lundi 1 décembre 2025

Cours élémentaire de philosophie (7) : l'inconscient (1)

Quand, dans la conversation de tous les jours, quelqu'un parle de " l'inconscient ", on pense spontanément qu'on désigne ainsi une personne de sexe masculin qui, soit  a perdu connaissance, soit est irresponsable, irréfléchie, imprudente et dangereuse pour elle et/ou pour les autres.
Dans les deux cas, on fait tout le possible pour qu'elle sorte de son inconscience : on la réanime ou on agit sur elle en vue de la rendre réfléchie (par l'éducation, par la punition, par l'aide psychologique, par des médicaments, etc.).
Tout cela est si simple que vous vous doutez bien que l'inconscient, qui entre en scène aujourd'hui, celui qui est au programme des classes de philosophie, n'est pas cet inconscient dont je viens de parler.

Pour se familiariser avec l'inconscient au sens où on en parle dans les cours de philosophie, on va partir d'une situation ordinaire : ça nous est arrivé déjà à toutes et à tous de dire ou d'écrire un autre mot que celui qu'on veut dire ou écrire ; à une telle occasion, on parle de lapsus. 
Ce lapsus, qui est gênant ou pas, amusant ou pas, remarqué ou pas par celui qui le fait et/ou par les autres, peut être expliqué par le manque d'attention, la fatigue, etc. Si c'est le cas, la solution est simple pour que ça ne se reproduise plus : se reposer, se concentrer, etc.
Mais vous savez que de ce lapsus, on dit ordinairement aussi qu'il est révélateur. De quoi ? De quelque chose que je ne voudrais pas dire ou écrire mais qui, malgré ma volonté, sortirait quand même de ma bouche ou de mon stylo.
Quand on explique un lapsus de cette manière, on dit qu'on l'interprète : interpréter, c'est ici donner une signification à quelque chose, lui donner un sens, affirmer que la chose veut dire quelque chose, qu' elle correspond à une intention, à un message. 
On voit immédiatement que ce n'est pas pertinent de tout interpréter : par exemple, le cycle de la lune  a des causes (en rapport avec la position de la Lune par rapport à la Terre et au Soleil, etc.) mais il ne veut rien dire, sauf si on croit dans un dieu ou une déesse de la Lune qui enverrait des messages aux humains par l'intermédiaire de ce que nous voyons de notre satellite. On voit aussi immédiatement qu'il y a des choses qu'on ne peut pas ne pas interpréter, comme les oeuvres d'art (c'est ordinaire et justifié de parler dans ce domaine de messages, de significations, d'intentions). Mais, pour le lapsus, ce n'est en effet pas évident de savoir s'il faut l'interpréter ou pas.
C'est pour cette raison que la personne, à qui on dit que son lapsus est révélateur, a deux manières de réagir : soit refuser l'interprétation en disant que son lapsus a juste des causes, par exemple elle a très mal au ventre et ne prête pas beaucoup d'intérêt à ce qu'elle dit ; soit accepter l'interprétation.
Si elle accepte l'interprétation, deux cas se présentent : soit la personne a conscience de ce qu'elle se retenait de dire quelque chose (parce que ça la gênait, parce que c'était interdit d'en parler, etc.), soit elle  n'en avait pas conscience.
C'est ce dernier cas qui va nous mettre sur la voie de ce qu'on appelle l'inconscient : en effet cette personne doit donc reconnaître qu'il y a en elle, dans son esprit, quelque chose qu'elle ne connaît pas et qui s'exprime malgré elle en plein jour. On voit immédiatement alors la relation avec le problème de la conscience : s'il y a dans l'esprit de chacun quelque chose comme ce dont je viens de parler, la conscience est très limitée car elle ne  connaît pas cette chose et, en même temps, ne la contrôle pas. À la question : ma conscience me donne-t-elle une connaissance de moi-même ? on devrait donc  répondre que, s'il y a un inconscient, cette connaissance est forcément partielle et insuffisante. 

