Dans Philosopher ou faire l'amour (2014), Ruwen Ogien présente le problème suivant :
" Si la naissance de l'amour est étroitement liée à la perception de la beauté physique de l'aimé, les aveugles peuvent-ils connaître ce sentiment ? " (p.66).
Le problème ne le retient que quelques lignes mais Ruwen Ogien a le temps de lancer une pique à Platon :
" Les avis sont évidemment partagés.
Si les aveugles sont capables d'aimer comme tout nous incite à le penser, une idée platonicienne tombe d'elle-même : c'est le spectacle de la beauté physique masculine qui déclencherait le mouvement d'ascension spirituelle au cours duquel se construit l'amour véritable. Les platoniciens chercheront probablement un compromis qui respecte l'intuition que les aveugles sont capables d'aimer, sans ôter la place centrale qu'ils donnent au spectacle de la beauté corporelle dans l'éveil de l'amour."
Si les aveugles sont capables d'aimer comme tout nous incite à le penser, une idée platonicienne tombe d'elle-même : c'est le spectacle de la beauté physique masculine qui déclencherait le mouvement d'ascension spirituelle au cours duquel se construit l'amour véritable. Les platoniciens chercheront probablement un compromis qui respecte l'intuition que les aveugles sont capables d'aimer, sans ôter la place centrale qu'ils donnent au spectacle de la beauté corporelle dans l'éveil de l'amour."
Revenons au Banquet, texte de Platon auquel Ruwen Ogien fait ici allusion, Diotime y détaillant le parcours initiatique qui donne accès à la contemplation de la beauté absolue :
" C'est en prenant son point de départ dans les beautés d'ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s'élever toujours, comme au moyen d'échelons, en passant d'un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n'est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi." ( 211-bc, éd. Brisson)
Qu'un aveugle puisse juger beau un corps n'est pas douteux, mais le tact, le goût, l'odorat n'étant pas des sens esthétiques, ne reste que l'ouïe. Diotime, s'adressant à Socrate privé de la vue, tiendrait donc le propos suivant concernant le jeune homme aveugle à initier :
" Dans un premier temps, s'il est bien dirigé par celui qui le dirige, il n'aimera qu'une seule voix et alors il enfantera de beaux discours ; puis il constatera que la beauté qui réside en une voix quelconque est soeur de la beauté qui se trouve dans une autre voix, et que, si on s'en tient à la beauté de cette sorte, il serait insensé de ne pas tenir pour une et identique la beauté qui réside dans toutes les voix. Une fois que cela sera gravé dans son esprit, il deviendra amoureux de toutes les belles voix et son impérieux amour pour une seule voix se relâchera ; il le dédaignera et le tiendra pour peu de chose. Après quoi c'est la beauté qui se trouve dans les âmes qu'il tiendra pour plus précieuse que celle qui se trouve dans la voix, en sorte que, même si une personne ayant une âme admirable, se trouve ne pas avoir une voix d'un charme éclatant, il se satisfait d'aimer un tel être, etc."
Je ne suis pas platonicien et je n'ai pas non plus fait de compromis : j'ai seulement expliqué à un élève aveugle le discours de Diotime.
On note d'ailleurs que dans cette version hétérodoxe le passage du physique au moral est plus naturel que dans le texte original car c'est aussi la voix par laquelle se manifeste possiblement la beauté de l'âme. Alors que le texte authentique suppose un saut brutal entre le physique vu et le moral compris, lui, en revanche, par le sens de l'ouïe, dans ce texte fantaisiste, il n'y a pas de solution de continuité entre l'amour des personnes dans leur dimension physique et l'amour de ces mêmes personnes dans leur dimension morale, l'ouïe passant seulement de la perception de la valeur musicale de la voix à la compréhension de la valeur éthique de ce que dit la voix.
Certes, c'est une autre paire de manches de parvenir à adapter à l'élève aveugle l'allégorie de la Caverne : il faut distinguer écho d'un son imité, son imité, son d'origine, mais comment conduire du son d'origine à l'origine sonore de tout son, je veux dire, bien sûr à la Forme du Bien ?
