dimanche 16 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (2)

Comment donc définir en gros la philosophie ? Comment cerner ce qui unit tous les philosophes ?

D'abord depuis l' Antiquité, la philosophie  a un ennemi qu'elle déteste. En grec ancien, le mot qui désigne cet ennemi haïssable, c'est δοξα, doxa, la doxa. Ce mot, usuellement on le traduit en français par opinion
À première vue, on ne comprend pas pourquoi l'opinion serait ennemie. En effet on a plutôt tendance à aimer l'opinion, et même à aimer les opinions (il semble même que plus il y en a, mieux c'est). Spontanément on lui donne du prix, de la valeur. Aussi, quand soi-même on n'a pas d'opinion sur un sujet, on se sent généralement bête, on peut aller jusqu'à avoir honte par rapport à ceux qui en ont déjà une. Aussi, quand on la trouve cette opinion,  on y tient , on peut même la chérir et la défendre dans les discussions. En tout cas, même si on est timide et qu'on n'ose pas participer aux discussions, en général on donne de la valeur aux sociétés qui laissent leurs membres avoir les opinions qu'ils veulent et qui les autorisent aussi à dire leurs opinions en public et à en débattre. Vu tout cela, ça paraît étrange, voire inquiétant de faire de l'opinion un ennemi.
En réalité, l'opinion que les philosophes n'aiment pas, c'est l'opinion toute faite. celle qu'on n'aime pas plus qu'eux ! Celle qu'on reproche aux autres d'avoir, celle qu'on espère, soi-même, ne pas avoir : on aime en effet avoir une opinion personnelle, c'est-à-dire une opinion, correspondant à quelque chose que l'on a compris par soi-même. Et les philosophes n'ont rien contre l'opinion personnelle, pourvu qu'elle soit vraiment personnelle. Or on peut avoir des opinions qu'on appelle personnelles - parce qu'on y tient vraiment, parce qu'elles font corps avec soi - mais qui ne sont pas personnelles au sens où elles n'ont pas été élaborées, réfléchies par soi-même.
En effet, imaginons un effet naissant dans un milieu, disons, raciste. Pour sa famille, le racisme va de soi, est une évidence. Un tel enfant va donc être nourri d'opinions racistes : il va apprendre à parler et à lire dans un monde familial raciste ; en général, lui-même va finir par " parler raciste " car les premières opinions de l'enfant sont ordinairement celles de sa famille, d'autant plus qu'il n'entendra pas autour de lui d'autres opinions que celles de cette même famille. Donc, si on entend par opinion personnelle une opinion dont on ne veut pas, dont on ne peut pas se défaire, cet enfant a une opinion personnelle et dira peut-être  à la cantonnade qu'il en a bel et bien une. Pourtant, pour les philosophes (pour les sociologues aussi - les sociologues sont les scientifiques qui étudient les sociétés -), leur opinion est conformiste : c'est l'opinion d'un groupe, d'un milieu, d'une classe. On pourrait aller jusqu'à dire qu'elle est même impersonnelle.

Ce sont donc les opinions conformistes qui ont été, qui sont et qui seront toujours les ennemies de la philosophie, au sens où les philosophes n'aiment pas qu'elles se présentent comme indiscutablement vraies, mais aussi au sens où, souvent, les porteurs de telles opinions n'aiment pas la philosophie : en effet, pourquoi se mettraient-ils  à faire de la philosophie, c'est-à-dire  à faire quelque chose de nouveau, d'inconnu, s'ils  disposent déjà de la vérité à la maison, chez eux ?
On peut en effet affirmer que, si on se lance dans la philosophie, c'est qu'on n'a pas déjà la vérité à la maison. 
De cela, on peut déduire que la philosophie ne se confond pas avec la religion. Car en effet beaucoup de familles (musulmanes, juives, chrétiennes, etc.), en ayant la religion à la maison, pensent avoir du même coup la vérité à la maison. Mais alors peut-on aller jusqu'à dire que la religion est un deuxième ennemi de la philosophie ?

samedi 15 novembre 2025

Cours élémentaire de philosophie : qu'est-ce que la philosophie ? (1)

 Je commence ici une série de billets à fonction explicitement pédagogique ; je les écris à destination des grands adolescents, disons, de ceux qui sont, au plus tôt, en  Seconde. Je les mets en ligne avec l'idée que des objections pourront m'être faites, des idées pourront m'être données afin de rendre meilleure cette initiation à la philosophie, qui sera avant tout une initiation aux problèmes philosophiques posés par les thèmes au programme : la conscience, l'art, l'État, etc. Dans mon esprit, l'ensemble de ce cours doit rester maniable pour un jeune qui cherche à s'orienter, à se repérer dans la philosophie. Il sera donc beaucoup trop simplificateur pour les étudiants en philosophie : disons que c'est un cours élémentaire à destination des classes de Terminale.

" Qu'est-ce que la philosophie ? " 
On peut se poser cette question sans jamais avoir entendu parler de la philosophie : c'est alors une question du même type que " qu'est-ce que la dendrochronologie ? ".
Mais, généralement, on a entendu parler de la philosophie avant de se poser la question, et donc quand on la pose, on demande en fait : " qu'est-ce que c'est, vraiment, la philosophie ? ".
Cela dit, même les gens qui connaissent la philosophie de près, dit autrement, qui en font, peuvent se poser cette question : les philosophes se demandent donc ce qu'est la philosophie. Cette question est même une question philosophique : quand on cherche à y répondre, on fait déjà de la philosophie. 
Ce fait permet de remarquer l'originalité de la philosophie par rapport aux mathématiques  ou à tout ce qu'on apprend d'autre à l'école, au lycée, à l' Université : par exemple, " qu'est-ce que les mathématiques ? " n'est pas une question mathématique, " qu'est-ce que la médecine ? " n'est pas une question médicale, " qu'est-ce que la littérature ? " n'est pas une question littéraire, etc. Si des mathématiciens cherchent à répondre à la question " qu'est-ce que les mathématiques ?", à ce moment-là, ils ne font pas, ils ne font plus de mathématiques, ils sortent des maths pour ainsi dire. Comme on sort de la médecine, quand on s'interroge sur " qu'est-ce que la médecine ? ". Idem pour la littérature.

Ceci dit, on aimerait bien, pour commencer, connaître la réponse à cette question donc philosophique : " qu'est-ce que la philosophie ? ".
Oui, bien sûr, malheureusement, elle n'est pas facile à donner.
Ce n'est pas une question ordinaire comme " quelle heure est-il ? " ou " combien de kilomètres entre Grenoble et Chambéry ? ". En effet ces deux questions ne posent aucun problème. Il y a d'ailleurs une foule de questions, plus difficiles, qui ne posent, elles non plus, aucun problème : " quelle est la vitesse de la lumière ? " ou " combien font (a + b) au carré ? ". En effet ces questions font partie des questions scientifiques résolues.
Or, il y a problème (une question est problématique) quand, même les plus compétents dans le domaine en question, ne s'accordent pas sur la réponse à donner à la question. C'est vrai des problèmes scientifiques : " Y a-t-il dans l'Univers de la vie ailleurs que sur Terre ? ", comme des problèmes philosophiques. " Qu'est-ce que la philosophie ? " est précisément un problème philosophique.

