mardi 9 septembre 2025

Vivre le déterminisme au quotidien (10) : le fatalisme du Jacques de Diderot.

Partageons quelque peu la vie de Jacques, le valet fataliste, personnage de l'oeuvre de Diderot, Jacques le fataliste et son maître
Dès les premières pages du récit, dans un coup dur, le domestique dégaine sa ritournelle fataliste :

" Voilà le Maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : " Celui-là était encore apparemment écrit là-haut..."." (Contes et romans, La Pléiade, p. 670)

Le fatalisme, croyance de pauvre diable ? Imagine-t-on le maître dire la même chose que Jacques ? Jacques se console à l'idée que son malheur est nécessité : les coups de fouet ainsi font moins mal à son amour-propre. Il suffit d'avoir le corps battu, si en plus on doit souffrir de regret ou, pire, de remords... Mais le maître a tout à perdre à n'être qu'un bras programmé : que déjà sa colère terrible lui échappe, si, en plus, il ne peut pas s'en flatter et doit la voir comme un état du monde aussi nécessaire que l'usure du fouet au contact du cuir  de Jacques... 
Certes, si le maître de Jacques devait rendre des comptes à son propre maître, qu'on imagine ce dernier sous la forme d'un plus puissant ou carrément de Dieu, alors le fatalisme pourrait lui servir d'excuse, comme l'a fait le rôle de Hitler pour certains accusés du procès de Nüremberg, mais en ce temps, la domination du maître sur le domestique est " une prérogative traditionnelle " (cf la note 2 p. 1208) et donc le maître ne gagnerait rien à copier le refrain de la victime.
En revanche, à une autre victime que lui, une femme, blessée en tombant  de cheval et qui se retrouve dans une posture indécente, Jacques apprend à chanter sa chanson :

" Consolez-vous, ma bonne,  il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de monsieur le docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon maître ; c'est qu'il était écrit là-haut qu'aujourd'hui , sur ce chemin, à l'heure qu'il est monsieur le docteur serait un bavard, que mon maître et moi nous serions deux bourrus, que vous auriez une contusion à la tête et qu'on vous verrait le cul." (p. 671)

Mais ce Jacques parle-t-il comme moi dans mes billets sur le déterminisme ?
Pourrais-je dire que tout dans ma vie était écrit là-haut ? Oui, comme je pourrais aussi bien m'écrier " Dieu l'a voulu ! " ou " Mektoub ". Sans ironie mais par facilité, comme on dit, le matin, que " le soleil se lève ", sachant que c'est la Terre qui tourne autour de lui ; par convention, aussi bien, comme on dit en espagnol " tus papas ", pour désigner le père et la mère de la personne à qui on s'adresse. Mais, au fond, on n'y croit pas, car la métaphore de l'écriture, du texte contient précisément ce qu'on élimine dans le déterminisme métaphysique qu'inspirent les sciences, précisément un auteur, un sens, des décisions, autrement dit, tout ce qu'on peut associer aux buts, aux fins, au finalisme.
Et puis, Jacques supprime la faute , mais  voyons de plus près : la femme en question était portée en croupe d'un cheval monté par le docteur, un chirurgien. Ce dernier a fait tomber sa compagne en se retournant dans le but de s'adresser à Jacques et à son maître. C'est clair que ce mouvement est nécessité par l'ensemble des mouvements passés du corps du docteur et de tous les corps du monde mais c'est justifié aussi bien de qualifier ce mouvement d' " irréfléchi ", de " maladroit ", d' " imprudent ", etc. Cette caractérisation cerne bien le fait que ce mouvement n'appartient ni à l'ensemble des réflexes ni à celui des mouvements maîtrisés, tels ceux du comédien sur scène ou du sportif en compétition : le chirurgien a donc fait un mouvement machinal, dont on convient en général de dire qu'on en est responsable, par manque d'attention, par exemple. Certes le docteur ne pouvait pas faire un autre mouvement que ce mouvement machinal, mais il est justifié de ne pas s'adresser à lui comme s'il avait le syndrome de Tourette. On dira que ce mouvement machinal n'est pas moins subi par le docteur que s'il était victime du syndrome en question :  tout à fait, mais qualifier son geste de machinal est non seulement juste théoriquement (le geste est classé correctement dans la typologie des gestes) mais aussi pertinent pratiquement (en qualifiant le geste de machinal, j'attire l'attention du docteur sur le fait qu'à l'avenir moins de précipitation lui permettra d'éviter des effets aussi indésirables). Le chirugien a certes fait ce qu'il devait (müssen) faire, sans  faire ce qu'il devait (sollen) faire. Préoccupé de frayer en lui le chemin  d'une obligation qu'on juge précieuse, on ne commet pas l'erreur de ne pas appeler " faute " sa brusquerie, ce qui augmenterait le risque que ce comportement dangereux se renouvelle à l'avenir.

Pour finir, on notera l'originalité du texte de Diderot : au moment même où le narrateur présente un personnage fataliste, qui croit donc faux  que d'autres possibles que ceux réalisés existent , il multiplie la démonstration de son pouvoir souverain de réaliser les possibles exclus, mettant en relief ce qui a contrario caractérise la vie réelle : qu'il y a souvent des cadavres dans les placards, mais jamais des possibles en attente de réalisation...

" Si cela vous fera plaisir , remettons la paysanne en croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à nos deux voyageurs." (p.672)

Notre imagination peut bien s'exercer à imaginer des rencontres ou des non-rencontres qui n'ont pas eu lieu ; elle montre ainsi sa plasticité mais ne nous apprend strictement rien sur la réalité.

