dimanche 28 janvier 2007

Empédocle et Descartes: pour une médecine déductive ou Hippocrate contre Empédocle : introduction à la médecine expérimentale.

« Satyros dans les Vies dit qu’ (Empédocle) fut un très grand médecin. » (VIII 58)
« Certains médecins et sophistes disent qu’on ne saurait connaître la médecine, à moins de connaître la quiddité (l'essence) de l’homme, et qu’il faut l’avoir apprise pour prétendre soigner correctement les hommes. C’est à la philosophie que songent ceux qui tiennent ce propos ; ainsi que le font Empédocle ou d’autres qui ont écrit De la nature : ils commencent par dire ce qu’est la quiddité de l’homme, comment il a été engendré pour la première fois et d’où il a été façonné. Pour ma part, je tiens tout ce qui a pu être dit sur la nature par un sophiste ou un médecin, comme relevant moins de l’art médical que de la littérature, il n’existe pas de connaissance claire touchant la nature. » (Hippocrate De l’ancienne médecine XX traduction de Jean-Pierre Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p.355)
« Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale. » (Descartes Préface aux Principes de la Philosophie La Pléiade p.566)

samedi 27 janvier 2007

Empédocle, moderne: le hasard et la nécessité.

Faisant confiance à Diels (Fragmente der Vorsokratiker Berlin 1903), admettons que, sans le citer pourtant, le texte de Platon qui suit vise entre autres Empédocle :
« Ils déclarent que le feu, l’eau, la terre et l’air existent tous par l’effet de la nature et du hasard, et nullement de l’art ; quant aux corps qui viennent ensuite, la Terre, le Soleil, la Lune et les astres, ils proviennent des éléments tenus pour complètement privés d’âme. Ces éléments transportés par le hasard, et chacun selon sa puissance respective – en se rencontrant et en s’accordant selon leurs affinités propres, les éléments chauds avec les éléments froids, les secs relativement aux humides, les mous relativement aux durs, et de toutes les façons qui peuvent résulter d’un mélange des contraires, selon une nécessité réduite au hasard – ont engendré alors, et de cette façon, la totalité du ciel et tout ce qui prend place dans le ciel, puis tous les vivants ainsi que les plantes, toutes les saisons étant nées des éléments ; et tout cela, prétendent-ils, sans le concours d’un intellect, sans le concours de quelque dieu, sans le concours d’aucun art, mais, comme nous le disions, par l’effet de la nature et du hasard. » (Les Lois X 889 b traduit par Jean-Paul Dumont in Les Présocratiques La Pléiade p. 345)
En somme, que des causes, pas de raisons.
Platon ne pouvait déjà pas l’accepter, aujourd’hui encore les défenseurs de l’ Intelligent Design l’ont en travers de la gorge.
Aétius (fin du 1er s. av.J.-C. et début du 1er s. ap.), dont l’œuvre, si on ne la connaissait pas que d’après une reconstitution, aurait peut-être l’importance de celle de Diogène Laërce, permet de saisir plus finement et au niveau du vivant spécifiquement ce refus empédocléen du finalisme :
« Empédocle déclarait que les premières naissances d’animaux et de plantes, ne produisaient pas des êtres totalement achevés, mais consistaient en membres séparés et disjoints. Les deuxièmes étaient comme des produits de l’imagination (le hasard et la nécessité simulent dans leurs effets inintentionnels les œuvres, elles intentionnelles, de l’imagination) constituées par des parties jointes ensemble. Les troisièmes consistaient en créatures totales. Les quatrièmes provenaient non de semblables, comme la terre et l’eau, mais déjà de l’union de différents, tant par épaississement de la nourriture, tantôt parce que la beauté des femmes excitait à un mouvement d’éjaculation (la série aveugle des causes et des effets produit ainsi des êtres en mesure de donner des raisons aux effets qu’ils causent). » (Opinions, V, XIX, 5 ibidem)
Je crois que Popper aurait qualifié de « métaphysique » un tel texte : certes il ne permet de dériver aucune hypothèse falsifiable mais constitue virtuellement un programme sensé de recherches scientifiques matérialistes.
Ajout du 30/10/16 :
" To explain the origin of living species, Empedocles put forward a remarkable theory of evolution by survival of the fittest. First flesh and bone emerged as chemical mixtures of the elements being constituted by fire , air, and water in equal parts, and bone being two parts water to two parts earth and four parts fire. From these constituents unattached limbs and organs were formed : unsocketed eyes, arms without shoulders and faces without necks (KRS 375-6). These roamed around until they chanced to find partners ; they formed unions, which were often, at this preliminary stage, quite unsuitable. Thus there arose various monstrosities : human-headed oxen, ox-headed humans, androgynous creatures with faces and breats on front and back (KRS 379). Most of these fortuitous organisms were fragile or sterile ; only the fittest structures survived to be the human and animal species we know. Their fitness to reproduce was a matter of chance, not design (Aristotle, Ph 2. 8. 198b29) " (Anthony Kenny, Ancient Philosophy, Oxford Press, 2004, p. 23)

vendredi 26 janvier 2007

Brève sur Empédocle

Poursuivant le récit de la vie publique d’Empédocle, Laërce écrit :
« Une autre fois, Acron le médecin avait demandé au Conseil un endroit où édifier un monument funéraire à ses ancêtres, au nom de leur éminence en matière médicale. Etant survenu, Empédocle s’y opposa, arguant du principe d’égalité, et posa en particulier la question suivante : « Quelle épitaphe inscrirons-nous ? Celle-ci :
Eminent, l’éminent médecin d’Eminente cité, fils de son père Eminent
Est enterré dans l’éminence escarpée de son extrêmement éminente patrie ? » (VIII 65)
Deux idées me viennent à l’esprit : d’abord par la dénonciation de la sacralisation de la terre natale, de la famille, de la fonction sociale, le trait est cynique ; ensuite la cascade de répétitions me donne l’impression que c’est Aristophane ou Rabelais qui a inventé l’ironique épitaphe.

dimanche 21 janvier 2007

Empédocle: tout est politique.

