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lundi 8 juin 2020

L'essentiel et le secondaire.

" On a toujours beaucoup plus de chances d'apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d'autres termes, c'est dans l'abstrait que se passe de nos jours l'essentiel (das Wesentlichere), et il ne reste plus à la réalité que l'accessoire (das Belanglosere) " écrit le narrateur dans L'homme sans qualités (I, 18). 

J'aimerais bien qu'il en soit encore ainsi aujourd'hui : qu'on apprenne " le plus essentiel " (c'est la traduction littérale de das Wesentlichere) dans les journaux et que ce soit " dans l'abstrait " qu' on y ait accès. 
Mais d'abord, depuis longtemps l'abstraction des mots est de plus en plus éclipsée par le concret des images. 
Et ensuite, " le plus accessoire " (Musil a employé ici aussi un comparatif) a envahi les journaux et tous les " supports informatifs ".

Il fut pourtant un temps où on pouvait opposer le sérieux du Monde par exemple à la frivolité, pour rester aimable, d' Ici-Paris ou de France-Soir. Il était facile en plus de ne jamais entrer en contact avec les journaux qu'on tenait pour sans intérêt (belanglos peut aussi se traduire de cette manière). Il suffisait de ne pas prendre en mains un journal, disons inessentiel ! Mais aujourd'hui, avec la rapidité de l'immatériel,  il faut être d'une vigilance presque divine pour ne pas recevoir sur notre écran le pire, confusément mêlé au meilleur. 
En effet, comme il est usuel depuis des décennies déjà d'associer à tort essentiellement le sérieux au dogmatisme, voire au mépris et à l'arrogance, comme aussi la compréhension du sérieux coûte généralement plus d'efforts que celle du ludique (même si le ludique distingué ne cesse de redoubler de finesse pour ne pas être confondu avec son frère populaire), les journaux dits les plus sérieux se plaisent à présenter mêlés l'essentiel et le secondaire et en plus, les deux traités à la manière joueuse et ludique, prenant pour modèle une certaine école, pour laquelle on ne doit apprendre qu'en riant et souriant. 

Et puis, qui prend encore vraiment au sérieux l'opposition entre l'essentiel et l'accessoire ? N'a-t-on pas, dira-t-on, le droit de penser que l'opposition elle-même est accessoire, car qu'est-ce que l'essentiel sinon ce qu'on prend pour tel ? Certes, il faut dire que dans l'histoire n'importe quoi, même l'inexistant, a été pris pour l'essentiel, ce qui rend spontanément sceptique quant aux chances de disposer un jour d'une détermination de l'essentiel qui ne soit pas qu'illusion ou expression de nos craintes.

Doit-on pour autant  renoncer à  " dégager l'essentiel " comme on renonce à une croyance théologique parce qu'elle dépasse de très loin le pouvoir de la raison ? Il va de soi que sans tomber dans un relativisme excessif,  l'essentiel recherché  ici se déterminera dans un cadre spatio-temporel fini en rapport avec un domaine déterminé.

dimanche 7 juin 2020

Le pessimisme faussement lucide.

" Aux époques où il semble que tout aille bien, alors qu'elles subissent intérieurement cette régression à laquelle sont soumises probablement toutes choses, sans excepter le développement intellectuel lorsqu'on lui refuse toute idée nouvelle et tout effort particulier, la première question à se poser devrait être celle-ci : que peut-on faire là contre ? Mais la confusion de l'intelligence et de la bêtise, de la vulgarité et de la beauté est, justement dans ces époques-là, si grande, si inextricable, qu'il paraît évidemment plus simple à beaucoup de gens de croire à un mystère au nom duquel ils proclament la dégénérescence progressive et fatale de quelque chose qui échappe à tout jugement exact et se révèle d'une solennelle imprécision. Il est parfaitement indifférent, au fond, que ce quelque chose soit " la race ", " le végétarisme " ou " l'âme " ; la seule chose qui importe,  comme dans tout pessimisme bien compris, c'est d'avoir trouvé l'élément inéluctable sur quoi se reposer." (L'homme sans qualités, p. 77-78)

Certes nous vivons à une époque où il semble que tout aille mal. Mais, si aux époques où on croit que tout va bien, c'est le contraire qui se passe, comme si le principe d'inertie s'appliquait au-delà des limites de la physique, il semble logique de conclure qu' aux époques où domine un pessimisme général, la régression poursuit tout aussi tranquillement son oeuvre, sauf qu'on pourrait croire que désormais et heureusement elle est bien identifiée. 
Or, Musil suggère ici qu'il n'en est rien, parce qu'il est complexe de déterminer en vérité ce qui dans la réalité est bien ou mal. Il doit donc y avoir dans l'ensemble des réflexions qui se veulent intelligentes sur, par exemple, la bêtise, des analyses tout à fait bêtes. Musil a en effet clairement lancé l'avertissement : " si la bêtise, en effet, vue du dedans, ne ressemblait pas à s'y méprendre au talent, si, vue du dehors, elle n'avait pas toutes les apparences du progrès, du génie, de l'espoir et de l'amélioration, personne ne voudrait être bête et il n'y aurait pas de bêtise. Tout au moins serait-il aisé de la combattre " (I, 16, p. 73-74). De cette bêtise à l'allure intelligente, parce qu'elle va, entre autres, avec le sentiment chez celui qui la manifeste de dépasser les apparences (dans ce cas, ce sont les apparences rassurantes qui sont, croit-on, percées à jour), Musil donne trois exemples de croyances pessimistes, inquiétantes par leurs affirmations, mais rassurantes par le fait que chacune pense avoir découvert la cause première du mal insidieux. 
De nos jours, ce pessimisme trop vite comblé, trop peu honnête, intellectuellement parlant, paraît certes moins malin que celui que cible Musil, vu qu' il est en accord, lui, avec l'air du temps. Mais, ayant le consensus doxique pour lui, il n'en est que plus redoutable. Ainsi, sans être en rien climatosceptique, pourrait-on légitimement penser que " le changement climatique " ou d'autre concepts mobilisant une masse de bonnes volontés manifestent aussi notre manière contemporaine de laisser tomber l'approfondissement de la complexité de la réalité. 
Bien sûr  on ne gagnera rien à  remplacer ces formules jugées au fond trop simples par une référence toujours répétée à " la complexité ".

samedi 6 juin 2020

La stupeur du philosophe.