Mais, bien avant, quel sera le son qui servira de transition entre le son imité et le son d'origine ? Ce son qui est l'équivalent sonore des ombres et des reflets, auxquels le prisonnier, une fois sorti de la Caverne, doit s'habituer avant de parvenir à percevoir les sons réels et non plus leurs images ? Doit-on encore recourir à la métaphore de l'écho ? Y aurait-il alors deux types d'écho, celui qui renvoie les imitations de sons et un autre qui renverrait les sons objets d'imitation ? Peut-être.
Reste l'énigmatique incarnation sonore du Bien...
On note d'ailleurs que dans cette version hétérodoxe le passage du physique au moral est plus naturel que dans le texte original car c'est aussi la voix par laquelle se manifeste possiblement la beauté de l'âme. Alors que le texte authentique suppose un saut brutal entre le physique vu et le moral compris, lui, en revanche, par le sens de l'ouïe, dans ce texte fantaisiste, il n'y a pas de solution de continuité entre l'amour des personnes dans leur dimension physique et l'amour de ces mêmes personnes dans leur dimension morale, l'ouïe passant seulement de la perception de la valeur musicale de la voix à la compréhension de la valeur éthique de ce que dit la voix.
Certes, c'est une autre paire de manches de parvenir à adapter à l'élève aveugle l'allégorie de la Caverne : il faut distinguer écho d'un son imité, son imité, son d'origine, mais comment conduire du son d'origine à l'origine sonore de tout son, je veux dire, bien sûr à la Forme du Bien ?
Mais, bien avant, quel sera le son qui servira de transition entre le son imité et le son d'origine ? Ce son qui est l'équivalent sonore des ombres et des reflets, auxquels le prisonnier, une fois sorti de la Caverne, doit s'habituer avant de parvenir à percevoir les sons réels et non plus leurs images ? Doit-on encore recourir à la métaphore de l'écho ? Y aurait-il alors deux types d'écho, celui qui renvoie les imitations de sons et un autre qui renverrait les sons objets d'imitation ? Peut-être.
Reste l'énigmatique incarnation sonore du Bien...
Commentaires
L’autre interprétation de cette question est, cette fois, empirique : « La honte est-elle causée naturellement par le dégoût et le mépris ? ». Mais alors, nous ne sommes plus dans le cadre d’une discussion philosophique, mais scientifique. Pour répondre à cette question, il faudrait par exemple observer différentes cultures pour voir si ce que nous appelons « la honte » existe dans toutes les sociétés ; ou bien se pencher sur les livres d’histoire et se demander si on y trouve des témoignages de honte à toutes les époques. Ensuite, si la honte se révélait un phénomène universel chez l’homme (ce qui m’étonnerait fort, mais peu importe), on pourrait voir si on trouve des comportements voisins chez d’autres animaux (singes, dauphins, mammifères, fourmis, etc.) ; à partir de là on pourrait commencer à construire des hypothèses, qu’on pourrait par exemple essayer de vérifier par des hypothèses génétiques... Bref, la question serait difficile, et de nombreux points mériteraient, en cours de route, d’être clarifiés ; mais enfin on voit à peu près sur quelles bases l’enquête scientifique pourrait s’appuyer. Quoi qu’il en soit, ce n’est plus une question philosophique mais bel et bien une question scientifique, et je ne vois vraiment pas ce que le philosophe aurait à y redire.
En revanche, je ne suis pas tout à fait d’accord quand vous dites que « Les hontes les plus intellectuelles (...) ont bien évidemment entre autres des causes neurologiques (...) ». Le « bien évidemment » me paraît excessif : qu’il y ait un lien de causalité entre le sentiment de honte et certains phénomènes nerveux ou cérébraux n’est rien d’évident, et il faudra d’abord observer des régularités avant de s’avancer sur le sujet. Tout au plus peut-on dire que nous pouvons imaginer qu’on trouvera de telles régularités, ce qui peut éventuellement guider nos recherches ; mais le succès n’est en rien garanti d’avance.