Habitué au banquet platonicien et à la douceur de ses échanges, j’ai sursauté en découvrant l’usage qu’en a fait Empédocle, telle que le rapporte Diogène Laërce qui lui-même le reçoit de Timée de Tauromenium :
« Empédocle fut invité par un des magistrats (la scène se passe à Agrigente, ville natale du philosophe) ; le repas avançait mais on ne servait pas à boire : tandis que les autres restaient calmes, mis en colère par cette grossièreté, il demanda à ce qu’on les servît ; mais leur hôte répondit qu’on attendait le secrétaire de l’Assemblée. Lorsqu’il arriva, il devint le symposiarque, parce que, cela est clair, l’hôte l’avait établi ainsi, et il donna l’esquisse d’un gouvernement tyrannique : il ordonna en effet que l’on boive ou que l’on se renverse la boisson sur la tête. Sur le moment, Empédocle garda son calme ; mais le lendemain, il assigna les deux hommes, l’hôte et le symposiarque, devant le tribunal, et les fit exécuter au terme du jugement. Tel fut pour lui le début de sa vie publique. » (VIII 64)
La note de Jean-François Balaudé est précieuse pour comprendre en quoi les règles du jeu du banquet sont transgressées :
« Après la grossièreté initiale, un deuxième manquement consiste à désigner après coup le symposiarque (il l’est normalement en début de repas, par élection ou tirage au sort, avant de manger puis de boire) : c’est un procédé non démocratique, tyrannique. Ainsi, la scène figure et préfigure une situation politique de contrainte et d’arbitraire, comme le montre l’ordre donné : boire ou se renverser la boisson sur la tête. C’est le troisième manquement, dû cette fois au symposiarque abusif qui utilise la boisson comme moyen d’une usurpation et d’une domination symboliques : le deuxième membre de l’alternative est évidemment une pure humiliation. Les autres ont donc été invités pour être témoins de la collusion entre les deux personnages et, par leur assentiment tacite, y apporter leur caution. L’excès auquel les deux complices sont parvenus n’autorise plus une intervention personnelle (il me semble qu’on pourrait aussi bien écrire l’inverse : « un tel débordement justifie une mise au point d’Empédocle ») : Empédocle reste alors calme et maître de lui sur le moment (terrible insinuation : est-ce sous le coup de l’emportement qu’il fait appel à la justice ?) (mais refuse-t-il de boire ? Logiquement non), mais prépare la seule parade encore possible, le recours judiciaire, qui interrompt ces velléités tyranniques. En dénonçant publiquement et juridiquement ce qui se jouait dans cette scène privée, il se place du côté des lois démocratiques, contre les factions. » (p.991)
Malgré quelques hésitations, Jean-François Balaudé en procureur incorruptible au service de la démocratie.
Pourtant comment identifier un simulacre de tyrannie dans un espace privé à un acte tyrannique dans un espace public ? N’est-ce pas un simulacre de tribunal qui aurait dû prononcer un simulacre de sanction, lui-même suivi d’un simulacre d’exécution ?
J’imagine bien ce qu’aurait pu faire un cynique à la place de cet effrayant Empédocle. Il se serait servi lui-même, en disant qu’un chien n’attend pas la permission pour chasser. Mais les cyniques ne croient pas dans la politique à la différence d’Empédocle qui non seulement lui fait confiance pour faire régner la justice mais bien plus politise ce banquet à l’insu de ses participants. Ces convives silencieux qui prennent leur mal en patience en attendant qu’arrive le notable, les voilà transformés en traîtres à la démocratie.
Le stoïcien, lui, aurait pu attendre ou s’en aller. Il aurait transformé le temps mort en occasion d'exercer sa patience et à l’arrivée du secrétaire il aurait rappelé les deux hommes à leur devoir, ne craignant en rien les conséquences. Ce n’est pas stoïcien en effet de simuler la participation au jeu puis ensuite d’aller porter plainte. Quand un stoïcien joue, il joue pour de bon, même s’il sait très bien que suivre à la lettre les règles du jeu ne suffit pas à sauver son âme. Mais s’il avait jugé que la coupe était pleine, si on me passe l’expression, il aurait pu quitter les lieux, sans esclandre, citant au besoin Sénèque dans la première de ses Lettres à Lucilius :
« C’est cela, mon cher Lucilius : revendique tes droits sur toi-même. Jusqu’ici on te prenait ton temps ; on le dérobait, il t’échappait. Recueille ce capital et ménage-le » (traduction de Henri Noblot Les Belles Lettres 1945)
Un épicurien lui ne serait pas venu. C’est avec ses amis qu’il aurait banqueté et dans les rares occasions où il se se serait permis de varier les plaisirs, sans espérer par là en aucune manière une hausse (impossible) de leur intensité.

samedi 13 janvier 2007

Pythagore: mort à cause de fèves.