" (...) À la suite de ces réflexions, Ulrich eut une curieuse inspiration. Il imagina que le grand philosophe catholique Thomas d' Aquin (mort en 1274), ayant à grand effort rangé dans un ordre parfait les idées de son temps, était allé plus loin encore dans cette entreprise ; et que, à peine achevé ce nouveau travail, resté  jeune par quelque grâce spéciale, et sortant par la porte voûtée de sa maison, une pile d'in-folios sous le bras, un tramway lui passait en sifflant sous le nez. La stupeur du " Doctor universalis " (ainsi appelait-on le célèbre Thomas), l'impossibilité où il se trouvait de comprendre, amusaient fort Ulrich." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74)

Philippe Jaccottet rend ici de manière très euphémisée ce qu'a fait Thomas après avoir mis en ordre les pensées de son époque. En effet Musil dit qu' " il est allé encore plus radicalement dans les profondeurs " (noch gründlicher in die Tiefe gegangen). Et pourtant la vue du tramway le laisse coi. Sa stupéfaction peut se comprendre de deux manières : soit le tramway prend du temps à  se dissoudre dans le thomisme, soit il est insoluble. Je suis enclin à choisir la deuxième option. Car si on prend le thomisme comme système, la machine " tramway " repose sur une physique inconcevable pour Saint-Thomas. Peut-on faire une parabole de ce petit récit amusant ? Aussi profonde et organisée que serait une philosophie, elle serait toujours mise en défaut par le développement des sciences et des techniques.
Marc-Aurèle avait exclu cette stupeur thomiste :

" Quand on voit ce qui est maintenant, on a tout vu, et ce qui s'est passé depuis l'éternité, et ce qui se passera jusqu'à l'infini ; car tout est pareil en gros et en détail." (Pensées, VI, 37, La Pléiade, p. 1185)

On pourrait donner raison à Marc-Aurèle en se disant que les objets techniques ont beau changer avec le progrès des sciences, reste la nature humaine. Ainsi l' éthique demeurerait la partie incorruptible d'une philosophie réussie, la stupeur de Thomas prenant fin au moment où il verrait sortir du tram extraordinaire les hommes de toujours. 
Cependant la suite du texte de Musil suggère que les objets techniques ne sont pas seulement des éléments d'un décor ; le motocycliste, la championne de tennis et la nageuse paraissent inconcevables sans les gratte-ciel et l'électricité, au sens où leur corps assurément  et, semble-t-il aussi, leur ressenti sont " modelés " par l'environnement technique :

" Un motocycliste fonçait dans la rue vide, bras et jambes en O, et remontait la perspective dans un bruit de tonnerre ; son visage reflétait le sérieux d'un enfant qui donne à  ses hurlements la plus grande importance. Ulrich se souvint alors de la photographie d'une célèbre championne de tennis qu'il avait vue dans un magazine quelques jours auparavant ; elle se tenait sur la pointe du pied, une jambe découverte jusqu'au dessus de la jarretière, lançant l'autre dans la direction de sa tête, tandis qu'elle brandissait  sa raquette le plus haut possible pour attraper ue balle ; tout cela avec la mine d'une gouvernante anglaise. Dans le même numéro se trouvait la photographie d'une nageuse se faisant masser après la compétition ; auprès d'elle, l'une à ses pieds, l'autre à son chevet, se tenaient deux dames d'aspect sévère, en costume de ville ; la nageuse était couchée sur le dos, toute nue, un genou relevé dans une pose abandonnée, le masseur avait les mains posées dessus, il portait une blouse de médecin, et son regard sortait de la photographie comme si cette femme avait été dépecée et sa chair suspendue à une patère. Voilà ce que l'on commençait alors à voir, et ce sont des choses que l'on est bien forcé d'admettre d'une manière ou d'une autre, comme l'on reconnait l'existence des gratte-ciel et de l'électricité." (L'homme sans qualités, I, Le Seuil, p. 74-75)

Si l'on accepte avec Wittgenstein que le corps est la meilleure image de l'âme humaine, la conscience que la nageuse a de sa nudité ainsi que celle que les infirmières (?) et le masseur ont de la nudité de leur patiente semblent avoir une nouveauté que ne paraissent pas bien  rendre les concepts de pudeur, d'impudeur etc. Il n'est peut-être pas non plus correct de se référer à l'infantilisme pour désigner l'attitude du motocycliste ; du moins,  le qualificatif " infantile " paraît exiger des précisions contextuelles exigées par les modalités stupéfiantes de la manifestation de ce défaut.

Thomas était peut-être en droit de conclure que, même après réflexion, le tramway n'est soluble qu'en gros dans le système qui porte son nom.




mercredi 27 mai 2020

L' être humain, en effet, peut aussi aisément manger de l'homme qu'écrire " La critique de la raison pure " (Robert Musil)

Quand il aborde dans le Traité des autorités théologique et politique la question de la prophétie biblique, Spinoza tient à faire du prophète un homme comme les autres, contre l'idée qu'il serait éclairé par le contact avec une réalité transcendante. C'est en vue de supprimer la possibilité d' hommes surhumains que le philosophe écrit la note suivante :

" Bien que certains hommes soient avantagés de dons que la nature n'a point accordés aux autres, on ne dit pas que les premiers se situent au-dessus de l'humanité, à moins que leurs dons (sans pareils) ne puissent être ramenés sous la définition de la nature humaine. Par exemple, la taille d'un géant est exceptionnelle, et cependant humaine. La facilité d'improvisation poétique n'est pas donnée à tous, et cependant elle est humaine. Humaine aussi est l'aptitude à imaginer différents objets, les yeux ouverts, avec autant de vivacité que si on les avait devant soi. En revanche, si qui que ce soit disposait d'un moyen de saisir les idées, et de principes de connaissance refusés aux autres hommes, il ne resterait plus dans les bornes de la nature humaine." (La Pléiade, p. 632)

Vu que les prophètes ont une disposition à  imaginer extraordinaire et que l'imagination, essentiellement dépendante de la perception, est un accès médiocre à la réalité à cause précisément des limites sensorielles, les prophètes sont autant limités que la plupart des hommes au niveau de la connaissance rationelle de la réalité. Mais pour la même raison qu'il n'existe pas plus de sous-chat que de sur-chat, ça serait tout autant erroné de les mépriser comme des sous-hommes  que de les déifier comme des sur-hommes.
En ces temps qui divinisent aussi facilement qu'ils diabolisent, j'ai jugé bon de rappeler la version de l'humanisme spinoziste, sans indulgence pour les amateurs d'au-delà ou d'en-deçà.

lundi 11 mai 2020

Le temps du confinement.

Un passage du chapitre 8 de L'homme sans qualités éclaire la valeur largement illusoire qu'on a pu donner au temps du confinement, pensé quelquefois aussi bénéfique qu'une retraite (Musil n'emploie pas ce mot mais par sa dimension religieuse il me paraît bienvenu). L'écrivain autrichien vient d'évoquer "  une espèce de ville hyper-américaine, où tout marche et s'arrête au chronomètre ". Les hommes y sont heureux car les buts qu' ils s'y proposent  sont " à courte distance " et faciles à atteindre. À ce sujet, Musil soutient ce que Jonathan Haidt a confirmé bien plus tard dans The Happiness Hypothesis. Finding modern truth in ancient wisdom (2006), il écrit en effet :

" Pour le bonheur, ce qui compte n'est pas ce que l'on veut ; mais d'atteindre ce que l'on veut."

