Les philosophes antiques à notre secours.
ISSN 2270-6968
vendredi 20 juin 2025
Comment vivre en déterministe au quotidien ? (5)
dimanche 15 juin 2025
Comment vivre en déterministe au quotidien ? (4)
Ne plus utiliser le conditionnel passé pour décrire ce qu'on a vécu, c'est difficile mais c'est faisable. En revanche on ne peut pas se passer du conditionnel présent quand on délibère à propos de ce qu'on doit faire, que ce " doit " renvoie à une réflexion prudentielle (on cherche à agir efficacement en vue d'atteindre ses buts) ou à une réflexion morale (on cherche à agir bien). En effet, en fonction des hypothèses imaginées, on formule ses actions au conditionnel présent (" je ferais x si a ou je ferais y si b, etc "). Ce qui veut dire qu'on imagine une multiplicité d'actions possibles réalisables, dans l'ignorance de la seule action déterminée à se réaliser.
Naturellement, sauf à tomber dans une sorte de fatalisme paresseux et faux, la délibération est une des causes nécessaires de l'action qui se réalisera. Cause précieuse comme en témoigne l'appel à réfléchir avant d'agir. Mais alors il faut accepter le fait que croire faussement dans une multiplicité de possibles réalisables est une condition du succès pratique. Ne pas y croire serait paralysant.
On notera que, s'il m'est indispensable de croire que je dois choisir parmi une multiplicité d'actions également réalisables, le succès de l'action choisie est, lui, conditionné par la connaissance des déterminations qui la rendent efficace. Prenons un exemple simple : cuisinier, je délibère sur l'opportunité de faire tel ou tel plat pour telle occasion mais, une fois élu, le plat n'est faisable correctement que si j'ajuste mon action à ses lois de production.
Pour résumer, vivre en déterministe au quotidien coûte des efforts quand il s'agit de penser à ses actions passées (un d'entre eux est de supporter la blessure d'amour-propre causée par la disparition de l'aura héroïque du libre-arbitre) mais n'est pas faisable au moment de décider de ses actions à venir. La croyance dans la contingence de ses actions à venir apparaît comme essentielle à l'action humaine. Or, d'un point de vue déterministe, elle est fausse car il est incohérent de croire dans la nécessité de mes actions passées et dans la contingence de mes actions futures.
La comparaison esquissée à la fin du billet précédent entre la vue naïve sur soi - croire qu'on est doté d'un libre-arbitre - et la vue naïve sur le soleil - croire qu'il tourne autour de la Terre - doit être affinée. En effet perdre l'illusion concernant le soleil est un gain pour la pensée et l'action, alors que perdre l'illusion concernant le libre-arbitre, gain pour la pensée, revient à rendre impossible l'action humaine (réussie ou non).
Ainsi le déterministe radical, à la différence de l'indéterministe, est-il condamné à penser doublement et contradictoirement son action. Au cœur de l'action, il croit avoir à sa disposition une multiplicité de possibles réalisables, parmi lesquels il en promouvra un, le hissant du statut de réalisable à celui de réalisé. Après l'action, il sait que cette croyance est à la fois fausse et indispensable à l'action et plus généralement à la vie.
samedi 14 juin 2025
Comment vivre en déterministe au quotidien ? (3)
Vivre en déterministe oblige donc à ne pas prendre au sérieux le conditionnel passé. En effet je n’ai fait que ce que je pouvais faire. « J’aurais pu faire ce que je n’ai pas fait » est un énoncé faux. Autant dire qu’il aurait pu hier ne pas faire le temps qu’il a fait. Certes, de même qu’on imagine rétrospectivement plusieurs temps possibles pour hier, on imagine aussi bien plusieurs journées d’ hier qu’on n’a pas vécues, les liant peut-être avec la météo : « S’il avait fait moins chaud, je serais sorti plus tôt ». Est-ce également faux ? C’est seulement invérifiable, vu qu’aucune loi scientifique ne peut permettre de faire une expérience de pensée relativement au rapport entre la chaleur extérieure et mes sorties. Bien sûr on peut formuler des énoncés où la relation entre la condition et la conséquence est nécessaire : ainsi est-il vrai que si j’avais eu la varicelle, j’aurais eu des boutons. Mais le point important dans le cadre déterministe où je me situe, c’est que je ne pouvais pas avoir la varicelle.
On a l’impression que certains événements ont failli nous arriver : « j’ai failli me faire écraser ». Il n’en est rien : la voiture qui n’est passée qu’à quelques millimètres de moi ne pouvait pas passer plus près. Ma frayeur rétrospective est nécessaire psychologiquement mais elle n’est porteuse d’aucune vérité. Oui, j’imagine facilement un monde où la voiture m’aurait gravement blessé, voire m’aurait tué, mais ce monde est autant une fiction que celui où je n'aurais pas commis les fautes (morales ou non) que j’ai commises et qui ont eu des conséquences néfastes sur ma vie.
