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dimanche 14 mai 2023

Ça commence mal (10)

MOI : - Ce qui me frappe chez vous, c'est que vous avez beau être philosophe, vous parlez comme tout le monde !
ELLE : - À quoi pensez-vous donc ?
MOI : - Par exemple, vous ne croyez pas à la liberté et pourtant vous dites comme tout le monde " j'aurais pu, j'aurais dû ", alors qu'en toute rigueur, selon vous, vous avez fait ce que vous étiez condamné à faire !
ELLE : - " Condamné ", je n'aime pas le mot qui suggère une punition, quelque chose en tout cas de négatif. Je dirai plutôt que j'ai réalisé le seul possible qui me correspondait à ce moment-là.
MOI : - D'accord, mais pourquoi parler comme s'il y avait des possibles réalisables et non réalisés ?
ELLE : - Vous, quand vous dites que le soleil se lève, vous y croyez ?
MOI : - Non, mais c'est une façon de parler qui correspond à quelque chose d'observable, le passage de la nuit au  jour ! Alors que, quand vous dites que vous auriez pu, ce n'est pas une manière fausse de décrire quelque chose qui s'est passé.
ELLE : - Je comprends : en effet, ces  expressions dans ma bouche de déterministe ne décrivent pas  un phénomène  passé, mais elles expriment un doute sur la valeur de mon action ou un regret.
MOI : - Mais comment peut-on regretter quelque chose d'inévitable ?
ELLE : - Voyez, si je projette un pique-nique et qu'il pleuve, j'ai beau savoir que la pluie ne peut pas ne pas tomber à cet instant à l'endroit du pique-nique, j'en suis mécontent, contrarié et je peux dire alors " j'aurais dû choisir un autre endroit pour pique-niquer "
MOI : - Et avec les gens, vous fonctionnez pareil ?
ELLE : - J'essaie car c'est plus dur de se convaincre que par exemple le voleur devait me voler, je vais être porté à dire des phrases qui l'accusent et qui supposent à tort qu'il aurait pu se retenir de me voler.
MOI : - Mais vous devriez ne pas accuser, ne pas vous mettre en colère, ne pas être contrarié. Vous n'êtes pas à la hauteur de votre philosophie, si vous me permettez.
ELLE : - Vous êtes comme les prêtres de mon enfance : vous me proposez comme idéal quelque chose d'irréel. Nous avons essentiellement des émotions, des humeurs, des passions. Ce ne sont pas des choses en trop dont on pourrait se passer. Votre idée de la perfection doit être ajustée à la réalité humaine : vous ne dites pas que votre lave-vaisselle ne marche pas, vu qu'il ne lave pas votre linge, non ?
MOI : - Vous poussez un peu ! Ça va de soi que le lave-vaisselle a une fonction définie, en revanche on discute des fonctions de l'homme : est-il fait pour se reproduire ou pour autre chose de plus élevé ?
ELLE : - L'homme n'est fait pour rien du tout, comme l'ensemble de la réalité, mais il a une identité particulière et dans ce cadre-là il a certaines propriétés, comme avoir des états psychologiques incontrôlés...
MOI : - Mais pas incontrôlables !
ELLE : - Certes, on apprend à maîtriser les manifestations de nos émotions, de nos humeurs, de nos passions. Par exemple j'ai peur la nuit mais j'essaie de ne pas le montrer car mon éducation et l'influence de la société m'ont déterminée à donner du prix à la maîtrise de soi. Reste que cette peur s'impose à moi. Et pour en revenir à notre sujet, quand je suis contrarié, vu que je suis bien élevé, je reste en général poli dans l'expression de ma frustration. 
MOI : - Prenons un exemple : si quelqu'un vous nuit, vous manifestez poliment votre état ?
ELLE : - Ne dites pas de bêtises ! Il y a des situations où il ne convient pas d'être poli ! Mais c'est clair que la douleur que me produit la nuisance et mes efforts pour la civiliser ne seront pas plus libres que n'a été libre l'acte qui l'a causée.