Cette chose, depuis la découverte de la psychanalyse par Sigmund Freud au début du 20ème siècle, on l'appelle l'inconscient. À vrai dire, pour ne pas vous tromper, je devrais écrire : depuis la découverte ou l'invention de la psychanalyse, car en effet certains philosophes (comme Alain par exemple) ont pensé que l'inconscient est non une réalité découverte, comme l'Amérique ou le virus du Sida, mais une invention, comme Madame Bovary (or, Madame Bovary, on en parle, mais elle n'a jamais existé réellement, c'est-à-dire autrement que comme un personnage de Gustave Flaubert). Cela dit, comme les philosophes qui reconnaissent l'inconscient sont vraiment majoritaires, on va dans ce cours partir de l'idée qu'il existe réellement.

Mais première question : s'il existe réellement, pourquoi on le découvre si tard ? En effet, si on dit que les hommes philosophent depuis 2500 ans à peu près, à cette échelle, la découverte de l'inconscient est récente. Or, si l'inconscient existe, il est au coeur de soi. Comment quelque chose qui est central dans l'être humain, peut-il être ignoré pendant des millénaires ? Cela paraît d'autant plus incompréhensible que la conscience nous éclaire sur ce que nous sommes et sur ce que nous faisons ! D'où vient alors cet aveuglement ?
Freud a son explication : il dit que les hommes ont d'abord pris pour des vérités incontestables les idées qui les flattaient, qui leur plaisaient, qui leur donnaient en fait le beau rôle. Ainsi ils ont cru 1) que la Terre était au centre de l'Univers, 2) que les animaux étaient très différents des humains, qui, eux, ressemblaient à Dieu et étaient les rois de la création, et 3) que chaque homme sait qui il est grâce à la conscience de soi et se contrôle grâce à sa volonté. 
Or, ces idées qui font du bien à l'amour-propre, la science, explique Freud,  les a réfutées, avec Copernic pour la première et Darwin pour la seconde : 1) la Terre est une petite planète aux abords d'une petite étoile parmi les 100 à  400 milliards d'étoiles de notre galaxie, qui n'est elle-même qu'une parmi les 100 à 200 milliards d'autres galaxies ; 2) les animaux et les humains (et les végétaux) ont tous les mêmes ancêtres : des micro-organismes primitifs. Reste, dit Freud, l'idée élevée que l'homme se fait de lui-même : alors que les animaux ont des instincts, ne sont pas maîtres d'eux-mêmes et doivent être dressés, les humains sont, croient-ils, maîtres d'eux, et peuvent contrôler leurs désirs.
Or, Freud pense être le scientifique qui va faire découvrir aux hommes qu'ils ont dans leur esprit une partie qu'ils ne maîtrisent pas et qu'ils ignorent complètement.
Nous verrons de plus près ce qu'il met dans cette partie de l'esprit, dont il s'attribue la découverte.

Le texte de Freud auquel ce cours fait référence est de 1916, c'est un court article intitulé " Une difficulté de la psychanalyse ". Il peut être lu sur http://lvc.philo.free.fr/Freud%20Difficult%C3%A9.pdf


7 commentaires:

  1. Petite proposition. Le rôle important que joue aussi l'inconscient cognitif en psychologie plus scientifique serait intéressant à traiter. La détection par rapport à la perception par exemple. La question aussi de la continuité ou de l'intermittence, voire des différents degrés de conscience, plutôt que tout ou rien. La question de leur unité fonctionnelle interdépendante ou de leur alternance de dominante selon l'action à faire. En plus subjectif : la différence entre concentration circonscrite et attention plus holistique dans le rapport à l'espace et au temps.

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    1. Oui, vous avez raison, c'est important de penser la conscience en termes de degrés. J'essaierai de l'introduire à une autre occasion.

