vendredi 20 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (5)

Je ne cherche pas à justifier théoriquement la croyance dans le déterminisme mais à explorer les conséquences pratiques d'une telle croyance. On a vu combien c'est contradictoire de se juger soi-même déterminé, tant l'illusion du libre-arbitre est inhérente à l'action. En revanche, si je juge autrui déterminé, dépourvu de tout libre-arbitre, que se passe-t-il ?
Puis-je communiquer à autrui ma croyance le concernant ? Si c'est aisé de lui transmettre ma conception déterministe en général et aussi bien ma conception déterministe d'autrui, c'est délicat de l'appliquer à lui-même en tant que personne singulière : " Votre vie a été, est, sera toujours déterminée par une infinité de causes qui, elles-mêmes, sont des effets déterminés d'une infinité d'autres causes, etc." En effet, vu que chacun se plaît à se penser comme doté d'un supplément  qui le met au-dessus des autres réalités (non-vivantes et vivantes), l'en priver, c'est le rabaisser. 
Certes chacun est prêt à reconnaître que son corps est déterminé par des causes physiques, chimiques, biologiques (internes et externes), mais la croyance générale alors est que, par l'action libre appliquée à son corps (par exemple, on choisit de faire un sport ou un régime), chacun fait sortir son corps d'une soumission passive au déterminisme. Inscrire donc l'esprit d'autrui dans une chaîne causale psychologique et/ou sociologique, c'est donc blessant pour son amour-propre.
C'est, en plus, risquer de faire face à l'objection suivante : " si nous sommes tous déterminés sans exception, comme vous l'assurez, vous êtes donc tout aussi bien déterminé à croire dans le déterminisme et à chercher à me transmettre cette croyance ! ". Je ne peux qu'acquiescer mais, que l'esprit du petit esclave du Ménon soit déterminé (entre autres, par l'habileté de Socrate) à trouver la solution du problème de la duplication de la surface du carré, n'implique pas que cette solution soit fausse. On peut aisément justifier la rigueur d'un raisonnement, même dans un cadre déterministe : il s'agit de savoir si le raisonnement en question dans sa progression est justifié par de bonnes raisons (c'est-à-dire des raisons contraignantes logiquement et /ou empiriquement fondées). Certes le raisonneur ne peut pas faire autrement que raisonner comme il le fait, mais le raisonnement n'est pas apprécié en fonction du degré de libre-arbitre (à supposer que le libre-arbitre n'obéisse pas à une logique du tout ou rien), mais en fonction de la valeur des raisons sur lesquelles il s'appuie.
On dira que la précipitation, la croyance impulsive et plus généralement le manque de maîtrise de soi poussent à l'erreur, empêchent le doute et la suspension salutaire du jugement. C'est un fait, mais qui pense que la croyance dans le déterminisme supprime la réalité de la patience, de la retenue, de la lenteur prudente ? C'est un vieil argument (Voltaire, entre autres, le formule clairement) qui n'a rien perdu de sa valeur de soutenir que, plus on peut déterminer les causes des conduites épistémiquement vertueuses (et moralement vertueuses aussi d'ailleurs), plus on est en mesure de les reproduire, de les enseigner, de les transmettre, alors que, si chacune de ces conduites avait pour cause une décision libre et contingente du libre-arbitre, la pédagogie perdrait de son pouvoir et se réduirait à un appel à la liberté imprévisible  de l'élève.
Certes le pédagogue déterministe devrait se priver d'une rhétorique payante de type existentialiste (cf par exemple L'existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre qui, enseigné, gonfle les élèves à bloc, en leur faisant croire que tout ou presque est possible, s'ils se projettent dans l'avenir en tenant pour radicalement fausse la philosophie déterministe appliquée à l'homme), sauf à penser, un peu cyniquement que la croyance dans le libre-arbitre est un facteur déterminant et facilitant le succès de son travail pédagogique (tel un médecin sachant que son patient va mourir mais jugeant justifié médicalement de le persuader qu'il ne va pas mourir). On ne se privera donc pas d'insister sur le mérite de l'élève ni de recourir au conditionnel passé (quel entraîneur sportif par exemple peut se passer de jugements du type : " tu n'aurais pas dû etc." ?). Ce conditionnel ne décrit pas une possibilité réalisable et malheureusement non réalisée, mais indirectement donne une règle du genre : " à l'avenir, si x, alors fais y ", dit autrement, alimente la prudence et la concentration en rapport avec les choix à faire (on a bien compris que la croyance déterministe n'invalide en rien la référence au choix : nous sommes des êtres vivants en mesure d'agir selon les meilleures raisons, que ce choix soit pratique ou théorique).


dimanche 15 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (4)

Ne plus utiliser le conditionnel passé pour décrire ce qu'on a vécu, c'est difficile mais c'est faisable. En revanche on ne peut pas se passer du conditionnel présent quand on délibère à propos de ce qu'on doit faire, que ce " doit " renvoie à une réflexion prudentielle (on cherche à agir efficacement en vue d'atteindre ses buts) ou à une réflexion morale (on cherche à agir bien). En effet, en fonction des hypothèses imaginées, on formule ses actions au conditionnel présent (" je ferais x si a ou je ferais y si b, etc "). Ce qui veut dire qu'on imagine une multiplicité d'actions possibles réalisables,  dans l'ignorance de la seule action déterminée à se réaliser.