7 commentaires:

  1. Très fin sur le rapport et différence entre cause et raison ... Accordons pour rejeter tout statut ontologique au possible, mais ne peut-on parler de rapport à l'avenir qui certes n'est pas ...encore, mais comme anticipation en éventail de perspectives quand bien même il n'en adviendra qu'une ?

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  2. Comment en effet ne pas imaginer un éventail de possibles comme tous réalisables, et d'autant plus réalisables que la délibération est sage ! Mais la nécessité dans laquelle on est de choisir parmi des possibles imaginés ne nous apprend rien de vrai sur la nature de ces possibles, qui n'existent de fait que dans notre imagination. Reprenons l'exemple de la pierre de Spinoza : elle peut bien imaginer plusieurs trajectoires et croire par son initiative libre rendre une seule d'entre elles réalisée ; elle reste strictement déterminée à tomber comme elle tombe, vues les lois de la nature et son essence singulière. Cela revient à dissocier les croyances de l'expérience vécue de la connaissance de la réalité.

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  3. Il existe une connaissance, quand bien même non omnisciente, du possible et du probable. Qui ne repose pas que sur l'imagination, mais aussi la raison et l'expérience. Ce qui laisse entrevoir que l'homme n'est peut-être pas plus la pierre qu'un '"empire dans un empire".

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    1. Une telle connaissance du probable est d'autant meilleure que l'on vit dans un monde déterministe (on trouve cet argument déjà chez Voltaire par exemple).

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  4. Très juste. Disons que la question qui peut encore se poser c'est : si une connaissance du possible m'amène à mieux déterminer mon action en la resserrant vers une seule perspective qui soit la plus ajustée, si tant est qu'elle ne soit pas d'ailleurs déjà la seule nécessaire, ou si cette connaissance n'est pas justement ce qui me permet d'envisager un plus grand éventail de possibilités, de combinaisons, de variables. Ce qui ne va certes pas à l'encontre du déterminisme mais n'interdit pas un soupçon supplémentaire de souplesse à partir de conditions qui ne soient pas toutes des causes totalisantes. Mais je reconnais que ce n'est peut-être pas le plus satisfaisant sur le plan de la connaissance. M'enfin, comme le suggérait Nietzsche, une vie qui serait toute tissée de prédictibilité serait-elle encore viable ?

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  5. En effet on peut chercher à discerner le probable autant pour agir (ou penser) nous-même de manière probable pour autrui que pour agir (ou penser) de manière improbable pour autrui, le seul possible réel étant dans les deux cas celui qui se réalisera. Que l'infiniment improbable soit aussi nécessaire que le plus facilement déterminable par nous, n'empêche pas que nous ne pourrons jamais identifier présentement notre futur comme déterminé, sinon de manière plate et vague (je mourrai, je vieillirai etc.). La croyance dans le libre-arbitre est aussi nécessaire que l'impression que la Terre ne bouge pas et donc vivre en déterministe au quotidien empêche le total accord avec soi-même, vu que je vis nécessairement mon futur comme largement contingent.

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  6. Si nos façons de rendre raison de nos actes ne s'identifient pas strictement aux causes de l'acte, cela pose tout de même de sérieuses questions sur la notion de responsabilité. On dirait qu'on retrouve cette tension chez Anscombe et je dois dire que je ne comprends pas tout de comment elle assume en cohérence. Certes, Spinoza lui écartait déjà la notion de culpabilité morale pour celle de dangerosité pour les autres. Mais la thématique peut aller tout de même jusqu'à gêner aux entournures. En psychologie, on tend souvent à rapprocher l'idée de santé mentale avec une certaine unité de l'identité. En philosophie, et aussi dans le bouddhisme, on retrouve plus souvent une critique de cette notion d'identité comme fixe, autonome, etc. Ça amène à des questions parfois vertigineuses autour même de l'identification de ce qu'est soi pour soi ... Suis-je moi qu'un effet de convergence de causes qui cause à son tour l'acte ? Ou bien l'idée même d'un "moi" qui cause n'a plus vraiment de pertinence autre qu'une façon de comprendre et de rendre raison de l'acte ? On se retrouve dans la tension entre Davidson "une raison n'est pas qu'une interprétation non plus" et Wittgenstein "mais elle ne vous garantit pas de façon transparente d'être la cause" (si j'ai compris). Mais peut-on en tirer vraiment une conclusion radicale dans un sens où l'autre sans que ça ne pose une série de problèmes insolubles entre explication et compréhension ? Ou bien s'agit-il de se rendre à la conscience de ce point de tension et à ce qu'il peut avoir de fécond, tout en reconnaissant les limites auxquelles elle renvoie comme indépassables ? S'agit-il de se reconnaître en ce qui détermine ou de reconnaître les limites à s'y reconnaître, si j'ose dire ? J'admets que je trouve là un équilibre précaire qui n'est pas sans me poser de problèmes. Peut-être est-ce là quelque chose au coeur de notre condition humaine. Mais ne peut-on vraiment davantage éclaircir ? En contexte, il arrive souvent qu'on n'ait pas de doute sur la responsabilité de qui fait quoi, mais surtout le fait délibérément. Mais à partir du moment où notre raison ne fait que s'ajuster à la cause, ce qu'on appelle "délibéré" se nuance de beaucoup.
    Reste une toute petite éclaircie chez Glock qui dit que pour Wittgenstein les raisons ne causent pas nécessairement les acte mais que c'est Anscombe qui a systématisé l'idée que nos raisons ne sont qu'internes à nos actes. J'ai presque envie de dire ouf. Même si je ne comprends toujours pas comment elle relie son insistance à son propre moralisme assez strict. Si vous aviez juste quelques indices sur le sujet, je ne serais pas contre.

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