Cela peut paraître bien décourageant pour un début : si on ne sait même pas ce qu' est la philosophie, comment savoir si ça vaut le coup d'en faire ? En réalité, un tel découragement n'est pas vraiment justifié. Voici pourquoi : si les philosophes ne s'accordent pas sur une réponse détaillée à la question : " qu'est-ce que la philosophie ? ", ils s'entendent en gros sur une telle réponse. Et pour commencer, cette réponse approximative, un peu vague certes, va suffire.


dimanche 9 novembre 2025

Vivre le déterminisme au quotidien (13) : le fatalisme du Jacques de Diderot (4)

Dans la Réfutation d' Helvétius, Diderot écrit : " On est devenu philosophe dans ses systèmes, et l'on reste peuple dans son propos." On peut voir cette série de billets sur le détermisme au quotidien comme l'effort fait par un déterminisme systématique pour être moins peuple dans ses propos de tous les jours ! Continuons donc !

Jacques a finalement eu raison à lui seul de la douzaine de brigands, parvenant à les neutraliser en les enfermant dans leur chambre. Quand il rentre dans la sienne, il s'y barricade, " racontant froidement et succinctement à son maître le détail de son expédition." Le maître qui, lui, n'a pu pendant l'épisode se maîtriser en rien ( " (...) incertain sur la manière dont cette aventure finirait, (il) l'attendait en tremblant.") dit à son domestique :
" Jacques, quel diable d'homme es-tu ? Tu crois donc...
JACQUES : Je ne crois ni ne décrois.
LE MAÎTRE : S'ils avaient refusé de se coucher ?
JACQUES : Cela était impossible.
LE MAÎTRE : Pourquoi ?
JACQUES : Parce qu'ils ne l'ont pas fait.
LE MAÎTRE : S'ils se relevaient ?
JACQUES : Tant pis ou tant mieux.
LE MAÎTRE : Si... si... si... etc
JACQUES : Si... si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits. Que diable, monsieur, tout à l'heure vous avez cru que je courais un grand danger et rien n'était plus faux ; à présent vous vous croyez en grand danger, et rien n'est peut-être encore plus faux. Tous dans cette maison nous avons peur les uns des autres, ce qui prouve que nous sommes tous des sots ; et tout en discourant ainsi, le voilà déshabillé, couché et endormi. Son maître, en mangeant à son tour un morceau de pain noir et buvant un coup de mauvais vin, prêtait l'oreille autour de lui, regardait Jacques qui ronflait, et disait : " quel diable d'homme est-ce là ? " (ibid., p. 675)