Diogène Laërce a consacré quatre épigrammes à Pythagore. Voici la dernière :
« Hélas, pourquoi Pythagore a-t-il porté une telle vénération aux fèves ?
Pourquoi est-il mort au milieu de ses disciples ?
Il y avait un champ de fèves. Pour éviter de piétiner les fèves,
Il fut tué par les gens d’Agrigente à un carrefour. » (VIII 45)
Des quatre versions de la mort de Pythagore, deux donnent en effet aux fèves, précisément à un champ de fèves, un rôle décisif. Fuyant ceux qui le poursuivent, Pythagore est rattrapé car un champ de fèves qu’il s’interdit de fouler fait obstacle à sa progression.
J’imagine que dans des circonstances identiques un stoïcien n’aurait pas fui, qu’un sceptique aurait pu aussi bien fuir que ne pas fuir, qu’un épicurien aurait pris ses jambes à son cou dans le seul but de retrouver au plus vite la forteresse de ses amis. Un cynique aurait, lui, dans sa fuite, pris plaisir à profaner un champ sacré.
Seul Pythagore préfère la mort à la transgression d’un interdit relatif à une plante.
Laërce a donné de multiples raisons justifiant l’exclusion de la fève du régime alimentaire. Les voici dans leur ordre chronologique d’apparition :
1)« En raison de leur nature venteuse, elles participent au plus haut point du souffle de l’âme » (VIII 24). Je ne peux pas ne pas penser au frère d’Hipparchia, Métroclès, qui dut quitter l’école de Théophraste pour avoir lâché un vent en public et dont Cratès sut tirer parti de la honte injustifiée pour en faire une recrue de l’école cynique. Quel abîme entre la naturalisation cynique du pet et sa psychologisation pythagoricienne !
2)« En outre, si on n’en a pas pris, on laisse son estomac plus calme. » Voici en revanche une raison qui aurait converti n’importe quel épicurien.
3)« Et grâce à cela, on rend aussi plus douces et dénuées de troubles les images oniriques ». La fève comme drogue perturbatrice. Les deux dernières raisons sont clairement prophylactiques.
4)« Elles ressemblent à des testicules. » (34)
5)« Elles ressemblent aux portes de l’Hadès, car c’est l’unique plante qui n’a pas de nœuds » (Luc Brisson apporte sur ce point la note suivante : « Probablement un jeu de mots sur agonatos, qui n’a pas de « nœuds » pour la tige des plantes, et qui n’a pas de « gonds » pour les portes. »)
6)« Elle est semblable à l’univers. » Voici donc la cosmologisation des fèves ; reste que ces trois dernières raisons me paraissent faire corps avec la première : la fève symbolise les plus hautes réalités. J’entends rire l’épicurien à la lecture de ces lignes, lui qui a définitivement mis tout le réel sur le même plan immanent en l’analysant en atomes et en vide…
7)« Elle entretient des rapports avec l’oligarchie ; en tout cas elles sont utilisées dans le tirage au sort. » Raison à part, politique. Imaginons : refus du choix hasardeux, préférence donnée aux meilleurs, pas aux chanceux (« Il donna des lois aux Italiotes, ce qui lui valut une grande estime, tout comme à ses disciples qui, au nombre de trois cents environ, administraient au mieux les affaires de la cité : de la sorte, le régime était à peu près un gouvernement des meilleurs. » (3))
Je réalise qu’à la différence des autres philosophies grecques, la doctrine pythagoricienne permet une pratique formaliste, ritualiste, à la limite vidée de substance mais scrupuleusement attachée à la lettre. Ainsi les pythagoriciens font secte et ne courent guère le risque d’être confondus. Pas des actions justes, juste des actions, aux codifications surdéterminées qui n’ont pas d’autre fonction que de rappeler une appartenance singulière. Aussi est-ce finalement légèrement paradoxal que dans l’esprit de quasi tous le nom de Pythagore soit associé à une vérité géométrique universelle…

Commentaires

1. Le vendredi 9 février 2007, 21:40 par jean centini
Cher Philalethe,

Un peu comme vous, j'ai tendance à penser que l'interdiction des fêves chez les pythagoriciens n'a pas à être expliquée par des causes extérieures. Il en va de même pour leurs autres interdictions. L'interdit est à soi-même sa propre raison suffisante. Il structure le groupe. Par ailleurs, en l'instituant, le maître affirme son autorité sur le groupe. J'irai même jusqu'à dire que plus l'interdit est opaque et incompréhensible, plus il est efficace.

