La proposition LXXI de la quatrième partie de l' Éthique de Spinoza porte sur la reconnaissance, la gratitude (gratia) et revient à accorder le degré de reconnaissance maximal à l'homme libre, à l'égard des autres hommes libres, ses amis. Ce statut de la gratitude, dont la valeur n'est pas dépendante de la personnalité de qui la manifeste, revient donc à ne pas en faire automatiquement une valeur, dès qu'elle se manifeste chez n'importe qui.
Dans le scolie de cette proposition, Spinoza envisage deux gratitudes qu'ils condamnent : commençons par celle qu'il présente en second car la compréhension de la situation qu'il évoque n'est pas incertaine ; en effet, il s'agit de la gratitude de quelqu'un qui accepte les cadeaux d'un voleur, en échange du service consistant à dissimuler les objets volés. Spinoza défend que celui qui reçoit les cadeaux du voleur, sans pour autant lui rendre le service de lui cacher son butin, ne peut pas être qualifié d'ingrat car l'ingratitude est un mal alors que, dans ce cas, l'absence de gratitude du destinataire des cadeaux du voleur est un bien.
Mais c'est la première situation qui est l'objet de ce billet. D'abord, voici le passage que je commente, dans la traduction de Bernard Pautrat :
" (...) qui ne sait pas, par bêtise, rendre les cadeaux, n'est pas un ingrat, et beaucoup moins encore celui que les cadeaux d'une prostituée n'amènent pas à se mettre au service de sa lubricité, ni ceux d'un voleur à dissimuler ses vols, ni rien de tel."
Voici le texte latin, pour qui en a besoin :
" (...) qui prae stultitia dona compensare nescit, ingratus non est, et multo minus ille, qui donis non movetur meretricis, ut ipsius libidini inserviat, nec furis, ut ipsius furta celet, vel alterius similis."
La question que ce passage pose,est la suivante : le voleur veut cacher son butin, ça va de soi et c'est ce que le mot ipsius veut dire : ipsius furta peut être littéralement traduit par de celui-ci les objets volés (soit les objets volés par celui-ci). Mais ipsius libidini veut-il dire de celle-ci la lubricité ou bien de celui-ci la lubricité ?
Possibilité nº1 : la prostituée donne des cadeaux pour satisfaire sa propre lubricité.
Possibilité nº2 : la prostituée donne des cadeaux pour satisfaire la lubricité de qui les reçoit.
Généralement, les traducteurs de l'Éthique (du moins, Lantzenberg, Misrahi, Caillois, Pautrat) ont choisi la possibilité nº1, seul Maxime Rovère, dans sa traduction récente (Flammarion 2021) choisit la deuxième. À ma surprise, dans aucune de ces traductions, une note me met en évidence l'ambiguïté du ipsius (qui se décline au génitif singulier de la même manière pour les trois genres - masculin, féminin, neutre -).
Ce qui est sûr, c'est que les cadeaux sont faits par la prostituée : en effet Spinoza n'écrit pas en latin exactement ce qu'on traduit ici par les cadeaux d'une prostituée. Il utilise certes un mot désignant le cadeau (donum, ici à l'ablatif pluriel, soit donis), mais le mot est suivi de l'adjectif meretricius qui signifie de courtisane, de femme publique. On se trouve donc en présence d'une meretrix qui, selon la possibilité nº 1, fait ce qu'on a l'habitude d'attendre du client de la prostituée : elle achète son plaisir, ce qui, à nos yeux, transforme en fait paradoxalement le client en prostitué.
Aussi la traduction de Maxime Rovère est-elle plus attendue, mais elle se heurte à une objection grammaticale : vu que ipsius renvoie au voleur, pourquoi le même mot, juste avant, ne renverrait-il pas à la prostituée ? En plus, choisir la possibilité nº2 - qui a l'intérêt certes de faire de la prostituée une sorte de victime - nous confronte à une énigme comportementale : pourquoi donc la prostituée fait-elle des cadeaux à son partenaire, si c'est son plaisir à lui qu'elle vise ?
La prostituée spinoziste semble donc ne pas faire le métier de prostitution : c'est une femme qui a un désir de forniquer (c'est pour Spinoza un synonyme de lubricité - libido - cf l'explication de la définition XLVIII, partie III -) et qui, à cette fin, séduit, par des cadeaux un partenaire.