Relevons d'abord le paradoxe : ce Jacques qui se conforme au plus près à l'ordre du monde est le moins conformiste des hommes, ce que perçoit son maître qui ne cesse de décliner l'expression  : " quel diable d'homme ! ". Mais pourquoi donc apparaît-il ainsi aux yeux de ceux qui sont habitués, comme son maître, aux comportements plus usuels, plus normaux, plus ordinaires ?
Parions qu' une clé se trouve dans la compréhension de la courte formule : " je ne crois ni ne décrois ". En effet croire que ou bien ne pas croire que, c'est avoir à l'esprit une foule de possibles, tous plus ou moins à égalité, dans leurs contradictions même, au sens où aucun de ces possibles ne peut se convertir en réel, conversion qui reviendrait à vider de toute possibilité tous les autres concurrents. 
Comme la réaction spontanée du maître à Jacques nous aide à le voir (" s'ils avaient refusé de se coucher ?"), les possibles portent sur ce qui aurait pu se passer : on imagine alors tous les scénarios horribles auxquels on a échappé ; une telle imagination étant toujours à notre portée, même si la réalité a été, elle-même, horrible, vu qu'on peut toujours imaginer, précisément à cause de l'infinité des nombres, plus de victimes, plus d' infortunes, plus de douleurs, etc. que celles qui ont eu lieu. Mais, dans la situation du maître, l'usage du conditionnel passé, loin de consoler, inquiète, car il donne au réel qui vient de s'installer dans sa vie (je veux dire le fait irréfutable que les méchants sont bel et bien coincés dans leur chambre) une sorte de fragilité, de superficialité, comme si les possibles exclus bouillonnaient sous lui, pressés de prendre leur revanche en devenant, eux aussi, bel et bien aussi réels que lui, le vrai réel !
Or, Jacques sait que c'est impossible que le réel passé soit détrôné, comme il sait qu'il était impossible qu'il ne soit pas, si l'on me passe l'expression, couronné. En effet, aux yeux du déterministe, comme à ceux du fataliste, la connaissance de l'impossible est aisément accesssible pour tout ce qui est relatif au passé : dit en un mot, était impossible tout ce qui n'a pas eu lieu. Il est donc autant stupide de se faire peur que de se consoler en imaginant pire que ce qu'on a vécu. Ce n'est que du point de vue d'une intelligence humaine, c'est-à-dire limitée, que l'enchaînement passé des faits est contingent. Il est en effet, ontologiquement si on peut dire, en lui-même, dit autrement,  absolument nécessaire.
Certes reste la question : mais concernant l'avenir qu'est-ce qui est impossible ? Bien sûr une réponse rigoureuse nous vient à l'esprit : est impossible que dans l'avenir cesse d'avoir eu lieu ce qui a eu lieu. La valeur de cette thèse n'est pas nulle : en effet, combien cherchent par leur vie présente à effacer leur  passé ! La confession chrétienne en a souvent donné l'illusion : le pardon du prêtre et les quelques Notre père et Je vous salue, Marie à réciter après la confession ont redonné sans doute autrefois à beaucoup d'enfants une sorte de virginité morale, un désir de commencer à écrire sa vraie vie sur une nouvelle page blanche (il faudrait ici envisager tous les rituels, religieux ou profanes, de purification de soi, si plaisants pour l'amour-propre).
Mais si on s'interroge sur ce qui est impossible relativement aux faits à venir ? Le déterministe ne peut pas exclure les plus inquiétants. À son maître, qui l'interroge : " S'ils se relevaient ? ". Jacques ne peut que répondre : " Tant pis ou tant mieux." En effet, même le plus sytématique des déterministes ne peut s'empêcher d'être peuple sur le point suivant : il imagine le pire comme le meilleur, mais comment peut-on, comme Jacques, imaginer le meilleur à propos ici de ce qui serait un mal, précisement la revanche des méchants ? En fait, même si l'enchaînement des faits à venir est aussi nécessaire que celui des faits passés, il est, au-delà d'un certain seuil temporel, absolument imprévisible : dit autrement, d'un mal peut sortir un bien (et réciproquement) - Hobbes a dit la même chose, avant Diderot, et Kant le dira aussi bien après lui, ce qui  permettra à Kant d'en tirer l'idée qu'on ne peut pas au fond savoir à coup sûr quoi faire pour être heureux (en revanche on sait très bien quoi faire pour être moral, pensait-il). 
Par exemple, les brigands, en voulant se venger, pourraient contribuer à faire sortir le maître de sa position d'attente passive et maître et domestique réunis trouveraient ainsi une ruse infaillible pour arroser les arroseurs. Qui sait ?
Mais une telle indétermination de l'avenir relativement à sa valeur ne peut pas faire taire l'imagination du maître : que d'un mal sorte un bien ou d'un bien un mal est une question qui ne se pose que lorsque est réel le mauvais fait ou le bon fait, mais ce qui inquiète le maître, c'est l'indétermination du fait à venir, la possibilité du fait quelconque (qu'il soit bon, ou mauvais, ou neutre). Ce que le maître exprime par cette curieuse formule : " Si... si... si... etc." qui peut vouloir dire autant l'addition des faits imprévisibles : si... et si... et si... que leur disjonction : si... ou si... ou si... ou une association d'addition et de disjonction : si... et (ou) si... et(ou) si... Formule abstraite qui reflète bien le chaos de nos imaginations portant sur le futur, quand elles ne portent pas sur les évènements connus exhaustivement par les sciences.
C'est alors que Jacques devient moqueur : " Si... si la mer bouillait, il y aurait, comme on dit, bien des poissons de cuits." Nous pourrions, à notre tour, le moquer, nous qui savons que la nature excède présentement les limites auxquelles les vies humaines sont habituées. Mais peu importe l'exemple, Jacques veut dire : débarrassez-vous, mon maître, des inquiétudes qui naissent de faits qui ne peuvent absolument pas se réaliser dans l'avenir. Il y a tant de peurs non fondées. Voyez-vous, vous aviez peur tout à l'heure des conséquences de mon action, vous imaginiez un danger alors qu'il n'y en avait pas. 
On doit ici différencier deux dangers : le danger subjectif et le danger objectif. Le danger subjectif est le danger imaginé, c'est le malheur ou le mal anticipé ; l'hypocondriaque ou le paranoïaque les fréquentent beaucoup mais aussi bien tous les prudents. Ce qui les distingue, c'est que dans le cas des premiers - les hypocondriaques et les paranoïaques - l'ensemble des dangers subjectifs est innombrable alors que celui des dangers objectifs, je veux dire des situations présentes qui seront réellement nuisibles dans le futur, est quasi nul. Quant aux vigilants, ils tendent à ajuster l'ensemble des dangers subjectifs à celui des dangers objectifs.
Revenons à la situation du maître et de Jacques,  avant que Jacques n'aille neutraliser les brigands : Jacques était plus lucide que son maître car ce dernier voyait un danger subjectif en l'absence de tout danger objectif ; ce qui permet à Jacques d'affirmer qu' il a peut-être encore la même lucidité qu'avant. Jacques est très honnête : il n' y a peut-être pas de danger objectif ou bien il y a peut-être un danger objectif.  C'est clair, nous l'avons vu et cela se répète : si Jacques a tant d'allant, c'est qu'il a confiance dans l'avenir, confiance en lui aussi bien ; mais la réalité est que les autres peuvent être ou ne pas être un danger objectif. On n'en sait rien. Induisant l'avenir à partir du passé, Jacques, lui,  prend position : les autres sont bel et bien neutralisés, dormons tranquilles. 
Mais ce n'est pas le sommeil tranquille reposant sur le savoir, c'est celui né de la croyance optimiste portant sur l'avenir. Certes Jacques s'en tient aux faits passés,  congédiant ainsi la crainte rétrospective par rapport à ce qui aurait pu arriver de fâcheux si... et si... et si... etc. Mais pour les faits à venir, il s'appuie sur une confiance prospective, largement déterminée par le fait du succès passé
Le ronflement de Jacques est celui d'une bonne nature, plus que le privilège du déterministe.  Certes ce dernier  n'a pas à craindre le réveil dans le présent des possibles refoulés dans le passé pour la bonne et simple raison que ces malheureux  possibles en attente de réalisation sont en fait inexistants. Ce qui nous permet de parler de la bêtise des cauchemars qui nous torturent en nous faisant imaginer des passés terrifiants qui n'ont pas eu lieu. Reste que, si Jacques ronfle si bien, c'est qu'il imagine impossible la réalisation, cette nuit-là, de la  vengeance des brigands. Ainsi, dans son sommeil, il reste largement peuple, pas peuple éclairé mais peuple confiant. Mais pourrait-il faire beaucoup mieux ?




mardi 23 septembre 2025

Vivre le déterminisme au quotidien (12) : le fatalisme du Jacques de Diderot (3)

On dit que le fatalisme entraîne la paresse. C'est vrai que si mon avenir était décidé, quoi que je fasse, alors à quoi bon faire, par exemple, des efforts pénibles ? 
Sauf que le déterministe  lui, ne croit pas un avenir personnel déjà fixé, quoi qu'il fasse ! Ce qu'il fait présentement, pense-t-il, contribue à déterminer son avenir (et pas seulement le sien d'ailleurs). Si les efforts pénibles qu'il réalise en vue d'une fin quelconque (gagner sa vie, passer un concours difficile, se soigner, etc.) n'aboutissent à rien, il n'en conclut pas qu'il aurait pu et dû les économiser, parce qu'il est convaincu qu'il ne pouvait pas ne pas les réaliser. S'il s'est livré à de tels efforts, c'est parce qu'il jugeait probable, voire certain qu'ils allaient lui bénéficier. Certes, à l'issue des efforts en question, il sait rétrospectivement si son imagination d'alors a anticipé correctement ou incorrectement la réalité.

Jacques le fataliste anticipe-t-il correctement la réalité quand il se décide, contre l'avis de son maître, à mettre au pas, seul, la bande de brigands qui, dans l'auberge où ils ont fait halte, accaparent toute la nourriture et se moquent d'eux ?

" Jacques indigné prend les pistolets de son maître : " Où vas-tu ? " - Laissez-moi faire. - Où vas-tu ? te dis-je.  - Mettre à la raison cette canaille - Sais-tu qu'ils sont une douzaine ? - Fussent-ils cent, le nombre n'y fait rien, s'il est écrit là-haut qu'ils ne sont pas assez- - Que le diable t'emporte avec ton impertinent dicton ! " (La Pléiade, 2004, p.674)

L'épisode est intéressant car le fatalisme y justifie le courage, voire la témérité. En effet il est improbable ici que Jacques seul vienne à bout de douze malfrats, et plus improbable encore qu'il en maîtrise cent ! Mais, dans les deux cas, ce n'est pas impossible. Ce qui est sûr, c'est qu'en se lançant ainsi à l'aventure, Jacques , au moins aux yeux du lecteur, risque gros. Mais pourquoi prend-il un tel risque ?