Au total, dans tout ce que Diogène Laerce nous dit de la doctrine pythagoricienne, une question revient : pourquoi fait-elle mois penser à une école philosophique antique qu'à ce que nous appellerions aujourd'hui une secte ?
2. Le samedi 10 février 2007, 11:54 par philalèthe
Au moins, deux traits poussent à la comparaison avec la secte: 1) l'immense distance entre les initiés et Pythagore 2) l'incapacité dans laquelle on se trouve aujourd'hui de justifier rationnellement les interdictions et les prescriptions du pythagorisme.
Comme je l'ai dit, cette incapacité est d'autant plus troublante que la doctrine pythagoricienne a une relation forte avec les mathématiques.
3. Le jeudi 29 juillet 2010, 22:54 par pierre palero
Les fèves ont toujours eu ces aspects familiers de nourriture autant que de forme et mystérieux de graines contenantes. "Celui qui n'a pas mangé un crabe n'a jamais satisfait son ventre" entend-on dans la philosophie confucianiste: j'en dirais autant des fèves bouillies à l'ail. De pain, de vin de sel et d'ail; de fèves aussi.
4. Le lundi 20 septembre 2010, 15:15 par Michel Leporrier
Erreur dans mon commentaire précédent : c'est bien entendu de Pythagore qu'il est question et non de Diogène Laerte. Les lecteurs auront corrigé.
5. Le lundi 20 septembre 2010, 15:23 par Michel Leporrier
L'interdiction des fèves a peut-être un fondement scientifique : chez certains sujets, la consommation de fèves ou l'inhalation de leur pollen provoque une destruction parfois extrêmement grave des globules rouges. On sait aujourd'hui que cette sensibilité est en relation avec un déficit d'enzyme dans les globules rouges, qui peut être observé dans les populations du pourtour méditerranéen. De là à penser que Diogène Laerte en était lui même atteint n'est pas impossible. Se sachant vulnérable en cas de contact, on peut comprendre pourquoi il érigea la consommation de fèves en interdit, et pourquoi la légende du refus de traverser un champ de fèves, fût-ce pour échapper à ses poursuivants.
6. Le mercredi 20 octobre 2010, 16:23 par Philalèthe
Merci pour votre savante remarque.
Le problème est de savoir dans quelle mesure c'est légitime d'attribuer sans anachronisme un savoir contemporain à des hommes qui d'après nos connaissances n'en disposaient pas du tout. Il faut peut-être accepter que certains interdits alimentaires qui se trouvent avoir aujourd'hui des raisons scientifiques n'ont pas été quand ils sont apparus formulé pour des raisons scientifiques mais religieuses, sociales, philosophiques etc. Votre explication est du même type que celle qui explique originairement la circoncision par la prévention des infections du gland.
7. Le mercredi 7 mai 2014, 12:49 par Mix per deliquum
Bonjour, il serait également intéressant de noter que l'interdiction de consommer des fèves n'est pas propre à Pythagore mais à tous les "mystes" d'Eleusis, sans qu'il y ait appartenance à la "secte" pythagoricienne. C'est Pausanias qui le rapporte sans, toutefois, en apporter l'explication.
8. Le mercredi 7 mai 2014, 12:53 par Mix per deliquum
(pour compléter mon précédent message) Est-ce que l'attitude de Pythagore envers les fèves aurait été influencée par le fait qu'en Egypte, suivant Hérodote, les égyptiens ne cultivent pas de fèves et que les prêtres ne supportent même pas de les voir ?
9. Le jeudi 15 mai 2014, 14:53 par Philalethe
Voici ce que je lis dans Le dictionnaire des symboles de Chevalier et Gheerbrant :
" Les fèves font partie des fruits sacrifiés au cours des offrandes des labours ou des mariages. Elles représentent les enfants mâles à venir : de nombreuses traditions confirment et expliquent ce rapprochement. D'après Pline, la fève est employée dans le culte des morts, parce qu'elle contient les âmes des morts. Les fèves, en tant que symboles des morts et de leur prospérité, appartiennent au groupe des charmes protecteurs. Au sacrifice du printemps, elles représentent le premier don venu de dessous terre, la première offrande des mors aux vivants, le signe de leur fécondité, c'est-à-dire de leur incarnation. Ainsi nous comprenons l'interdit d' Orphée et de Pythagore, au terme duquel manger des fèves était l'équivalent de manger la tête de ses parents, de partager la nourriture des morts, l'un des moyens de se maintenir dans le cycle des réincarnations et de s'asservir aux pouvoirs de la matière. Elles constituaient au contraire, en dehors des communautés initiatiques orphiques et pythagoriciennes, l'élément essentiel de la communion avec les Invisibles, au seuil des rites de printemps.
En résumé les fèves sont les prémices de la terre, le symbole de tous les bienfaits des gens de dessous-terre.
Le champ de fèves égyptien, ainsi nommé symboliquement, était le lieu où les défunts attendaient la réincarnation. Ce qui confirme l'interprétation générale de ce féculent."
À la lumière de cela, les raisons 1, 4 et 5 fournies par Diogène Laërce apparaissent les meilleures.
Ceci dit, ce qu'écrit Larousse est très riche et intéressant :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bp...

mardi 9 janvier 2007

Addenda: Hipparchia, Cratès, Diogène et Saint-Augustin ou la contestation cynique revue à la baisse.

L’article que Jesús María García Gonzalez et Pedro Pablo Fuentes González ont consacré à la philosophe cynique Hipparchia dans le troisième tome du Dictionnaire des philosophes antiques (p.742-750) attire mon attention sur un texte de Saint-Augustin. Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »
Rappelons d'abord le texte de Diogène Laërce:
" La jeune fille choisit (de pratiquer le même genre de vie que Cratès). Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." (VI 97)
La publicité des actes traditionnellement privés est conforme à la tradition contestataire inaugurée par Diogène de Sinope ("Il avait l'habitude de tout faire en public, aussi bien les oeuvres de Déméter (manger) que celles d'Aphrodite." VI 69). Elle est d'autant plus scandaleuse qu'Hipparchia est une femme dont la destination conforme au nomos et à la doxa est de rester à l'intérieur de la maison.
Apulée (125-180) a donné, avant Laërce, une version plus précise de la relation conjugale en question:
" Cratès mena Hipparchia dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés et Hipparchia s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien (je me rappelle que dans les Entretiens III 22 76 Epictète dit d'elle qu'elle est "un autre Cratès") , il l'eût déflorée devant tout le monde, si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait." (Florides trad. de Bétolaud 1836)
Bref, le fait est bien connu, je suis donc pressé de consulter le passage de Saint-Augustin supposé s'y référer. Lisons-le (je cite d'abord la fin du chapitre antérieur où le philosophe tient à distinguer la colère de la concupiscence, qui, elle, manifeste la fâcheuse indépendance du corps par rapport à la volonté):
"Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelqu’un, c’est bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujetties qu’elles n’ont de mouvement que ce qu’elle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu’on ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de témoins, quand il se fâche injustement, qu’il n’en souffrirait un seul dans des embrassements légitimes
CHAPITRE XX.
CONTRE L’INFAMIE DES CYNIQUES.
C’est à quoi les philosophes cyniques n’ont pas pris garde, lorsqu’ils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que l’union des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de l’accomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l’erreur. Car bien qu’on rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans l’espoir sans doute de rendre sa secte d’autant plus célèbre qu’il laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple n’a pas été imité depuis par les cyniques ;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que l’erreur pour leur faire imiter l’obscénité des chiens. J’imagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur manteau, qu’ils n’ont pu l’accomplir effectivement; et ainsi des philosophes n’ont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de les assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue (symbole d'Hercule, héros des cyniques) or, si quelqu’un d’eux était assez effronté pour risquer l’aventure dont il s’agit, je ne doute point qu’on ne le lapidât, ou du moins qu’on ne lui crachât à la figure. L’homme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisqu’elle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu n’expie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul." (traduction disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/)
Ce passage m'étonne à plus d'un titre: d'abord parce que, ne mentionnant pas le couple Cratès-Hipparchia, il illustre la référence à l'union sexuelle par la pratique de la masturbation ("(Diogène) se masturbait constamment en public et disait: "Ah! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim !" VI 69); ensuite parce que la transgression cynique est réduite à un simulacre de transgression du fait que la honte est pensée par Saint-Augustin comme un sentiment naturel, nécessaire et invincible, effet du péché originel, et non, à la manière des cyniques, comme le produit de l'inculcation réussie mais au fond fragile de conventions arbitraires; enfin parce que l'action cynique est un spectacle raté au sens où la même honte des passants les retient d'imaginer l'inimaginable. Certes Saint-Augustin n'exclut pas la possibilité d'un mouvement contre-nature, mais en revanche il écarte tout net l'idée qu'une transgression réelle puisse faire école (j'en déduis que si Diogène a pu avoir des disciples, c'est parce qu'ils ont vu qu'il ne faisait que semblant).
Résumons: interprétés par le Père de l'Eglise, les cyniques ont trop peu de honte pour ne pas feindre de montrer aux regards d'autrui leur concupiscence mais ils en ont tout de même trop pour la satisfaire ouvertement. Au moment même où ils mettent en scène leur rupture par rapport à la cité grecque et à ses codes, ils manifestent, contre leur gré, par la timidité insoupçonnée de leurs provocations leur appartenance au genre humain et la déchéance qu'ils partagent avec quiconque.
Hercule est décidément beaucoup moins fort que Dieu et le stoïcien Zénon finalement beaucoup plus ordinaire dans ses réticences pudiques qu'on ne l'aurait imaginé ("(Zénon) devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l'égard de la philosophie, bien qu'il éprouvât de la honte devant l'impudeur cynique." VII 3)

