mardi 20 juin 2023

Ça commence mal (13)

MOI : - À la suite de notre dernière conversation, je me demande ce qu'on a vraiment à soi...
ELLE : - Vous voulez dire d'un point de vue psychologique ?
MOI : - Oui, plutôt. 
ELLE : - Sur ce point, je serais plutôt sceptique.
MOI : - J'imagine...
ELLE : - Oui, pour savoir ce qui est commun entre une personne et les autres, il faut comparer, or, pour comparer, il faut percevoir les choses comparées dans un espace et un temps partageables avec les autres.
MOI : - Pourquoi partageables avec les autres ?
ELLE : - Parce que pour être assuré que la comparaison est justifiée, il faut qu'elle soit confirmée par d'autres observateurs.
MOI : - Je vous trouve étonnamment peu sceptique, parce qu'on peut se demander si les autres avis ne sont pas tout aussi peu fiables que le nôtre, voire moins fiables.
ELLE : - La comparaison doit être faite par des spécialistes, pensez à la comparaison entre deux radiographies.
MOI : - Mais qui est spécialiste de moi ? N'est-ce pas moi ?
ELLE : - Si vous vous considérez comme le seul spécialiste de vous-même, la porte est ouverte à tous les délires sur vous-mêmes. En fait, on ne demande pas un spécialiste des personnes, mais de leurs actions. 
MOI : - Vous voulez dire que par exemple ma jalousie sera comparée à celle d'autrui par le moyen d'une comparaison entre les actions. Ça me paraît vraiment superficiel, car je peux ressentir une jalousie formidable sans jamais la manifester, alors qu'un autre, pour faire l'intéressant par exemple, peut mettre en scène une jalousie beaucoup moins intense que la mienne, non ?
ELLE : - Vous avez raison, mais comment êtes-vous arrivé à l'idée que votre jalousie est au plus haut degré alors que celle d'autrui est peu développée ?
MOI : - Je l'ai sentie, pardi. 
ELLE : - Vous avez senti la vôtre, mais pas celle d'autrui, donc vous vous appuyez bien sur ce que l'autre dit, fait, montre de lui pour déclarer que somme toute il est bien peu jaloux. Mais vous ne pouvez pas comparer un ressenti à des actions, pas plus que vous ne pouvez le comparer à celui d'autrui, vous en êtes donc bel et bien réduit à vous observer, vous et autrui en tant que vous avez un certain comportement public, je veux dire observable en droit par les autres.
MOI : - Pourquoi en droit ? 
ELLE : - Parce qu'en fait vos actions, vos comportements ne sont souvent observés par personne, même s'ils pourraient l'être, dans d'autres circonstances.
MOI : - Et les rêves ? N'en suis-je pas le seul spécialiste ?
ELLE : - Vous en êtes le seul témoin, mais être témoin ne veut pas dire être spécialiste. On l'oublie trop aujourd'hui, avec l'importance qu'on donne aux témoignages. 
MOI : - Je vous prends en flagrant délit de précipitation ! N'est-on pas témoin seulement de phénomènes extérieurs à soi ? C'est la raison pour laquelle un fait peut être remarqué par un nombre indéfini de témoins, mais, pour mes rêves, c'est hors de question. Je n'ai pas à appeler aux témoignages d'autrui pour savoir à quoi j'ai rêvé.
ELLE : - Vous avez raison, je m'exprime trop vite ! Se souvenir d'un rêve n'est pas du tout pareil à se souvenir d'un fait passé. Mais de là à penser que vous êtes pour cette raison le seul à connaître vos rêves, il y a un pas...
MOI : - Je suis le seul à pouvoir dire que j'ai fait tel ou tel rêve !
ELLE : - Oui, de même que le médecin que vous consultez pour la première fois ne sait pas que vous avez eu tel ou tel symptôme avant que vous ne le lui disiez.
MOI : - Mais les rêves sont beaucoup plus privés que les symptômes physiques car ces derniers peuvent souvent être observés par les autres.
ELLE : - Je vous l'accorde, les rêves ne sont pas observables en droit, ne le sont que leurs manifestations extérieures, voire neurologiques et pour l'instant on ne peut pas inférer de manifestations externes, mêmes cérébrales un quelconque contenu onirique.
MOI : - Même si on le peut un jour, il y aura toujours quelque chose de privé, qui est précisément le fait de vivre le rêve que le neurologue aura inféré.
ELLE : - Certes mais vivre un rêve suffit-il à le connaître ?
MOI : - Mais pouvoir décrire son rêve, n'est-ce pas le connaître ?
ELLE : - Décrire un nuage sert en partie à l'identifier, mais si vous ne disposez d'aucune connaissance des nuages, vous ne saurez pas le type auquel il appartient, ce qui vous empêchera de connaître les causes de sa formation, ses évolutions possibles, ce qu'il permet de pronostiquer, etc.
MOI : - Donc la plus privée des choses privées est la plus mal connue ? Puis-je aller jusqu'à dire que plus c'est privé, moins c'est connaissable ?
ELLE : - Peut-être, mais vous allez vous faire des ennemis...
MOI : - C'est décevant en effet de penser que le savoir sur soi s'arrête précisément là où il semble qu'il devrait commencer, à l'intime. Donc l'intime est, selon vous, du domaine de la rêverie, de l'imagination...
ELLE : - Sans doute et une imagination qui n'a rien d'intime !
MOI : - ???
ELLE : - En effet chacun se fait sur ses rêves des idées qui ne sont pas séparables de ce qu'on en dit dans sa société.
MOI : - Ce qui veut dire que ma connaissance de l'intime ne sera vraie que si on dispose d'une science de l'intime ?
ELLE : - Ou plus exactement d'une science des manifestations publiques de l'intime !