Mais cette ville n'existe pas encore dans la réalité. " Dieu sait ce qui réellement se produira ". Musil décrit alors comment nous sommes " embarqués " (l'expression n'est pas de lui) dans un processus que nous ne maîtrisons pas, processus qu'il appelle la chose (die Sache), sans doute parce que toute désignation moins vague signalerait qu'au moins on le domine intellectuellement par la connaissance vraie qu'on aurait de lui. En insistant sur " la chose ", Musil très explicitement se moque de toutes les représentations héroïques, volontaristes, optimistes du rapport des hommes avec leur histoire (11 ans plus tôt, en 1945, Sartre en avait donné un exemple radical dans L'existentialisme est un humanisme) :

" On serait tenté de croire que nous avons à chaque minute le commencement en main, et que nous devrions tirer des plans pour l'humanité. Si la chimère de la vitesse nous déplaît, créons-en une autre, par exemple très lente, un bonheur mystérieux comme le serpent de mer, flottant comme des voiles, et ce profond regard de vache dont les Grecs déjà s'engouèrent ! Mais il n'en va nullement ainsi. C'est la chose qui nous a en main. Jour et nuit, on voyage en elle, et l'on en fait bien d'autres : on s'y rase, on y mange, on y aime, on y lit des livres, on y exerce sa profession  comme si les quatre murs étaient immobiles, mais l'inquiétant, c'est que les murs bougent sans qu'on s'en aperçoive et qu'ils projettent leurs rails en avant d'eux-mêmes comme de longs fils qui se recourbent en tâtonnant sans qu'on sache jamais où ils vont ! Et par-dessus le marché, on voudrait encore, si possible, être l'une des forces qui déterminent le train du temps ! Voilà un rôle bien équivoque, et il arrive que le paysage, si l'on regarde au-dehors après un intervalle suffisant, ait changé ; ce qui file devant nos yeux file parce qu'il n'en peut être autrement ; mais, si résigné que l'on soit, on ne peut faire  qu'un sentiment désagréable ne prenne de plus en plus de force, comme si l'on avait dépassé le but ou que l'on se fût trompé de voie."

On note que l'ignorance de la chose produit deux illusions et donc deux déceptions : on a vu l'illusion de commander l'histoire, et donc la déception ou de n'avoir pas atteint le but désiré ou celui de ne pas l'avoir atteint tel qu'on se le représentait (Musil envisage un excès de résultats mais on pourrait, je crois, aussi bien penser  à un trop-peu) ; mais on découvre aussi l'illusion de vivre dans un temps  sans histoire, quand on a conscience de ne pas lui commander et surtout quand on s'y sent bien. Va de pair avec cette illusion la déception de réaliser que " le train du temps " ne s'arrête jamais et n'en fait qu'à sa tête. C'est alors pour échapper à la souffrance de ces deux désillusionnements qu'on va tomber dans une troisième illusion :

" Un beau jour, en tempête, un besoin vous envahit : descendre !  sauter du train ! Nostalgie d'être arrêté, de ne pas se développer, de rester immobile ou de revenir au point qui précédait le mauvais embranchement ! "

Il me semble que le confinement s'est vu accorder une de ces deux valeurs ou les deux à la fois : tantôt on l'a vu comme un ressourcement, tantôt comme un nouveau départ. Les deux tiennent peut-être de ce que Musil appelait dans le chapitre 4 " les odieuses chimères " (müßige Hirngespiste).




dimanche 10 mai 2020

Sens des réalités possibles et sens des possibilités réelles.

La pandémie est l'occasion de penser à un autre monde possible, après.
Or, le chapitre 4 de L'homme sans qualités de Robert Musil éclaire les différents sens de l'expression " penser à un autre monde possible ".

L'écrivain oppose dans ce chapitre " le sens du possible " au " sens du réel ". Penser à un autre monde possible suppose ne pas seulement avoir le sens du réel. Mais " les hommes du possible " ne sont pas toujours très prometteurs : en effet Musil distingue '' les rêves des neurasthéniques " des " desseins encore en sommeil de Dieu (die noch nicht erwachten Absichten Gottes) ". Bien sûr, si Dieu est bon, ce sont ces derniers qui nous intéressent, même si Musil laisse dans le vague leur identité.  On reste tout de même assez optimiste quand on lit les lignes suivantes :

" (ils) contiennent, selon leurs partisans du moins, quelque chose de très divin, un feu, une envolée de bâtir, une utopie consciente qui, loin de redouter la réalité, la traite simplement comme une tâche et une invention perpétuelles. La terre n'est pas si vieille, après tout, et jamais, semble-t-il, elle ne fut dans un état aussi intéressant (in gesegneten Umständen)."

Mais il ne suffit pas d' héberger dans son esprit des possibles divins pour qu'ils se réalisent (sont-ils d'ailleurs réellement divins ou seulement apparaissent-t-ils divins à ceux qui se les représentent ?) :

" Comme ses idées, dans la mesure où elles ne constituent pas simplement d'oiseuses chimères, ne sont que des réalités non encore nées, il faut, naturellement qu'il (l'homme du possible) ait le sens des réalités ; mais c'est un sens des réalités possibles, lequel atteint beaucoup plus lentement son but que le sens qu'ont la plupart des hommes de leurs possibilités réelles. L'un poursuit la forêt, si l'on peut ainsi parler ; l'autre les arbres ; et la forêt est une entité malaisément exprimable, alors que des arbres représentent tant et tant de mètres cubes de telle ou telle qualité."

L' homme précieux n' est donc pas celui qui est apte à calculer comment exploiter au mieux la part de réalité dont il dispose, car si l'on compte seulement sur son sens des possibles, " dans l'ensemble et en moyenne, ce seront toujours les mêmes possibilités qui se répéteront ". C'est celui qui, éclairé par la réalité, saura en actualiser des potentialités heureuses et peu probables : " un homme pour qui une chose réelle n'a pas plus d'importance qu'une chose pensée. C'est celui-là qui, pour la première fois, donne aux possibilités leur sens et leur destination, c'est celui-là qui les éveille. "
Clairement Musil fait reposer la tâche de rendre un autre monde possible sur un être d'élite, dont la survenue est elle-même peu probable et en tout cas aucunement productible. En plus, cet étrange pêcheur " qui traîne une ligne dans l'eau sans du tout savoir s'il y a une amorce au bout " court le risque de " sombrer dans une activité toute spleenétique ".
Mais surtout Musil ne dépeint pas du tout son action comme en mesure de transformer un collectif. Cet homme " non pratique (...) peu sûr et indéchiffrable " modifie d'ailleurs moins ce qu'il fait dans le monde que ce qu'il voit d' un monde  fait par d'autres.  Ses idées sont exceptionnelles mais son comportement peut rester conformiste et ordinaire. Face aux torts qu'il subit, il commence d'abord par les interpréter d'une manière auparavant impossible mais il mettra du temps, si il arrive un jour, à se conduire d'une manière auparavant impossible :

" Ainsi se peut-il fort bien qu'un crime dont un autre que lui se trouve pâtir ne lui semble qu'une erreur sociale dont le responsable n'est pas le criminel, mais l'organisation de la société. En revanche, il n'est pas certain, s'il reçoit une gifle, qu'il la subisse comme un affront de la société ou ne serait-ce qu'une offense aussi impersonnelle que la morsure d'un chien ; il est plus probable qu'il commencera par la rendre ; après seulement,  il admettra qu'il n'aurait pas dû le faire. Enfin, si on lui vole sa maîtresse, il est douteux qu'il puisse faire totalement abstraction de la réalité de cet incident et s'en dédommage par la surprise d'un sentiment nouveau. Cette évolution n'en est encore qu'à ses débuts et représente, pour l'individu (für den einzelnen Menschen), une force autant qu'une faiblesse."