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:28 par franssoit
Bonjour,

Je ne suis pas certain de comprendre votre article.

Diogène simulait-il, Augustin croyait-il qu'il simulait, ou Augustin prétendait-il croire celà ?

F.
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:50 par philalethe
Augustin croyait que Diogène simulait mais le texte de Laërce ne permet en aucune manière de donner raison à Augustin.
3. Le mercredi 10 janvier 2007, 15:31 par Nicotinamide
Votre étonnement provient du fait que les auteurs de l’article Hipparchia aient pu se tromper.

Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »

Vous avez souligné leur première approximation. Le héros du passage de St Augustin est Diogène, non le couple Hipparchia-Cratès. Deuxième erreur : contrairement à ce que les espagnols affirment la source concernant le passage de St Augustin se trouve bien au V B 525 du Giannantoni.

Quant à l’interprétation de St Augustin elle prête au hochement d’épaules… Est que John Duncan qui baise une morte fait semblant ? Est-ce que les millions d’acteurs de pornographie font semblant ? Cette pudeur transcendantale est brisée par l’expérience du corps de tous les jours. Ce n’est pas donc pas Diogène Laërce qui donne tort au voleur de poire mais l’observation de l’Homme tel qu’il est.
Peut-être que le cynique avait honte d’un tel comportement… mais on connaît bien la falsification et l’inversion des valeurs cher à ces philosophes : « Diogène vit un garçon rougir. Courage, lui dit-il, c’est la couleur de la vertu. » DL VI 54

Si vous croyez au père Noël, je ne peux que vous conseillez la commande du livre écrit par Isabelle Glugliermina, Diogène Laërce et le cynisme. PUS.

Peut-être que vous pourrez être intéressé par une collection de fragments cyniques. L’adresse est ci-dessous. Il faut ensuite aller sur « lien » et choisir la première adresse qui vous renverra à la collection.
sndemond.free.fr/index.ht...
4. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:23 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec vous concernant le caractère honteux de la honte pour le cynisme et votre référence à VI 54 est très opportune.
En revanche votre référence au Père Noël me laisse perplexe; j'imagine que ce n'est pas un compliment pour l'auteur du livre mais vous seriez aimable de préciser votre critique.
Merci en tout cas pour le lien mais je ne parviens pas à lire en entier les fragments.
5. Le vendredi 12 janvier 2007, 22:05 par Nicotinamide
Si vous croyez au père Noël voulait dire : si vous souhaitez vous offrir un livre, je ne peux que vous conseiller le livre de Glugliermina sur Diogène Laërce et le cynisme.

Je ne suis pas un connaisseur de manipulation informatique. En cliquant sur les chiens, normalement apparait une fenetre avec les extraits. Par exemple, en ce qui concerne Hipparchia, il y a : anthologie palatine VII 413 et DL VI 96-98. Les fragments ne sont pas exhaustifs, il manque par exemple toutes les références de la souda que l'on trouve facilement là : (suda on line) www.stoa.org/sol-bin/sear...

Avec ça, on égale la partie du Giannantoni consacrée à Hipparchia (sans parler bien entendu, des références dispersées dont parle le dictionnaire comme par exemple VB 533, VB 573 ou VH 88, 115-120 qui correspondent à des lettres pseudo-épigraphe de Diogène et Cratès. Paquet (les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO), dans la partie Hipparchia n'a pas repris la souda. Par contre il reprend du sextus que l'on retrouve ailleurs dans le giannantoni. Ex. VH 21.
A mon avis il y aurait encore 30% des fragments qui seraient encore à traduire en français. Et à rassembler, pour déclasser Paquet !

dimanche 7 janvier 2007

Les Mauriac aux prises avec Socrate et Jésus.