MOI : - Mais comment pouvez-vous en vouloir à quelqu'un qui en fin de compte n'est pas, selon vous, très différent de la pluie dont vous parliez ? Pourquoi ne pas voir la personne qui vous nuit comme un orage ?
ELLE : Je la vois en partie comme un orage quand je cherche à me mettre à l'abri, à me protéger d'elle, mais c'est vrai que je peste aussi contre elle, que je lui en veux.
MOI : - Au fond, au meilleur de votre forme vous êtes un anti-animiste : l'animiste voit les phénomènes naturels comme des personnes, vous, vous voyez les personnes comme des phénomènes naturels.
ELLE : - Ce n'est tout de même pas tout à fait ça, je sais bien que, comme moi, la personne qui m'a nui, passe par des moments où elle se sent maîtresse d'elle-même, où elle croit qu'elle peut aussi bien faire quelque chose que ne pas le faire et vous doutez que je ne donne pas une telle conscience à la pluie.
MOI : - C'est étrange, nous nous sentons libres tout en ne l'étant pas, c'est ça ?
ELLE : - Oui, disons que nous ne sommes jamais libres mais que quelquefois nous imaginons l'être, alors que d'autres fois, nous savons que nous sommes empêchés, comme quand par exemple, ayant la jambe cassée, je ne peux pas marcher. C'est parce que nous nous imaginons libres que nous nous accusons et que nous accusons.
MOI : - Il y a quelque chose qui ne va pas : car, quand vous pourrez de nouveau marcher, vous allez dire que vous avez retrouvé la liberté, et pourtant vous affirmez que la liberté n'existe pas.
ELLE : - La liberté, au sens de libre-arbitre, est tout à fait fictive, on ne l'aura donc jamais, on ne l'a jamais eue, mais la liberté de faire quelque chose, par exemple de voyager ou de manifester, c'est la capacité de voyager ou de manifester sans être empêché par un obstacle, qui peut être un état de l'esprit (une phobie, par exemple) ou du corps (une paralysie, par exemple), une personne ou plusieurs (on vous a enfermé), un État (on ne vous a pas accordé le droit de faire la chose en question), etc. Et cette liberté, on peut l'avoir, la perdre, la retrouver.
MOI : - On peut la découvrir aussi ?
ELLE : - Oui, selon les évolutions de la technique, de nouvelles libertés apparaissent : la liberté de naviguer sur le Net, de changer de sexe, etc.
MOI : Donc nier le libre-arbitre, ce n'est pas si gênant que ça ?
ELLE : - Disons que que ça nous met au niveau de tout ce qui existe !  Comme un nuage ou une fourmi, j'ai des conditions déterminées d'apparition, de développement, de disparition.  Je dépends du monde autour de moi et je cesserai d'être un jour, comme le nuage et la fourmi...
MOI : - Elle est triste, votre philosophie !
ELLE : - Ce qui est triste à mes yeux, c'est de se raconter des histoires sur ce qu'on est.
MOI : - Mais savez-vous que le libre-arbitre n'existe pas ? Je n'ai pas oublié que vous vous donnez par moments des airs sceptiques.
ELLE : - En toute rigueur, je ne sais pas que le libre-arbitre n'existe pas comme je sais que 2 + 2 font 4. C'est une certitude au coeur de la philosophie que je me suis faite au cours de ma vie.
MOI : - C'est votre religion ?
ELLE : - Non, la réfutation du libre-arbitre s'argumente et répond aux contre-arguments dirigés contre elle...
MOI : - Ah oui, et aucun des arguments n'est contraignant, c'est ça ?
ELLE : - Oui, la science ne démontre pas l'inexistence du libre-arbitre, pas plus qu'elle ne démontre son existence. Les choses étant ainsi, on a le choix entre dire n'importe quoi sur les sujets qu'elle ne traite pas ou s'efforcer d'en parler avec rigueur, honnêteté, sérieux. 
MOI : - On pourrait se taire aussi ?
ELLE : - Oui, d'un certain type de silence, rempli de bons arguments !