La faiblesse en question paraît moins être l'incohérence entre la pensée et la conduite que le fait de se retrouver isolé dans un monde qui globalement répète les mêmes possibilités.

Penser à un autre monde possible peut donc autant vouloir dire prendre ses désirs pour des réalités, imaginer par exemple un monde sans conflits, que tirer des réalités présentes le meilleur profit possible pour soi (et ceux de son groupe, de sa classe, diraient certains). Mais Musil nous apprend aussi que ça peut être imaginer une nouvelle forêt et pas seulement mieux rentabiliser l'arbre qu'on possède. Cependant cet autre monde n'a pas de conditions politiques ou plus largement institutionnelles, du moins directes et anticipables.
Ce monde plus divin que l'ancien n'est ni déterminé à venir par la force des choses, ni réalisé, tel un miracle, par un Sauveur. Il se peut certes qu'il aboutisse à la modification de la vie de la plupart, mais il est d'abord en germe, chez quelques-uns,  au cœur d' une lucidité rare, celle de voir les meilleures potentialités dans le médiocre ou le pire du réel. 

samedi 9 mai 2020

Héros extraordinaires et ordinaires.

Atlas est le modèle du héros dans le chapitre n°2 de L'homme sans qualités. Musil quantifie l'énergie dont il a besoin pour porter le monde et affirme qu'elle est inférieure à la somme des énergies dépensées par l'ensemble des hommes ordinaires. En découle que, si le héros par excellence peut être de cette manière dépassé, les héros classiques, eux-mêmes dépassés par Atlas, ont une performance énergétique modeste :

" L'activité héroïque finit même par sembler absolument dérisoire, grain de sable posé sur une montagne avec l'illusion de l'extraordinaire."


L'action héroïque prend alors un tour insignifiant, qu'il ne paraît en fait pas juste de lui donner car sa valeur est relative à ses effets et à ses raisons, eux extraordinaires, et non à ses conditions énergétiques. Reste l'originalité de contempler scientifiquement les objets de nos passions.


Mais à vrai dire, ces lignes de Musil ne retiennent pas mon attention pour cette raison, mais pour le concept qu'il y introduit d'héroïsme rationalisé. Musil désigne ainsi la performance globale d'un ensemble d'hommes individuellement non héroïques, " un nouvel héroïsme énorme et collectif, à l'exemple des fourmis."

Je me demande alors si le concept convient pour caractériser les efforts de nos pompiers, de nos militaires, de nos soignants etc. Pas vraiment, car Musil oppose toute la fourmilière à la super-fourmi, incarnation myrmécologique d' Atlas. Mais chaque fourmi de la fourmilière a-t-elle une bonne raison de se dire qu'elle est héroïque ?  Non, car on peut voir l'héroïsme rationalisé comme une propriété émergente, propriété du collectif et non de chaque membre.

On se demandera certes si la fourmi est une bonne métaphore de l'homme car à défaut de raison, c'est l'instinct qui rationalise la fourmilière. Un problème  apparaît : l'héroïsme rationalisé ne peut-il exister que si les pratiques de toute la société obéissent à des raisons rationnelles ? Plus largement, un héroïsme rationalisé  national est-il possible sans un héroïsme de même type mais international ? Ce problème a un air de famille avec celui concernant la société communiste. Plus généralement, ce qu'on appelle le Bien peut-il exister sans le Mal ?




vendredi 8 mai 2020

Comment faire entrer un événement bouleversant dans l'ordre légal et réglementaire ?

Reprenant L'homme sans qualités et sans doute marqué par le confinement, j' interprète le trouble d'une passante au moment de l'accident de circulation comme ayant quelque chose du nôtre face à  la pandémie. Un homme vient de se faire écraser par un camion. Robert Musil écrit :

" La dame ressentit au creux de l'estomac  un malaise qu'elle était en droit  de prendre pour de la pitié ; c'était un sentiment d' irrésolution paralysant. Après être resté un instant sans parler, le monsieur lui dit :
" Les poids-lourds dont on se sert chez nous ont un chemin de freinage trop long."
La dame se sentit soulagée par cette phrase, et remercia d'un regard attentif. Sans doute avait-elle entendu le terme une ou deux fois, mais elle ne savait pas ce qu'était un chemin de freinage et d'ailleurs ne tenait pas à le savoir ; il lui suffisait que l'affreux accident pût être intégré ainsi dans un ordre quelconque, et devenir un problème technique qui ne la concernait plus directement. Du reste, on entendait déjà l'avertisseur strident d'une ambulance, et la rapidité de son intervention emplit d'aise tous ceux qui l'attendaient.  Ces institutions sociales sont admirables. On souleva l'accidenté pour l'étendre sur une civière et le pousser avec la civière dans la voiture. Des homme, vêtus d'une espèce d'uniforme, s'occupèrent de lui, et l'intérieur de la machine, qu'on entr'aperçut, avait l'air aussi propre et bien ordonné qu'une salle d'hôpital. On s'en alla, et c'était tout juste si l'on n'avait pas l'impression, justifiée, que venait de se produire un événement légal et réglementaire.
" D'après les statistiques américaines, remarqua le monsieur, il y aurait là-bas annuellement 190.000 personnes tuées et 450.000 blessées dans des accidents de circulation. " (Édition du Seuil, 1995, p. 13-14)

D'abord, le " malaise " : chacun le nomme à sa manière mais qui saurait le décrire avec la même exactitude  que le narrateur à propos de ce que ressent la passante ? Qui saurait plus modestement analyser en vérité ses diverses modalités ?
Ensuite le premier des trois éléments qui vont faire rentrer dans l'ordre des choses la réalité dérangeante : l' existence d'une explication. On  note que pour assurer son rôle apaisant, il n'est pas nécessaire qu'elle soit complète ni même qu'elle soit vraiment comprise mais juste qu'elle soit tenue pour indiscutable scientifiquement. Manifestement on échoue encore pour l'instant à produire une explication de ce type. Bien peu  de ce qui est dit est de l'ordre du savoir ou même est susceptible d'être pris pour du savoir : le malaise est d'abord relatif à l'incertitude des croyances contradictoires. La peur de la maladie s'ajoute à celle du danger d'un monde où les scientifiques ne savent plus ou du moins pas encore, pas assez vite.
En troisième lieu, viennent les institutions : appuyées sur des techniques efficaces, elles volent au secours. Le malaise grandit quand les institutions sont inefficaces ou trop peu et laissent certains insecourus ou mal secourus.
Enfin ce sont les statistiques qui semblent ici avoir deux fonctions, d'abord présenter l'inattendu comme prévisible mais surtout relativiser l'horrible vécu en rappelant l'universalité de l'horreur (ainsi tel philosophe bien connu fera le sage en comparant le nombre des morts du covid-19 avec ceux produits par la famine ou par le cancer).