Naturellement, sauf à tomber dans une sorte de fatalisme paresseux et faux, la délibération est une des causes nécessaires de l'action qui se réalisera. Cause précieuse comme en témoigne l'appel à réfléchir avant d'agir. Mais alors il faut accepter le fait que croire faussement dans une multiplicité de possibles réalisables est une condition du succès pratique. Ne pas y croire serait paralysant. 

On notera  que, s'il m'est indispensable de croire que je dois choisir parmi une multiplicité d'actions également réalisables, le succès de l'action choisie est, lui, conditionné par la connaissance des déterminations qui la rendent efficace.  Prenons un exemple simple : cuisinier, je délibère sur l'opportunité de faire tel ou tel plat pour telle occasion mais, une fois élu, le plat n'est faisable correctement que si j'ajuste mon action à ses lois de production.

Pour résumer, vivre en déterministe au quotidien coûte des efforts quand il s'agit de penser à ses actions passées (un d'entre eux est de supporter la blessure d'amour-propre causée par la disparition de l'aura héroïque du libre-arbitre) mais n'est pas faisable au moment de décider de ses actions à venir. La croyance dans la contingence de ses actions à venir apparaît comme essentielle à l'action humaine. Or, d'un point de vue déterministe,  elle est fausse  car il est incohérent  de croire dans la nécessité de mes actions passées et dans la contingence de mes actions futures.

La comparaison esquissée à la fin du billet précédent entre la vue naïve sur soi - croire qu'on est doté d'un libre-arbitre - et la vue naïve sur le soleil - croire qu'il tourne autour de la Terre - doit être affinée. En effet perdre l'illusion concernant le soleil est un gain pour la pensée et l'action, alors que perdre l'illusion concernant le libre-arbitre,  gain pour la pensée, revient à rendre impossible l'action humaine (réussie ou non).

Ainsi le déterministe radical, à la différence de l'indéterministe, est-il condamné à penser doublement et contradictoirement son action. Au cœur de l'action, il croit avoir à sa disposition une multiplicité de possibles réalisables, parmi lesquels il en promouvra un,  le hissant du statut de réalisable à celui  de réalisé. Après l'action, il sait que cette croyance est à la fois fausse et indispensable à l'action et plus généralement à la vie.

samedi 14 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (3)

Vivre en déterministe oblige donc à ne pas prendre au sérieux le conditionnel passé. En effet je n’ai fait que ce que  je pouvais faire. « J’aurais pu faire ce que je n’ai pas fait » est un énoncé faux. Autant dire qu’il aurait pu hier ne pas faire le temps qu’il a fait. Certes, de même qu’on imagine rétrospectivement plusieurs temps possibles pour hier, on imagine aussi bien plusieurs journées d’ hier qu’on n’a pas vécues, les liant peut-être avec la météo : « S’il avait fait moins chaud, je serais sorti plus tôt ». Est-ce également faux ? C’est seulement invérifiable, vu qu’aucune loi scientifique ne peut permettre de faire une expérience de pensée relativement au rapport entre la chaleur extérieure et mes sorties. Bien sûr on peut formuler des énoncés où la relation entre la condition et la conséquence est nécessaire : ainsi est-il vrai que si j’avais eu la varicelle, j’aurais eu des boutons. Mais le point important dans le cadre déterministe où je me situe, c’est que je ne pouvais pas avoir la  varicelle. 

On a l’impression que certains événements ont failli nous arriver : « j’ai failli me faire écraser ». Il n’en est rien : la voiture qui n’est passée qu’à quelques millimètres de moi ne pouvait pas passer plus près. Ma frayeur rétrospective est nécessaire psychologiquement mais elle n’est porteuse d’aucune vérité. Oui, j’imagine facilement un monde où la voiture m’aurait gravement blessé, voire m’aurait tué, mais ce monde est autant une fiction que celui où je n'aurais pas commis les fautes (morales ou non) que j’ai commises et qui ont eu des conséquences néfastes sur ma vie.

On dit souvent que porter un tel regard sur son passé est dangereux moralement, au sens où la reconnaissance du déterminisme incline à l’inaction, plus précisément n’incline pas à agir pour se corriger, ici moralement. Pensons alors à Ulysse : c’est parce qu’il sait qu'il ne peut pas résister seul au chant des sirènes qu’il parvient à ne pas y céder en se faisant attacher au mât du bateau par ses compagnons. Dit autrement, même si je sais que j’ai une disposition irréversible à agir immoralement, ce n’est pas la connaissance de ce déterminisme qui implique l’inaction, c’est juste l’absence d’un désir éclairé de me transformer. Par désir éclairé, j’entends un désir instruit par la connaissance des nécessités en jeu. Tel le désir du bon médecin de  soigner.

Cela  dit, même si on sépare la connaissance du déterminisme des accusations d’immoralité personnelle qu’on lui associe, on peut objecter que la pratique d’une conception déterministe  de son propre passé, en atténuant la douleur par la suppression de la justification du remords (en effet je ne pouvais pas ne pas commettre la faute en question), affaiblit le désir de se corriger. On peut répondre qu’un tel mécanisme psychologique n’a rien d’universel et correspond à un processus parmi d’autres, sans pour autant minorer le fait que la connaissance vraie du déterminisme peut en effet contribuer à des situations non désirables moralement.