vendredi 28 avril 2023

Ça commence mal (7)

ELLE : - Vous me provoquez ! Comment savoir ce qu'on voit ? On sait ce qu'on voit quand on peut le désigner par le mot approprié !
MOI : - Vous vous disiez sceptique et il vous suffit de disposer du nom commun ordinaire pour croire connaître ce que vous désignez par lui !
ELLE : - En effet, si je peux désigner par le mot " coquelicot " ce coquelicot que je vois dans ce pré, j'en ai une connaissance.
MOI : - Non, vous pouvez parfaitement savoir désigner correctement le coquelicot sans avoir une seule connaissance sur lui !
ELLE : - Que voulez-vous dire ?
MOI : - Que vous savez seulement comment la chose s'appelle en français sans pour autant connaître ses caractéristiques ! Et si vous connaissez, parce que vous avez fait de la botanique, les caractériques de l'espèce de fleur appelée " coquelicot " en français, c'est très probable que vous n'ayez pas de connaissances sur ce coquelicot-là, sur ce qu'il a d'unique.
ELLE : - Je dirais plutôt que c'est plus probable d'avoir des connaissances sur ce que tel coquelicot a de particulier que sur l'espèce à laquelle il appartient. On voit par exemple qu'il est un peu flétri, qu'un des  pétales est sur le point d'être emporté par le vent, etc.
MOI : - Et donc je dois m'en tenir à ces connaissances-là ?  Peut-être mais elles ne sont pas intéressantes... 
ELLE : - En effet, mais ce qui est plus intéressant, c'est l'idée que, dans beaucoup de situations, le mieux qu'on peut faire, c'est de décrire exactement et mieux encore, précisément, ce qui se passe, qui est le plus souvent assez ordinaire.
MOI : - Mais, quand on a des êtres humains sous les yeux, on peut faire quand même beaucoup mieux que s'en tenir à ce qu'ils montrent, non ?
ELLE : - Non, au plus, vous pouvez mieux voir que d'autres ce qu'ils montrent. 
MOI : - Mais on peut savoir sur eux des choses qu'ils ne montrent pas, par exemple leurs sentiments profonds, leurs convictions intimes, ce qu'ils sont vraiment, au-delà de ce qu'ils font voir d'eux-mêmes.
ELLE : - Si vous ne pouvez justifier ce que vous croyez qu'ils sont vraiment, par rien de ce qu'ils montrent, ma foi, le risque est grand que vous imaginiez ce qu'ils sont, soit parce que vous le désirez, soit parce que vous le craignez, comme l'hypocondriaque qui pense que ses résultats d'analyse vont être à coup sûr catastrophiques.
MOI : - Mais si la personne en question me donne raison quand je lui dis ce qu'elle est au plus profond d'elle-même, c'est bien la preuve que je vois juste !
ELLE : - Pas du tout, vos désirs peuvent coïncider, comme vos craintes.
MOI : - Mais alors on ne peut rien dire de vrai sur quiconque !
ELLE : - Disons que c'est difficile. D'autant plus que, si par exemple on identifie une conduite comme une preuve de jalousie, on a tendance à faire de la conduite jalouse un révélateur de ce qu'est la personne essentiellement et pour toujours. Sartre a raison sur ce point de dire que chacun garde pour soi la possibilité de changer et condamne les autres à un caractère défini une fois pour toutes. La Rochefoucauld aurait sans doute vu dans ce trait une manifestation de plus de notre amour-propre.
MOI : - Vous voulez dire que le changement dans la manière d'être est toujours possible ?
ELLE : - Je n'irai pas si loin car je suis porté à appeler possible seulement ce qui s'est réalisé.
MOI : - Je ne comprends pas.
ELLE : - Par exemple, si cette personne qui est depuis des années terriblement jalouse me montre un jour qu'elle ne l'est plus, je dirai rétrospectivement que la disparition de sa jalousie était possible. Mais avant qu'elle ne réalise cette possibilité, ce que j'appelais des possibilités la concernant n'étaient que des créations de mon imagination. Par exemple, je disais qu'il était possible qu'elle aille par jalousie jusqu'au meurtre, non parce que je le savais, mais parce que des gens jaloux  en arrivent à tuer. Si j'avais été rigoureux, j'aurais dû me contenter de dire : " quelques personnes jalouses comme elle ont dans le passé tué par jalousie ". À supposer que le fait soit vrai, c'est une connaissance de probabilités, comme celle du médecin qui annonce à son patient qu'il a 40% de chances de guérir. Il ignore complètement les possibilités de son patient, qu'il ne connaîtra qu' à partir du moment où elles se seront réalisées.
MOI : - Mais il y a des possibilités qui ne se réalisent pas ! Par exemple je suis célibataire mais j'aurais pu me marier, j'ai d'ailleurs failli !
ELLE : - Je soutiens qu'il n'y avait aucune possibilité de vous marier jusqu'à présent ! Quant au futur, je ne peux que vous parler de probabilités concernant des groupes dans le passé. 
MOI : - Je ne connais donc même pas mes propres possibilités.
ELLE : - Vous les connaissez une fois réalisées, sinon vous les espérez, ou vous les craignez. Dit autrement, le meilleur moyen de savoir qui vous êtes, c'est d'entreprendre, de faire, d'agir. 
MOI : - Mais pour agir, il faut connaître ses possiblités !
ELLE : - Plus exactement, il faut vous rappeler de ce que vous avez su faire et raisonner en termes probabilistes. Par exemple, vu votre niveau en ski, il est probable que vous n'ayez pas la possibilité de descendre sans tomber la piste noire.
MOI : - Des possibilités comme ça, ce n'est pas intéressant, ce qui est chouette, c'est des possibilités extraordinaires, comme celle de vivre une vie tout autre que celle qu'on a menée jusqu'à présent ! Par exemple partir faire un grand voyage en solitaire alors qu' on mené une vie sédentaire entouré d'amis et de sa famille...
ELLE : - Tant que vous ne l'avez pas fait, penser que vous pouvez le faire, c'est ce qu'on appelle prendre ses désirs pour des réalités, dit autrement une illusion.
MOI : - Mais comment se défaire de ses illusions ?