dimanche 15 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (4)

Ne plus utiliser le conditionnel passé pour décrire ce qu'on a vécu, c'est difficile mais c'est faisable. En revanche on ne peut pas se passer du conditionnel présent quand on délibère à propos de ce qu'on doit faire, que ce " doit " renvoie à une réflexion prudentielle (on cherche à agir efficacement en vue d'atteindre ses buts) ou à une réflexion morale (on cherche à agir bien). En effet, en fonction des hypothèses imaginées, on formule ses actions au conditionnel présent (" je ferais x si a ou je ferais y si b, etc "). Ce qui veut dire qu'on imagine une multiplicité d'actions possibles réalisables,  dans l'ignorance de la seule action déterminée à se réaliser.

Naturellement, sauf à tomber dans une sorte de fatalisme paresseux et faux, la délibération est une des causes nécessaires de l'action qui se réalisera. Cause précieuse comme en témoigne l'appel à réfléchir avant d'agir. Mais alors il faut accepter le fait que croire faussement dans une multiplicité de possibles réalisables est une condition du succès pratique. Ne pas y croire serait paralysant. 

On notera  que, s'il m'est indispensable de croire que je dois choisir parmi une multiplicité d'actions également réalisables, le succès de l'action choisie est, lui, conditionné par la connaissance des déterminations qui la rendent efficace.  Prenons un exemple simple : cuisinier, je délibère sur l'opportunité de faire tel ou tel plat pour telle occasion mais, une fois élu, le plat n'est faisable correctement que si j'ajuste mon action à ses lois de production.

Pour résumer, vivre en déterministe au quotidien coûte des efforts quand il s'agit de penser à ses actions passées (un d'entre eux est de supporter la blessure d'amour-propre causée par la disparition de l'aura héroïque du libre-arbitre) mais n'est pas faisable au moment de décider de ses actions à venir. La croyance dans la contingence de ses actions à venir apparaît comme essentielle à l'action humaine. Or, d'un point de vue déterministe,  elle est fausse  car il est incohérent  de croire dans la nécessité de mes actions passées et dans la contingence de mes actions futures.

La comparaison esquissée à la fin du billet précédent entre la vue naïve sur soi - croire qu'on est doté d'un libre-arbitre - et la vue naïve sur le soleil - croire qu'il tourne autour de la Terre - doit être affinée. En effet perdre l'illusion concernant le soleil est un gain pour la pensée et l'action, alors que perdre l'illusion concernant le libre-arbitre,  gain pour la pensée, revient à rendre impossible l'action humaine (réussie ou non).

Ainsi le déterministe radical, à la différence de l'indéterministe, est-il condamné à penser doublement et contradictoirement son action. Au cœur de l'action, il croit avoir à sa disposition une multiplicité de possibles réalisables, parmi lesquels il en promouvra un,  le hissant du statut de réalisable à celui  de réalisé. Après l'action, il sait que cette croyance est à la fois fausse et indispensable à l'action et plus généralement à la vie.

6 commentaires:

  1. Bon, vous avez anticipé pas mal de remarques que je voulais faire. Je simplifie donc. Ce que ce dernier billet expose : c'est toute la difficulté d'articuler point de vue temporel depuis le présent vécu local avec celui plus englobant, voire totalisant ... On pourrait dire d'une certaine façon que "du point de vue du présent : tout est contingent, du point de vue de la durée : tout est nécessaire" ... C'est compliqué vis à vis non seulement de notre condition empirique, mais ça l'est aussi pour les physiciens qui ne trouvent pas encore le moyen d'unifier les deux grandes théories fondamentales : relativité et physique quantique. Entre la conception du temps comme fleuve gelé et le principe d'incertitude, la possibilité d'intrication, et celle ou pas de variables non locales (et donc si causes simplement ignorées, très éloignées de celles qu'on connait, ou sinon : autre chose que causalité...), voire carrément la causalité inversée (là, trop de grand huit alambiqué pour moi), quand ce n'est pas la multiplication des réalités autant qu'il y a de possibles (idée que je n'aime pas, pas que pour des raisons théoriques, mais parce que la distinction entre possible et existant me paraît un outil de sagesse pratique important, à ne pas se laisser emporter par son imagination justement, néanmoins je rappelle que le possible n'est pas tributaire que de l'imagination... puisqu'il s'évalue en fonction du déjà réalisé connu, la notion de potentiel en physique pose aussi les choses différemment ...), bref y'a quelques loopings circonvolutionnaires et difficultés à négocier ... Je serais tenté d'un ironique "chaque chose en son temps quand bien même tout est déjà toujours dans l'ordre !" ... Néanmoins ne pas oublier que ce que vous soulignez dans le billet 3 n'a pas seulement une dimension théorique mais aussi une articulation pratique (contrairement au billet 4 où vous insistez plus sur la tension double) : ne pas s'enferrer dans le regret ou remord, puisque là c'est clair, le passé a eu lieu et on n'y reviendra pas, du moins pas depuis le point de vue spatio temporel où on se trouve, bein c'est une base bonne à rappeler : accepter n'est pas passivité, mais condition pour être actif, l'ornière de comparer ce qu'on est à ce qu'on devrait être idéalement (et pas qu'au sens moral) est très répandu, même s'il existe l'autre écueil, vous le rappelez, de la résignation trop rapide ! On n'a pas toujours une règle micromillimétrée pour distinguer ce qui dépend encore ou non de nous ...

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  2. Je me permets de renvoyer deuxième partie, c'est le plus important de ce que je veux vous soumettre.
    Ensuite, vous vous en doutez, je pense moi-aussi que, quoi qu'il en soit sur le plan ontologique du réellement possible, le point de vue présent par rapport à ce qui n'est pas encore réalisé pour nous demeure de première importance sur le plan empirique pratique. Et la notion de "clinamen épistémique" (c'est tiré par les cheveux oui) est amusante pour au moins penser l'épistémiquement possible articulé à des conditions déjà déterminées (mais si pas forcément les causes toutes, pas interdit non plus qu'elles ne soient pas toutes causes ... Même si je suis d'accord que la distinction entre épistémiquement possible et réellement possible a sa pertinence, son application nette fluctue un peu ... en fonction justement du point de vue temporel où on se place. Mais j'admets avoir un gros flou dans mon approche : le possible m'embarrasse ... parce que je ne veux ni lui accorder de plein statut ontologique ... puisqu'il n'est certes pas l'existant réel ... ni cependant le réduire totalement à l'imagination ou au toujours nécessaire du déjà réalisé. Pensez à la notion de potentiel physique.). Peut-être qu'on peut dire que même si tout est déterminé, ça ne signifie pas que tout l'est ... à l'avance ... Cela est vrai de toute éternité une fois réalisé, mais pas avant, et quand bien même tout serait fixé du point de vue de l'intégralité temporelle réalisée. Bref, j'admets que ce n'est peut-être qu'une différence dépendante du point de vue temporel pour ma part, mais c'est ma différence avec vous : le passé ne contiendrait pas toujours tout (même si une grande partie) à lui-seul du présent qui en advient mais qu'une fois celui-ci advenu et seulement une fois advenu, il ne peut y en avoir d'autre ... Et que ça n'empêche pas de concevoir le temps à la fois depuis un point présent comme flux ou à partir de celui intemporel qui engloberait la totalité de ce temps en un flux gelé, mais avec moins de frictions entre les deux que par un déterminisme intégral A L'AVANCE du futur par le passé.
    Et sur le plan intemporel : le futur déjà fixé n'implique pas d'avoir été intégralement déterminé par le passé fixé sans passer par quelque spécificité, pas de côté, du présent fixé avec son mot propre à dire. Bref une survenance d'étroite marge d'autonomie du présent non seulement déterminé par le passé mais se déterminant et déterminant le futur (cependant seulement en partie à chaque fois puisque ce futur est destiné lui aussi à se faire présent déterminé pour une part et se déterminant pour une autre tout en déterminant en partie ce qui le suivra. Je ne sais pas si mon propos tient en tous points, j'essaie juste.).