A la date du 8 Juin 1943, Claude Mauriac écrit dans son journal:
"Dernier concert de la Pléiade, galerie Charpentier, hier. Arthur Honegger, Paul Eluard, tout le "beau monde" habituel. D'un programme inégal je retiens l'étonnant Socrate d'Erik Satie, où je reconnais avec émotion des pages du Banquet, de Phèdre, et surtout le récit de la mort de Socrate du Phédon, d'une belle noblesse:
"Puis il but le breuvage avec une tranquillité et une douceur admirables. Jusque-là nous avions eu presque tous la force de retenir nos larmes, mais en le voyant boire et après qu'il eut bu nous n'en fûmes plus les maîtres; malgré moi, malgré tous mes efforts, mes larmes coulèrent avec tant d'abondance que je me couvris de mon manteau pour pleurer sur moi-même, car ce n'était pas sur Socrate que je pleurais, mais sur mon malheur, en songeant à l'ami que j'allais perdre..."
La belle voix de Suzanne Balguerie, la discrétion de la musique de Satie, s'effaçaient devant le texte mais lui ajoutaient le pouvoir de leur magie incantatoire. Mon père (François Mauriac, donc) disait que ce qui le troublait dans ce drame symphonique, c'était Platon, non Satie; et dans Platon, Socrate; et dans Socrate, sa mort; et dans cette mort, celle du Christ. Tout y était déjà, et la Cène elle-même, et la douleur des disciples, et la sérénité du supplicié divin. J'ajoutai que j'avais été frappé par le son historique que rendait ce récit. Cette dette à Eusculape, que Socrate rappelle avant de mourir, c'est là un détail qui n'a pu être inventé par Platon. Les choses ont bien dû se passer ainsi. Et je songeai que Socrate avait existé, qu'il s'était senti exister, non pas en tant que surhomme, mais avec ses faiblesses d'homme, son ignorance, sa lâcheté, sa misère d'homme. Divin, pourtant. Sachant qu'on reconnaîtrait en lui un messager des dieux. Mais croyant vraiment être initié au surnaturel ? Ou faisant semblant d'être dupe ?" (Le temps immobile I p.90-91)
Bel exemple de lecture réductionniste et triplement: réduction d'une oeuvre d'art à son thème (de Socrate à Socrate), de ce thème au personnage historique homonyme (de Socrate à Socrate en somme), de ce dernier (qui cesse d'être ce qu'il est au fond dans le texte pour le narrateur, son ami) à un autre personnage historique (de Socrate au Christ), l'apparente historicité des deux ne devant pas tromper sur leur rôle en tant que signes du Transcendant (seule la dernière phrase, sur laquelle je reviendrai, donne à Socrate un relief spécifique qui l'empêche d'être une imitation de Jésus-Christ).
Donc négation de l'Antiquité païenne, transformée ainsi en annonciation. Par là même, idée d'une autre lecture, inversée simplement: le Christ comme répétition dégradée de la passion originaire, celle de Socrate. Entre les deux, non plus un gain mais une perte sévère (dois-je citer ici Nietzsche dans l'avant-propos (1885) de Par-delà le bien et le mal:"le christianisme est un platonisme pour le "peuple"" ?).
Dans les deux cas une idée douteuse peut-être, en ce que la relation Socrate/Jésus est toujours pensée dans le cadre de la relation entre le modèle et la copie.
Certes l'interprétation chrétienne du phénomène socratique a ses lettres de noblesse: au-delà de Pascal ( "Platon pour disposer au christianisme" Pensée 519 Ed. Le Guern), elle paraît remonter au Traité de la véritable religion de Saint-Augustin. On trouve d'ailleurs dans ce livre quelques lignes permettant de formuler d'une autre manière le doute exprimé par Claude Mauriac dans la dernière phrase:
"Le peuple, aussi bien que les prêtres , connaissait cette variété d'opinions sur la nature des dieux; car chacun de ces philosophes produisait au grand jour ses enseignements et cherchait par tous les moyens à les faire pénétrer partout. Et néanmoins tous ensemble, avec leurs disciples également animés de sentiments opposés, assistaient aux mêmes sacrifices sans que nul s'y opposât. Je n'ai point à dire lequel d'entr'eux était plus près de la vérité; mais ce qui paraît ici très-évident, c'est qu'ils se prêtaient avec le peuple à des actes religieux bien différents de ce qu'ils disaient à ce même peuple dans leurs enseignements particuliers." (Oeuvres complètes T.III 1843 trad. de l'abbé Joyeux)
Claude Mauriac, me semble-t-il, suggérait (contre l'interprétation de son père ?) que Socrate (tel le législateur dans le Contrat Social de Rousseau ?) avait peut-être habillé de polythéisme une pensée toute humaine et simplement rationnelle absolument. Saint-Augustin, lui, pointe la contradiction entre deux allégeances religieuses, l'une aux faux dieux, traduite par la pratique unanime des rites païens (le coq d'Esculape), l'autre au vrai dieu, explicite dans le discours philosophique.
Qui détient la vérité ? Reste qu'il est difficile de faire abstraction de la référence aux dieux dans les paroles de Socrate, au point que c'est toujours forcé de le présenter en incarnation de la raison pure ("le miracle grec").

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 20:11 par julien dutant
Moi aussi, en lisant: "il s'était senti exister, non pas en tant que surhomme, mais avec ses faiblesses d'homme", j'ai penser que Claude se démarquait de François, mais ce n'est finalement pas clair.

Mon grain de sel d'externaliste/référentialiste à propos des concepts: je ne pense pas que Socrate n'est pas Socrate, i.e. qu'on doive considérer le thème de l'oeuvre et l'homme lui-même comme deux objets distincts. Par exemple, les dialogues de Platon ne mettent pas en scène un personnage fictif qui s'appelle "Socrate" et qui ressemble beaucoup à Socrate et parle un peu comme lui, mais n'est pas Socrate. Non: les dialogues de Platon mettent en scène Socrate dialoguant avec divers interlocuteurs. De même, dans la Divine Comédie, ce n'est pas un homonyme, mais Dante lui-même, qui est présenté comme visitant l'Enfer, et les personnes qu'il y rencontre ne sont pas des homonymes non plus.

