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mercredi 6 août 2025

La tristesse du néo.


À Sylvain, pour m'avoir offert l'ouvrage en question.


Marc-Antoine Gavray et Gaëlle Janmart nous proposent dans leur Comment devenir un philosophe grec ? Exercices pratiques (Champs, 2025) un retour aux philosophies antiques, précisément et dans l'ordre, le stoïcisme, l'épicurisme et le scepticisme. En fait il aurait été plus exact d'appeler l'ouvrage : comment se déguiser en philosophe grec ? 

En effet, après avoir lu cet ouvrage, qui essaie de rendre successivement justice à chacune de ces 3 philosophies, que faire ? 
On peut certes répondre : rien, c'est déjà beau d'avoir été initié à  trois philosophies majeures de l'antiquité. Certes, mais les auteurs du livre appellent à prendre ces philosophies au sérieux dans le sens suivant : à notre époque qu'ils jugent déboussolée et marquée par l'idéologie du développement personnel (favorisant selon eux l'égocentrisme et le repli sur son  - pauvre, voire inexistant - soi), ils voient ces trois philosophies comme autant de moyens de remédier à l'absence de souci du vrai (associée au mot d'ordre " C'est mon choix ") et de souci des autres (tant le souci de soi occupe de terrain). Par là même, ils expliquent que l'hédonisme égoïste et consommateur n'a rien à voir avec l'épicurisme authentique et on ne peut ici que leur donner raison. 
Cela dit, le seul fait de mettre sur le même plan ces trois philosophies, en vantant les mérites de chacune (même s'ils semblent avoir un faible pour le stoïcisme, au vu du nombre de pages qui lui sont consacrées et  compte tenu aussi des valeurs  d'engagement et de responsabilité qui paraissent être celles des auteurs), fait sortir implicitement l'ouvrage du cadre antique auquel il vise explicitement à faire revenir. 
En effet, dans l'antiquité et même plus tard, chacune des philosophies étudiées faisait la guerre  aux deux autres : ainsi les philosophes sceptiques, comme Sextus Empiricus, dénonçaient le dogmatisme des philosophies épicurienne et stoïcienne, qui, bien qu'opposées dans leurs affirmations quelquefois, avaient néanmoins la certitude de décrire correctement ce qu'on pourrait appeler le fond  des choses, ce à quoi les sceptiques jugeaient ne pas pouvoir parvenir. 
Dit autrement, chacune de ses philosophies visait à la détention du monopole de la vérité et donc les présenter aujourd'hui comme  ayant, chacune des trois, assez de poids pour emporter la conviction du lecteur, transforme chacune d'entre elles en une construction pas moins mais pas plus que vraisemblable. 
Le livre terminé, on pourra alors se demander : pourquoi donc commencer à m'intéresser à une manière de voir donnée plutôt qu'à une de ses deux concurrentes ? Vu le ton du livre, le lecteur pourrait se dire qu'il va privilégier certes le stoïcisme, puisqu'il a la préférence implicite des auteurs, mais explicitement dans l'ouvrage, le stoicisme ne représente tout de même qu'une option sur trois
.
Certes la démarche des auteurs aurait pu être ouvertement éclectique : " aucune de ces philosophies n'est vraie mais en prenant des éléments de chacune, on peut faire quelque chose de vrai " ou bien, version plus faible, " aucune de ces philosophies n'est vraie, mais chacun peut faire quelque chose d'utile pour lui en prenant quelque chose de chacune ".

Entre refus de l'éclectisme et honte du dogmatisme, les auteurs font les choses à moitié : ils louent ouvertement chacune des philosophies dans l'espace qui lui est consacré et blâment secrètement chacune d'entre elles dans l'espace consacré aux deux autres, produisant en fin de compte, dans chaque lecteur, une fluctuatio animi, un mélange instable d'amour et de haine pour chacune des philosophies étudiées.

Mais que faut-il donc faire ? Ce n'est pas simple : si l'on écrit un ouvrage qui met une seule  de ces philosophies au goût du jour comme l'a fait par exemple Lawrence C. Becker dans A new stoicism (1998), on la défigure (par exemple, Becker laisse tomber le finalisme stoïcien , le replaçant par le seul déterminisme). 
À dire vrai, j'ai plus de sympathie pour une entreprise du type de celle de Yitzhak Y. Melamed dans son Spinoza : substance et pensée (PUF, 2025) : loin d'adapter Spinoza à nos manières de voir contemporaines, il en souligne la force étrange (par exemple, en prenant au sérieux l'existence en Dieu d'une infinité d'attributs dont nous ne pouvons connaître que deux : l'étendue et la pensée).

Alors on insistera sur ce qu'il y a de plus dérangeant dans le stoïcisme, dans l'épicurisme, dans le scepticisme : il se pourra qu' aucune de ces philosophies n'en sorte renforcée quant à la vérité, elles pourraient même y perdre toutes les trois leur vraisemblance. Mais elles y gagneront chacune  en intérêt et originalité. Peut-on vraiment faire mieux ?


mardi 18 juillet 2023

Ça commence mal (17)

