" Demander aux citoyens démocratiques de laisser au vestiaire leurs convictions morales et religieuses au moment d'entrer dans l'espace public peut apparaître comme un moyen sûr de garantir tolérance et respect mutuels dans la discussion. En pratique cependant, l'inverse peut être vrai. Traiter d'importantes questions publiques tout en prétendant le faire dans des conditions de neutralité qui ne peuvent pas être obtenues est le meilleur moyen de s'assurer des retours de bâton et du ressentiment. Le politique vidé de tout engagement moral substantiel entraîne un appauvrissement de la vie civique. C'est aussi la porte ouverte aux moralismes étriqués et intolérants. Les fondamentalistes appuient fortement là où les libéraux craignent d'avoir la main trop lourde." (Michael J.Sandel, Justice, Albin Michel, 2016, p.357)
mercredi 27 juillet 2016
lundi 11 juillet 2016
" C'est mon choix ! "
" En appeler à la liberté dans le choix de nos projets fondamentaux comme critère de la la qualité d'une vie est (...) vulnérable à l'objection faisant valoir que les plans qu'une personne adopte peuvent ne s'attacher qu'à des choses triviales (ou pire) (...). Il ne serait pas correct de classer la qualité d'une vie consacrée à la collecte des trombones ou au rafermissement abdominal à un rang élevé au motif qu'elle procède d'une décision prise librement de poursuivre ces projets. Au lieu de cela, il faudrait plutôt regretter que les intérêts des personnes fidèlement exprimés dans la décision, soient si aveugles et banals." (Philip Kitcher, Science, vérité et démocratie, 2010, PUF, p.243-244)
samedi 2 juillet 2016
Pas de sagesse possible sans compétence en logique !
Qui est porté à identifier le stoïcisme à un art de vivre, voire à un style de vie, doit lire avec attention le chapitre 7 du livre I des Entretiens d' Épictète ; la leçon s'adresse au disciple qui penserait pouvoir accéder à la sagesse en faisant l'impasse sur la logique ; or, pas d'excellence humaine, explique le philosophe, sans capacité à détecter les sophismes et cette capacité ne s'acquiert pas simplement par l'acceptation de principes méthodologiques formels, elle requiert en effet l'exercice de la pensée rationnelle :
" Qu'est-ce qui est exigé dans un raisonnement ? De poser le vrai, de rejeter le faux et, si l'évidence fait défaut, de suspendre le jugement ? - C'est suffisant, dit quelqu'un. - Suffit-il donc, si l'on veut éviter de se tromper dans le maniement de la monnaie, d'avoir entendu dire : " Accepte les bonnes drachmes et refuse les fausses " ? - Non - Que faut-il ajouter ? N'est-ce pas la capacité d'identifier les bonnes drachmes et les fausses et de les distinguer les unes des autres ? Par conséquent, ce qui a été dit pour le raisonnement ne suffit pas non plus, n'est-ce pas ? N'est-il pas nécessaire d'être capable d'identifier et de distinguer le vrai, le faux et ce qui manque d'évidence ? - Si, c'est nécessaire." (trad. Muller, p.64)
Il s'agit de " perfectionner notre raison " : Épictète juge indispensable pour cela autant la connaissance théorique des différents types de raisonnement que l'expertise logique à l'oeuvre dans l'échange d'arguments. Certes une faute logique n'est pas identique à une faute morale, mais, dans l'ordre de la pensée, ne pas respecter les règles de la raison est aussi grave qu'un parricide dans l'ordre de l'action :
" - Alors, si je m'égare dans ces questions, ai-je pour autant tué mon père ? - Esclave, où y avait-il un père à tuer ? Qu'as-tu donc fait ? La seule faute qu'on pouvait commettre en l'occurrence, tu l'as commise. C'est précisément ce que j'ai objecté à Rufus quand il me reprochait de ne pas avoir découvert un unique point omis dans un syllogisme. Je lui dis : " Ce n'est pas comme si j'avais incendié la Capitole ! " Il me répondit : " Esclave, dans le cas présent, cette omission, c'est le Capitole." Les seules fautes sont-elles donc d'incendier le capitole et de tuer son père ? Tandis qu'user de ses représentations au hasard, sottement, n'importe comment, ne pas suivre un raisonnement, une démonstration, un sophisme, et en général ne pas apercevoir ce qui, dans une question et dans une réponse, est conforme ou non conforme à ce qu'on soutient, rien de tout cela n'est une faute." (ibid. p.67)
Il n'y a pas de faute plus grave dans l'ordre de la pensée que de ne pas respecter les normes qui conditionnent la connaissance vraie. Or, dans la mesure où la conduite morale juste repose nécessairement sur la connaissance vraie, on peut en conclure qu'il n'y a pas dans le stoïcisme de sagesse pratique possible sans connaissance et respect des règles de la pensée rationnelle.
