendre à leur piège.
Les religions, la magie, les sciences occultes, le merveilleux, la poésie, la pataphysique, toutes les formes de protestation contre la vie terrestre et de refus de s'adapter à elle, autant de magnifiques erreurs.
Je crois à mon éternité, parce que cette croyance est la plus haute erreur que je connaisse." (Journal 1922-1989, Gallimard, 1992, p. 99)

À la fin de sa vie, le 16 décembre 1982, il écrit :

" Pour pessimiste que je passe auprès de Z[ette] et auprès de bien des membres de mon entourage, je suis obligé de constater que, d'une manière ou d'une autre, j'ai toujours cru au Père Noël." (ibid., p. 763)
 
Le 8 juin 1973, il avait fait l'inventaire des avatars du Père Noël :

" Mes optimismes délirants :
vers l'âge de 20 ans, avoir cru que la poésie pouvait transfigurer la vie ;
en 1931, avoir cru qu'un long voyage me permettrait de faire peau neuve ;
vers 1934, avoir cru que l'Espagne - pas encore franquiste - pourrait être un pays où vivre (je parlais d'y acheter une maison) ;
en 1944, avoir cru que la Libération allait changer la France*
et plus tard, avoir considéré la Chine, puis Cuba, comme des pays en marche vers la perfection...
D'une manière générale : avoir sous-estimé - en dépit de mes craintes - l'horreur que serait le vieillissement (Leiris a 72 ans quand il écrit ces lignes) ; quant à l'évolution du monde, m'être fié à l'idée de " progrès " (ce progrès devrait-il passer par la dure phase de la Révolution).
Et j'en oublie ! Ainsi :
avoir cru que l'ethnologie serait utile aux peuples ethnographiques ;
avoir compté sur la psychanalyse pour être plus heureux ;
m'être imaginé qu'on peut se reposer sur l'idée qu'on a une oeuvre derrière soi (comme si 1) cette oeuvre n'avait pas toute chance d'apparaître, voire de s'avérer - rétrospectivement - dérisoire et comme si 2) la seule chose qui puisse importer n'était pas l'activité présente**)
* Et que la fin de l'hitlérisme serait la fin du racisme.
** De même que ce n'est pas de ses conquêtes passées (celles d'hier, et non d'aujourd'hui ou de demain) que s'occupera Don Juan. D'ailleurs, n'est-ce pas s'avouer déjà défunt que " se reposer sur ses lauriers " ? (ibid., p. 663)



samedi 14 novembre 2020

Amour craintif et amour audacieux.

 À la date du 10 décembre 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" L'amour craintif : serrer une partie du monde extérieur pour avoir l'illusion d'en conjurer les lois. Désir d'un amour partagé : être tout l'univers pour une fraction de l'univers, afin de pouvoir croire que notre fin sera la fin du monde.
On fait l'amour comme certains disent leur chapelet pendant l'orage." (Gallimard, 1992, p. 83)

Ce jour-là, Michel Leiris n'a écrit que ces quelques lignes, venant après cette courte phrase :

" " Le mauvais génie d'un roi " (les rois peureux, cloîtrés, s'ennuient enveloppés de longs manteaux, le sceptre pointé en l'air (sic) pour déjouer la foudre, derrière une grille de lance)."

À première vue, la pensée d'un pouvoir militaire sur la défensive a conduit le diariste à celle d'un amour peureux, cloîtré, réactif.
Me demandant ce qui serait l'opposé de cet amour-remède, je trouve l'amour-exposition des cyniques Hipparchia et Cratès :

" Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." ( Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 97, Le Livre de Poche, 1999, p. 760)

C'est l'amour audacieux : s'unir à une partie du monde extérieur en vue d'en modifier les lois. Être vu de tout l'univers, uni à une fraction de l'univers, afin que notre fin soit la fin de tous.
On fait l'amour comme certains disent leur speech à Hyde Park.

vendredi 13 novembre 2020

Que peut bien être une oeuvre d'art lyrique ?