La justification fataliste : " Si c'est écrit que je les vaincrai, aussi nombreux qu'ils soient, alors je ne prends aucun risque en les attaquant." 
On comprend ici que le fatalisme n'entraîne la paresse que chez les paresseux car il peut aussi bien entraîner l'initiative chez les entreprenants. Tout dépend au fond si le fataliste juge déjà écrit ce qu'il craint ( " C'est écrit qu'ils me vaincront, alors pourquoi se casser la tête à les défier ? ") ou ce qu'il espère ( " C'est écrit que je serai plus fort qu'eux, alors pourquoi ne pas les affronter ? "). Ici Jacques est manifestement un fatalisme optimiste (si on appelle optimiste une personne qui pense que les faits espérés se réaliseront). On a le type de fatalisme correspondant à son caractère en somme.

Mais je ne veux pas être fataliste, je veux être déterministe ! Et donc y a-t-il une justification déterministe à une telle prise de risques ? Autrement dit, l' audace trouve-t-elle de bonnes raisons dans les croyances déterministes ?
En fait le déterminisme ne favorise aucun type d'actions mais explique n'importe quelle action réelle, la plus improbable avant sa réalisation, aussi bien que la plus probable, comme totalement nécessaire, vues l'histoire du monde et celle précisément de l'agent concerné au sein de ce monde. Ainsi le déterminisme n'encourage-t-il pas plus à l'action qu'à l'inaction. C'est une théorie qui éclaire sous un certain jour les actes faits (entre autres) mais qui ne conseille en rien des actes à faire.
Reste qu'au coeur du déterminisme il y a l'idée que le seul possible est celui qui se réalise. Or, l' imagination peut être envahie par une multiplicité de possibles, tous plus effrayants et paralysants les uns que les autres. Mais, aux yeux du déterministe, ces possibles, à défaut de devenir tous des impossibles (peut-être un parmi eux est-il le bon, celui qui se réalisera !), perdent du mojns la prétention qu'ils ont, chacun, d'être un candidat crédible à la réalisation, dit autrement, un scénario sérieux de ce qui nous attend. Vider les futurs imaginés de leur poids indu de réalité, c'est par là même enlever une part de la paralysie que l'imagination sombre de l'anxieux favorise. On pourrait alors trouver en soi un regain d'une confiance d'autant plus étouffée au départ que l'on est doté d'une imagination vive et noire. Mais y gagnerait-on une confiance en soi capable, comme celle de Jacques, de faire des miracles ? Ne rêvons pas trop tout de même : cela dépendra de notre tempérament !

mercredi 10 septembre 2025

Vivre le déterminisme au quotidien (11) : le fatalisme du Jacques de Diderot (2)

Jacques raconte son histoire à son maître. Ce dernier soupçonne que le valet est tombé amoureux de la paysanne qui l'a recueilli, une fois blessé au genou à la bataille de Fontenoy et, sachant que la paysanne est mariée, il commence à jeter l'opprobre sur Jacques :

" Le maître : Ah ! Malheureux ! ah ! coquin ! infâme ! je te vois arriver. 
Jacques : Mon maître, je crois que vous ne voyez rien.
Le maître : N'est-ce pas de cette femme que tu vas devenir amoureux ? " (p. 673)

Et voici Jacques qui répond en fataliste à un début d'accusation :

" Jacques : Et quand je serais devenu amoureux d'elle, qu'est-ce qu'il y aurait à dire ? Est-ce qu'on est maître de devenir ou de ne pas devenir amoureux ? et quand on l'est, est-on maître d'agir comme si on ne l'était pas ? Si cela eût été écrit là-haut, tout ce que vous disposez à me dire, je me le serais dit ; je me serais souffleté ; je me serais cogné la tête contre le mur ; je me serais arraché les cheveux, il n'en aurait été ni plus ni moins, et mon bienfaiteur eût été cocu."

Jacques a raison : tomber amoureux, à la différence de commettre un geste précipité (cf le billet précédent), n'est pas une faute. Déterminé ou pas, le sentiment est une passion. Et ressentant une passion, sauf à l'imaginer comme une partie mobile d'un esprit-lego, on ne s'en défait pas à volonté et donc c'est en homme amoureux qu'on cherche (ou non) à maîtriser l'état amoureux, c'est-à-dire à en contrôler les manifestations, contrôle autant reconnu par le déterministe que par l'indéterministe. C'est ce contrôle que Jacques imagine sous une forme hyperbolique puisqu'il s'y traite comme le maître, représentant ici la bonne conduite morale, le traiterait, se réfutant et se maltraitant donc (en termes psychanalytiques, on parlerait de la puissance du surmoi de Jacques !). Mais la surveillance maximale de soi n'aboutit à garder à létat amoureux un aspect purement intérieur, secret, privé, donc sans cocufiage du mari, que si une telle intériorisation du sentiment est bel et bien déterminée par l' histoire passée de Jacques et du monde tout entier. Jacques ne veut pas dire que de tels efforts de maîtrise des actions propres sont toujours vains ; il veut seulement relever qu'il y a des conditions non maîtrisées et non maîtrisables du succès des efforts pour rester maître de ses sentiments, ici du sentiment amoureux.

Le maître fait alors la classique objection morale :

" Le maître : Mais en raisonnant à ta façon, il n'y a point de crimes qu'on ne commît sans remords."

Les convictions déterministes suppriment-elle, pour qui les défend, l'expérience du remords ? En fait la possession de convictions déterministes est nécessairement largement postérieure à la possession de la conscience morale, celle-ci étant  inculquée dans la jeunesse, dans le cadre d'une croyance à l'existence du libre-arbitre ; on peut donc faire l'hypothèse que le sentiment de culpabilité va coexister dans le déterministe avec la croyance selon laquelle l'action dont il a le remords est une mauvaise action (en effet, on l'a vu dans le précédent billet, le déterminisme ne supprime en rien la distinction entre le bien et le mal). Sans doute alors le remords ressenti est moins entier, moins prégnant que si l'on tient pour vrai qu'on aurait pu ne pas faire le mal qu'on a fait.
On peut alors penser que, si les croyances déterministes allègent le poids du remords concernant les actions passées, elles font le même effet sur le remords qu'on anticipe comme effet possible d'une action qu'on envisage de faire et que donc le poids dissuasif que représente l'idée d'un remords à venir décroît tout autant. Il me semble que l'objection ne vaut que si la personne concernée n'est pas attachée au bien mais seulement à son bien-être : en effet, le fait qu'on ne souffrira guère du remords plus tard ne transforme pas une action mauvaise en action moins mauvaise, voire bonne. C'est la personne sans éducation morale qui jugera qu'elle n'a pas de bonnes raisons de se retenir de nuire, vu que le souvenir de sa nuisance, dont elle attend un bénéfice, sera indolore ou peu douloureux  pour elle. Certes, si on se place du point de vue d'un égoïste éclairé, la position déterministe, en enlevant la justification ontologique du remords, facilite la réalisation d'actions condamnées par les autres comme immorales, à supposer bien sûr que lesdites actions n'auront pas de retour nuisible sur l'auteur. Mais les croyances déterministes ne justifient en rien la condamnation de l'éducation morale, étant entendu bien sûr que dans un cadre déterministe la bonne et la mauvaise action doivent être pensées en dehors de tout libre arbitre (ce qui est tout à fait possible si, par exemple, on identifie l'action morale à l'action qui maximise le bonheur ou minimise le malheur du plus grand nombre). Le déterministe peut donc se dire au moment où il délibère sur le bien-fondé de l'action envisagée : " Bien sûr si je fais l'action, je ne vais guère en souffrir, mais l'action en elle-même reste absolument condamnable (absolument au moins dans le cadre d'un éthique normative donnée)."