Il me semble essentiel au sens, au propos et à l'intérêt de ses oeuvres qu'elles mettent en scène les personnes réelles elles-mêmes. Un étudiant qui n'aurait pas compris que Dante dans le récit est Dante l'auteur aurait manqué qqch de crucial!

(Mais comme ce point a peu à voir avec Socrate, Jésus et les Mauriac, j'en garde le développement de côté pour un prochain billet sur mon blog...)
2. Le mardi 9 janvier 2007, 21:42 par philalethe
Certes c'est Dante qui visite l' Enfer mais comme Dante lui-même n'a jamais visité l'Enfer, soit je soutiens une contradiction: "Dante a visité et n'a pas visité l'Enfer", soit je distingue le personnage littéraire Dante (comme le Marcel de la Recherche) de l'individu historique Dante. Maintenant je comprends qu'il est correct de dire: "Platon met en scène Socrate dans ses dialogues" (c'est insensé de dire: "Platon fait parler un homonyme de Socrate" - car en effet, au sens strict, un homonyme de Socrate n'est pas Socrate- ou "Dante s'imagine lui-même en Enfer"; le référent (est-ce le bon mot ?) est Socrate, mais le personnage des dialogues n'est pas Socrate, plutôt un avatar littéraire. Quand on écrit un certain genre de texte, l'individu qu'on vise en tant qu'historique est, qu'on le veuille ou non, métamorphosé en personnage littéraire (certes d'un statut tout à fait différent de celui de Madame Bovary).
Je suis gêné aussi parce que j'ai l'impression que, si j'accepte ce que vous dites, je ne pourrais plus faire la différence entre un texte de fiction et un texte historique ( quand un historien se réfère à Socrate, je ne peux tout de même pas dire qu'il aborde les dialogues socratiques comme des documents sur le Socrate qui, lui, l'intéresse et qui est l'individu historique). Vous abordez en tout cas une question très intéressante.
3. Le mardi 9 janvier 2007, 22:38 par franssoit
Bonjour,

La différence entre les dialogues avec Socrate et l'enfer avec Dante c'est que dans le premier cas, le littéraire et un "récit de dialogue réel" peuvent éventuellement être confondus. Dans le cas de l'enfer, ça parait plus difficile à imaginer.

Et aussi un homonyme de Socrate EST Socrate, mais pas le même.

Franssoit
4. Le mercredi 10 janvier 2007, 18:58 par julien dutant
"Quand on écrit un certain genre de texte, l'individu qu'on vise en tant qu'historique est, qu'on le veuille ou non, métamorphosé en personnage littéraire."

Mmm... Cela me semble ambigü entre deux positions. La première serait: Platon a voulut parler de Socrate (lui-même, le vrai), mais il a échoué, et celui qui parle dans ses dialogues est quelqu'un d'autre, appellons-le "Focrate". Focrate n'est pas Socrate, il est "littéraire" alors que Socrate est réel, mais Focrate ressemble beaucoup à Socrate, et il est une création inspirée de Socrate. La seconde serait: quand Platon écrit les dialogues, Socrate subit une "métamorphose", il est transformé en qqch de non-humain (un "personnage littéraire"). C'est donc bien Socrate qui est là, mais ses propriétés ont radicalement changé: par exemple, ce peut être une idée, sans poids, taille, épaisseur, location unique ("il vit en chacun de nous"), etc. Ou alors, il a les propriétés que la fiction lui attribue: par ex, il prononce les discours que la République lui fait dire.

Les deux versions de la position "métamorphose" sont étranges. Selon la seconde, il est faux de dire que Socrate n'a pas prononcé les discours de la République: depuis que Platon a écrit le dialogue, et que Socrate a subit sa métamorphose littéraire, il est vrai que Socrate a prononcé les discours. (Ou alors, on admet la contradiction: il est à la fois faux et vrai que Socrate a prononcé ces discours.) Selon la première, il est possible à un être humain d'être transformé en idée ou en fiction. (C'est la Rose Pourpre du Caire à l'envers!)

De l'autre côté, la première option, "Focrate" revient à dire que Platon ne peut pas mettre en scène Socrate lui-même. "Qu'il le veuille ou non", c'est quelqu'un d'autre. Mais on revient alors à la thèse de l'homonyme.

"J'ai l'impression que, si j'accepte ce que vous dites, je ne pourrais plus faire la différence entre un texte de fiction et un texte historique." C'est en effet la principale question qu'on peut se poser à propos de ma position. Mais la réponse est: pas du tout!

Commençons avec les croyances fausses. Supposons que Diogène Laërce croie à tort telle légende à propos de Socrate (il va falloir que vous trouviez un ex à ma place, désolé!). Est-ce qu'il suit pour autant que, "qu'il le veuille ou non", sa croyance ne porte pas sur Socrate lui-même, mais un être de fiction? Non, par que sinon, sa croyance serait *vraie* à propos de cet être de fiction.

Mais les croyances fausses sont juste les analogues des textes historiques faux; ne suis-je pas amené à traiter les oeuvres littéraires comme des textes historiques erronés? Non, parce que les oeuvres de fiction ne sont pas présentés comme des choses à croire, mais des choses à imaginer.

Prenez les imaginations ou suppositions "fausses", ou, comme on préfère dire, "contrefactuelles" (qui sont contraires aux faits). Par exemple, imaginez François Mauriac avec une casquette "I love NY". François Mauriac n'a probablement jamais porté de casquette de ce genre; mais est-ce qu'il suit pour autant que ce n'est pas Mauriac lui-même, mais un certain Fauriac, que vous imaginez? De même vous pouvez supposer, envisager, décrire, etc. des situations fausses qui mettent en scène des personnages réels.