On dira de manière plus justifiée que cette subjectivisation du conditionnel passé - qui perd ainsi toute portée gnoséologique – n’est vraiment pas intuitive et demande un retour réflexif pénible sur son passé. Mais cela est le prix à payer  pour tout accroissement de la lucidité,  qu’il s’agisse de son propre passé ou de la situation de la Terre par rapport au soleil.


vendredi 13 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (2)

Quel sens donner à l’emploi du conditionnel présent (je ferais) ou passé (j’aurais fait) si les seuls possibles correspondent aux choses nécessaires ? X est possible si et seulement si x est nécessaire, ce qui donne 3 types de possibilités : la possibilité des choses qui ont eu lieu (vu que x a eu lieu, x était possible et nécessaire ; celle des choses qui ont présentement lieu (il est possible et nécessaire que j’écrive présentement ces mots qui apparaissent sous mes yeux) ; celle des choses qui auront lieu : il est possible et nécessaire que je mon corps ait vieilli dans un an, s’il est possible et nécessaire que je vive encore dans un an.

Le dernier possible dont je viens de parler correspond au futur de la nécessité sue. Je sais nécessaire que le corps s’altère avec le passage du temps. Mais, pour la plupart des événements à venir dont la nécessité ne peut pas être connue dès aujourd’hui, ce qui est nécessaire, c’est que se réalise ou non tel fait : par exemple il est nécessaire qu’il pleuve ou non le 28 août 2044 à Dijon. Le fait de la pluie ou de la non-pluie sur Dijon à cette date sera nécessité par le passé du monde, mais notre esprit ne peut connaître lequel des deux possibles imaginables est actuellement réel. Un des deux possibles pensés est en réalité ontologiquement impossible, mais la faiblesse de notre connaissance ne permet pas de déterminer lequel. Avec le temps qui passe, le possible réel sera connu d’abord comme probable, voire comme nécessaire (si par exemple la présence d’un anticyclone sur toute la France le 27 août 2044 permet dès ce jour de savoir qu’il ne pleuvra pas le lendemain).

On voit qu’à partir de cette finitude constitutive de l’esprit humain, on peut ou non poser l’existence d’un esprit infini caractérisé par le savoir éternel de toute la nécessité passée, présente et à venir . Il faut en effet rajouter à l’ignorance de la nécessité future, celle de la nécessité passée (il pleuvait ou non sur la pointe du Raz le 27 août 1744, mais aucune archive, aucun témoignage, aucun prélèvement ne permet de le savoir) et celle de la nécessité présente (à cet instant précis, il y a nécessairement par exemple un certain nombre fini et précis de personnes dans les limites administrative de la commune de  Paris mais ce nombre est inconnaissable).

Cette nécessité dont la connaissance est limitée par notre finitude  est sue en tant que nécessité mais reste indéterminable épistémiquement bien que déterminée ontologiquement.

Si on se limite à la connaissance de la nécessité de notre vie personnelle, on est frappé par sa pauvreté : 

a) La connaissance de notre passé se réduit à celle des faits dont je n’ai aucune bonne raison de douter : concernant la vie de mon corps, comme concernant celle de mon esprit je dispose de miettes dont je sais donc, si je suis déterministe, qu’elles ne pouvaient pas être autres qu’elles n’ont été (par exemple il était nécessaire que je développe telle maladie et que j’en prenne connaissance tel jour de telle année dans telles conditions)

b) La connaissance de mon présent varie selon ce que je pose comme moment présent (cette heure ou cette minute) mais reste limitée par la direction et l’intensité de mon attention ou de celle d’autrui portée sur moi, mais aussi grande que soit cette attention, elle ne portera que sur une petite partie des faits qui ont lieu (par exemple la description vraie de mon cœur pendant l’échographie laisse dans l’ombre les autres organes). Quant à celle de mon esprit, elle reste suspendue à la croyance ou à la non-croyance dans une vie inconsciente de l’esprit, et est relative au choix de la terminologie et donc de la théorie psychologique permettant de me décrire mentalement.

c) Quant à celle de mon avenir, la seule chose que je sais de manière indubitable est que je dois mourir, les modalités en étant inconnues (dans le cas du suicide, la connaissance des modalités ne peut dépasser le probable : il est très probable, si je suis efficace, que  je meure des suites des actions que je fais en vue de mourir).




jeudi 12 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (1)

Être déterministe revient entre autres à considérer que les seuls possibles qui ne soient pas réductibles à l’activité de notre imagination sont ceux qui se sont réalisés. Comme cette réflexion a comme but d’avoir des conséquences sur ma vie personnelle, je vais toujours rester à l’échelle d’une vie individuelle.

Si j’applique à l’échelle de la vie individuelle la position qui ouvre cette réflexion, je tiens donc pour vrai que, avant même que je ne sois né, disons le jour précédent ma naissance, ma vie possible est la vie que j’ai menée réellement jusqu’à l’instant où j’écris ces lignes. 