Jacques, lui, répond ainsi à son maître :

" Jacques : Ce que vous m'objectez là m'a plus d'une fois chiffoné la cervelle, mais avec tout cela, malgré que j'en aie, j'en reviens toujours au mot de mon capitaine : Tout ce qui nous arrive de bien ou de mal en ce monde est écrit là-haut... Savez-vous, monsieur, quelque moyen d'effacer notre écriture ? Puis-je n'être pas moi, et étant moi, puis faire autrement que moi ? Puis-je être moi et un autre ? Et depuis que je suis au monde, y a-t-il eu un seul instant où cela n'ait été vrai ? Prêchez tant qu'il vous plaira, vos raisons seront peut-être bonnes, mais s'il est écrit en moi ou là-haut que je trouverai mauvaises, que voulez-vous que j'y fasse ? "

On lit ici que, si Jacques dit plus haut que la fatalisme supprime la faute, il clame désormais que demeure la réalité du bien et du mal, c'est-à-dire la réalité du bienfait et du tort. Pas de remords ne veut pas dire, comme nous l'avons vu, pas de tort. Que ce tort soit commis à l'égard d'autrui cause sans doute, vue l'éducation ordinaire, le remords mais justifie surtout la réparation du tort, ce que Jacques n'évoque pas ici, attentif qu'il est à la réalité irréversible du fait du dommage, et plus largement à la réalité indépassable de l'auteur du dommage. Si je répare le dommage, si même, plus jamais, je ne reproduis à l'égard d'autrui une conduite dommageable, ce n'est pas que je suis devenu un autre, c'est que ma vie passée (et le passé du monde) rendent possible, donc réelle, une transformation radicale de soi (or il ne peut y avoir de transformation radicale de x que si x reste basiquement le même avant, pendant et après la transformation : la personne méconnaissable est précisément la même personne - identité numérique - que celle qu'on reconnaissait avant comme étant bien elle). Il est clair que l'application continue du principe de causalité à laquelle tient le déterministe, pour qui aucun fait ne peut s'expliquer par lui-même, condamne chacun d'entre nous à réviser à la baisse la joie illusoire d'être enfin devenu, parce que meilleur, un autre que celui que l'on fut. Tel un produit traçable, je ne me transforme qu'en fonction de l'évolution nécessaire de ce que je suis dans les relations avec le monde qui m'entoure (causes prochaines) et plus largement avec le monde tout entier passé et présent (causes lointaines).
Je note aussi que Jacques le fataliste donne à la distinction entre les bonnes et les mauvaises raisons autant de réalité qu'à la distinction entre le bien et le mal. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas ne pas faire le mal qu'il n'y a pas de bonnes raisons de faire le bien, entendons par là des raisons sinon contraignantes, du moins convaincantes de le faire. L'inefficacité pratique d'une bonne raison, je veux dire son impuissance à transformer réellement mon action, ne lui enlève en rien sa valeur de justification de l'action : que je sois déterminé à ne pas pouvoir me délivrer d'une addiction ne diminue pas la force des arguments visant à s'en délivrer. Une telle inefficacité pratique semble être vue par Jacques comme étant causée par le fait qu'on juge mauvaise (à tort donc) la bonne raison, mais on sait bien que la juger bonne (à juste raison) n'est pas une condition suffisante pour agir conformément à elle.

mardi 9 septembre 2025

Vivre le déterminisme au quotidien (10) : le fatalisme du Jacques de Diderot.

Partageons quelque peu la vie de Jacques, le valet fataliste, personnage de l'oeuvre de Diderot, Jacques le fataliste et son maître
Dès les premières pages du récit, dans un coup dur, le domestique dégaine sa ritournelle fataliste :

" Voilà le Maître dans une colère terrible et tombant à grands coups de fouet sur son valet, et le pauvre diable disant à chaque coup : " Celui-là était encore apparemment écrit là-haut..."." (Contes et romans, La Pléiade, p. 670)

Le fatalisme, croyance de pauvre diable ? Imagine-t-on le maître dire la même chose que Jacques ? Jacques se console à l'idée que son malheur est nécessité : les coups de fouet ainsi font moins mal à son amour-propre. Il suffit d'avoir le corps battu, si en plus on doit souffrir de regret ou, pire, de remords... Mais le maître a tout à perdre à n'être qu'un bras programmé : que déjà sa colère terrible lui échappe, si, en plus, il ne peut pas s'en flatter et doit la voir comme un état du monde aussi nécessaire que l'usure du fouet au contact du cuir  de Jacques... 
Certes, si le maître de Jacques devait rendre des comptes à son propre maître, qu'on imagine ce dernier sous la forme d'un plus puissant ou carrément de Dieu, alors le fatalisme pourrait lui servir d'excuse, comme l'a fait le rôle de Hitler pour certains accusés du procès de Nüremberg, mais en ce temps, la domination du maître sur le domestique est " une prérogative traditionnelle " (cf la note 2 p. 1208) et donc le maître ne gagnerait rien à copier le refrain de la victime.
En revanche, à une autre victime que lui, une femme, blessée en tombant  de cheval et qui se retrouve dans une posture indécente, Jacques apprend à chanter sa chanson :

" Consolez-vous, ma bonne,  il n'y a ni de votre faute, ni de la faute de monsieur le docteur, ni de la mienne, ni de celle de mon maître ; c'est qu'il était écrit là-haut qu'aujourd'hui , sur ce chemin, à l'heure qu'il est monsieur le docteur serait un bavard, que mon maître et moi nous serions deux bourrus, que vous auriez une contusion à la tête et qu'on vous verrait le cul." (p. 671)