C'est pourquoi si on est fidèle à l'idée centrale de cette philosophie, que la morale vraie est en accord avec une connaissance vraie de la réalité, se pose le problème de savoir comment réformer aujourd'hui le stoïcisme pour l'accorder à ce que les sciences nous apprennent désormais de la réalité. N'en garder que la dimension pratique reviendrait à lui être infidèle en profondeur.
C'est pourquoi si on est fidèle à l'idée centrale de cette philosophie, que la morale vraie est en accord avec une connaissance vraie de la réalité, se pose le problème de savoir comment réformer aujourd'hui le stoïcisme pour l'accorder à ce que les sciences nous apprennent désormais de la réalité. N'en garder que la dimension pratique reviendrait à lui être infidèle en profondeur.
vendredi 1 juillet 2016
Comment juger rationnellement une philosophie ?
Le livre de Daniel Andler, La silhouette de l'humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d'aujourd'hui ?, ne porte pas vraiment sur Heidegger. On y lit cependant :
" Si l'on estime que les convictions national-socialistes de Heidegger ont contribué de manière décisive au contenu même de sa philosophie, on peut être tenté de blâmer ceux qui défendent ou illustrent cette philosophie, même si l'on ne dispose pas d'objection conceptuelle décisive à lui opposer (...) Si l'on estime que la philosophie de Nietzsche ou de Heidegger est susceptible d'inspirer une politique ou une attitude que l'on juge immorale ou nocive, on peut être tenté de rejeter leur philosophie, sans égard pour leurs mérites intellectuels." (p.460-461)
Le but de Daniel Andler n'est certes pas de refaire une virginité à la philosophie de Heidegger, il est en réalité de poser les conditions d'un jugement équitable sur le naturalisme. Plus généralement, pour juger une philosophie, il faut autant dissocier sa valeur de celle des conditions de sa genèse que de celle des effets pratiques de sa diffusion. En toute rigueur, une philosophie pourrait être nazie par certaines conditions de sa genèse et nazie par certains des effets sociaux qu'elle cause. On ne pourrait pas en déduire qu'elle est fausse, même si on avait prouvé que toutes les croyances du nazisme sont dépourvues de vérité et que toutes ses pratiques sont moralement inacceptables.
Dans ces conditions, on réalise la portée d'une connaissance du contexte historique d'une philosophie : elle éclaire sur les causes de cette philosophie mais elle ne fait pas l'économie d'une réflexion sur ses raisons et leur valeur. Il en va de même en ce qui concerne l'utilité des biographies des philosophes.
Il va donc de soi que l'évaluation de la valeur de vérité d'une philosophie mobilise alors d'autres compétences que celles requises pour réagir moralement à des faits historiques.
Dans ces conditions, on réalise la portée d'une connaissance du contexte historique d'une philosophie : elle éclaire sur les causes de cette philosophie mais elle ne fait pas l'économie d'une réflexion sur ses raisons et leur valeur. Il en va de même en ce qui concerne l'utilité des biographies des philosophes.