Mes parents ont dû imaginer une vie pour moi qu’ils préféraient à d’autres qu’ils jugeaient possibles mais pas préférables, voire détestables ; l’imagination de chacun d’entre eux était déterminée par leur propre vie (leurs habitudes, leurs goûts, leurs idéaux, etc) – on découvre ici que l’imagination est tout autant déterminée par le passé de la personne (il faudra revenir sur cette formule trop simple) que n’importe quelle autre réalité -.

Reste que les vies possibles que mes parents imaginaient pour moi, comme celle que j’imagine pour moi maintenant, n’étaient que des représentations déterminées par leur ignorance des causes qui allaient déterminer mon existence. 

Pour dire les choses autrement, le seul possible qui ne soit pas un simple produit de la fantaisie est ce qui est déterminé à exister par les causes antérieures qui le nécessitent.  Prenons un exemple : après le repas de midi, je ne savais pas que j’allais me mettre aujourd’hui à écrire ce texte, dont j’ai l’idée depuis quelque temps. Si on m’avait demandé ce qui était possible pour moi, j’aurais répondu spontanément sans me soucier de rigueur philosophique : « beaucoup de choses sont possibles ! ». L’image spontanée de mon avenir correspondait à la représentation de multiples possibles existant, attendant que je choisisse l’un d’entre eux pour le faire passer à l’état de réel, comme des candidats concurrents en vue de l’accès à la réalité avec moi dans le rôle de l’arbitre. Ce moi n’est pas forcément la volonté, car même si j’agis machinalement ou impulsivement, un des candidats est sélectionné au titre de possible réalisable et réalisé.

Or, cette image de mon avenir suppose un avenir indéterminé, que je détermine.

Cette image semble correcte et décrire le fait que nous causons une partie de ce qui devient la réalité présente : par exemple, avec les mouvements de mes doigts et ma réflexion, je cause les phrases qui s’écrivent au fur et à mesure où ce texte avance. On touche un point important ici de la position déterministe : dans l’ensemble des causes qui déterminent le présent, il y a mon activité, que je sois un homme d’État d’envergure internationale ou un citoyen dépourvu de pouvoir, je modifie la réalité par mon action (par exemple, faisant mes courses ce matin, j’ai dégarni des rayons de magasins de certains produits, mais j’ai aussi, moins visiblement, modifié ma respiration la composition de l’air, usé mes semelles de chaussure, etc.). Le problème est de savoir si cette activité présente, aux effets modestes ou non, est déterminée par mon passé (et celui du monde) ou indéterminée. 

C’est à ce niveau que l’expérience semble faire une différence entre des actions causées par le passé et des actions non causées par le passé ou libres. Si je suis un ivrogne et que comme tous les matins je ne cesse de boire des canons, j’ai le sentiment, et les autres tout autant, que je suis déterminé par quelque chose en moi qui s’est construit dans le passé et qu’on appelle souvent l’habitude. Si je suis un ivrogne impénitent, je me dirai que je suis cloué par l’habitude, ce qui revient à dire que ma vie a une évolution fixée par son cours antérieur. Mais supposons qu’un matin je me lève avec la résolution de cesser de boire et de prendre les médicaments que mon généraliste m’a donnés afin de souffrir moins de cette résolution : il y a lors deux manières d’expliquer la résolution en question.

Je commence par la plus flatteuse pour mon amour-propre : je me décris comme rompant avec mes habitudes grâce à ma force de volonté. Quant à cette soi-disant « force de la volonté », je la vois comme quelque chose qui non seulement me donne de la valeur mais aussi signale mon indépendance par rapport au passé : je m’imagine que si je n’avais pas mis en œuvre cette force de volonté, j’aurais continué comme tous les matins d’obéir au passé, de le reproduire.

Le déterministe pense ce que j’ai appelé la force de ma volonté sur le modèle de n’importe quelle réalité naturelle : prenons un nuage. Il se peut que le nuage dont je parle soit un nuage exceptionnel, rare (par son volume, sa beauté, son évolution, etc), mais ce nuage ne tombe pas du ciel, si on me permet l’expression : il y a des causes physico-chimiques, en relation ou non avec l’activité humaine, qui expliquent sa genèse et son évolution. Bien sûr les causes dont nous parlons (disons, telle dépression, tel vent etc) sont aussi bien des effets de causes qui à leur tour sont des effets, et ceci indéfiniment. Ce nuage lui-même aura des effets qui causeront des effets, etc. 

Pour en rester un instant encore au nuage, par exemple celui que je vois en ce moment et qui est d’une beauté étonnante, on peut être assuré qu’aucun climatologue, spécialiste des nuages ou non, aucun physicien, aucun chimiste, aussi savant soit-il, ne pouvait hier à la même heure, à l’endroit où je suis ou ailleurs dans le monde, n’en prédire les contours précis qu’il a aujourd’hui à l’instant t. On est donc en présence d’un phénomène inconnaissable par avance mais que nous avons de bonnes raisons de penser intégralement déterminé par de multiples causes interagissant. 