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    1. Le potentiel physique est identifié par une mesure permettant de prédire un comportement, je ne vois pas en quoi son existence (du potentiel ou de sa mesure) peut servir d'objection contre le déterminisme physique ici.

      Quant à la question de l'avance (vous semblez lire " tout est déterminé " comme voulant dire " tout est déjà écrit "), elle me suggère plus une croyance dans le fatalisme que dans le déterministe. Les événements qui auront lieu ici dans un an à l'heure présente ne sont pas déjà fixés maintenant puisqu'ils dépendent de l'ensemble des causes jusqu'à précisement cette date et cette heure. Je ne peux pas les dire déjà déterminés, déterminés à l'avance. Ce qui existe à l'avance, déjà, c'est ma croyance présente dans le déterminisme et le déterminisme en tant que tel comme processus, de manière générale, du moins si je suis réaliste. Mais sauf à penser le futur comme aussi réel que le présent (et le passé), position appelée quelquefois éternaliste - ce que je ne pense pas avoir fait dans les billets en question - tout n'est pas déterminé à l'avance.

      Ceci dit, vous semblez vouloir préserver une sorte d'autonomie du présent, en cela très proche de l'idée épicurienne du clinamen. Tout serait déterminé sauf quelques petits événements minuscules, qui ont des effets majuscules. Comme chez Lucrèce, cela paraît préserver la liberté au sens d'auto-détermination strictement imprédictible (même par un Dieu- démon de Laplace). À partir du moment où on tient le principe de causalité comme un principe de base de la connaissance,
      de tels événements sont inintelligibles, inconcevables. Bien sûr identifier le déterminisme comme un principe épistémique basique n'implique pas de le reconnaître comme une réalité ontologique absolue. On peut avoir un déterminisme idéaliste. Les billets peuvent se lire autant dans un cadre déterministe idéaliste (c'est ma connaissance qui est déterministe) que réaliste (ma connaissance connaît la réalité déterminée des choses).

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    2. Il m'a semblé à un moment que vous penchiez un peu plus en faveur du déterminisme ontologique qu'épistémique, mais je vous ai peut-être mal lu, je vous relirai, et si c'est le cas : autant pour moi ! Deux questions. Le potentiel est-il nécessairement la mesure permettant de prédire UN comportement ou peut-elle être la mesure permettant de prédire un éventail de plusieurs comportements possibles ? Et ici la question n'était pas pour moi celle du déterminisme lui-même. Mais celle du statut exact de la possibilité, comme seulement imaginaire pour le déterministe (billet 2).
      Une autre question enfin pour être sûr que nous entendions bien la même chose à propos de "pas à l'avance" : le déterminisme permet-il l'irréductibilité de la multiplicité des chaînes de causes à effets en une seule ? Et surtout si oui : est-ce justement seulement épistémiquement ? Ou bien aussi possiblement ontologiquement ?? Quant à l'intelligibilité conditionnelle du déterminisme comme principe strict, elle demeure tout de même plus difficile quand on interroge l'idée de cause première ou de remontée infinie de la cause ... De plus, Hume considérait que nous ne percevons pas strictement la connexion causale, et Wittgenstein que quelle que soit la haute pertinence et efficience du déterminisme causal, la causalité n'était pas une nécessité logique. De même que le significatif, donc aussi l'intelligible, peut parfois tenir davantage du simple descriptif que de l'explicatif. Ce qui ne signifie certes pas cependant que ce soit plus satisfaisant intellectuellement. Ni curieusement nécessairement toujours moins (puisque plus circonscrit à moins spéculer sur les causes ignorées, mais là il faudrait exposer différents champs d'investigations, notamment en physique quantique entre école de Copenhague et les autres ..., psychologie : les expériences de Libet avec son hypothèse du droit de veto par exemple, ou sur la distinction entre cause externe et interne, ou sur certaine raison qui ne serait pas que cause interne, le tout certes très discutable, ce qui nous emmènerait trop loin ou surtout long ....).