 Le 23 Août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" Une oeuvre d'art est avant tout un parcours à effectuer : partir des moyens propres à l'art choisi comme mode d'expression, pour aboutir au lyrisme. J'aime Picasso et Masson, parce qu'ils partent de moyens proprement picturaux et parviennent au lyrisme. Je n'aime ni Braque, ni même Chirico, le premier parce qu'il part de la peinture et n'aboutit qu'à la peinture, - le second parce qu'il est prend déjà le lyrisme comme point de départ." (Gallimard, 1992, p. 61-62)

Les noms propres ici ne comptent pas à mes yeux et je ne crois pas pouvoir donner un sens très exact à ce que Leiris appelle le lyrisme. En tout cas, quelles qu'en soient les nuances, le lyrisme désigne en général une manière personnelle de s'élever à la hauteur de  quelque chose d'autre que soi-même. 
À partir de là, s'esquissent trois types d'oeuvre d'art : l'oeuvre d'art qui ne vise à rien faire  connaître d'autre qu'elle-même (la comprendre revient à explorer ses propriétés intrinsèques, formelles), l'oeuvre d'art qui vise directement l'affirmation d'une position d'élévation (elle semble alors être proche de l'oeuvre à thèse, à la différence  que l'oeuvre à thèse ne prétend pas être l'exposition d'une attitude strictement personnelle) et enfin l'oeuvre d'art qui indirectement par l' exploration des propriétés de la matière qu'elle travaille (il ne sera donc pas indifférent que ce soit le pastel ou la pierre ou autre chose), dépasse le formalisme, le matiérisme en incarnant dans cette même matière sinon une connaissance, du moins une manière personnelle de voir la chose jusqu'à laquelle elle s'élève, qu'il s'agisse d'une femme, d'un paysage, d'un événement etc. 
Prise dans le dernier sens, l'oeuvre d'art  aura des conditions différentes d'existence selon qu'on ait ou non une position réaliste concernant la hauteur des choses. Si l'on pense que seules les réalités vraiment élevées justifient l'oeuvre lyrique, alors on distinguera parmi les artistes les plus talentueux formellement ceux qui ont élevé à tort les choses sans valeur de ceux qui ont su rendre hommage dans leur art à la hauteur des choses.




mercredi 11 novembre 2020

Le doute cartésien comme métaphore d'un bombardement, certes libérateur.

 Dans De la littérature considérée comme une tauromachie, préface que Michel Leiris en 1946 écrit pour une réédition de L'âge d'homme, on trouve une référence inattendue au doute cartésien dans le cadre d'une description du Havre détruit par les bombardements de 1944 :

" Le Havre est actuellement en grande partie détruit et j'aperçois cela de mon balcon, qui domine le port d'assez loin et d'assez haut pour qu'on puisse estimer à sa juste valeur l'effarante table rase que les bombes ont faite du centre de la ville comme s'il s'était agit de renouveler, dans le monde le plus réel, sur un terrain peuplé d'êtres vivants, la fameuse opération cartésienne." (Gallimard, 1946, p. 11)

Leiris aurait-il risqué la comparaison si les bombardements, au lieu d'être alliés, avaient été allemands ? En tout cas, la comparaison incline à remettre en mémoire ce que, selon le même Descartes, peut gagner une ville à être, on ne dira pas reconstruite, mais du moins construite selon les plans d'un seul architecte :

" Ainsi ces anciennes cités, qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres ; toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés." (Discours de la méthode, deuxième partie).

Certes c'est Descartes qui lui-même a choisi de comparer ses opinions à une maison qu'il faut détruire pour la rebâtir à neuf sur des fondations inébranlables. Mais ce n'est pas la destruction d'une ville entière : en effet douter de ses opinions est une entreprise individuelle sans retentissement sur le collectif et sans même d'impact sur les actions de celui qui doute. D'où le malaise face à cette métaphore qui a sa part de justesse certes mais est aussi en partie inconvenante, ce qui en fait, il est vrai, le sel. L'autre limite de la métaphore est qu'elle évoque une destruction quasi instantanée. Or, on le sait, le doute cartésien ne foudroie en rien les opinions établies dans l'esprit : il est un lent travail de sape, difficile pour le sapeur et progressif dans ses effets : rien ne s'effondre d'un coup. Enfin on dira qu'un bombardement peut tout liquider, alors que le doute cartésien, loin de pouvoir tout raser, fait apparaître l'éternel indestructible, la pensée du cogito.

mardi 10 novembre 2020

Michel Leiris : un ton nietzschéen.