Si on pense la force de volonté sur le modèle du nuage, elle est aussi explicable par des multiples causes, disons pour simplifier, psychologiques qui elles-mêmes sont des effets de causes antérieures. Au fond il n’y a pas de différence radicale entre une éruption volcanique brutale et une rupture brutale causée par exemple dans une vie par une conversion. Quand on disposait de croyances mythologiques, on pouvait assimiler les deux phénomènes en les faisant dépendre tous deux de la volonté. Disposant désormais de connaissances scientifiques, c’est légitime d’assimiler les deux phénomènes à des phénomènes nécessaires, vu le passé du monde.


lundi 14 avril 2025

Trois états de l'âme : délirante ou barricadée ou fugitive. Lire Céline comme si c'était un philosophe !

C'est un défaut professionnel : quand je lis de la littérature, j'y trouve toujours de la philosophie (et réciproquement).
Par exemple, je pense au Phédon de Platon en lisant quelques lignes du Voyage au bout de la nuit. Socrate en effet dit dans le dialogue en question :

" L'âme raisonne le plus parfaitement quand ne viennent le perturber ni audition, ni vision, ni douleur, ni plaisir aucun ; quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et envoie poliment promener le corps ; quand, rompant autant qu'elle en est capable toute association comme tout contact avec lui, elle aspire à ce qui est." (65c, éd. Luc Brisson, p. 1181, Flammarion)

Ou bien, un peu plus loin :

" Tant que nous aurons le corps, et qu'un mal de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en suffisance ce à quoi nous aspirons." (66b)

Dans un tel esprit, le point de vue sur le monde que j'ai grâce à ce que je perçois par mes sens n'a strictement aucune valeur cognitive : il ne me donne accès qu'à des apparences éphémères. Aussi, mourir de son vivant, si on peut dire, est le seul moyen d'accéder à une réalité éternelle. C'est par rapport à cette représentation platonicienne des rapports corps / esprit que se détachent ces quelques phrases du Voyage ; Ferdinand va entrer comme ouvrier dans une usine Ford à New-York, les miteux du texte sont les autres ouvriers, plus généralement les pauvres :

" Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère  où l'esprit n'est déjà plus tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme." (La Pléiade, p. 224).

C'est l'opposé de la position du Phédon : plus l'esprit est ancré dans le corps, plus il connaît la réalité. Plus on veut fuir le corps (dans l'expérience douloureuse qui va par exemple avec les souffrances de la misère), plus on s'égare. C'est l'âme - le mot âme désignant ici l'esprit désarrimé du corps - du travailleur à la chaîne qui, entre autres, est ici visée.
Mais il ne faut surtout pas faire de cette idée une constante de la position de Céline (de son idéologie ? de sa philosophie ? de sa Weltanschauung ? de sa doxa, etc. ?). Prenez par exemple l'âme de la vieille Henrouille, exploitée et enfermée par son fils et sa belle-fille : elle ne fuit pas dans le délire irresponsable, elle se barricade dans le corps et se tient fixement à ce qu'elle pense, si fixement  que. lisant les lignes où Céline la décrit, j'ai pensé cette fois à la belle indépendance de l'esprit du stoïcien, à l'abri de la fureur des événements extérieurs, des aléas de la fortune. Jugez plutôt :

" Elle était gaie la vieille Henrouille, mécontente, crasseuse, mais gaie. Ce dénuement où elle séjournait depuis plus de vingt ans n'avait point marqué son âme. C'est contre le dehors au contraire qu'elle était contractée, comme si le froid, tout l'horrible et la mort ne devaient lui venir que de là, pas du dedans. Du dedans, elle ne paraissait rien redouter, elle semblait absolument certaine de sa tête comme d'une chose indéniable et bien entendue, une fois pour toutes.
Et moi, qui courais tant après la mienne et tout autour du monde encore." (p. 255)

Ce n'est bien sûr pas une stoïcienne, la vieille Henrouille, tant son âme est haineuse, mais cette âme haineuse a quelque chose en  commun avec l'âme stoïcienne : l'imperméabilité, l'invulnérabilité par rapport aux intempéries, au gros temps du dehors.
Des trois âmes ici présentées, c'est sans doute l'âme du narrateur, aujourd'hui la plus attirante : amoureux des voyages, du mouvement, de la vie jamais terminée, plus d'un lecteur sera séduit !


lundi 31 mars 2025

Une publicité d'un autre monde.

Dans Le viol des foules par la propagande politique (1952), Serge Tchakhotine donne un exemple de publicité " à l'américaine " :

" Une charcuterie de New-York eut l'idée de placer dans son local un pick-up, qui reproduisait les cris stridents et les hurlements des cochons qu'on égorge aux abattoirs ; cette charcuterie était toujours pleine de gens qui s'arrachaient les saucissons." (Gallimard, Tel, p. 130)