Concernant Wittgenstein, je ne comprends pas en quoi ce que vous écrivez est distinct de la fin de mon billet. Je n'ai pas écrit que Wittgenstein était hostile à la science.
Quant à la question de la cause neurologique de la honte, j'a raisonné ainsi : si je reprends votre définition de la honte : " un sentiment, qui se manifeste dans un certain nombre de comportements caractéristiques comme le rougissement, la nervosité, l’embarras, éventuellement la culpabilité ", quelles sont les causes d'un tel comportement ? Elles sont sans doute innombrables mais si la personne honteuse avait eu un AVC quelques secondes avant de ressentir la honte, l'aurait-elle ressentie ? Bien évidemment non, car une des conditions de cette conduite est un fonctionnement neurologique normal, comme une autre condition est la compréhension par exemple des reproches qu'on lui a adressés, ce qui implique des causes sociales - sans l'apprentissage de sa langue maternelle la personne n'aurait pas compris le reproche - . C'est vrai que je prends pour une évidence que le comportement humain est toujours conditionné par l'état du cerveau, il ne l'est pas toujours par l'état d'un poumon ou d'un bras droit. Cette évidence dite, tout le problème est de déterminer avec précision la relation esprit / cerveau, ce qui est la tâche de la philosophie de l'esprit. C'est clair que ma remarque excluait la possibilité d'une réalité de l'esprit indépendante de l'existence du cerveau, ce qui en aucune manière ne veut dire que "le cerveau" et "l'esprit" signifient la même chose.
Pour autant, je vous accorde qu'après un AVC, généralement, la honte est moins vive. Mais vous m'accorderez alors que si mes poumons sont remplis de sang, la honte est également moins probable. Et en tout état de cause, ces énoncés sont empiriques et non philosophiques (c'est un fait empirique - et vérifiable - qu'après un AVC la honte est impossible ; cela n'appartient pas au sens du mot "honte").
La philosophie de l'esprit, à mon avis, ne se soucie que de la logique des termes "esprit", "cerveau", et tout ce qui gravite autour. Par exemple, elle pourrait montrer à un neurologue un peu embrouillé que ce que nous appelons honte n'est pas un événement cérébral, mais un certain type de comportement. Mais après, la question de déterminer dans quelle mesure la honte dépend de l'état du cerveau est une question empirique, scientifique, et le neurologue est dans son bon droit quand il essaye de la résoudre. C'est un fait empirique qu'on ne peut pas avoir de honte sans cerveau ; et on peut même imaginer l'expérience qui falsifierait cette thèse : il suffirait que le crâne d'un homme ayant montré de la honte se révèle, à l'examen, vide :D
"des scientifiques peuvent également croire que leurs énoncés ont une portée philosophique"
Ça me semble difficile de nier l'importance des connaissances scientifiques du point de vue des réflexions philosophiques : prenez l'impact de l'évolutionnisme ou celui des neurosciences sur la question de la définition de l'homme. Maintenant ce qui est sûr, c'est qu'une connaissance scientifique dynamise plus la réflexion philosophique qu'elle n'y met fin (c'est un problème qui n'a pas réglé de savoir si tous les problèmes philosophiques pourront être transformés en problèmes scientifiques et résolus - je vous renvoie sur ce sujet au blog de Julien Dutant
au moment où ils sont envahis par la honte.
Et bien sûr je ne conteste pas leurs réponses en tant qu’elles sont fausses, mais en tant qu’elles prétendent résoudre des problèmes qui en sont pas de leur ressort : ces questions ne sont pas scientifiques puisqu’aucune expérience n’est susceptible de les trancher.
Autrement dit, je crois qu’aucun problème philosophique ne peut être résolu par la science ; et non pas – comme le suggère J. Dutant – parce que le problème est encore trop indécis pour devenir proprement scientifique, mais parce que les questions philosophiques sont logiques, conceptuelles, et ne portent jamais sur les faits, mais sur les mots décrivant ces faits.
« ce sont des faits qui ont causé le fait que je dispose du concept de honte » : oui, le fait que nous utilisions le concept de honte est bien un fait, et à ce titre nous pouvons en chercher les causes empiriques. Mais il me semble que cette démarche, précisément, serait scientifique et en aucun cas philosophique : on pourrait ainsi imaginer des protocoles d’expérience et de vérification des conjectures, une falsification, etc.