Mais ce Jacques parle-t-il comme moi dans mes billets sur le déterminisme ?
Pourrais-je dire que tout dans ma vie était écrit là-haut ? Oui, comme je pourrais aussi bien m'écrier " Dieu l'a voulu ! " ou " Mektoub ". Sans ironie mais par facilité, comme on dit, le matin, que " le soleil se lève ", sachant que c'est la Terre qui tourne autour de lui ; par convention, aussi bien, comme on dit en espagnol " tus papas ", pour désigner le père et la mère de la personne à qui on s'adresse. Mais, au fond, on n'y croit pas, car la métaphore de l'écriture, du texte contient précisément ce qu'on élimine dans le déterminisme métaphysique qu'inspirent les sciences, précisément un auteur, un sens, des décisions, autrement dit, tout ce qu'on peut associer aux buts, aux fins, au finalisme.
Et puis, Jacques supprime la faute , mais  voyons de plus près : la femme en question était portée en croupe d'un cheval monté par le docteur, un chirurgien. Ce dernier a fait tomber sa compagne en se retournant dans le but de s'adresser à Jacques et à son maître. C'est clair que ce mouvement est nécessité par l'ensemble des mouvements passés du corps du docteur et de tous les corps du monde mais c'est justifié aussi bien de qualifier ce mouvement d' " irréfléchi ", de " maladroit ", d' " imprudent ", etc. Cette caractérisation cerne bien le fait que ce mouvement n'appartient ni à l'ensemble des réflexes ni à celui des mouvements maîtrisés, tels ceux du comédien sur scène ou du sportif en compétition : le chirurgien a donc fait un mouvement machinal, dont on convient en général de dire qu'on en est responsable, par manque d'attention, par exemple. Certes le docteur ne pouvait pas faire un autre mouvement que ce mouvement machinal, mais il est justifié de ne pas s'adresser à lui comme s'il avait le syndrome de Tourette. On dira que ce mouvement machinal n'est pas moins subi par le docteur que s'il était victime du syndrome en question :  tout à fait, mais qualifier son geste de machinal est non seulement juste théoriquement (le geste est classé correctement dans la typologie des gestes) mais aussi pertinent pratiquement (en qualifiant le geste de machinal, j'attire l'attention du docteur sur le fait qu'à l'avenir moins de précipitation lui permettra d'éviter des effets aussi indésirables). Le chirugien a certes fait ce qu'il devait (müssen) faire, sans  faire ce qu'il devait (sollen) faire. Préoccupé de frayer en lui le chemin  d'une obligation qu'on juge précieuse, on ne commet pas l'erreur de ne pas appeler " faute " sa brusquerie, ce qui augmenterait le risque que ce comportement dangereux se renouvelle à l'avenir.

Pour finir, on notera l'originalité du texte de Diderot : au moment même où le narrateur présente un personnage fataliste, qui croit donc faux  que d'autres possibles que ceux réalisés existent , il multiplie la démonstration de son pouvoir souverain de réaliser les possibles exclus, mettant en relief ce qui a contrario caractérise la vie réelle : qu'il y a souvent des cadavres dans les placards, mais jamais des possibles en attente de réalisation...

" Si cela vous fera plaisir , remettons la paysanne en croupe derrière son conducteur, laissons-les aller et revenons à nos deux voyageurs." (p.672)

Notre imagination peut bien s'exercer à imaginer des rencontres ou des non-rencontres qui n'ont pas eu lieu ; elle montre ainsi sa plasticité mais ne nous apprend strictement rien sur la réalité.

mercredi 6 août 2025

La tristesse du néo.


À Sylvain, pour m'avoir offert l'ouvrage en question.


Marc-Antoine Gavray et Gaëlle Janmart nous proposent dans leur Comment devenir un philosophe grec ? Exercices pratiques (Champs, 2025) un retour aux philosophies antiques, précisément et dans l'ordre, le stoïcisme, l'épicurisme et le scepticisme. En fait il aurait été plus exact d'appeler l'ouvrage : comment se déguiser en philosophe grec ? 

En effet, après avoir lu cet ouvrage, qui essaie de rendre successivement justice à chacune de ces 3 philosophies, que faire ? 
On peut certes répondre : rien, c'est déjà beau d'avoir été initié à  trois philosophies majeures de l'antiquité. Certes, mais les auteurs du livre appellent à prendre ces philosophies au sérieux dans le sens suivant : à notre époque qu'ils jugent déboussolée et marquée par l'idéologie du développement personnel (favorisant selon eux l'égocentrisme et le repli sur son  - pauvre, voire inexistant - soi), ils voient ces trois philosophies comme autant de moyens de remédier à l'absence de souci du vrai (associée au mot d'ordre " C'est mon choix ") et de souci des autres (tant le souci de soi occupe de terrain). Par là même, ils expliquent que l'hédonisme égoïste et consommateur n'a rien à voir avec l'épicurisme authentique et on ne peut ici que leur donner raison. 
Cela dit, le seul fait de mettre sur le même plan ces trois philosophies, en vantant les mérites de chacune (même s'ils semblent avoir un faible pour le stoïcisme, au vu du nombre de pages qui lui sont consacrées et  compte tenu aussi des valeurs  d'engagement et de responsabilité qui paraissent être celles des auteurs), fait sortir implicitement l'ouvrage du cadre antique auquel il vise explicitement à faire revenir. 
En effet, dans l'antiquité et même plus tard, chacune des philosophies étudiées faisait la guerre  aux deux autres : ainsi les philosophes sceptiques, comme Sextus Empiricus, dénonçaient le dogmatisme des philosophies épicurienne et stoïcienne, qui, bien qu'opposées dans leurs affirmations quelquefois, avaient néanmoins la certitude de décrire correctement ce qu'on pourrait appeler le fond  des choses, ce à quoi les sceptiques jugeaient ne pas pouvoir parvenir. 
Dit autrement, chacune de ses philosophies visait à la détention du monopole de la vérité et donc les présenter aujourd'hui comme  ayant, chacune des trois, assez de poids pour emporter la conviction du lecteur, transforme chacune d'entre elles en une construction pas moins mais pas plus que vraisemblable. 
Le livre terminé, on pourra alors se demander : pourquoi donc commencer à m'intéresser à une manière de voir donnée plutôt qu'à une de ses deux concurrentes ? Vu le ton du livre, le lecteur pourrait se dire qu'il va privilégier certes le stoïcisme, puisqu'il a la préférence implicite des auteurs, mais explicitement dans l'ouvrage, le stoicisme ne représente tout de même qu'une option sur trois
.
Certes la démarche des auteurs aurait pu être ouvertement éclectique : " aucune de ces philosophies n'est vraie mais en prenant des éléments de chacune, on peut faire quelque chose de vrai " ou bien, version plus faible, " aucune de ces philosophies n'est vraie, mais chacun peut faire quelque chose d'utile pour lui en prenant quelque chose de chacune ".

Entre refus de l'éclectisme et honte du dogmatisme, les auteurs font les choses à moitié : ils louent ouvertement chacune des philosophies dans l'espace qui lui est consacré et blâment secrètement chacune d'entre elles dans l'espace consacré aux deux autres, produisant en fin de compte, dans chaque lecteur, une fluctuatio animi, un mélange instable d'amour et de haine pour chacune des philosophies étudiées.