Le fait, s'il est vrai, est un exemple frappant de la relativité des dégoûts, puisqu'une telle bande-son ne pourrait aujourd'hui être diffusée que comme répulsif et non plus comme appât. 
Certes il est courant encore aux arènes de Madrid, à las Ventas, que certains spectateurs aillent, juste après la corrida, acheter pour un bon prix quelques kilos de viande hâtivement découpés sur les victimes du combat et vite fourrés dans un sac en plastique. Bien sûr la mise à mort du taureau n'a sans doute pas excité le désir de consommer un bifteck prélevé sur lui mais  les 20 mn de spectacle qui séparent le taureau sain du taureau mort n'ont pas produit non plus de répulsion chez les acheteurs en question. 
J'ajoute que la charcuterie new-yorkaise ne produit pas une performance et ne donne pas l'occasion de s'extasier sur les qualités du taureau, ce que peut faire toute corrida devant un public d'initiés, si, par exemple, le taureau est remarqué pour sa noblesse et son courage (on sait même qu' en théorie un tel taureau peut être gracié, soigné et rendu pour toujours à l'élevage qui l'a produit).
Non, la charcuterie en question donne à entendre des manifestations de souffrance, ayant pour effet de mettre en appétit le client. On peut donc appeler ce type de réclame la réclame sadique : elle donne envie de consommer ce qui souffre parce qu'il souffre.
Bien peu de consommateurs de viande actuels se reconnaîtront dans le chaland new-yorkais et sans doute la plupart diront qu'ils ne pensent pas aux souffrances animales quand ils entrent chez le boucher et que, s'ils y pensaient, ou ça les laisserait froids ou ça les gênerait.
Or, manifestement, la bande-son assassine donne de la vigueur aux acheteurs, vu qu'ils rivalisent férocement pour s'approprier les saucissons.
Cette publicité, d'autant plus efficace qu'elle est un enregistrement direct dela  mise à mort des animaux, Serge Tchakhotine la présente en premier lieu, avant une seconde, qui, elle aussi, est, selon lui, " à l'américaine ", mais à la différence de la première, ne nous surprend en rien :

" Le propriétaire d'un café laissa sortir dans la rue une cheminée de son four : les odeurs appétissantes se répandaient à l'entour et les passants venaient en grand nombre, attirés par ces excitations conditionnelles, qui provoquaient en eux l'envie de goûter aux plats préparés."

La surprise vient de ce que l'auteur met sur le même plan les deux situations, mais en fait cela se comprend dans le contexte d'un livre qui présente comme fondamental (pour la compréhension des hommes et plus généralement des êtres vivants) le réflexe conditionné, analysé par Pavlov (auquel l'ouvrage d'ailleurs est dédié).
Partant de de cette importance du réflexe conditionné, on peut donc faire l'hypothèse suivante concernant la cause du comportement des acheteurs de saucissons : loin d'être sadiques, ils sont conditionnés par une jeunesse qui a fait succéder de manière répétée à la mise à mort du cochon la consommation d'une charcuterie délicieuse. Une objection vient pourtant à l'esprit : les New-Yorkais ne sont pas principalement des paysans...
En outre, l'explication par les réflexes conditionnés, intégralement déterministe, peut être blessante pour le défenseur des animaux qui n'est plus alors vu comme juste et éclairé, donc méritant,  mais simplement comme autrement conditionné. C'est d'ailleurs l'idée-maîtresse du livre : qu'il faut maîtriser les réflexes conditionnés pour conditionner les hommes au bien et ne plus laisser les habiles méchants (Hitler, Mussolini, Lénine, etc.) conditionner les hommes au mal.

vendredi 28 mars 2025

La prostituée de Spinoza est-elle vraiment ce qu'on appelle aujourd'hui une prostituée ?

La proposition LXXI de la quatrième partie de l' Éthique de Spinoza porte sur la reconnaissance, la gratitude (gratia) et revient à accorder le degré de reconnaissance maximal à l'homme libre, à l'égard des autres hommes libres, ses amis. Ce statut de la gratitude, dont la valeur n'est pas dépendante de la personnalité de qui la manifeste, revient donc à ne pas en faire automatiquement une valeur, dès qu'elle se manifeste chez n'importe qui. 
Dans le scolie de cette proposition, Spinoza envisage deux gratitudes qu'ils condamnent : commençons par celle qu'il présente en second car la compréhension de la situation qu'il évoque n'est pas incertaine ; en effet, il s'agit de la gratitude de quelqu'un qui accepte les cadeaux d'un voleur, en échange du service consistant à dissimuler les objets volés. Spinoza défend que celui qui reçoit les cadeaux du voleur, sans pour autant lui rendre le service de lui cacher son butin, ne peut pas être qualifié d'ingrat car l'ingratitude est un mal alors que, dans ce cas, l'absence de gratitude du destinataire des cadeaux du voleur est un bien. 
Mais c'est la première situation qui est l'objet de ce billet. D'abord, voici le passage que je commente, dans la traduction de Bernard Pautrat :

" (...) qui ne sait pas, par bêtise, rendre les cadeaux, n'est pas un ingrat, et beaucoup moins encore celui que les cadeaux d'une prostituée n'amènent pas à se mettre au service de sa lubricité, ni ceux d'un voleur à dissimuler ses vols, ni rien de tel."

Voici le texte latin, pour qui en a besoin :

" (...) qui prae stultitia dona compensare nescit, ingratus non est, et multo minus ille, qui donis non movetur meretricis, ut ipsius libidini inserviat, nec furis, ut ipsius  furta celet, vel alterius similis."

La question que ce passage pose,est la suivante : le voleur veut cacher son butin, ça va de soi et c'est ce que le mot ipsius veut dire : ipsius furta peut être littéralement traduit par de celui-ci les objets volés (soit les objets volés par celui-ci). Mais ipsius libidini veut-il dire de celle-ci la lubricité ou bien de celui-ci la lubricité ?