« ensuite le concept de honte contient des faits comme ceux se rapportant au corps du honteux, à ses actions, etc. ». Oui : le concept de honte sert bien à décrire des faits, et on pourrait dire que la question philosophique de l’essence de la honte se résume à une discussion sur les comportements que nous qualifions de « honteux » – au sens où ils manifestent la honte, et non au sens où ils seraient scandaleux, bien sûr :). Pour autant, je crois qu’on voit très bien la ligne de séparation science/philosophie ici : le philosophe se demande quels faits on décrit ordinairement par le mot « honte » – ou invente, bien sûr, un nouveau sens au mot « honte » –, tandis que le scientifique pourrait se demander quelles sont les causes physiologiques de la honte, ou génétiques, ou psychologiques, ou sociologiques, etc. En revanche, le scientifique qui prétendrait nous apprendre, à la suite de calculs abscons, qu’en réalité nous nous trompons dans notre usage du mot « honte », et que nous devrions en fait l’utiliser pour désigner un comportement d’orgueil, celui-là commettrait la confusion dont je parlais plus haut.
Ensuite, bien sûr, je vous accorde que le sens du mot « honte » peut évoluer au fil du temps : il est possible que ce que les Romains ou les Grecs appelaient « honte », ou simplement ce que les hommes du XIXème siècle appelaient « honte », soit assez différent du sens que nous donnons à ce mot aujourd’hui.
(Du reste, il me semble que la théorie de la relativité elle-même valide cette façon de parler : car si on prend pour référentiel la planète Terre, il est tout à fait exact d’affirmer que le Soleil tourne autour d’elle, de la même façon que si je suis à bord d’un train j’ai le droit d’affirmer que le quai s’éloigne de moi à toute vitesse.)
Pour autant, même en admettant que le géocentrisme soit « faux » et l’héliocentrisme « vrai », il me semble que les arguments qui me convaincraient de la fausseté de l’un et de la vérité de l’autre devraient être scientifiques, appuyés sur des expériences, et en aucun cas « ontologiques ». Je ne vois sincèrement pas en quoi une enquête ontologique pourrait m’enseigner quoi que ce soit là-dessus.
Le raisonnement est identique pour le cas de l’esprit et du cerveau : dans l’usage ordinaire que nous faisons des mots « esprit » et « cerveau », ces deux termes ne sont pas synonymes. Si vous voulez dire que l’esprit n’est rien d’autre que le cerveau, très bien, mais vous prenez « esprit » dans un sens différent de celui qu’il a d’ordinaire.
En revanche, votre dernier exemple, un peu provocateur, est complètement différent, puisqu’il ne s’agit plus ici du sens des mots « femme » et « homme », mais d’un jugement de valeur comparatif – rien à voir avec la logique, donc. Certes, pour pousser votre exemple plus loin, on peut imaginer que ceux qui portent un tel jugement de valeur donneront ensuite un sens péjoratif au mot « femme », et par exemple pourront traiter un homme de « femme » sans qu’il y ait contradiction (ils ne prendront plus alors « femme » comme un mot indiquant le sexe de la personne, mais comme une insulte, par ailleurs assez répugnante). En ce qui me concerne, je trouve bien sûr un tel jugement – et un tel usage linguistique – scandaleux, mais en tant que philosophe je n’ai aucune objection logique contre tout cela.
Les catholiques y croient (par transsubstantiation). Néanmoins aucune analyse chimique ne pourrait contredire cette idée car elle est invérifiable.
Encore une fois, le sujet du miracle est complexe et demanderait d'amples développements. Je vais laisser tomber (pour le moment) les miracles proprement dits et me concentrer sur l'hostie.
