Dans les lignes que Diogène Laërce consacre à la philosophie cyrénaïque, certains passages ne « collent » pas avec le reste. Döring dans Der Sokrateschüler Aristipp und die Kyrenaiker pense que ces passages rapportent des positions plus tardives, précisément celles attribuées à Annicéris et aux Annicériens, c’est-à-dire à une génération contemporaine d’Epicure. Diogène d’ailleurs confond cet Annicéris-là avec un autre Annicéris, lui aussi de Cyrène, qui sauva Platon de l’esclavage en le rachetant pour vingt ou trente mines (III, 20). Si ce dernier a rendu un fier service à la philosophie, le premier, lui, a bel et bien philosophé et semble donc avoir modifié la doctrine initiale en niant que tout plaisir s’enracine dans une satisfaction physique : en témoigne le contentement que donne la prospérité de la cité ou notre propre prospérité. Un de ses arguments est le suivant :
« Nous écoutons avec plaisir ceux qui imitent les chants funèbres, mais sans plaisir ceux qui les chantent pour un deuil réel. » (II, 90)
Se mêlent donc à titre de causes du plaisir autant l’audition des sons que la connaissance des circonstances dans lesquels ces sons sont produits. Le mélomane a beau être tout ouïe, ses oreilles n’en ont pas moins de l’esprit. Restent que « les plaisirs corporels à vrai dire sont de loin supérieurs à ceux de l’âme, et les souffrances corporelles bien pires » (ibid.). En effet, quand on veut faire vraiment mal, c’est le corps qu’on torture, pas l’esprit. (Rappelons-nous Epicure qui défend sur ce point une thèse exactement inverse : « Les pires douleurs sont celles de l’âme. En tout cas, la chair n’est agitée que par le présent, tandis que l’âme est agitée par le passé, le présent et le futur » X, 137. Je crois d’ailleurs que ces deux positions, bien qu’ absolument contradictoires, sont vraies en un sens) Néanmoins, malgré l’intensité des plaisirs physiques, les Annicériens mettent étrangement au plus haut prix l’amitié :
« Ce n’est pas seulement à cause des services qu’il nous rend qu’on accueille l’ami – sinon, quand ces services font défaut, on ne se tournerait plus vers lui – mais c’est aussi en raison des liens qui se sont créés et qui font qu’on est même près à supporter des souffrances. En vérité, bien qu’on se donne le plaisir comme fin et qu’on souffre d’en être privé, on supportera bien volontiers cette privation à cause de l’affection qu’on éprouve pour son ami » (II, 97)
On est loin de l’égoïsme principiel de l’aristippéen. Cette conception de l’amitié ressemble d’ailleurs fortement à celle soutenue par Epicure (cf note du 19-01-05). Cependant « le bonheur de l’ami ne doit pas être choisi pour lui-même, car il n’est pas, pour celui qui est proche, perceptible par les sens » (II, 96). Ce passage me paraît à dire vrai difficile à interpréter. Ce qui me gêne c’est la référence aux sens comme causes du bonheur ressenti par l’ami lui-même, avec la conséquence qu pour cette même raison le bonheur n’est pas partageable. Ceci mis à part, j’y vois l’idée suivante : si on recherche le bonheur de son ami, ce n’est pas en se sacrifiant (car le bonheur d’autrui n’est pas mon bonheur vu qu’il est ressenti par autrui) mais comme moyen d’être soi-même heureux. Reste que ce passage me paraît difficile à accorder avec l’idée que l’amitié justifie de souffrir « pour rien » au service de son ami. Ce n’est pas seulement l’amitié mais aussi « la reconnaissance, le respect des parents et le service de la patrie. » (ibid.) qui rendent possible la vie heureuse. Car en effet, à la différence des Hégésiaques, les Annicériens jugent possible le bonheur, mais, se distinguant en cela des Aristippéens, leur bonheur est difficile à obtenir car il ne naît pas de la capacité à tirer de toute situation une satisfaction mais de la pratique d’une certaine forme d’altruisme. Or ce n’est pas immédiatement donné d’être altruiste et il ne suffit pas de savoir que l’altruisme rapporte les plus grandes joies ; il faut encore être capable de s’y conformer, d’où le rôle – et en cela ils me paraissent aristotéliciens – accordés à l’exercice et au temps :
« La raison ne suffit pas pour avoir confiance en soi et se situer au-dessus de l’opinion du grand nombre. Il faut en fait former son caractère, compte tenu des mauvaises dispositions qui se sont développées en nous depuis très longtemps. » (Ibid.)
Dans aucun texte épicurien, je n’ai lu une telle prise en compte de la difficulté à faire l’expérience du plaisir. En plus, et sur ce point ils sont fidèles à Aristippe, leur vie heureuse sera loin de n’être que plaisir, car il faut faire des efforts et supporter des peines pour être un ami, un fils, un citoyen dignes de ce nom :
« Le sage, dût-il à cause de cela connaître des tourments, n’en sera pas moins heureux, même si les plaisirs qui pour lui en résultent sont peu nombreux. » (Ibid.)
Pierre Larousse dit que la secte annicérienne a fini par se fondre dans l’école épicurienne, je ne sais pas si c’est vrai, je vois bien certes ce qui les rapproche mais tout de même leur souci des parents et des concitoyens me paraît très étranger à l’épicurisme. Epicure donne un si haut prix à l’ami qu’il en fait un substitut de tous les autres, Annicéris semble plus avoir pris en compte les valeurs ordinaires de la cité grecque. Entre l’égocentrisme aristippéen et le culte de l’amitié épicurien, Annicéris occupe comme une position intermédiaire. Et pour qu’un annicérien devienne épicurien, il faudrait qu’il perde la conscience qu’il a de l’impossibilité d’un bonheur total et définitif. Ce serait à mon avis dommage. Au fond j’espère que Pierre Larousse s’est trompé.