 À la date du 5 août 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" " Quand le diable devient vieux, il se fait ermite."
La plupart de nos désirs refoulés ne le sont qu'à cause de leur faiblesse ou de leur décrépitude et non grâce à la puissance de notre volonté. Nous sommes fiers de triompher de nos passions, car nous ne voyons pas qu'elles se sont usées d'elles-mêmes. En cela nous ressemblons en tous points à l'ivrogne qui reste sobre durant un certain temps à la suite d'une grande soûlerie, s'imaginant obéir à un sentiment de dignité, alors qu'il n'est mû que par les nausées et la crainte des maux d'estomac. C'est d'ailleurs ce mécanisme de sublimation qui nous permet seul de ne pas périr de dégoût quand nous regardons en nous-même.
La sublimation réalise une véritable transmutation des valeurs ; elle est la pierre philosophale de notre esprit, teignant pour nos yeux le plomb en or. Et peut-être l'existence de cet instinct est-elle l'unique preuve de l'existence d'un sens moral, puisque nous essayons tant bien que mal - en les rognant, les rembourrant, les maquillant - de faire cadrer nos actes avec un certain idéal. La différence fondamentale entre l'homme et l'animal résiderait plutôt dans cet instinct de sublimation que dans la faculté de concevoir et d'imaginer. La sublimation serait donc le signe même de l'âme, - mais aussi son noeud gordien, impossible à dénouer, puisqu'elle prouve tout aussi bien notre bassesse (nos désirs les plus nobles n'étant que des désirs bas sublimés) que notre dignité (le besoin d'idéal nous poussant à travestir l'abjection de nos instincts). Voilà cette " grandeur et misère de l'homme " dont parle Pascal, [noeud gordien que Dieu seul est capable de trancher]." (Gallimard, 1992, p. 55-56)


mercredi 7 octobre 2020

En rester au glaçon : " Efface l'imagination. Arrête cette agitation. Dans le temps, fixe le présent." (Marc-Aurèle, Pensées, VII, 29)

 " Un homme à qui l'on a bandé les yeux en lui expliquant qu'on allait lui trancher la gorge peut éventuellement, au moment où on lui place un glaçon sur le cou, juger faussement qu'il a mal, alors qu'en réalité il ne ressent qu'une sensation de froid. Toutefois, il nous semble intuitivement que ce qui lui apparaissait introspectivement, et qu'il aurait pu remarquer, s'il avait prêté suffisamment attention, et s'il n'avait pas été perturbé par sa crainte, est bien une sensation de froid, non de douleur." (François Kammerer, Conscience et matière. Une solution matérialiste au problème de l'expérience consciente., Éditions matériologiques, Paris, 2019, p. 99)

D'un point de vue stoïcien, non seulement on est capable de ne pas mal juger ce qu'on ressent, mais on a l'obligation de ne pas le faire et  au contraire celle de bien juger ce qu'on ressent. Ne pas rendre le monde affolant et faux en le doublant d'opinions précipitées, s'en tenir à ce qui se passe présentement sans anticiper douteusement et souvent faussement la suite. Certes si on ressent une douleur, celui qui me reproche de croire la ressentir formule une accusation injustifiée. Mais si on juge qu'on ressent une douleur, il en va tout autrement : le jugement peut en effet être faux s'il est causé par la crainte de bientôt ressentir la douleur en question.

Certes le stoïcisme ne préparait pas à affronter des simulacres d'égorgement, mais des égorgements réels, des tortures non psychologiques. Que fait théoriquement le stoicien s'il va être égorgé pour de bon ? Il ne peut plus compter sur le contrôle de son imagination mais seulement sur la révision à la baisse de ce que son imagination lui présente : ce qui va être égorgé, c'est son corps et pas lui-même en tant qu'esprit. Le bourreau ne peut pas nuire à son esprit, car ce dernier lui échappe. Le futur égorgé garde jusqu'au bout l'usage de son esprit : à lui d'en faire bon usage, c'est-à-dire de juger que le mal n'est pas à l'extérieur et qu'il ne dépend que de lui de l'éviter en connaissant la vérité sur la réalité. La vérité contient deux thèses, une descriptive : cet égorgement fait partie de la Pièce, une normative : il faut jouer la Pièce correctement jusqu'au final.

dimanche 4 octobre 2020

L'Idée platonicienne meurt à Delphes.

 Michel Leiris, en 1928, dans son journal, rapporte ainsi un de ses rêves :

" Je voyage à Delphes dans un pays montagneux, assez dangereux. J'arrive à Delphes et aperçois derrière le temple, toute une série de déserts qui s'étendent à perte de vue. Au bout de chaque désert, il y a une chaîne de montagnes. Derrière cette chaîne de montagnes, il y a un autre désert, limité lui-même par une chaîne de montagnes masquant un troisième désert et ainsi de suite. C'est l'ensemble de tous ces déserts limités qui constitue le vrai Désert, le DÉSERT en soi." (Gallimard, 1992, p. 131)

mardi 1 septembre 2020

Une nouvelle adaptation de l'allégorie de la caverne chez Cicéron : où le temps de l'otium est celui de l'erreur.