Reste un dernier ingrédient, l'espérance :

" Croyez-vous qu'il soit mort ? demanda  sa compagne qui persistait dans le sentiment injustifié d'avoir vécu un sentiment exceptionnel.
- J'espère qu'il vit encore, répliqua le monsieur. Quand on l'a porté dans la voiture, ça en avait tout l'air."

Mais l'espérance peut-elle jouer son rôle apaisant si font défaut les trois éléments antérieurs ? Si oui, n'est-ce pas alors une espérance bête ? 

samedi 4 juillet 2015

Descartes et Musil : comment sortir du doute ?

On connaît les lignes que Descartes, au début de la deuxième partie du Discours de la méthode, consacre aux villes qui ont un passé :
" Ainsi ces anciennes cités qui, n'ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps des grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu'un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu'encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d'art qu'en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c'est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés."
Ulrich, lui, est sensible aussi au manque d'unité de sa ville, Vienne. Mais il n'y voit point un défaut de raison, plutôt une série de styles architecturaux. Alors que la comparaison cartésienne engage à réfléchir sur l'histoire de la philosophie, expression de la raison, la réflexion d'Ulrich tourne plutôt l'attention du lecteur vers l'histoire de l'art, précisément celle de l'architecture :
" Une ville comme la nôtre, vieille et belle, avec ce cachet architectural qu'entraînent les changements périodiques de goût, est un vaste témoignage de la capacité d'aimer et de l'incapacité de le faire durablement. La fière succession de ses bâtiments ne dessine pas seulement une grande histoire, mais un perpétuel changement des directions de l'opinion. Considérée sous cet angle, elle est une versatilité pétrifiée qui, tous les quarts de siècle, se vanterait autrement d'avoir raison pour toujours. Son éloquence muette est celle des lèvres mortes. Plus fascinante est sa séduction, plus intense le mouvement aveugle de recul et d'effroi qu'elle doit provoquer au plus profond du plaisir et de la contemplation désintéressée" (L'homme sans qualités, tome 2, p.562)
Malgré les différences entre les deux textes, la suite de la réflexion d'Ulrich, me semble-t-il, a un air de famille avec celle de Descartes dans la première desMéditations métaphysiques. En effet Ulrich, comme Descartes, emprunte le chemin sceptique et s'interroge sur la possibilité d'en sortir. La différence majeure est que l'issue n'est pas associée à une vérité fondamentale et fondatrice mais à un sentiment d'un type différent de tous les autres (le roman est traversé par une réflexion sur la possibilité de deux accès, essentiellement différents, même contradictoires, à la réalité, l'un par la science et le savoir et l'autre, irrationnel, par une expérience affective, Musil explorant de manière identiquement critique à travers la multiplicité de ses personnages ces deux voies antithétiques) :
C'est ridicule et séduisant, m'a répondu Agathe. Ainsi, les queues d'hirondelle de ces flâneurs et les étranges coiffures que les officiers portent comme des pots sur la tête doivent être belles, puisque leurs propriétaires les aiment très résolument, les offrent à l'amour des autres, et que la faveur des femmes leur est acquise ! Nous en avons tiré un jeu. Nous l'avons savouré dans une sorte de dépit joyeux ; à chaque pas, pendant un moment, comme par désobéissance à la vie, nous nous demandions : que veut donc ce rouge sur cette robe, pour être si rouge ? À quoi riment finalement ce bleu, ce jaune et ce blanc sur le col des uniformes ? Pourquoi donc, au nom du ciel, les ombrelles des dames sont-elles rondes et non carrées ? Nous nous sommes demandé à quoi le fronton grec du Parlement, avec ses jambes écartées, voulait en venir : faire le grand écart, comme seuls peuvent le faire une danseuse ou un compas, ou répandre l'idéal classique ? Quand on se replace ainsi dans un état premier d'insensibilité où l'on refuse aux choses les sentiments qu'elles attendent complaisamment, on ruine la fidélité et la foi de l'existence. C'est comme quand on regarde quelqu'un manger muettement sans partager son appétit : on ne remarque bientôt plus que des mouvements masticatoires qui n'apparaissent rien moins qu'enviables."
Dans le cadre d'un jeu apparaît donc l'attitude sceptique de qui, mû par aucun habitus, rivé à aucun goût, ne partage plus l'entrain et l'appétit ordinaires, ne joue au fond plus le jeu. Ulrich expose alors de manière plus didactique cette prise de distance :
" J'appelle cela se fermer à l'opinion de la vie. Pour préciser ma pensée, je commencerai en disant que sans aucun doute, dans la vie, nous cherchons le solide aussi instamment qu'un animal terrestre tombé à l'eau. C'est pourquoi nous surestimons l'importance du savoir, du droit et de la raison non moins que la nécessité de la contrainte et de la violence. Peut-être n'est-ce pas surestimer que je devrais dire ; en tout cas, la plupart des manifestations de notre vie reposent sur l'incertitude de l'esprit. Parmi elles règnent la croyance, la conjecture, la supposition, le pressentiment, le désir, le doute, l'inclination, le commandement, le préjugé, la persuasion, les vues personnelles et toutes les autres formes de la demi-certitude. Comme l'opinion, sur cette échelle, tient à peu près le milieu entre le jugement fondé et le jugement arbitraire, j'adopte son nom pour le tout. Si ce que nous exprimons à l'aide des mots, si grandioses soient-ils, n'est la plupart du temps qu'une opinion, ce que nous exprimons sans leur aide l'est toujours.
Je dirai donc : notre réalité n'est en grande partie, pour autant qu'elle dépend de nous, que l'expression d'une opinion, bien que nous lui imaginions Dieu sait quelle importance. Nous avons beau donner une certaine expression à notre vie dans la pierre des maisons, c'est toujours pour l'amour d'une opinion. Nous pouvons tuer ou nous sacrifier, nous n'agissons que sur la foi d'une conjecture. Je dirais presque que toutes nos passions ne sont que conjectures ; très souvent nous faisons erreur sur leur compte ; il nous arrive d'y céder par simple nostalgie d'une résolution ! Faire quelque chose de sa libre volonté suppose, au fond, que cela n'est possible qu'à l'occasion d'une opinion. Depuis quelque temps, Agathe et moi sommes sensibles à une sorte de mouvement d'esprits au sein du réel. Le moindre détail dans l'expression de ce qui nous entoure nous parle, veut dire quelque chose, proclame qu'il est issu d'une intention tout autre que passagère. Il n'est sans doute qu'une opinion, mais il se présente comme une conviction. Les temps et les siècles se tiennent là debout sur leurs jambes bien plantées, mais une voix derrière eux chuchote : absurdité ! Jamais encore l'heure n'a sonné, le temps n'est venu.
Je paraîtrai peut-être obstiné, mais seule cette remarque me permet de comprendre ce que je vois : cette opposition entre la ferveur pour soi-même qui permet à nos oeuvres, imbues de leur magnificence, de bomber le torse, et cette nuance cachée d'abandon, de délaissement qui apparaît à la première minute, cette opposition s'accorde parfaitement avec l'idée que tout n'est qu'opinion. De là que nous nous découvrons dans une situation singulière. Toute opinion, en effet, présente un double caractère : tant qu'elle est nouvelle, elle rend intolérant à l'égard de toutes les opinions qui la contredisent (quand les ombrelles rouges sont à la mode, les bleues sont impossibles, et c'est un peu la même chose pour nos convictions) ; la seconde caractéristique de l'opinion est d'être abandonnée non moins automatiquement avec le temps, dès qu'elle cesse d'être nouvelle. J'ai dit un jour que la réalité s'abolissait elle-même. On pourrait exprimer la même idée encore autrement : quand l'homme ne manifeste essentiellement que des opinions, il ne se manifeste jamais tout entier ni durablement ; mais, quand il ne peut jamais s'exprimer tout entier, il essaie de toutes les manières possibles, et c'est ainsi qu'il peut avoir une histoire. Il n'en a donc, apparemment, qu'à la suite d'une faiblesse : bien que les historiens, assez naturellement, tiennent le pouvoir de faire l'histoire pour une qualité particulière !"
Ce qui revient à dire que s'il y a une histoire des opinions, en revanche il n'y a pas d'histoire de la vérité. Mais continuons :
" Ulrich semblait s'être écarté un peu du sujet, mais il poursuivait dans la même direction : " Voilà probablement la raison pour laquelle je remarque aujourd'hui ceci : l'histoire se fait, les événements se font, l'art même se fait...par manque de bonheur. Ce manque ne tient pas aux circonstances, en ce sens qu'elles nous empêcheraient d'obtenir le bonheur, mais à notre sentiment. Notre sentiment est le porte-croix de ces deux particularités : il n'en tolère aucun autre à côté de soi, et lui-même ne dure pas. C'est pourquoi tout ce qui lui est lié feint de valoir pour l'éternité ; pourtant, nous avons tous le désir d'abandonner les créations de notre sentiment et de modifier l'opinion qui s'exprime à travers elles. Un sentiment se modifie dès l'instant où il dure : il n'a ni durée, ni identité ; il doit être renouvelé. Non seulement les sentiments sont altérables et inconstants (comme chacun le sait et le dit), mais ils le deviendraient encore dès l'instant où ils ne le seraient pas. Dès qu'ils durent, ils perdent leur authenticité. S'ils veulent tenir, il faut qu'ils renaissent constamment, et même alors ils deviennent autres. Une colère qui tiendrait cinq jours ne serait plus une colère, mais un trouble mental : elle se change en pardon ou en vengeance, et tous les sentiments subissent une évolution analogue.
Notre sentiment cherche dans ce qu'il forme sa consistance, et la trouve toujours pour un temps. Mais Agathe et moi sentons dans ce qui nous entoure l'étrangeté peu rassurante, le rêve d'éclatement des éléments associés, la révocation au sein de l'évocation, le déplacement des murs prétendus solides : nous voyons et nous entendons cela tout d'un coup. Etre situés dans une époque nous semble une aventure, comme si nous étions tombés dans une assemblée douteuse. Nous nous trouvons dans la forêt magique. Et bien que nous n'ayons pas encore fait le tour de notre sentiment, de ce sentiment d'une autre espèce, que nous le connaissions à peine, nous sommes inquiets pour lui et nous aimerions le retenir. Mais comment retient-on un sentiment ? Comment pourrait-on s'attarder au plus haut degré de la béatitude, supposé qu'on puisse y atteindre ? Au fond, c'est la seule question qui nous préoccupe. Nous devinons un sentiment qui échappe à la caducité des autres.Il est devant nous comme une merveilleuse ombre immobile dans le mouvant. Mais pour pouvoir durer, ne devrait-il pas arrêter dans sa route ? J'en arrive à la conclusion que ce ne peut pas être un sentiment dans le même sens que les autres."
Et voici ce qui ressemble à la découverte du cogito par Descartes :
" Ulrich concluait soudain : " J'en reviens ainsi à la question : l'amour est-il un sentiment ? je crois que non. L'amour est une extase. Dieu Lui-même, pour pouvoir aimer durablement le monde, y compris sa part achevée, comme un Dieu artiste, devrait Se trouver perpétuellement en extase. On ne peut le concevoir qu'ainsi..."
La note s'arrêtait là." (ibidem p. 562-566)
Certes on comprend mieux la fin du doute cartésien que celle proposée par Ulrich...