Possibilité nº1 : la prostituée donne des cadeaux pour satisfaire sa propre lubricité.
Possibilité nº2 : la prostituée donne des cadeaux  pour satisfaire la lubricité de qui les reçoit.

Généralement, les traducteurs de l'Éthique (du moins, Lantzenberg, Misrahi, Caillois, Pautrat) ont choisi la possibilité nº1, seul Maxime Rovère, dans sa traduction récente (Flammarion 2021) choisit la deuxième. À ma surprise, dans aucune de ces traductions, une note me met en évidence l'ambiguïté du ipsius (qui se décline au génitif singulier de la même manière pour les trois genres - masculin, féminin, neutre -). 
Ce qui est sûr, c'est que les cadeaux sont faits par la prostituée : en effet Spinoza n'écrit pas en latin exactement ce qu'on traduit ici par les cadeaux d'une prostituée. Il utilise certes un mot désignant le cadeau (donum, ici à l'ablatif pluriel, soit donis), mais le mot est suivi de l'adjectif meretricius qui signifie de courtisane, de femme publique. On se trouve donc en présence d'une meretrix qui, selon la possibilité nº 1, fait ce qu'on a l'habitude d'attendre du client de la prostituée : elle achète son plaisir, ce qui, à nos yeux, transforme en fait paradoxalement le client en prostitué.  
Aussi la traduction de Maxime Rovère est-elle plus attendue, mais elle se heurte à une objection grammaticale : vu que ipsius renvoie au voleur, pourquoi le même mot, juste avant, ne renverrait-il pas à la prostituée ? En plus, choisir la possibilité nº2 - qui a l'intérêt certes de faire de la prostituée une sorte de victime - nous confronte à une énigme comportementale : pourquoi donc la prostituée fait-elle des cadeaux à son partenaire, si c'est son plaisir à lui qu'elle vise ?

La prostituée spinoziste semble donc ne pas faire le métier de prostitution : c'est une femme qui a un  désir de forniquer  (c'est pour Spinoza un synonyme de lubricité - libido - cf l'explication de la définition XLVIII, partie III -) et qui, à cette fin, séduit, par des cadeaux un partenaire. 
On peut comprendre que Maxime Rovère ait choisi une traduction plus dans l'air du temps, sans reprendre à son compte l'association de la femme à une sexualité tyrannique et l'idée donc spinoziste, qu'il est bon de ne pas contribuer à la satisfaction d'une telle sexualité, même si c'est celle d'autrui...



mardi 25 mars 2025

Le rôle de l'amour-propre dans l'histoire de la philosophie.

Dans la préface de la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, explique comment lire un livre, le sien,  qui, par définition, ne peut exposer que dans l'inévitable succession des phrases alignées les unes après les autres, un système de pensée organique, qu'il faudrait pourtant pouvoir comprendre instantanément comme un tout vivant pour en saisir la cohérence et l'intelligibilité. Puis il ajoute :

" Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu'étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe)." 

" Malveillant " traduit ici  l'allemand " ungeneigt " qui signifie " peu enclin ; peu disposé ; peu favorable ". L'expression " jemandem nicht ungeneigt sein " peut se traduire par " avoir de la bienveillance envers quelqu'un " (source : dictionnaire Grappin). 
Mais d'où viendrait cette malveillance, ou du moins cette absence de bienveillance, que Schopenhauer attribue au philosophe lisant en somme un concurrent, un adversaire, un rival ?
Il faut lire les premières lignes de cette préface :

" Ce qui est proposé ici au lecteur, c'est une pensée unique (...) Cette pensée est, selon moi, celle que depuis si longtemps on recherche, et dont la recherche s'appelle la philosophie, celle que l'on considère, parmi ceux qui savent l'histoire, comme aussi introuvable que la pierre philosophale, comme si Pline n'avait pas dit fort sagement : " Combien il est de choses qu'on juge impossibles, jusqu'au jour où elles se trouvent faites." (Hist. nat., VII, I.)" (1966, p.1)