MOI : - Comme vous pensez que la cosmologie du stoïcisme est son point faible, croyez-vous qu'à l'inverse la physique épicurienne résiste mieux au progrès des sciences ?
ELLE : - Jamais deux sans trois ! Manquait en effet à nos échanges une réflexion sur l'épicurisme. Eh bien, oui, vous avez raison, j'aime dans cette philosophie son refus des causes finales. Des mondes en nombre infini privés de toute raison d'être, réductibles à leurs causes atomiques, ça me semble proche du tableau que la science nous donne de l'univers. Certes il y a encore des dieux dans la physique épicurienne, mais ils ne sont que des objets atomiques comme les autres, même s'ils ont une propriété exceptionnelle, l'immortalité. Cela dit, je n'ai pas vraiment réussi à importer dans ma vie des formules d'origine épicurienne...
MOI : -Ah, vous m'étonnez. Moi, je limite souvent mon intempérance en me rappelant de la distinction entre les désirs naturels et ceux qui naissent de la fantaisie humaine et n'ont pas d'objet permettant de les combler. 
ELLE : - Oui, moi aussi, j'essaie de rester frugale et tempérée mais c'est plus par bon sens que par épicurisme, car enfin cette référence aux désirs naturels fait sourire, non ?
MOI : - Il faut l'entendre comme une référence aux vrais besoins des hommes.
ELLE : - Et c'est là où le bât blesse, car bien malin celui qui peut déterminer leurs vrais besoins, une fois laissés de côté les besoins vitaux. Par exemple, Épicure dit qu'on a besoin d'amitié mais pas d'amour, de sexe mais pas d'attachement, de vérité mais pas de croyances rassurantes, de beauté mais pas de recherches esthétiques. Enfin tout cela est bien dogmatique et fort incertain. En tout cas, il ne semble pas que les hommes aient besoin de l'épicurisme, car qui a jamais réussi à vivre comme eux ? Plus généralement, c'est la limite de toutes ces sagesses hellénistiques : qui a jamais pu vivre en stoïcien, en épicurien, en sceptique, je veux dire en appliquant durablement et complètement leurs règles de vie ? Je ne doute pas des efforts sincères qu'ont fait les penseurs de ces trois écoles pour s'approcher de la réalité, pour connaître la vérité, mais je crains que, dans leur vie quotidienne, ils se soient mentis à eux-mêmes, si jamais ils ont cru vivre comme ils pensaient.
MOI : - Ça me semble tout de même plus facile de vivre selon Épicure qu'en stoïcien. 
ELLE : - Ça a dû dépendre des époques et des milieux, mais prenez la séparation qu'ils font entre la foule et leurs amis...
MOI : - Excusez-moi mais voilà une opposition on ne peut plus utile aujourd'hui : l'ami étant pour eux comme un double, en tout cas étant un autre épicurien, toutes nos relations Facebook, Twitter, et j'en passe, intègrent la foule, et enfin on se repose...
ELLE : - C'est peut-être un bon effet possible, mais que dites-vous de leur rejet de la politique, de leur isolement ? Fini en effet, si on les suit,  de lire les journaux et de s'interroger sur le bien commun. Leur seul bien commun est celui de leur communauté, c'est un peu rétréci, un peu égoïste, non ?
MOI : - C'est qu'ils ne croient pas dans la possibilité d'un progrès collectif, commun. Le seul progrès réalisable est personnel et revient à se détacher de la foule et de sa manière de vivre.
ELLE : - Vous me direz qu'a notre époque de réchauffement climatique l'épicurisme peut avoir quelque chose d'inspirant : une consommation limitée aux produits bon marché disponibles autour de soi, pas de voyages, pas d'efforts techniques à faire. Mais en même temps aucun leader au sein de l'épicurisme pour transformer cet idéal personnel en mode de vie généralisé. Ça m'a toujours frappé dans l'épicurisme cette contradiction entre le respect du droit, entendu dans son sens de droit positif, et leur refus de contribuer à participer à la vie du droit, à son élaboration, aux conditions de son maintien.
MOI : - C'est que les épicuriens ne concevaient pas qu'il faille améliorer le droit. Jamais ne leur est venue à l'esprit l'idée que les biens que la nature nous fournit pour satisfaire nos besoins puissent en venir à manquer au point qu'ils faillent légiférer pour les préserver !
ELLE : - C'est étrange : ceux qui ont élaboré ces sagesses vivaient dans un monde plus dangereux que le nôtre, tout en pensant qu'il y avait comme une sorte d'achèvement de la réalité, rendant impossible un avenir autre que celui qu'ils connaissaient. Nous, nous connaissons plus de sécurité mais avec la conviction intime que la vie peut devenir pire que jamais elle a été. Eux pensaient avoir touché le fond de l'humanité, nous,  nous craignons de n'en être qu'à l'apéritif...
MOI : - À vous écouter, je crois comprendre que vous ne croyez pas dans la possibilité de la sagesse, pas plus individuelle que collective, n'est-ce pas ? Et quelle que soit son inspiration ! Il y a beaucoup de comédie dans la sagesse, n'est-ce pas ?
ELLE : - Je crois dans la sagesse dans un sens ordinaire, au sens où on dit que c'est plus sage de faire ceci que de faire cela si on veut atteindre tel but, mais c'est vrai que je commence à avoir des doutes quand on parle de sagesse tout court... C'est comme quand parle de la pensée, qu'on écrit quelquefois avec un P majuscule. Pour moi, pas de pensée sans un objet, une matière et sans une forme, une manière de procéder. Pareillement pas de sagesse en dehors d'un contexte.
MOI : - Mais c'est l'ambition de toute un type de philosophie que vous fichez en l'air !
ELLE : - Sans doute, c'est très décevant pour beaucoup. La philosophie perd pas mal de clients quand elle porte ses doutes sur la bonne vie. Vu l'arrangement de beaucoup de librairies aujourd'hui, la clientèle passe facilement des rayons de développement personnel aux rayons philo et encore plus facilement en sens inverse, surtout quand on cherche un moyen de s'en sortir. Alors si on commence à clamer que la sagesse philosophique a quelque chose de mystérieux après 25 siècles d'efforts pour l'élaborer, on va nous rire au visage mais c'est le prix à payer de l'honnêteté intellectuelle.
MOI : - L'honnêteté intellectuelle, voilà votre sagesse !
ELLE : - Vous jouez avec les mots !