vendredi 18 juillet 2014

Se développer au maximum !

Quand on lit L'homme sans qualités de Robert Musil, la tentation est de croire que la pensée de l'auteur a comme porte-parole seulement Ulrich, personnage principal et homme sans qualités. Mais ce roman n'est pas un livre à thèses, ni un manifeste. On peut plutôt le comparer aux dialogues les plus complexes de Platon aussi bien qu' aux Recherches philosophiques de Wittgenstein, au sens où ces oeuvres ont exprimé autant les positions de leurs auteurs que celles qu'ils refusaient ou du moins qu'ils ne privilégiaient pas, voire qui les tentaient ou les avaient retenus à un moment de leur histoire intellectuelle. Néanmoins on arrive tout de même plutôt bien à identifier les thèses platoniciennes ou les argumentations wittgensteiniennes. En revanche, ce que veut dire Musil dans L'homme sans qualités est beaucoup plus incertain, car, même si certains personnages paraissent s'opposer aux convictions d'Ulrich ou si, à travers quelques descriptions, on devine les sarcasmes du romancier, les positions que Musil semble ne pas partager sont défendues avec beaucoup d'intelligence ou bien des opinions qu'on pourrait attribuer à l'auteur sont présentées par des personnages qui globalement ont manifestement des travers. Lindner (c'est l'homme qu'Agathe, la soeur d'Ulrich, rencontre alors qu'elle est partie pour se suicider) appartient à cette dernière catégorie : trop organisé, trop méthodique pour ne pas incarner une forme de raison excessivement systématique, frisant même l'obsession, il soutient néanmoins quelques opinions qui me paraissent, sinon absolument vraies, du moins parfaitement défendables, en tout cas, bonnes à rappeler :
" La surestimation de la personne est une superstition moderne. On parle beaucoup, aujourd'hui, de la culture de la personnalité, on proclame qu'il faut vivre sa vie jusqu'au bout, affirmer la vie. Par ces formules équivoques et obscures, leurs prophètes prouvent seulement qu'ils ont besoin de brumes pour dissimuler le véritable sens de leur refus ! Que faut-il donc affirmer ? Tout à la fois et sens dessus dessous ? Un développement est toujours lié à une contrainte, a dit un penseur américain. Nous ne pouvons développer un aspect de notre nature sans étouffer la croissance des autres. Et que faut-il vivre jusqu'au bout ? L'esprit ou les instincts ? Les humeurs ou le caractère ? L'égoïsme ou l'amour ? Si c'est notre nature supérieure qui doit s'épanouir, notre nature inférieure doit apprendre le renoncement et l'obéissance." (volume 2, 31, p.372)

jeudi 17 juillet 2014

Une illusion parmi d'autres : identifier des raisons là où il n'y a que des causes.