 Dans les Premiers Académiques, II, Cicéron reproche à Antiochus (d' Ascalon) d'avoir trahi la cause sceptique modérée, celle de la Nouvelle Académie, en opérant une sorte de retour vers un dogmatisme d'inspiration stoïcienne.

 Mais pourquoi a-t-il trahi ? Certains, écrit Cicéron, ont soutenu que c'était dans le seul but de se singulariser afin d'avoir une école à lui " dans l'espoir que les disciples qui le suivaient s'appelleraient Antiochiens ". Mais Cicéron l'explique par un autre motif, pas plus noble pour autant : par conformisme, il n'aurait pas pu supporter la pression exercée sur lui par les opinions philosophiques dominantes :

" Pour moi, je pense qu'il n'a pu résister à l'assaut de tous les philosophes réunis. Et en effet, sur tous les autres points, il y a bien des idées communes à tous les philosophes ; l'opinion des Académiciens (entendez la Nouvelle Académie) est la seule que les autres philosophes n'approuvent pas. Aussi a-t-il cédé." (Les Stoïciens, Gallimard, La Pléiade, 1962, p. 219-220)

Suit une comparaison qui est la raison d'être de ce billet. J'y vois un avatar de l'allégorie platonicienne de la caverne :

" Comme les gens qui ne supportent pas le soleil près des boutiques neuves, il s'est mis, tout suant, à l'ombre des Anciens Académiciens, comme ceux-là à l'ombre des terrasses."

Le soleil qui brille sur les Nouveaux Académiciens ne devrait pas être si brûlant, vu qu'il n'est plus l'astre du Vrai mais seulement celui du Probable. Mais c'est peut-être précisément la douleur que donne l'incertitude du Probable qui conduit à chercher l'ombre dans la terrasse platonico-stoïcienne de l'Ancienne Académie. Cette nouvelle mouture de l'allégorie platonicienne  a perdu de la sombreur de son modèle : plus de caverne, plus de prisonniers, juste des coins tranquilles à l'ombre. D'un autre côté, le soleil y a pris un air plus authentique, il chauffe à blanc  : loin de pouvoir le fixer sereinement, on y sue et on le fuit. On notera que l'otium est du côté de l'erreur et le business, le negotium en plein essor, du côté de la vérité.

La comparaison ne manque pas d'audace car elle semblait mieux convenir pour caractériser un fugitif du platonico-stoïcisme, venant trouver ombrage dans la pensée du Probable...

vendredi 21 août 2020

Remarque d'esprit wittgensteinien : des limites logiques de la gratitude.

 Dans Littérature et morale, André Gide écrit :

" Je ne peux pas plus être reconnaissant à Dieu de m'avoir créé, que je ne pourrais lui en vouloir de ne pas être - si je n'étais pas." (Journal 1887-1925, Gallimard, La Pléiade, p. 252)

Ne pas pouvoir ici  désigne  une incapacité non psychologique mais logique : être reconnaissant, c'est reconnaître la valeur d'un bien qu'on nous a donné et sans lequel on nous aurait sinon nui, du moins laissé en notre état (la reconnaissance est aussi la reconnaissance de la valeur du fait de donner un tel bien). La gratitude est donc liée à la pensée de ce qu'on serait, si le bien ne nous avait pas été donné. Dans ces conditions, le bien ne peut pas être notre existence elle-même, pour la raison qu'on ne peut pas concevoir ce qu'aurait été pour nous le fait de ne pas nous accorder un tel bien. 

Transposons aux parents et inversons le sentiment : je ne peux pas plus accuser mes parents de m'avoir créé que les remercier de ne pas m'avoir fait.

Wittgenstein avait expliqué que des problèmes insolubles naissent quand on utilise les mots en dehors de leur champ possible d'application (il pensait que tous les problèmes philosophiques sont de ce type, ce qui est discutable). La question de savoir si on nous a nui en nous donnant la vie pose un problème insoluble de ce type puisque nuire à quelqu'un suppose lui enlever un bien dont il aurait joui, si on ne lui avait pas nui. Certes on peut nuire à quelqu'un en lui enlevant la vie (même s'il n'est plus là pour se lamenter de la perte), mais on ne peut pas nuire à quelqu'un en ne lui donnant pas la vie, condition nécessaire des possibles nuisances et bienfaits. Donc notre vie comme le don de notre vie ne peuvent pas  être pensés comme des bienfaits justifiant nos remerciements.