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  2. Est-il si avéré que les Anciens n'avaient aucune conception de l'inconscient ? Par exemple, avec l'idée d'instinct ou d'intuition pas toujours explicite ? Plus proche de nous, Freud reconnaissait sa dette envers Nietzsche comme quasi précurseur, par exemple (sur l'éventuelle hypocrisie de la morale bien pensante vis à vis de nos pulsions moins avouables), quand bien même à bien moindre prétention scientifique. Sur ce dernier point, Wittgenstein, en montrant la possible confusion que fait Freud entre explication causale et interprétation par des raisons, certes éclairantes mais sans doute pas aussi aisément systématisables que la psychanalyse le voudrait (le sens des rêves par exemple), a plutôt brillamment exposé les failles de cette prétention freudienne à la scientificité (on sait aujourd'hui qu'il allait jusqu'à falsifier certains faits pour mieux les faire entrer dans sa théorie). Ce qui n'enlève pas toute pertinence et éclairage à certaines intuitions de la psychanalyse (importance de la sexualité et de l'enfance, etc). Néanmoins, il y a un argument subtil de Wittgenstein que rappelle Bouveresse : la psychanalyse n'est pas tant une blessure du narcissisme qu'une séduction insidieusement flatteuse justement, non pas de se faire centre de l'investigation puisque non pas tant cas unique de sa petite histoire, mais à apparemment démythifier certaine conception et dont la compréhension ne serait réservée qu'aux initiés, tout en rejetant habilement toute critique du côté du déni, alors même qu'il n'est pas exclu que la psychanalyse n'élabore une autre forme de mystification partielle ...
    Mais certes, je déborde ici le cadre de la simple initiation.

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    1. Je crois qu'il faut distinguer entre la maîtrise d'un concept et l'expérience de la chose à laquelle ce concept se réfère. Que les philosophes grecs n'aient pas eu le concept freudien d'inconscient, c'est un truisme. Pour la suite, tout dépendant si on donne ou non une réalité à l'inconscient, indépendamment de sa conceptualisation. Si on pense qu'il y a une réalité extra-linguistique de l'inconscient, alors on peut chercher dans leurs textes des indices de ses effets (on pourra par exemple écrire quelque chose sur l'inconscient de Sénèque dans les lettres à Lucilius, en s'appuyant aussi, j'imagine, sur d'autres sources). Quant à vos références à Nietzsche, Wittgenstein et Bouveresse, elles sont bien sûr bienvenues, mais mon idée est d'inclure dans ce petit cours (destiné à mieux comprendre le cours de son vrai professeur) le moins de noms propres possibles. Aussi ce cours est-il différent des cours que j'ai faits en tant que " vrai professeur " ! Comparé à eux, il a des lacunes, c'est clair. C'est clair aussi que passent à l'oral indirectement bien des nuances et des rectifications ajustées aux yeux et aux airs du public, qui font d'un cours écrit même exhaustif et nuancé un parent pauvre du cours prononcé en direct.