Clarisse, amie d'Ulrich, est dans L'homme sans qualités de Robert Musil un des personnages enclins à réviser à la hausse la valeur de la folie. Après beaucoup de tractations difficiles, elle parvient à visiter la clinique où elle pense pouvoir voir un célèbre fou criminel, Moosbrugger. Elle est accompagnée par le général Stumm von Bordwehr, militaire désireux de mettre sa compétence militaire au service de projets nobles et pleins d'âme. Le Dr Friedenthal, qui pilote les visiteurs, leur présente d'abord d'autres cas :
" Clarisse se trouva en face d'un vieux monsieur qui avait dû appartenir, selon toute apparence, à la meilleure société. Il était assis dans son lit, très droit, pouvait avoir cinquante ans, la peau du visage très blanche. Une chevelure abondante, non moins blanche, encadrait son visage soigné, intelligent, d'une noblesse invraisemblable, telle que l'on n'en voit que dans les très mauvais romans. " Ne pourrait-on le faire peindre ? demanda Stumm von Bordwehr. C'est la beauté spirituelle incarnée ! J'aimerais offrir le portrait à ma cousine ! " dit-il à Ulrich. Le Dr Friedenthal sourit mélancoliquement et dit : " La noblesse de l'expression n'est due qu'au relâchement des muscles faciaux." Il montra encore à ses visiteurs, d'un geste discret de la main, la rigidité pupillaire, et les entraîna plus loin." (Tome 2, 33, p. 389-390)

vendredi 4 juillet 2014

Retrouver sa moitié !

Dans Le Banquet, Platon fait dire à Aristophane :
" Chacun d'entre nous est donc la moitié complémentaire d'un être humain, puisqu'il a été coupé, à la façon des soles, un seul être en produisant deux ; sans cesse donc chacun est en quête de sa moitié complémentaire." (191 d)
Musil, lui, fait parler ainsi Agathe, la soeur de l'homme sans qualités :
" " Connais-tu le mythe que Platon a dû emprunter à des auteurs plus anciens, selon lequel l'être primitif, total, aurait été partagé par les dieux en deux parties, homme et femme ? " Elle s'était appuyée sur le coude et rougit brusquement, se trouvant un peu sotte, après coup, d'avoir demandé à Ulrich s'il connaissait une histoire probablement très répandue. Aussi ajouta-t-elle, résolument : " Ces malheureuses moitiés font toutes sortes de bêtises pour se retrouver : on trouve ça dans tous les manuels de l' Enseignement supérieur ; malheureusement, on ne nous dit pas pourquoi ça rate !
- Je puis te le dire, intervint Ulrich heureux de se voir si exactement compris. Personne ne sait quelle est, de toutes ces moitiés errantes, celles qui lui fait défaut. L'homme en prend une qui lui paraît telle, et fait les plus inutiles efforts pour retrouver l'unité perdue, jusqu'à ce que son erreur apparaisse définitivement. Qu'il en naisse un enfant, les deux moitiés, pendant quelques années, croient s'être unies au moins dans leur enfant ; mais celui-ci n'est qu'une troisième "moitié" qui marque bientôt le désir de s'éloigner aussi loin que possible des deux autres et d'en chercher une quatrième. Ainsi l'humanité continue-t-elle à se partager physiologiquement, tandis que l'union substantielle reste telle la lune devant la fenêtre de la chambre à coucher." (L'homme sans qualités, tome 2, p. 294)

jeudi 3 juillet 2014

La conscience avant la conscience de soi ou quand la perception devient conceptuelle.

Pour Amaena G., admiratrice de Philippe Jaccottet, le jour de son immense succès, ce texte entre littérature et philosophie !
C'est Ulrich qui dit à Agathe, sa soeur :
" Quand je pense à mon plus jeune âge, je dirais volontiers que le dedans et le dehors étaient alors à peine distincts. Quand je rampais vers un objet, l'objet volait vers moi ; quand un événement important à nos yeux se produisait, nous n'étions pas les seuls à en être émus : les choses elles-mêmes se mettaient à bouillonner. Je ne prétends pas que nous ayons été plus heureux que dans la suite. Nous ne nous possédions pas encore nous-mêmes ; au fond, nous n'étions pas encore, nos états personnels n'étaient pas encore nettement séparés de ceux du monde. Il peut paraître étrange, il est pourtant vrai de dire que nos sentiments, nos velléités, que nous-mêmes n'étions pas encore en nous. Chose plus étrange, je pourrais dire tout aussi bien que nous n'étions pas encore tout à fait loin de nous-mêmes. Aujourd'hui en effet, où tu te crois en pleine possession de toi-même, si tu te demandes qui tu es, en fin de compte, tu découvriras que tu te vois toujours de l'extérieur, comme un objet. Tu t'apercevras qu'une occasion te rend triste et l'autre furieuse, comme ton manteau est tantôt humide, tantôt brûlant. En t'observant, avec toute l'attention possible, tu réussiras tout au plus à aboutir derrière toi, jamais en toi. Quoi que tu entreprennes, tu restes hors de toi, excepté précisément les rares instants où on affirmerait à ton propos que tu es hors de toi. Pour nous dédommager, nous autres adultes avons obtenu de pouvoir de dire Je suis en toute occasion, si cela nous fait plaisir. Tu vois une voiture et d'une certaine manière, tu vois en même temps comme une ombre, la phrase : Je vois une voiture. Tu aimes, ou tu es triste, et tu vois que tu l'es. À strictement parler, néanmoins ni la voiture, ni ta tristesse, ni ton amour, ni toi-même n'êtes entièrement là. Rien n'est plus là entièrement comme dans l'enfance. Tout ce que tu touches, dès que tu as réussi à être une personnalité, se fige jusque dans le plus intime de toi. Il ne reste plus qu'un mince fil de conscience de soi et de trouble amour-propre, qu'enveloppe une vie tout à fait extérieure." (Robert Musil, L'homme sans qualités, tome 2, p. 292-293)

mercredi 4 juin 2014

Deux, trois versions de la fin.

Pascal :
" Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais." (pensée 154, éd. Le Guern)
Sartre rajoutait dans L'être et le Néant (p.578) qu'on n'a pas l'acte sanglant qu'on veut :
" On a souvent dit que nous étions dans la situation d'un condamné, parmi les condamnés, qui ignore le jour de son exécution, mais qui voit exécuter chaque jour ses compagnons de geôle. Ce n'est pas tout à fait exact : il faudrait plutôt nous comparer à un condamné à mort qui se prépare bravement au dernier supplice, qui met tous ses soins à faire belle figure sur l'échafaud et qui entre-temps, est enlevé par une épidémie de grippe espagnole."
Textes célèbres, certes ; en revanche est moins connue la pensée de Moosbrugger, fou et condamné à mort pour meurtre, lui, un des personnage principaux de Robert Musil :
" L'histoire du dernier repas, songeait-il, de l'aumônier, des bourreaux et du dernier quart d'heure avant que tout soit fini, ça ne sera pas tellement différent ; elle s'avancera elle aussi en dansant sur les roues, on aura tout le temps quelque chose à faire, comme maintenant, pour ne pas être renversé de la banquette par les chocs, on ne verra, on n'entendra pas grand-chose, parce qu'il y aura des tas de gens à vous sauter autour. Finalement, c'est ce qui vaudra le mieux, qu'on vous fiche enfin la paix..." (L'homme sans qualités, I, 53)
En réalité c'est très pascalien : jusqu'au bout il y aura du divertissement.

mardi 3 juin 2014

Musil aux nationalistes.