On dit souvent que porter un tel regard sur son passé est dangereux moralement, au sens où la reconnaissance du déterminisme incline à l’inaction, plus précisément n’incline pas à agir pour se corriger, ici moralement. Pensons alors à Ulysse : c’est parce qu’il sait qu'il ne peut pas résister seul au chant des sirènes qu’il parvient à ne pas y céder en se faisant attacher au mât du bateau par ses compagnons. Dit autrement, même si je sais que j’ai une disposition irréversible à agir immoralement, ce n’est pas la connaissance de ce déterminisme qui implique l’inaction, c’est juste l’absence d’un désir éclairé de me transformer. Par désir éclairé, j’entends un désir instruit par la connaissance des nécessités en jeu. Tel le désir du bon médecin de soigner.
Cela dit, même si on sépare la connaissance du déterminisme des accusations d’immoralité personnelle qu’on lui associe, on peut objecter que la pratique d’une conception déterministe de son propre passé, en atténuant la douleur par la suppression de la justification du remords (en effet je ne pouvais pas ne pas commettre la faute en question), affaiblit le désir de se corriger. On peut répondre qu’un tel mécanisme psychologique n’a rien d’universel et correspond à un processus parmi d’autres, sans pour autant minorer le fait que la connaissance vraie du déterminisme peut en effet contribuer à des situations non désirables moralement.
On dira de manière plus justifiée que cette subjectivisation du conditionnel passé - qui perd ainsi toute portée gnoséologique – n’est vraiment pas intuitive et demande un retour réflexif pénible sur son passé. Mais cela est le prix à payer pour tout accroissement de la lucidité, qu’il s’agisse de son propre passé ou de la situation de la Terre par rapport au soleil.
vendredi 13 juin 2025
Comment vivre en déterministe au quotidien ? (2)
Quel sens donner à l’emploi du conditionnel présent (je ferais) ou passé (j’aurais fait) si les seuls possibles correspondent aux choses nécessaires ? X est possible si et seulement si x est nécessaire, ce qui donne 3 types de possibilités : la possibilité des choses qui ont eu lieu (vu que x a eu lieu, x était possible et nécessaire ; celle des choses qui ont présentement lieu (il est possible et nécessaire que j’écrive présentement ces mots qui apparaissent sous mes yeux) ; celle des choses qui auront lieu : il est possible et nécessaire que je mon corps ait vieilli dans un an, s’il est possible et nécessaire que je vive encore dans un an.
Le dernier possible dont je viens de parler correspond au futur de la nécessité sue. Je sais nécessaire que le corps s’altère avec le passage du temps. Mais, pour la plupart des événements à venir dont la nécessité ne peut pas être connue dès aujourd’hui, ce qui est nécessaire, c’est que se réalise ou non tel fait : par exemple il est nécessaire qu’il pleuve ou non le 28 août 2044 à Dijon. Le fait de la pluie ou de la non-pluie sur Dijon à cette date sera nécessité par le passé du monde, mais notre esprit ne peut connaître lequel des deux possibles imaginables est actuellement réel. Un des deux possibles pensés est en réalité ontologiquement impossible, mais la faiblesse de notre connaissance ne permet pas de déterminer lequel. Avec le temps qui passe, le possible réel sera connu d’abord comme probable, voire comme nécessaire (si par exemple la présence d’un anticyclone sur toute la France le 27 août 2044 permet dès ce jour de savoir qu’il ne pleuvra pas le lendemain).
On voit qu’à partir de cette finitude constitutive de l’esprit humain, on peut ou non poser l’existence d’un esprit infini caractérisé par le savoir éternel de toute la nécessité passée, présente et à venir . Il faut en effet rajouter à l’ignorance de la nécessité future, celle de la nécessité passée (il pleuvait ou non sur la pointe du Raz le 27 août 1744, mais aucune archive, aucun témoignage, aucun prélèvement ne permet de le savoir) et celle de la nécessité présente (à cet instant précis, il y a nécessairement par exemple un certain nombre fini et précis de personnes dans les limites administrative de la commune de Paris mais ce nombre est inconnaissable).
Cette nécessité dont la connaissance est limitée par notre finitude est sue en tant que nécessité mais reste indéterminable épistémiquement bien que déterminée ontologiquement.