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  3. Oui, j'ai sans doute sous-estimé la distinction entre la donnée plus ou moins phénoménale par l'expérience et le concept.
    Qui, par exemple, ne s'est jamais rendu à un endroit en marchant et rêvassant et se surprendre soudain d'être arrivé à destination en s'en étant à peine rendu compte, quand bien même le chemin demandait bifurcations, traversées de routes fréquentées, etc ... Mais il y a des conditions : une habitude des lieux par exemple.
    Cela ne suffit certes pas pour autant à faire plus qu'entrevoir les clés de compréhension de l'éventuel concept plus élaboré. Mais si on considère qu'il n'y a pas à proprement parler d'expérience à partir du phénoménal seul sans au moins quelque proto conception ... Peut-être le terme de "notion", avec ce qu'il suppose d'encore vague, pourrait remplacer alors celui de concept ? Concept qui pose d'ailleurs pas mal de questions car enfin à quoi correspond vraiment l'inconscient : s'il est une chose, quelle est-elle ? Un état, une forme d'activité, une tendance comportementale, un degré de sensibilité, de signification, de mémoire, voire une manière de fonctionner, une faculté "impressive" ... ?
    Je repense notamment à la notion de "conditionnement" que nous avions abordé.
    Ce qui me paraît probant en tous cas, c'est de lui reconnaître certes une certaine réalité, mais sans avoir à en faire nécessairement une instance mentale clairement cernée, plutôt un type de comportement, d'usage intégré imprégné peut-être, et d'"agir" tendanciel quasi aveugle de lui-même, automatisé, bref le concevoir davantage comme une modalité d'expression ou d'accès de la forme de vie humaine plutôt qu'un "objet psychique" purement privé.
    Et encore une fois : sans en accorder systématiquement la lecture prioritaire par les seuls décodages (ou bien les codes ? ...) de la psychanalyse (ni à tous les rejeter). Même si des notions telles que projection, identification, déplacement, transfert, etc ... interroge en effet sur ce qui de nos usages relèvent d'un sens littéral ou déjà plus métaphorique et de motivation plus souterraine (et jusqu'où celui-ci participe de ce que nous sommes vraiment ou parasite notre rapport à la vérité ?).

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    1. Votre exemple du cheminement machinal se rapporte à l'inconscience mais l'inconscient freudien ne se déduit pas de l'inconscience, car l'inconscience n'implique en aucune manière le refoulement, la répression, opérations inséparables du surmoi, même si Freud a reconnu l'inconscient comme état premier de l'esprit. En effet, qu'on prenne la première topique freudienne (conscient/préconscient/inconscient) ou la seconde (moi/ça/surmoi), l'inconscient est une réalité systémique, indéterminable seule. Dans ce que vous écrivez, je lis plus une insistance sur l'inconscience que sur l'inconscient freudien (ou lacanien ou autre, mais en rapport en tout cas avec la psychanalyse).
      Quant à la question de difficulté de la conceptualisation adéquate à cet inconscient-là, c'est toute l'histoire un peu malheureuse et interminable de la psychanalyse qui en témoigne.

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  4. Inconscience explicite, oui, tout en sachant trouver son chemin ! Cela n'a certes pas directement à voir (mais indirectement, si : sur la différence de méthode épistémologique ou/et le lien épistémique) avec l'instance prétendument clairement distincte que la psychanalyse croit cerner de l'inconscient (mais qui a son degré propre de pertinence ... par exemple dans certaines tendances associatives plus imaginaires que réalistes, même si on ne sait pas toujours qui du patient ou du thérapeute interprète le plus parfois de travers ... De même qu'on peut déceler un déni ou l'imaginer ...), la notion d'inconscience ou d'inconscient cognitif (on s'autorise le terme puisqu'il peut supposer des récurrences ou/et une structure sous jacente, mais certes moins nettement spécifique distincte de celle qu'on prête à la conscience, comme le conçoit la psychanalyse), ce que suppose notamment l'automatisme, s'il est fonctionnel, et pas que de façon innée mais apprise ..., plus proche souvent de certain conditionnement, bien que pas systématiquement causal ..., a ses raisons à ne pas se réduire à la simple inconscience : beaucoup d'expérimentations qui démontrent qu'il y a moult occurrences où le sujet ne perçoit pas ou ne se souvient pas explicitement, mais peut percevoir ou se souvenir implicitement pourtant de quelque chose et que cela influe fortement fréquemment son orientation et comportement. Donc cela peut se relier à la question des motivations inconscientes, mais certes ici de façon plus directe articulée à nos fonctions physiologiques, bien qu'attention : pas qu'instantanées, et surtout ne s'y réduisant pas non plus en un mécanisme systématique, plutôt disposition tendancielle, donc en n'excluant pas les complexités nuances plus culturelles ou symboliques -et qui ont aussi bien entendu leur importance.

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