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  3. Il y a deux possibilités : soit on n'empêche pas le déterminisme épistémique de glisser quasi logiquement vers un déterminisme ontologique pur absolu (où la seule limite à la prédiction ne repose alors que sur l'ignorance) en exposant uniquement les arguments propres au déterminisme, soit on expose aussi les arguments au moins possibles à un déterminisme ontologique partiel non absolu (tout n'est pas écrit à l'avance, non seulement épistémiquement, mais aussi ontologiquement et voilà en ce cas les arguments, etc). Je vous ai relu. Pour que vos billets puissent réellement se lire autant dans le sens déterminisme épistémique qu'ontologique, ça implique de se poser aussi un peu plus la question des arguments propres à un déterminisme non absolu ontologique (non pas pour prendre parti, mais pour montrer justement en quoi déterminisme épistémique n'amène pas forcément à celui ontologique, c'est à dire la possibilité que ce ne soit pas uniquement en raison de l'ignorance. On peut par exemple proposer un développement des théories du chaos, pas seulement sur le plan épistémique, mais ontologique puisqu'on fait ici de la philosophie : et un des arguments possibles à l'irréductibilité de la pluralité des causes sur un plan ontologique, donc à l'articulation du déterminisme et de l'imprévisibilité - sur ce même plan, serait de supposer une sorte de clinamen, de décalage, de "saut" dans l'enchaînement (à rappeler : le clinamen version grecque n'est pas à proprement parler non causé, c'est l'atome qui le cause, en revanche : c'est le temps et le lieu du clinamen qui est indéterminé avant d'advenir). Sans compter la question contemporaine de comment rendre compatible la conception de l'espace temps d'Einstein (qui "fleure" le démon de Laplace, certes en plus complexe) et le principe d'incertitude d'Heisenberg ... Il y a certes plusieurs possibilités théoriques. Celle du clinamen propose de quoi "briser le destin des physiciens" comme on dit parfois. Et nombre de physiciens adhèrent à cette idée. Mais oui, pas tous ... ! Dans l'absolu, et dans l'état actuel des connaissances et de nos moyens de mesure, on ne sait et on ne peut pas trancher définitivement. Lorsqu'on assiste à un changement d'état d'un phénomène physique, et qu'il n'existe aucun indice physique ou mesure pour justifier de cette modification des conditions initiales, il y a deux possibilités : soit on suppose encore une variable cachée, soit on se rend compte qu'on peut aussi bien s'en passer. Bien sûr les deux seront insuffisantes mais tout aussi intelligibles (aussi bien en possibilité qu'en limite épistémique, du moins jusqu'à preuve d'un nouvel élément de connaissance) et rationnelles (qu'on suppose une variable "cachée", ou "non locale", ou qu'on mise sur leur non nécessité). Mais philosophiquement, on peut davantage pencher en faveur d'une conception, et cela devient difficilement esquivable de se prononcer un peu plus lorsqu'il s'agit d'orienter et éventuellement de développer la recherche et la théorie qui va avec, voire son regard sur sa vie, quand ce n'est pas quelque chose de son attitude vis à vis de celle-ci, non ... ? Quant à ma propre position, elle est bien sûr plutôt d'essayer de contrer le déterminisme ontologique absolu.

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    1. Un des moyens de contrer le déterminisme ontologique absolu est le kantisme : le déterminisme ne vaut que dans le cadre de la connaissance scientifique de l'homme (phénoménal) ; l'homme nouménal (en soi, et non tel qu'il apparaît à l'homme) est inconnaissable et doit être pensé tel que l'exige la morale (c'est-à-dire comme doté du libre arbitre).

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