Si on se limite à la connaissance de la nécessité de notre vie personnelle, on est frappé par sa pauvreté :
a) La connaissance de notre passé se réduit à celle des faits dont je n’ai aucune bonne raison de douter : concernant la vie de mon corps, comme concernant celle de mon esprit je dispose de miettes dont je sais donc, si je suis déterministe, qu’elles ne pouvaient pas être autres qu’elles n’ont été (par exemple il était nécessaire que je développe telle maladie et que j’en prenne connaissance tel jour de telle année dans telles conditions)
b) La connaissance de mon présent varie selon ce que je pose comme moment présent (cette heure ou cette minute) mais reste limitée par la direction et l’intensité de mon attention ou de celle d’autrui portée sur moi, mais aussi grande que soit cette attention, elle ne portera que sur une petite partie des faits qui ont lieu (par exemple la description vraie de mon cœur pendant l’échographie laisse dans l’ombre les autres organes). Quant à celle de mon esprit, elle reste suspendue à la croyance ou à la non-croyance dans une vie inconsciente de l’esprit, et est relative au choix de la terminologie et donc de la théorie psychologique permettant de me décrire mentalement.
c) Quant à celle de mon avenir, la seule chose que je sais de manière indubitable est que je dois mourir, les modalités en étant inconnues (dans le cas du suicide, la connaissance des modalités ne peut dépasser le probable : il est très probable, si je suis efficace, que je meure des suites des actions que je fais en vue de mourir).
jeudi 12 juin 2025
Comment vivre en déterministe au quotidien ? (1)
Être déterministe revient entre autres à considérer que les seuls possibles qui ne soient pas réductibles à l’activité de notre imagination sont ceux qui se sont réalisés. Comme cette réflexion a comme but d’avoir des conséquences sur ma vie personnelle, je vais toujours rester à l’échelle d’une vie individuelle.
Si j’applique à l’échelle de la vie individuelle la position qui ouvre cette réflexion, je tiens donc pour vrai que, avant même que je ne sois né, disons le jour précédent ma naissance, ma vie possible est la vie que j’ai menée réellement jusqu’à l’instant où j’écris ces lignes.
Mes parents ont dû imaginer une vie pour moi qu’ils préféraient à d’autres qu’ils jugeaient possibles mais pas préférables, voire détestables ; l’imagination de chacun d’entre eux était déterminée par leur propre vie (leurs habitudes, leurs goûts, leurs idéaux, etc) – on découvre ici que l’imagination est tout autant déterminée par le passé de la personne (il faudra revenir sur cette formule trop simple) que n’importe quelle autre réalité -.
Reste que les vies possibles que mes parents imaginaient pour moi, comme celle que j’imagine pour moi maintenant, n’étaient que des représentations déterminées par leur ignorance des causes qui allaient déterminer mon existence.
Pour dire les choses autrement, le seul possible qui ne soit pas un simple produit de la fantaisie est ce qui est déterminé à exister par les causes antérieures qui le nécessitent. Prenons un exemple : après le repas de midi, je ne savais pas que j’allais me mettre aujourd’hui à écrire ce texte, dont j’ai l’idée depuis quelque temps. Si on m’avait demandé ce qui était possible pour moi, j’aurais répondu spontanément sans me soucier de rigueur philosophique : « beaucoup de choses sont possibles ! ». L’image spontanée de mon avenir correspondait à la représentation de multiples possibles existant, attendant que je choisisse l’un d’entre eux pour le faire passer à l’état de réel, comme des candidats concurrents en vue de l’accès à la réalité avec moi dans le rôle de l’arbitre. Ce moi n’est pas forcément la volonté, car même si j’agis machinalement ou impulsivement, un des candidats est sélectionné au titre de possible réalisable et réalisé.
Or, cette image de mon avenir suppose un avenir indéterminé, que je détermine.
Cette image semble correcte et décrire le fait que nous causons une partie de ce qui devient la réalité présente : par exemple, avec les mouvements de mes doigts et ma réflexion, je cause les phrases qui s’écrivent au fur et à mesure où ce texte avance. On touche un point important ici de la position déterministe : dans l’ensemble des causes qui déterminent le présent, il y a mon activité, que je sois un homme d’État d’envergure internationale ou un citoyen dépourvu de pouvoir, je modifie la réalité par mon action (par exemple, faisant mes courses ce matin, j’ai dégarni des rayons de magasins de certains produits, mais j’ai aussi, moins visiblement, modifié ma respiration la composition de l’air, usé mes semelles de chaussure, etc.). Le problème est de savoir si cette activité présente, aux effets modestes ou non, est déterminée par mon passé (et celui du monde) ou indéterminée.