Nicotinamide reconnaît qu'aux yeux d'un catholique "aucune analyse chimique ne pourrait contredire cette idée [la transsubstantiation] car elle est invérifiable". C'est justement ce que je voulais dire quand je parlais de description "parallèle". Si une proposition ne peut pas être vérifiée ni réfutée (et ce non pas parce que la vérification serait trop difficile, mais parce qu'aucune vérification ne serait tenue pour pertinente), c'est qu'elle n'est pas scientifique. Lorsque les catholiques affirment que l'hostie est le corps du Christ, ils n'entendent pas par là qu'une analyse chimique révélera la présence d'atomes issus du corps du Christ - parce que cela, il est évident que c'est faux, mais pensez-vous sérieusement que les catholiques l'ignorent ?
Imaginons que nous vivions à une époque où la plupart des gens (ou même tous) seraient convaincus que « les femmes sont moins intelligentes que les hommes ». C’est à coup sûr un préjugé, et une croyance. On pourrait sans doute – dites-moi si cela vous choque – la reformuler de la façon suivante : « Les êtres humains de sexe féminin sont moins intelligents que les êtres humains de sexe masculin ». Cette croyance est falsifiable : il suffirait par exemple de constater que, toutes choses égales par ailleurs (milieu social, éducation, etc.), les femmes auraient des résultats égaux ou supérieurs aux hommes sur une série de tests « intellectuels ».
D’après vous, la tâche du philosophe serait donc (si je vous comprends bien) de redresser ce préjugé ; mais il me semble que seul un scientifique – un psychologue menant une étude comparative, par exemple – pourrait montrer la vacuité de cette croyance ; et si vous-mêmes essayez de démontrer que ce préjugé est faux, votre propos sera nécessairement, comme le sien, d’ordre théorique et scientifique.
Maintenant, que dirait un wittgensteinien ? Que l’énoncé est scientifiquement faux et moralement douteux, mais logiquement impeccable, puisque la phrase a un sens (et même un sens assez clair), et que le problème n’est donc pas philosophique. Doit-on dire que le concept de femme véhiculé par ce préjugé est inexact, au sens où il ne correspondrait pas à la réalité ? Non. Car par « femme », on entendait seulement « être humain de sexe féminin » et non « être humain de sexe féminin et intellectuellement inférieur aux êtres humains de sexe masculin » ; sinon la phrase « les femmes sont moins intelligentes que les hommes » serait une tautologie !
La philosophie n’a donc à mon avis rien à voir avec les préjugés, et ne peut s’intéresser qu’au sens des mots et à leurs relations logiques (au sens large que donne Wittgenstein à ce mot à partir des Recherches philosophiques). Voilà pourquoi je disais que Wittgenstein ne ratifie aucun préjugé ni aucune croyance.
Ces remarques valent aussi bien pour l’exemple de la femme que pour celui du soleil, de l’esclave ou de l’eau.
Bien sûr que si, et c’est pourquoi je disais que Wittgenstein ne ratifie aucun usage linguistique. Wittgenstein est le premier à reconnaître que les significations des mots évoluent dans le temps (cf. De la Certitude, notamment), et il accepte tout à fait que l’on donne aux mots un sens différent de celui qu’ils ont d’ordinaire. On peut par exemple appeler « célibataires » tous ceux qui portent des chaussettes sales ; et dès lors on trouvera certainement des « célibataires » qui vivent en couple, ainsi que des gens qui vivent seuls et qui néanmoins ne sont pas « célibataires ». Mais ce qui sera interdit – par l’usage des mots eux-mêmes, et non pas par Wittgenstein, ou Dieu, ou n’importe qui – ce sera de jouer sur la confusion des deux mots en disant par exemple : tous ceux qui vivent seuls sont célibataires ; or les célibataires portent des chaussettes sales ; donc tous ceux qui vivent seuls portent des chaussettes sales. Là, le philosophe – ainsi que tout individu quelque peu lucide – pourra s’insurger parce qu’on a fait un mauvais usage du langage.
