samedi 7 décembre 2013

Qu'est-ce qu'un beau garçon ? ou Socrate en faon...

Socrate rapporte sa rencontre avec Charmide, "celui qui passe pour être le plus beau" (154 a), dans le dialogue éponyme de Platon. Bien vite le lecteur réalise que ce jeune homme n'est pas aussi le plus sage, contrairement à la rumeur. Mais, en tout cas, rien n'est fait pour le dissuader de croire que Charmide est réellement le plus beau de tous. Du coup voyons d'un peu près comment est qualifiée la beauté physique indiscutable.
À remarquer d'abord que Socrate reconnaît ne pas savoir faire la différence entre être beau et paraître beau, quand il s'agit de jeunes garçons ; il communique donc seulement l'effet que ça lui fait d'être face à Charmide :
" (...) Je ne sais rien mesurer, car je suis une véritable mesure aveugle à l'égard des beaux garçons - presque tous les adolescents me paraissent beaux -, mais celui-ci en particulier m'a paru admirable par sa taille et sa beauté." (154 b-c, éd. Brisson)
Socrate en reste encore aux effets de la beauté quand il envisage la réaction, en premier, des autres jeunes gens (ils sont "amoureux (...) stupéfaits et troublés" ), ensuite des hommes mûrs (la conduite de Socrate en est un exemple), enfin des enfants :
" (...) Je m'aperçus, en observant attentivement les enfants, qu'il n'y en avait pas un seul, pas même le plus petit, qui regardait ailleurs, mais que tous le contemplaient comme s'il s'était agi d'une statue."
Léon Robin explicite utilement : "statue d'un dieu".
Est donc vraiment beau le jeune homme pris à tort par les enfants pour une statue de dieu.
Mais en quel sens exactement se trompent-ils ? Ne comprennent-ils pas que la beauté du jeune homme ressemble à celle d'un dieu ? Leur erreur n'est-elle pas seulement d'attribuer cette beauté à quelque chose d'inanimé, imitation artificielle d'un dieu, alors qu' une fois éclairés, ils sauront être face à quelque chose de vivant, imitation naturelle d'un dieu ?
Mais la beauté du jeune homme est ce qui cause aussi une impression fausse chez l'adulte ; à son degré maximal, elle produit ce que j'appellerai l'éclipse du visage :
" S'il consentait à se dévêtir, tu aurais l'impression qu'il est sans visage, tant ses formes sont d'une parfaite beauté."
Cette disparition imaginaire du visage doit-elle être interprétée comme le premier stade du processus de dépersonnalisation de la beauté, tel qu'il est rapporté par Diotime dans le Banquet ?
" (...) La beauté qui réside en un corps quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans un autre corps, et, si l'on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps." (210 b)
Mais la beauté réelle ne dérègle pas seulement les représentations, elle dérange les comportements :
" Le voilà donc arrivé : ce qui donna bonne occasion à rires, car chacun de nous, qui étions assis, mettait tout son zèle à pousser son voisin , pour faire place à Charmide afin qu'il s'assit à côté de lui ; jusqu'au moment où les deux qui étaient assis à chaque bout eurent été forcés par nous, l'un à se lever, l'autre à se laisser choir par terre ! " (155 c, trad. Robin)
Est donc beau le jeune homme dont la vue fait transgresser les règles sociales et exaspère les égoïsmes. Quant à Socrate, expert es âmes, mais fragile côté corps, il ne fait pas meilleure figure que les autres :
" Charmide vient s'asseoir entre Critias et moi. Dès ce moment, mon cher, je fus plongé dans l'embarras, et l'audace qui m'avait fait croire jusqu'alors qu'un entretien avec lui serait un jeu d'enfant s'est entièrement volatilisée." (ibid, éd. Brisson)
La beauté physique annihile les capacités, au point que les mots manquent à Socrate pour la dire :
" Il jeta sur moi des yeux que je ne saurais décrire "
Or, qu'on ne l'oublie pas ! Le Banquet nous a appris que l'ineffabilité n'est même pas une propriété de l'Idée du Beau. Diotime sait caractériser verbalement la Beauté en soi, "sans rapport avec l'or, les atours, les beaux enfants et les beaux adolescents dont la vue te bouleverse à présent." (211 d)
Et voici les ultimes manifestations de ce bouleversement, que vit le Socrate du Charmide:
" (il) s'apprêta à m'interroger, et (...) tous ceux qui étaient dans la palestre firent cercle autour de nous, c'est alors, mon noble ami, que j'entrevis l'intérieur de son vêtement : je m'enflammai, je ne me possédais plus et j'ai compris que Kydias était très versé dans les choses de l'amour, lui qui a donné ce conseil, en parlant d'un beau garçon : " prends garde qu'un jeune faon rencontrant un lion ne se fasse arracher un morceau de chair ". De fait, j'avais l'impression d'être moi-même tombé sous les griffes d'une créature de cette espèce."
Ah ! Socrate, humain, trop humain, parfait anti-modèle ici du philosophe stoïcien !
Cet homme fait, retourné par le désir d'un adolescent, on l'appelle quelquefois aujourd'hui un prédateur. Dans ce texte classique, il est la proie. Mais on ne peut comprendre cette relation où le plus jeune est le plus fort, sans se remettre en mémoire la description de l'amour pédérastique, inspirée par l'Aphrodite céleste, telle que la narre le Banquet : l'adulte-amant implore les grâces de l'adolescent-aimé et se montre prêt à tous les abaissements pour que l'aimé lui accorde la satisfaction mendiée (" aller coucher sur le pas de leur porte, admettre une forme d'esclavage que n'accepterait aucun esclave " 183a, voici quelques conduites extravagantes auxquelles se livrent les amoureux des Charmide).
Socrate ne va pas aller jusqu'à ces extrêmes mais, on le retiendra tout de même, c'est, sur les conseils de Critias, en usurpant l'identité d'un médecin qu'il peut entrer en dialogue avec le beau garçon ( " Appelle Charmide et dis-lui que je veux le présenter à un médecin pour cette douleur dont il m'a dit tout récemment qu'elle le faisait souffrir." ,155 a, s'écrie Critias ).
Ceci dit, il va suffire que Charmide interroge Socrate ( " Alors quel est le remède ?" ) pour que le philosophe, à l'occasion pourtant d'une question à laquelle il n'a pas de réponse, retrouve ses esprits et confère ainsi au dialogue sa portée manifestement didactique.

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