C’est à ce niveau que l’expérience semble faire une différence entre des actions causées par le passé et des actions non causées par le passé ou libres. Si je suis un ivrogne et que comme tous les matins je ne cesse de boire des canons, j’ai le sentiment, et les autres tout autant, que je suis déterminé par quelque chose en moi qui s’est construit dans le passé et qu’on appelle souvent l’habitude. Si je suis un ivrogne impénitent, je me dirai que je suis cloué par l’habitude, ce qui revient à dire que ma vie a une évolution fixée par son cours antérieur. Mais supposons qu’un matin je me lève avec la résolution de cesser de boire et de prendre les médicaments que mon généraliste m’a donnés afin de souffrir moins de cette résolution : il y a lors deux manières d’expliquer la résolution en question.
Je commence par la plus flatteuse pour mon amour-propre : je me décris comme rompant avec mes habitudes grâce à ma force de volonté. Quant à cette soi-disant « force de la volonté », je la vois comme quelque chose qui non seulement me donne de la valeur mais aussi signale mon indépendance par rapport au passé : je m’imagine que si je n’avais pas mis en œuvre cette force de volonté, j’aurais continué comme tous les matins d’obéir au passé, de le reproduire.
Le déterministe pense ce que j’ai appelé la force de ma volonté sur le modèle de n’importe quelle réalité naturelle : prenons un nuage. Il se peut que le nuage dont je parle soit un nuage exceptionnel, rare (par son volume, sa beauté, son évolution, etc), mais ce nuage ne tombe pas du ciel, si on me permet l’expression : il y a des causes physico-chimiques, en relation ou non avec l’activité humaine, qui expliquent sa genèse et son évolution. Bien sûr les causes dont nous parlons (disons, telle dépression, tel vent etc) sont aussi bien des effets de causes qui à leur tour sont des effets, et ceci indéfiniment. Ce nuage lui-même aura des effets qui causeront des effets, etc.
Pour en rester un instant encore au nuage, par exemple celui que je vois en ce moment et qui est d’une beauté étonnante, on peut être assuré qu’aucun climatologue, spécialiste des nuages ou non, aucun physicien, aucun chimiste, aussi savant soit-il, ne pouvait hier à la même heure, à l’endroit où je suis ou ailleurs dans le monde, n’en prédire les contours précis qu’il a aujourd’hui à l’instant t. On est donc en présence d’un phénomène inconnaissable par avance mais que nous avons de bonnes raisons de penser intégralement déterminé par de multiples causes interagissant.
Si on pense la force de volonté sur le modèle du nuage, elle est aussi explicable par des multiples causes, disons pour simplifier, psychologiques qui elles-mêmes sont des effets de causes antérieures. Au fond il n’y a pas de différence radicale entre une éruption volcanique brutale et une rupture brutale causée par exemple dans une vie par une conversion. Quand on disposait de croyances mythologiques, on pouvait assimiler les deux phénomènes en les faisant dépendre tous deux de la volonté. Disposant désormais de connaissances scientifiques, c’est légitime d’assimiler les deux phénomènes à des phénomènes nécessaires, vu le passé du monde.
lundi 14 avril 2025
Trois états de l'âme : délirante ou barricadée ou fugitive. Lire Céline comme si c'était un philosophe !
lundi 31 mars 2025
Une publicité d'un autre monde.
Dans Le viol des foules par la propagande politique (1952), Serge Tchakhotine donne un exemple de publicité " à l'américaine " :
" Une charcuterie de New-York eut l'idée de placer dans son local un pick-up, qui reproduisait les cris stridents et les hurlements des cochons qu'on égorge aux abattoirs ; cette charcuterie était toujours pleine de gens qui s'arrachaient les saucissons." (Gallimard, Tel, p. 130)
vendredi 28 mars 2025
La prostituée de Spinoza est-elle vraiment ce qu'on appelle aujourd'hui une prostituée ?
" (...) qui ne sait pas, par bêtise, rendre les cadeaux, n'est pas un ingrat, et beaucoup moins encore celui que les cadeaux d'une prostituée n'amènent pas à se mettre au service de sa lubricité, ni ceux d'un voleur à dissimuler ses vols, ni rien de tel."
Voici le texte latin, pour qui en a besoin :
" (...) qui prae stultitia dona compensare nescit, ingratus non est, et multo minus ille, qui donis non movetur meretricis, ut ipsius libidini inserviat, nec furis, ut ipsius furta celet, vel alterius similis."
mardi 25 mars 2025
Le rôle de l'amour-propre dans l'histoire de la philosophie.
Dans la préface de la première édition du Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer, explique comment lire un livre, le sien, qui, par définition, ne peut exposer que dans l'inévitable succession des phrases alignées les unes après les autres, un système de pensée organique, qu'il faudrait pourtant pouvoir comprendre instantanément comme un tout vivant pour en saisir la cohérence et l'intelligibilité. Puis il ajoute :
" Telle est ma première et indispensable recommandation au lecteur malveillant (je dis malveillant, parce qu'étant philosophe il a affaire en moi à un autre philosophe)."