Mais que faut-il donc faire ? Ce n'est pas simple : si l'on écrit un ouvrage qui met une seule  de ces philosophies au goût du jour comme l'a fait par exemple Lawrence C. Becker dans A new stoicism (1998), on la défigure (par exemple, Becker laisse tomber le finalisme stoïcien , le replaçant par le seul déterminisme). 
À dire vrai, j'ai plus de sympathie pour une entreprise du type de celle de Yitzhak Y. Melamed dans son Spinoza : substance et pensée (PUF, 2025) : loin d'adapter Spinoza à nos manières de voir contemporaines, il en souligne la force étrange (par exemple, en prenant au sérieux l'existence en Dieu d'une infinité d'attributs dont nous ne pouvons connaître que deux : l'étendue et la pensée).

Alors on insistera sur ce qu'il y a de plus dérangeant dans le stoïcisme, dans l'épicurisme, dans le scepticisme : il se pourra qu' aucune de ces philosophies n'en sorte renforcée quant à la vérité, elles pourraient même y perdre toutes les trois leur vraisemblance. Mais elles y gagneront chacune  en intérêt et originalité. Peut-on vraiment faire mieux ?


dimanche 13 juillet 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (9)

Qu'apporte une conception déterministe à l'idée que l'on se fait de l'amour, précisément de son propre état amoureux ? 
Comme n'importe quel autre état psychologique, l' état amoureux est nécessité par le passé du sujet amoureux et globalement par le passé du monde dont ce sujet est un élément. 
Certes, comme on a conscience de ne pas décider de tomber amoureux, on peut donc penser que l'idée de la nécessité fait bon ménage avec l'impression de passivité qu'on ressent à la naissance de l'amour. Sauf que la conception déterministe précise que la personne de laquelle on tombe amoureux ne produit son effet qu'en tant qu'elle est elle-même effet de tout un monde passé, et cela  au sein d'un contexte présent dans lequel elle apparaît sous un jour déterminant  mais déterminé tout autant : sans noyer la personne en question dans les circonstances de son apparition, on pensera que l'effet personnel  exercé n'a pu se réaliser que dans le cadre impersonnel où il a lieu. Dit autrement, la personne est un corps singulier, ayant un parcours nécessairement unique (aucun corps ne coïncidant avec un autre dans l'espace) dans une culture partagée par beaucoup, à l'intérieur d'un monde commun à tous. Sauf à penser à tort que la personne aurait pu produire le même effet sur la même personne dans un autre espace-temps (cf un billet précédent sur la vérité du conditionnel passé dans un cadre déterministe). 
À cela, ajoutons que le sujet amoureux n'est touché que parce qu'il est touchable, héritier d'une disposition déterminée à être ainsi modifié (la comparaison avec le sujet foudroyé convient bien ici, même si l'amour en jeu n'est pas du tout vécu comme un coup de foudre : en effet la position hic et nunc du sujet foudroyé est une des causes nécessaires du choc).
À cette aune, la distinction que l'on peut faire entre les amours déterminées socialement (" les deux appartenaient au même milieu, etc.") et les amours imprévisibles est tout à fait superficielle : que l'amour confirme ou non les attentes des sociologues, il est aussi nécessaire que n'importe quel autre événement, fait, processus, naturel, comme dirait un spinoziste. Bien sûr, si les amoureux se disent " Nous devions nous rencontrer ", ils ont bel et bien raison, mais pas au sens où généralement ils l'entendent.
Cela dit, cette conception déterministe de la naissance de l'état amoureux fait-elle bon ménage avec l'état amoureux ? Autrement dit, reste-t-on amoureux si on voit son propre état dans ce cadre déterministe absolu ?
Penser qu'une rencontre est aussi déterminée que celle de deux boules de billard n'implique pas de juger pour autant qu'elle est banale : de même que les trajectoires les plus exceptionnelles de deux boules de billard obéissent toujours aux lois de la mécanique, de même un amour peut être vécu comme extraordinaire, tout en obéissant aux lois ordinaires de la psychologie, sans tenir donc en rien du miracle (on n'abordera pas ici la question du rapport entre la psychologie et la neurologie, et encore moins celle du rapport entre la neurologie et la chimie, pour ne rien dire de la physique !).
Assurément une telle mise en perspective déterministe entoure la personne aimée d'un paysage nécessaire, qu'on ne doit donc pas plus gommer que souligner à l'excès. En somme, c'est " elle et ses circonstances ", " lui et ses circonstances "...
Certains penseront que ce délicat équilibre entre surestimation subjectiviste de l'être aimé (le délire amoureux) et sous-estimation objectiviste de l'objet aimé (statistiques, etc) tient, lui, bel et bien du miracle. 
Mais, comme l'écrit Spinoza dans la dernière phrase de l' Éthique, " tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare ".

lundi 30 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (8)

Vu que la philosophie déterministe n'est pas vraie, mais seulement vraisemblable, comme la philosophie indéterministe, comment justifier qu'on la défende, elle, plutôt qu'une autre ? Ou, du moins,  dans le cadre d'une réflexion sur les manières de vivre correspondant aux diverses croyances philosophiques, pourquoi donc la privilégier ?

On peut donner l'explication génétique suivante, reposant sur l'idée que la manière de vivre causerait l'adhésion à cette philosophie : ainsi, prenant conscience d'une vie jugée ratée, on défendrait le déterminisme pour la supporter, par exemple par la diminution, voire la suppression des regrets et remords qu'il devrait entraîner. Dans un tel cas, cette philosophie, à première vue désenchantante, serait embrassée, comme on adhère à une illusion. En un sens, le déterministe, dans ce cadre, prendrait ses désirs pour la réalité : désireux de ne pas avoir loupé de bons choix possibles passés, il croit que les seuls choix qu'il a faits étaient inévitables, nécessaires, pas forcément bons, mais inéluctables. Dit autrement, le déterministe n'aurait pas de bonnes raisons de défendre ses croyances, les causes effectives de ses croyances étant dans son état affectif et non dans une connaissance vraie qu'il détiendrait.

La réponse à apporter à cette première explication est la suivante : la valeur d'une philosophie, ou plus encore d'une connaissance vraie, est indépendante des conditions psychologiques qui y mènent. Imaginons qu' Euclide ait construit sa géométrie en vue de clouer le bec à son rival oublié, Peuclide, son objectif étant de l'humilier au maximum : doit-on en conclure que sa géométrie est fausse ou biaisée ? Non, car les circonstances fantaisistes qu'on vient d'imaginer appartiennent à ce qu'on appelle le contexte de découverte d'une croyance. Or, en faisant la genèse de la naissance de la croyance dans l'esprit, on n'aborde pas la justification de son contenu, plus largement le contexte de justification. Cette croyance a-t-elle ou non des bons arguments en sa faveur ? Si elle a pour elle de bons arguments, que tel déterministe la défende pour soulager ses malheurs n'enlève à la croyance aucune valeur cognitive. On peut même faire l'hypothèse que la conscience d'une vie heureuse empêche malheureusement quelquefois l'accès à la philosophie déterministe, parce que la philosophie indéterministe, en augmentant le mérite des actions, donne un surplus de plaisir d'amour-propre à qui l'embrasse.