La vérité philosophique conçue comme un trésor, Schopenhauer pense donc l'avoir trouvée, aussi l'absence de bienveillance caractérise les autres  philosophes que lui,  blessés dans leur amour-propre à l'idée qu' un autre qu'eux possède déjà le trésor. Si, sur ce point, Schopenhauer a raison, l'absence de bienveillance dans la lecture des philosophes contemporains ou passés peut être une des causes de l'évolution philosophique, je veux dire de la naissance continue de nouvelles philosophies. Pour confirmer ce point, on peut s'appuyer sur le fait que, pour comprendre une philosophie donnée, il ne faut pas lire les rivaux (par exemple, ce que dit Nietzsche de Spinoza est mordant certes, mais en apprend plus sur la philosophie de Nietzsche que sur celle de Spinoza) mais les historiens de la philosophie, qui, eux, ne placent pas leur amour-propre dans l'obtention du trésor, mais dans l'identification de ce qui prétend être un trésor.
Supposons pour simplifier que la philosophie transmise par les textes de Platon soit la première chronologiquement des philosophies transmises : si l'amour-propre et l'absence de bienveillance d' Aristote n'avaient pas guidé l'interprétation qu'il a donnée de Platon, autrement dit, si Platon avait été lu avec bienveillance, ce qui ne veut pas dire bien sûr, sans esprit critique, l'héritage platonicien aurait été vu comme un point de départ à perfectionner et non comme un faux départ.
Quelle qu'ait été la fonction de l'amour-propre dans ce que certains appellent le progrès de la philosophie, cette conception de la philosophie comme trésor à la portée d'un esprit supérieur (passé, présent ou futur) a un coup dans l'aile. Certes, en classe Terminale, cette conception est une croyance qui favorise l'enseignement de la philosophie, et d'autant plus que le professeur croit avoir trouvé, ou fait comme s'il avait trouvé, le trésor en question dans l'oeuvre d'un philosophe donné : les élèves sont alors fiers de sortir de la doxa et de participer à la lucidité du Géant, grâce à l'intelligence de leur professeur. Voilà alors une classe qui tourne bien !
Cette conception de la philosophie comme Sacré Graal reste encore populaire, pour rêver à la philosophie, ou pour la moquer, mais quel chercheur en philosophie la partage-t-il encore ?  Y croire à l'Université rendrait ridicule, tant on a conscience désormais du côté naïf de ce rêve philosophique.
Mais quel rôle joue désormais l'amour-propre du chercheur en philosophie, s'il n'est pas simplement un historien de la philosophie, je veux dire s'il veut participer au progrès de la philosophie se faisant et non au progrès de la compréhension de la philosophie déjà faite ? Généralement l'amour-propre vise à contribuer de manière décisive à  l'amélioration au sein d'une équipe d'une argumentation relative à un problème philosophique particulier, prenant donc comme modèle non le philosophe d'autrefois, impossible à ressusciter mais le scientifique d'aujourd'hui. 
Certes on peut se demander si ce combat prudent et patient pour consolider une position particulière au sein d'une pluralité de positions (dont on sait qu'aucune n'est vraie, mais que chacune est vraisemblable) n'a pas quelque chose de malheureusement très vain.


mardi 25 février 2025

Qui se moquerait aujourd'hui de la grenouille ?

Je me demande quelle leçon contemporaine on peut bien tirer de la 3ème fable du livre I : la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. La lire selon l'usage revient à admettre pour soi une nature indépassable et donc définitivement limitée : la grenouille, condamnée à être " grosse en tout comme un oeuf " court bien sûr à sa perte, en cherchant à augmenter de volume, mais qui peut aujourd'hui voir les différences entre les personnes comme des différences entre espèces animales ? Le faire revient à penser en termes racistes. Même si on reconnaît des différences (de capacités) par exemple, il est délicat désormais de les formuler en termes de supériorité ou d'infériorité ; à supposer qu'on le fasse, on le compensera en faisant miroiter la possibilité de ce qu'on croyait autrefois, dira-t-on, impossible. Si bien que la fable à écrire aujourd'hui se gausserait de la grenouille qui accepte sa condition ou qui se laisse décourager dans sa transformation vers ce qu'elle juge être un modèle.
Reste que la fable peut, mais seulement après mille tentatives et sur fond d'échec confirmé et répété, inspirer l'acceptation de soi, l'amour de ce qu'on est mais il faudra alors mettre le coassement au-dessus du beuglement.
L'obstacle énorme à cette récupération moderne de la fable est dans les trois derniers vers qui naturalisent les différences sociales et prônent une résignation conservatrice :

" Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut des pages."

Ce qui peut rendre pour certains la fable abjecte moralement, c'est qu'elle prend comme allant de soi que le désir d'imiter plus grand que soi non seulement est vain mais en plus ne caractérise que la concurrence à la distinction, au sein des privilégiés. Le bûcheron de la fable nº16 n'est pas dans la course : 

" Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée."

Certes il ne crèvera pas, à la différence de la grenouille mais c'est la mort qu'il appelle, même si en fin de compte il préfèrera vivre en souffrant plutòt que ne plus vivre du tout.
L' élève d'aujourd'hui pensera donc que la fable non seulement condamne le désir de se dépasser mais en plus prend comme allant de soi que la masse des petits ne doit penser qu' à fuir son sort dans la mort.

Cette analyse me mène à penser que notre culture ne fait plus de place à ce vice qu'on appelait l'envie, comme si ne restait plus que le désir toujours légitime d'avoir autant que les mieux dotés. Il est certes possible de dissoudre l'envie dans quelque chose comme la revendication justifiée de l'égalité. Le malade qui, dans un désert médical, veut être aussi bien soigné que celui qui a la chance d'avoir un médecin ne doit pas être qualifié d'envieux, pour sûr. Il y a en effet des avantages qui doivent être universalisés. Ce sont  plutôt les privilèges qui sont les cibles de l'envieux : la personne laide qui rêve d'avoir une beauté sublime ne peut pas plus invoquer l'injustice pour rendre compte de son état, tout aussi peu l'employé mal payé et sans diplôme devrait le faire quand il se compare à qui par ses études a obtenu un salaire plusieurs fois supérieur au sien. Mais ce partage entre envie et souci de la justice se fait toujours difficilement et dans la polémique.