Dans un tel cadre, si l'analyse chimique en effet ne risque pas de venir confirmer ou infirmer le dogme de la Transsubstantiation, ce n'est pas parce que le corps du Christ n'est pas réellement dans l'hostie mais parce que sa présence réelle y est inintelligible. La différence entre votre perspective d'inspiration wittgensteinienne (à ma connaissance bien défendue par D-Z. Phillips) et cette dernière est que la vôtre ne limite pas la raison dans sa capacité de connaissance de la réalité alors que celle que je présente est portée à le faire, du moins concernant les mystères et les miracles par exemple. C'est la position pascalienne et à un moindre degré cartésienne aussi dans la mesure où Descartes a reconnu clairement que certaines croyances religieuses sont au-delà de ce que la raison humaine peut justifier.
Je partage totalement la critique que vous adressez aux philosophes qui font passer pour des vérités logiques des propositions empiriques qu'ils ne mettent simplement pas en doute - et qui souvent se révèlent fausses. Il me semble même que le rôle principal du philosophe dans la société doit être de dénoncer ces paralogismes, qui foisonnent dans les milieux économiques et politiques autant que philosophiques. Ainsi, le prétendu truisme selon lequel "chacun cherche à maximiser son intérêt personnel", censé fonder notre organisation économique libérale, n'est en aucun cas une vérité logique, et n'est même à vrai dire qu'une pure stupidité.
Wittgenstein reconnaît par ailleurs (et c'est peut-être son meilleur argument contre son Tractatus et le formalisme logique en général) qu'une même phrase peut, selon le contexte, être une proposition logique ou empirique ("le soleil se couche à l'Ouest", par exemple), et que ce n'est donc pas en vertu d'une "forme" particulière que telle phrase est empirique tandis que telle autre est logique.
Bref, le sujet est complexe. Pour autant, il demeure que le statut de la phrase (empirique ou logique) est étroitement lié à son sens : "Qu'une proposition puisse se révéler fausse après coup, cela dépend de ce que j'accepte comme pouvant déterminer le sens de cette proposition." (DC, §5) Autrement dit, une phrase a son statut grammatical d'emblée, et il est bien sûr impossible qu'un énoncé logique se révèle après coup être un énoncé empirique (vrai ou faux). Donc certes, on peut toujours se tromper dans une analyse sémantique, et il ne faut pas voir des tautologies partout, mais ce n'est qu'une raison supplémentaire de prêter une attention particulière au statut de ce que nous disons.
Et en ce qui me concerne, je trouve la lecture de Wittgenstein particulièrement éclairante et précieuse dans cette optique. Si vous connaissez néanmoins des textes où Wittgenstein fait passer ses croyances empiriques pour des vérités logiques, je suis preneur, car je ne les ai pas lus :)
Les textes du De la Certitude sont en effet, à mes yeux, les plus déconcertants de l’œuvre de Wittgenstein, dans la mesure où ils montrent que la frontière entre les propositions empiriques et les propositions logiques est labile : le statut des phrases n’est en effet pas fixe et immuable, mais il change suivant les contextes, les époques et les façons de penser. Mieux : les propositions empiriques n’acquièrent de signification qu’au sein d’un ensemble de conceptions qui constitue la structure logique de notre discours. Wittgenstein parle aussi de « système », au paragraphe 105, soit juste avant le passage que vous citez : « Toute vérification, toute confirmation et infirmation d’une hypothèse a lieu déjà à l’intérieur d’un système. Et ce système n’est pas un point de départ plus ou moins arbitraire ou douteux de tous nos arguments ; il appartient à l’essence même de ce que nous appelons un argument. Le système n’est pas tant le point de départ de nos arguments que leur milieu vital ». C’est dans ce contexte, après cette description technique et un peu abstraite du fonctionnement de l’argumentation, que la séquence sur la Lune prend place. On peut donc penser que cette séquence est pour Wittgenstein une exemplification de la description qu’il vient de fournir.
(On peut imaginer que Wittgenstein réagirait très différemment si un scientifique proche de la NASA lui disait que l’homme a marché sur la Lune : cette fois, il irait de soi que ce scientifique saurait à quelles conditions on peut affirmer que quelqu’un va sur la Lune – la discussion ne serait donc plus logique, mais porterait uniquement sur les moyens empiriques grâce auxquels des hommes ont pu accomplir cet exploit. Wittgenstein ne dirait donc plus « Il est impossible d’aller sur la Lune » ; et s’il le disait ce ne serait qu’un énoncé empirique falsifiable et parfaitement contestable – mais avec l’enfant cette phrase prend son sens du fait que l’enfant ne maîtrise par encore notre langage).