On peut comprendre que Maxime Rovère ait choisi une traduction plus dans l'air du temps, sans reprendre à son compte l'association de la femme à une sexualité tyrannique et l'idée donc spinoziste, qu'il est bon de ne pas contribuer à la satisfaction d'une telle sexualité, même si c'est celle d'autrui...
Si l'homme accepte de devenir l'amant de cœur d'une prostituée, laquelle donc se donne gratuitement à lui, il va devenir son protecteur, son souteneur, son proxénète selon la loi. C'est donc à bannir et son ingratitude sera pardonnée. En effet, l'homme se mettrait au service de la "lubricité" de la prostituée, car celle-ci continuera à exercer son métier. Pessimiste, Spinoza n'envisage pas le cas où, touchée par la grâce, la prostituée devient Marie-Madeleine. Il ne s'interroge pas non plus sur le cliché de la prostituée lubrique, qui en réalité doit péniblement et dangereusement gagner sa vie dans l'économie souterraine de la pègre. En outre, Spinoza n'envisage pas de parler, sans jugement moral ni hypocrisie puritaine, de "travailleuse du sexe", spécialisée dans les soins corporels et massages. À l'opposé, il y a eu les hétaïres comme Aspasie, qui ont aidé les grands hommes à se transcender. Aspasie a eu le même rôle que la prêtresse Diotime dans le Banquet de Platon. De son côté, Auguste Comte avait épousé une habituée du Palais-Royal, auditrice de son Cours de philosophie positive.
RépondreSupprimerIl y a une autre occurence de l'adjectif meretricius dans l' Éthique et elle renforce mon interprétation ; en effet, dans l' Appendice qui clôt la quatrième partie, le chapitre XIX porte sur amor meretricius ; littéralement, c'est l'amour de la prostituée (génitif subjectif : l'amour que ressent la prostituée). Lantzenberg a traduit l'expression par " amour sensuel " comme Caillois et Misrahi. Pautrat choisit " amour sexuel ". Rovère, encore ici, se détache des autres en choisissant " amour prostitué ". Si amor meretricius doit être traduit par " amour sexuel ou sensuel", cela confirme l'idée que la prostituée du passage commenté dans le post incarne exemplairement, au moins la femme ressentant le désir sexuel. Rovère est perspicace ici de noter que cet amor meretricius n'est pas libre (je lis en effet amour prostitué comme voulant dire amour esclave), par opposition à l'amour causé par la liberté de l'âme et non par la beauté du corps (cet amour libre est en effet évoqué dans le même chapitre). Bien sûr, si la prostituée exemplifie au mieux le désir sexuel féminin, ça en dit très long sur la représentation que Spinoza se fait des femmes. Mais allons plus loin, si meretricius veut juste dire sexuel ou prostitué, ça en dit long sur la représentation que Spinoza a du désir sexuel tout court, qu'il soit masculin ou féminin. Or, on a tout lieu de penser que c'est le désir humain qui est meretricius et donc, comme le dit bien Rovère ici, non libre : en effet dans le même chapitre, Spinoza qualifie cet amour meretricius d' " appétit d'engendrer qui naît d'une belle apparence " (Pautrat), pas de raison donc de penser que l'apparence ne peut pas être autant celle de l'homme que celle de la femme. Tout cela en dit long sur la méfiance spinoziste par rapport à la sexualité (on est loin d'une certaine image de Spinoza inspirée par la lecture de Deleuze).
RépondreSupprimerCette meretrix qui est donc la représentation de la sexualité humaine, pas étonnant qu'on puisse en tomber amoureux (cf le scolie de la proposition XLIV de cette même quatrième partie : " si l'on ne croit pas moins fous ceux qui brûlent d'amour et ne font nuit et jour que rêver à une maîtresse (amasiam) ou à une prostituée (meretricem), c'est parce que d'ordinaire ils éveillent le rire. " (La Pléiade, 2022, p. 830)). Pas plus étonnant que ce désir sexuel partagé n'ait rien de plus que quelque chose de comique pour ceux qui sont indemnes d'une telle passion. Certes le philosophe, lui, ne peut pas être plus du côté des rieurs que du côté des pleureurs...
À mon avis, Spinoza aborde en toile de fond un problème existentiel pour le philosophe. Celui-ci n'est pas fait pour le mariage et la vie conjugale : après Socrate, Kierkegaard le redira. Dans les salons, le philosophe est un Alceste assomant. Son destin est donc d'aller chez les dames, et il doit s'inventer une morale pour cela. A contrario, le livre de Botul sur la vie sexuelle d'Emmanuel Kant est éclairant.
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