samedi 3 juin 2023

Ca commence mal (12)

MOI : - J'ai pensé à ce que vous m'avez dit, que notre langue maternelle est au coeur de notre esprit, mais j'ai trouvé que ça revient à sous-estimer à quel point nous sommes seuls.
ELLE : - Mais non, nous discutons ensemble !
MOI : - Ne vous moquez pas de moi ! Vous savez bien ce que je veux dire par " seuls ", non ?
ELLE : - Moi, je n'entends par " seul " que deux choses : ou bien on est physiquement seul, ou bien on l'est psychiquement.
MOI : - Voilà, quand je dis que nous sommes seuls, je veux bien sûr dire que nous le sommes psychiquement.
ELLE : - Mais nous pouvons ne pas être seuls psychiquement, pourquoi choisir de dire un peu dramatiquement que nous sommes seuls, comme si ça faisait partie de la condition humaine ?
MOI : - Parce que ça en fait bien partie ! Les hommes sont seuls essentiellement et toujours. 
ELLE : - Mais non, ils le sont de temps en temps, accidentellement.
MOI : - Je ne vous comprends pas. Ne voyez-vous pas que, même au coeur de l'amour, de l'amitié, chacun est seul ?
ELLE : - Vous voulez dire que vous  êtes toujours incompris, abandonné à vos soucis, au coeur même de l'amour, mais alors c'est que vous n'êtes pas vraiment aimé. En effet, aimer quelqu'un, c'est s'efforcer de le comprendre, y parvenir, le soutenir, l'éclairer dans les moments douloureux qu'il traverse.
MOI : - D'accord, mais même si je suis entouré, compris, épaulé, je reste seul !
ELLE : - Pourquoi dites-vous ça ? Expliquez-moi.
MOI : - Je veux dire par exemple que, même si quelqu'un répond à mon amour du mieux qu'il peut, ce que je ressens, je suis seul à le ressentir, même si je l'extériorise par des mots, même si je lui communique mon sentiment aussi par des gestes, des caresses, etc.
ELLE : - Mais si la personne, que vous aimez, se conduit avec vous, comme vous avec elle, si votre amour est partagé, vous n'êtes plus seul !
MOI : - Bien sûr que si, parce que mon amour n'est pas le sien et qu'elle ne peut pas ressentir le même amour que celui que je ressens !
ELLE : - Je crois qu'en disant que vous êtes toujours seul, vous voulez  juste dire que vous êtes une autre personne qu'elle. Vous donnez en fait un tour larmoyant à une lapallissade !
MOI : - Non, je suis juste plus lucide que vous ! Chacun est enfermé en soi, il n'y a pas vraiment d'union entre les personnes, encore moins de fusion. 
ELLE : - C'est une question de vocabulaire ! Si, par union psychique, vous voulez dire quelque chose d'autre que le partage réciproque de son intimité, si par exemple vous pensez à quelque chose comme l'union de deux gouttes d'eau en une seule, alors oui, il n'y a pas d'union possible entre deux personnes.
MOI : - Vous voyez bien que j'ai raison !
ELLE : - Là où je ne partage pas votre avis, c'est quand vous présentez ce que vous appelez solitude comme un malheur fatal. En fait vous paraissez regretter quelque chose qui n'est même pas concevable. En effet essayez d'imaginer ce que ce serait pour vous ne plus être seul dans le sens que vous donnez à cet adjectif.
MOI : - La personne pourrait voir le monde avec mes yeux !
ELLE : - Elle le peut si elle fait l'effort de vous comprendre ou si spontanément vous partagez le même point de vue sur telle ou telle chose.
MOI : - Oui, mais son point de vue restera un autre point de vue que le mien ! Et c'est ça que je trouve douloureux.
ELLE : - Parlons un peu chapeaux, puisqu'il se trouve que vous en portez un.
MOI : - ???
ELLE : - La personne que vous aimez peut-elle porter le même chapeau que le vôtre ?
MOI : - Bien évidemment, si elle achète le même. 
ELLE : - Vous dites que c'est le même chapeau mais en fait c'est un autre, qui est identique au vôtre. 
MOI : - Oui, bien sûr, ça va de soi, on est deux, on ne peut pas porter le même chapeau, strictement parlant, en même temps !
ELLE : - Voilà ce que je voulais vous faire dire : à partir de là, concevez votre amour comme votre chapeau ; au mieux, l'autre personne peut ressentir le même amour que vous comme elle porte le même chapeau, mais on ne peut pas aller plus loin, car par définition, elle n'est pas vous et si elle devenait vous, elle ne serait plus elle. Ce que vous appelez la fin de la solitude, ce serait un état contradictoire où chacun serait à la fois lui-même et un autre, comme si je pouvais porter  le chapeau que vous portez sur la tête tout en le laissant en place sur la vôtre.
MOI : - Vous avez beau faire avec vos raisonnements, je me sens terriblement seul.
ELLE : - Ce qui est terrible, c'est que, partant comme ça, vous le serez toujours. Mais creusez : vu que vous ne parvenez pas à donner du sens à ce que serait la fin de cette solitude, à ce que serait ne plus être seul dans ce cas, n'utilisez plus ce mot attristant. La réalité, c'est qu'il existe une multitude d'êtres humains et que vous en êtes un, un seul ! En fait vous rêvez de ne plus être une corps solide, distinct des autres, vous aimeriez être un liquide !
MOI : - Si vous avez raison, comment ça se fait que ce sentiment de solitude est quelque chose de très partagé ?
ELLE : - C'est précisément parce qu'on est rarement seul à ressentir ce qu'on ressent !