L’exemple de la tribu est à cet égard explicite : car quand les membres de cette tribu affirment qu’on peut aller sur la Lune, « ils concèdent qu’on ne [peut] y monter ou y voler par les moyens habituels ». Ils n’entendent donc pas « aller sur la Lune » au sens où nous l’entendons, avec les mêmes critères de vérification, etc. Le « système », la conception du monde ou encore le langage sur lequel ils s’appuient pour dire qu’ils vont sur la Lune n’est donc pas le nôtre, et les propositions qu’ils font dans leurs systèmes ne contredisent donc pas les nôtres.
Du coup, il ne faut pas à mon avis lire dans ce passage une assimilation condescendante des « primitifs » à des enfants : Wittgenstein ne conteste absolument pas la légitimité du système de description en vigueur dans cette tribu, il dit simplement que ce n’est pas le nôtre et que cela rend la discussion impossible sur ce point. Car un système de description n’est pas « vrai » ou « faux », puisqu’on ne peut parler de vérité ou de fausseté qu’au sein d’un système de description ! Quant à l’enfant, il est possible qu’il refuse les règles logiques qui valent dans notre société, et qu’il développe sa propre logique (sa propre « mythologie »), mais l’un des rôles de l’éducation est justement de faire en sorte que le langage demeure homogène, que le « système » de description soit partagé au sein d’une même société pour que les jugements et les pratiques puissent s’accorder harmonieusement. C’est je crois le sens du célèbre §160 : « L’enfant apprend en croyant l’adulte. Le doute vient après la croyance. » Car l’enfant doit d’abord apprendre le système logique pour pouvoir ensuite contester les propositions empiriques au sein de ce système. Il se peut qu’il devienne Neil Armstrong ou l’un des scientifiques ayant contribué à son exploit, et qu’ainsi il rende possible ce qui jusque-là ne l’était pas : mais il ne pourra faire cela que s’il comprend pourquoi il est pour le moment impossible d’aller sur la Lune.
La « certitude » dont parle Wittgenstein quand il dit qu’il est certain que personne n’est jamais allé sur la Lune est donc bien une certitude empirique et, en ce sens, contestable : mais elle n’est contestable que par quelqu’un qui s’accorderait avec nous sur le sens que l’on donne à « aller sur la Lune » (i.e notamment sur les moyens de vérifier une telle assertion). Et dès lors, celui qui maintiendrait que l’homme est allé sur la Lune devrait expliquer comment on a surmonté la gravité, comment on a réussi à survivre en-dehors de l’atmosphère, comment on a pu se poser sur le sol lunaire, etc. (cf. §108), mais aussi comment il se fait que personne n’en ait entendu parler, par exemple. Bref, il devrait fournir de nombreux détails empiriques et vérifiables pour que sa thèse devienne crédible.
Quoi qu’il en soit, Wittgenstein ne dit bien sûr pas que l’impossibilité d’aller sur la Lune est une impossibilité logique, puisqu’au contraire il explique à quelles conditions on pourrait confirmer ou infirmer ce genre de faits. Pour en revenir à notre objet, donc, je crois qu’on ne peut pas dire que la conception wittgensteinienne « peut conduire à voir comme des vérités analytiques (conceptuelles) des croyances non justifiées ». La certitude de Wittgenstein sur le fait que personne n’était jamais allé sur la Lune au sens où la science de notre civilisation l’entend (au sens que ces mots ont au sein de notre système) était bien empirique. Simplement, Wittgenstein soulignait qu’il était absurde d’en douter 1) si on n’avait pas de bonnes raisons d’en douter et 2) si on ne s’accordait pas (logiquement) sur les moyens par lesquels on pouvait vérifier ou infirmer une telle proposition : car une proposition ne peut être contredite que par une proposition appartenant au même système logique.
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Au plaisir de vous lire,
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