Il va donc de soi que l'évaluation de la valeur de vérité d'une philosophie mobilise alors d'autres compétences que celles requises pour réagir moralement à des faits historiques.
Commentaires
- 1. Le jeudi 14 juillet 2016, 19:37 par gelan scalpal
- Mais n'est-ce pas le boulot du philosophe du juger la valeur -à la fois intellectuelle, éthique, politique et morale d'une philosophie? C'est la tâche de base, et elle se fait selon des critères propres à la philosophie même. Après on peut s'interroger sur les causes, qui seules intéressent le naturaliste. Comment ce dernier, s'il s'engage dans son programme, va-til passer des causes aux raisons. Votre auteur ne semble pas avoir vu que Hic Rhodus hic Saltus
- 2. Le vendredi 15 juillet 2016, 07:50 par Philalèthe
- Certes si le naturalisme est seulement interrogation sur les causes et affirmation que seuls existent causes et effets naturels, il ne peut même pas se justifier et donner ses raisons sans s'auto-réfuter. Mais le travail du naturaliste ne consiste-t-il pas aussi à tenter de naturaliser les raisons ? Autrement dit à expliquer comment d'un monde de faits naturels émergent des normes.
- 3. Le jeudi 4 août 2016, 05:02 par gelan scalpal
- comme disait De Gaulle : " vaste programme"
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Commentaires
Le fondamentalisme vient d’abord de la déculturation du religieux, qui est porteuse de violence symbolique susceptible de se transformer en violence réelle. [...] La laïcité française n’arrange pas les choses, non pas à cause de sa pratique autoritaire, mais parce qu’elle participe de la déculturation du religieux en refusant sa pratique publique."
source : http://cjpp5.over-blog.com/2016/07/...
Éthicien de la vertu, Sandel défend la valeur d'une politique de la vertu, d'un Droit positif vertueux. Prendre en compte aussi les religions (et pas seulement les réflexions philosophiques) dans "une politique de l'engagement moral" n'est pas justifié par un souci de n'exclure aucune culture mais par l'effort de déterminer avec les religions la vie bonne, qu'il comprend de manière absolutiste mais aussi faillibiliste, en dehors de tout relativisme culturaliste mais aussi en dehors de tout intérêt pour une restauration, fût-elle aristotélicienne.
Voici les presque dernières lignes du livre :
Je crois qu'à cette question l'on peut répondre non. Il nous faut cependant pour cela une vie civique plus dense et plus engagée que celle à laquelle nous nous sommes accoutumés. Au cours des dernières décennies, nous en sommes venus à supposer que c'est respecter les convictions morales et religieuses de nos concitoyens que de les ignorer (au moins à des fins politiques) afin de ne pas les perturber et de conduire notre vie publique - autant que possible sans s'y référer. Mais cette attitude d'évitement traduit une forme de respect trompeuse. Souvent elle implique la suppression du désaccord moral plus que son évitement. Cela peut entraîner des retours de bâton et nourrir le ressentiment."
Pas clair que l'Islam ait atteint ce niveau , et puisse faire le même chemin, et c'est tout le problème.
En revanche, dans un monde sécularisé, le croyant aura du mal dans des décisions quant aux rapports entre les sexes, quant à la vie et la mort, etc.
Pourquoi devrait il renoncer à sa morale religieuse ?
Le croyant qui fait semblant n'est juste qu'un absolutiste prudent, convaincu dans son for intérieur que la bonne politique devrait se subordonner aux normes et valeurs religieuses. Le croyant sincèrement laïque navigue, comme le dit encore Bouveresse. entre un point de vue "engagé" qui s'exprime dans sa vie privée et un point de vue "désengagé" où il se voit occupant parmi les autres un point de vue parmi d'autres (voir sa religion de ce point de vue "désengagé" fait d'ailleurs courir le risque de n'y voir qu'une tradition culturelle, à laquelle on tient seulement par conditionnement social).