Mais quel argument donner en faveur de la philosophie déterministe ? C'est la connaissance scientifique qui vient au premier plan : qu'il s'agisse des mathématiques ou de la physique (je ne prendrais pas ici la question de savoir si la physique quantique est ou non déterministe), on a affaire à la nécessité : nécessité logique dans le cadre des mathématiques, nécessité nomologique dans le cadre de la physique (nomos = loi, les faits étudiés obéissent à des lois, permettant la prévision des faits futurs - pensons au calcul des marées par exemple). C'est bien sûr la seconde nécessité qui sert de modèle au déterministe évoqué dans ces billets. Cette seconde nécessité s'applique-t-elle ou non à l'homme, vu que les sciences humaines (psychologie, économie, histoire, sociologie, ethnologie etc.) n'arrivent jamais complètement à une connaissance de type nomologique ? Ce fait doit-il être jugé comme un échec provisoire, accidentel ou comme la limite essentielle d'un savoir sur les hommes ? C'est ici qu'on peut invoquer le libre-arbitre humain qui ferait de l'homme un être irréductiblement différent de tous les autres êtres vivants sur terre. La croyance dans le libre-arbitre est-elle vraie ? C'est toute la question. Dit autrement, les hommes sont-ils des réalités exceptionnelles parce que dotées du libre-arbitre (sous forme d'une volonté libre qui cause des effets mais qui n'est pas elle-même effet) ou sont-ils des réalités plus complexes que celles étudiées à l'échelle de la physique et de la chimie ?

Face à cette alternative, on peut essayer de s'orienter en prenant au sérieux l'athéisme et l'évolutionnisme à la fois : si la croyance en Dieu est illusoire, quelle que soit la religion, naturelle ou positive, qui la justifie, et si l'être humain est un animal humain, formé par " le hasard et la nécessité ", pourquoi donc lui donner le pouvoir, digne d'un petit Dieu, d'initier une série causale sans autre cause que le mystérieux libre-arbitre ?

On dira que le déterministe dont je parle fait la part belle à la science. Si cela veut dire qu'il ne croit pas  que les connaissances scientifiques sont à mettre sur le même plan que les idéologies, les mythologies, les fictions, alors oui, c'est vrai, il privilégie les sciences. Mais si cela veut dire qu' il ne prêche que la connaissance scientifique ou le silence, cette série de billets montre qu'il n'en est rien.

dimanche 29 juin 2025

Comment vivre en déterministe au quotidien ? (7)

Dans la lettre que Spinoza écrit à Henri Oldenburg le 7 février 1676, on lit :

" De même, en effet, qu'il serait absurde qu'un cercle se plaigne que Dieu ne lui ait pas donné les propriétés de la sphère, ou un petit enfant souffrant de la pierre, qu'il ne lui ait pas donné un corps sain, de même, aussi, un homme ayant l'âme impuissante ne saurait se plaindre que Dieu lui ait refusé la force d'âme et la vraie connaissance et l'amour de Dieu, et qu'il lui ait donné une nature à ce point débile qu'il ne puisse contenir ni maîtriser ses désirs." (ibid., p.1064)

Bien sûr ce passage vaut pour tous ceux qui se plaignent de Dieu et qui mettent en doute sa justice (la théodicée = la justice de Dieu), certains allant même jusqu'à tirer argument des souffrances des innocents (ici le petit enfant malade) pour nier la réalité de Dieu. Mais surtout ces lignes sont utiles pour disqualifier la plainte métaphysique, je veux dire celle dirigée contre la fortune, le sort, le destin ou plus vaguement la réalité : en effet il va de soi que la plainte juridique (" vous commettez quelque chose d'illégal ") ou la plainte morale (" vous êtes méchant ") ne sont pas prises en compte ici puisqu'elles peuvent être défendues comme un recours en vue d'un futur meilleur, si le tribunal prend une mesure en faveur du plaignant ou si la personne accusée de méchanceté décide pour cette raison de mieux se conduire (ce recours est exigible, non parce que le passé aurait pu être autre, mais pour que le futur ne soit pas tel qu'on le craint, c'est-à-dire à l'imitation du passé). Mais se plaindre de la réalité sans incriminer une ou plusieurs personnes, mais seulement le fait du passé ?

Pour le déterministe, qu'il soit spinoziste ou non, le passé n'a jamais pu être autrement qu'il ne fut. Que des parents, par exemple, souffrent extrêmement de la mort d'un enfant, c'est une chose, mais qu'ils souffrent à cette occasion, en plus, d'un sentiment d'injustice, c'en est une autre. 
L'objection à faire à ce sentiment d'injustice varie en fait, selon que le déterminisme est finalisé ou non (j'ai centré jusqu'à présent ces billets sur un déterminisme sans finalité, sans cause finale). En effet, dans le cadre de la philosophie stoïcienne, il y a déterminisme, plus finalité : tout événement ne peut pas arriver autrement qu'il n'arrive (c'est le devoir de la nécessité) et en plus, il ne doit pas (c'est le devoir de l'obligation) arriver autrement qu'il n'arrive ; dans le spinozisme et dans tout déterminisme qui généralise au plan global ce que les sciences supposent au plan régional, disparaît la croyance que le réel est aussi le meilleur, pas pour y mettre à la place la croyance qu'il est le pire mais parce que le bien et le mal n'ont pas d'application en dehors du cadre juridique (le mal est l'illégal) ou du cadre moral, rationnel ou non (le mal est ce qui nuit ou ce qui est jugé nuisible à la personne). 
On voit donc que, dans le cadre du stoïcisme, la réponse faite au sentiment d'injustice par rapport à la réalité passée est la suivante : " Réfléchissez et vous comprendrez qu'au fond ce qui a eu lieu est juste, même si vous ne pouvez pas dans le détail réaliser pourquoi précisément c'est juste ". Quant au spinoziste, il dira : " Ce n'est ni juste, ni injuste car le réel est tout à fait neutre moralement, il n'est commandé ni par un dieu bon, ni par un diable ! Ne vous moqueriez-pas de quelqu'un qui dirait que c'est injuste qu'il pleuve le jour où il a organisé un pique-nique ? ".
On voit bien que cette position principielle du déterministe n'est en rien relative à l'ampleur des faits jugés injustes par ceux qui récriminent. Elle est liée à une conception humaniste des valeurs qui fait de celles-ci des croyances humaines, sans pour autant les rejeter dans l'inutile ou les réduire à des illusions. Et, comme le dit le passage de Spinoza, l'impuissance à comprendre ce déterminisme et à vivre en accord avec lui, sans plainte et bien sûr sans gratitude vis-à-vis du passé, n'est rien de moins que la puissance de le comprendre et d'accorder sa vie avec lui : une caractéristique psychologique nécessaire et intégralement explicable par le passé du monde et l'histoire de la personne qu'elle caractérise.