La différence est que une croyance fausse est un état mental déficient: les croyances sont les états mentaux qu'on doit s'efforcer d'avoir vraies, et non fausses. Par contre, il n'y a rien de déficient à une fausse imagination, une supposition contrefactuelle, etc. C'est précisément le but de l'imagination, de la supposition, etc., que d'envisager des situations qui pourraient ne pas se produire.

De façon similaire, il n'y a rien de déficient à un texte qui dit des choses fausses de personnages réels, pourvu que le but du texte n'était pas de dire des choses vraies, mais d'imaginer ces personnages réels (eux-mêmes, les vrais!) dans d'autres situations que celles qu'ils ont réellement vécues. De la même façon qu'il est parfaitement normal de s'imaginer en couple avec la personne de ses rêves, même si cela ne devait par malheur ne jamais arriver, *pourvu* que vous ne confondiez pas rêve et réalité. (Et ce genre d'imagination peut avoir d'autres bénéfices que le simple plaisir: cela peut vous faire changer d'avis, ou envisager des moyens d'y parvenir, etc.)



5. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:18 par philalethe
Votre réponse éveille beaucoup de réflexions. Je vous les livre à chaud en suivant votre ordre.
La première position qui présente le Socrate platonicien comme une approximation du Socrate réel me paraît tout à fait défendable ; c’est à travers une telle position qu’on jugera le film allemand « La chute » mettant en scène Hitler. On comparerait alors le portrait d’Hitler selon les meilleures sources historiques à cette reconstitution cinématographique. On dira alors : « le Hitler de la Chute est partiellement fidèle au personnage historique ». Cet énoncé me paraît défiguré si on remplaçe le Hitler de la Chute par un nouveau nom propre, du genre Fitler. Car je ne peux juger la valeur (sur le plan historique ) du personnage cinématographique que si je l’identifie à une représentation du personnage historique (je veux dire par là que c’est une représentation cinématographique d’un personnage historique : c’est Hitler vu par…, ce n’est pas un nouveau personnage Fitler).
Je ne vois pas clairement la différence entre la deuxième position et la première : quand vous parliez de Focrate, n’invoquiez-vous pas déjà un statut de personnage « littéraire » ? Mais c’est un détail. Je relève plutôt votre insistance alors à l’immatérialiser. On peut en effet identifier alors Socrate à un ensemble de textes qui ont le statut immatériel d’une œuvre (ou plus exactement ici) d’un fragment d’œuvre allographique. « Socrate vit en moi » veut dire alors que je connais par cœur des passages de Platon où il parle. Si j’imagine que je suis un des résistants de Fahrenheit 451, quand je dis cela, ça signifie que le dernier endroit où se trouve l’œuvre platonicienne, c’est dans ma mémoire. Ce n’est pas le Socrate réel qui vit en moi, c’est le Socrate traité par Platon (encore une fois je fausse tout si je dis « Focrate vit en moi »).
Je ne suis pas choqué par l’idée qu’un être humain puisse être transformé en fiction (c’est le mythe Napoléon, le mythe Einstein etc). Un homme devient légende.
Je m’explique mieux sur ce que j’ai voulu dire par « qu’il le veuille ou non » ; quand on écrit une œuvre qui ne prétend pas être historique, même si l’intention de l’auteur est d’être le plus fidèle possible au personnage réel, la simple insertion du personnage dans un récit supposément fictif le fait considérer (à juste titre) comme un personnage littéraire (quitte à s’apercevoir qu’en réalité il n’a rien du personnage littéraire). Le lecteur peut faire l’expérience inverse : réaliser que dans un texte prétendument historique un personnage a beaucoup de traits fictifs (ce qui invalide le texte alors que le texte fictif n’est pas invalidé par la découverte des traits historiques réels).
Je ne pense donc pas que le texte de Diogène Laërce fasse partie des textes qui donnent ipso facto aux noms propres historiques un statut fictionnel. A la différence de l’insertion de Socrate dans le texte d’Aristophane par exemple, la référence à Socrate dans le texte de DL bénéficie d’un effet de réalité vu le genre auquel appartient Les vies (compilation historique). Ce n’est pas la présence du nom propre Socrate dans le texte qui le fictionnalise, que DL le veuille ou non, c’est la contradiction éventuelle entre cette source prétendument historique et d’autres sources effectivement historiques.
Concernant Mauriac et sa casquette, ne faut-il pas faire la différence entre celui qui imagine et le spectateur de l’œuvre imaginée (un tableau, une photo, un film etc) ? C’est François Mauriac que j’imagine dans une situation invraisemblable, certes. Mais le spectateur se tromperait s’il disait : « c’est un portrait de F.Mauriac », il doit réaliser que même si je me réfère à l’individu historique François Mauriac, j’ai produit un François Mauriac imaginaire (si je devais préciser, je dirais que cet individu peint a à peu près les mêmes propriétés que FM plus quelques propriétés imaginaires, ici le port de la casquette. On voit ici qu’il y aurait une multiplicité d’individus à l’identité indéterminée : le haut du visage de FM suffit-il à défendre la thèse que c’est un FM imaginaire ? La présence d’un seul bouton de veste différent suffit-il pour soutenir que c’est aussi un FM imaginaire ?).
Ne voyez pas dans ces lignes plus qu'un essai de clarification à usage personnel dont vous m'avez donné aimablement l'occasion !
6. Le mardi 30 janvier 2007, 02:08 par julien dutant
Bonjour,
J'ai repris et développé les idées de ces commentaires dans un billet sur mon blog, où j'ai indiqué quelques réponses à votre dernier commentaire.
julien.dutant.free.fr/blo...

Merci pour la discussion!