" Il y a beaucoup de choses incompréhensibles, mais il suffit de chanter son hymne national pour ne plus les sentir." (L'homme sans qualités, I, 109)

lundi 2 juin 2014

Du manque de credo et du désir de rédemption.

En 1930, le lecteur allemand pouvait lire dans le chapitre 109 de L'homme sans qualités de Robert Musil les lignes suivantes :
" La cause de toutes les grandes révolutions, cause plus profonde que leur prétexte, n'est pas dans l'accumulation de circonstances intolérables, mais dans l'usure de la cohésion qui favorisait la satisfaction artificielle des âmes. On pourrait citer à ce propos la formule d'un des plus fameux d'entre les premiers philosophes scolastiques, en latin " Credo ut intelligam ", qui pourrait se traduire, un peu librement, en langage contemporain : " Seigneur mon Dieu ! accorde à mon esprit un crédit à la production ! ". Les credos humains ne sont probablement que des cas particuliers de crédit. En amour comme dans les affaires, dans les sciences comme dans le saut en longueur, on doit croire avant de pouvoir gagner ou atteindre son but : comment cela ne serait-il pas vrai de la vie en général ? Son ordre peut être fondé sur ce qu'on voudra, il n'y en a pas moins toujours, par-dessous, un commencement de croyance en cet ordre, définissant, comme dans une plante, l'endroit où la croissance a commencé. Quand cette croyance est épuisée, pour laquelle il n'y a ni justificatifs, ni couverture, la banqueroute ne tarde pas ; les âges et les empires s'écroulent comme les affaires quand leur crédit est épuisé.
(...) La Cacanie ( Musil désigne ainsi l'Autriche ) était, dans l'actuel chapitre de l'évolution, le premier pays auquel Dieu eût retiré son crédit, le goût de vivre, la foi en soi et la capacité qu'ont tous les États civilisés de propager au loin l'avantageuse illusion qu'ils ont une mission à accomplir. C'était un pays intelligent, qui abritait des hommes civilisés. Comme tous les hommes civilisés de tous les pays du monde, ils erraient, l'âme irrésolue, dans un monstrueux tourbillon de bruit, de vitesse, de nouveautés, de litiges, enfin de tout ce qui fait le paysage optique et acoustique de notre vie. Comme tous les autres hommes, ils lisaient ou entendaient quotidiennement une douzaine de nouvelles qui leur faisaient dresser les cheveux sur la tête ; ils étaient prêts à être troublés, à intervenir même, mais rien ne se passait, parce que quelques instants plus tard le trouble était déjà supplanté dans leur conscience par d'autres troubles. Comme tous les autres, ils se sentaient environnés de meurtres, de passions, de sacrifices, de grandeur, événements qui se déroulaient d'une façon ou d'une autre dans la pelote embrouillée autour d'eux ; mais ils ne pouvaient pas aller jusqu'à ces aventures, enfermés qu'ils étaient dans un bureau ou quelque autre établissement professionnel, et le soir, quand ils se trouvaient libres, la tension dont ils ne savaient plus que faire explosaient en divertissements qui ne les divertissaient pas. À cela venait encore s'ajouter chez les gens cultivés (...) une autre chose : ils n'avaient plus le don du crédit et pas encore celui de la duperie ( il me semble qu'on dispose désormais de cet art ). Ils ne savaient plus où aboutissaient leurs sourires, leurs soupirs, leurs pensées. À quoi avaient-ils souri ou pensé ? Leurs opinions étaient arbitraires, leurs penchants existaient depuis longtemps, pour toutes choses il y avait déjà, flottant dans l'air, un schéma préfabriqué dans lequel on se ruait, et ils ne pouvaient rien faire ou rien omettre de grand coeu, parce qu'il n'y avait pas de loi pour leur donner une unité. Ainsi l'homme cultivé était-il un homme qui sentait on ne sait quelle dette s'accroître sans cesse, qu'il ne pourrait plus jamais acquitter. Il était celui qui voyait venir la faillite inéluctable : ou bien il accusait l'époque dans laquelle il était condamné à vivre, encore qu'il prît autant de plaisir à y vivre que quiconque, ou bien il se jetait , avec le courage de qui n'a rien à perdre, sur la première idée qui lui promettait un changement."
Quelques pages plus haut, Musil avait fait réfléchir un de ses personnages, le général Stumm, sur le verbe "rédimer" que je remplacerais aujourd'hui par "redonner du sens, refonder etc. ". Le texte qui suit caractérise les croyances des intellectuels qui veulent redonner du sens à ce qui n'en a plus :
" On était persuadé que la vie s'arrêterait si un messie n'arrivait pas bientôt. C'était, selon les cas, un messie de la médecine, qui devait "sauver" ( ce mot est ici un synonyme de rédimer ) l'art d'Esculape des recherches de laboratoire pendant lesquelles les hommes souffrent ou meurent sans être soignés ; ou un messie de la poésie qui devait être en mesure d'écrire un drame qui attirerait des millions d'hommes dans les théâtres et qui serait cependant parfaitement original dans sa noblesse spirituelle. En dehors de cette conviction qu'il n'était pas une seule activité humaine qui pût être sauvée sans l'intervention d'un messie particulier, existait encore, bien entendu, le rêve banal et absolument brut d'un messie à la manière forte pour rédimer le tout."

vendredi 16 mai 2014

Prendre au sérieux les valeurs sans pour autant ressembler au chien du général !

" Quelqu'un avait affirmé, alors, que même le chien du général, hurlant à la lune par une nuit parfumée de roses, eût répondu, si on l'interpellait : Que voulez-vous que j'y fasse, c'est tout de même la lune, et ce sont là les sentiments éternels de ma race !" (L'homme sans qualités, volume 1, paragraphe 89)

jeudi 15 mai 2014

Que devient-on au contact des Grandes Choses ?

Commençons par le prisonnier de la caverne platonicienne. Comment Platon décrit-il sa transformation psychologique au moment où l'ex-prisonnier est enfin capable de contempler le soleil, image de l' Idée du Bien ?
" SOCRATE : (...) Il en inférerait au sujet du soleil que c'est lui qui produit les saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est cause d'une certaine manière de tout ce qu'ils voyaient là-bas.
GLAUCON : Il est clair qu'il en arriverait là ensuite.
SOCRATE : Mais alors quoi ! Ne crois-tu pas que, se remémorant sa première habitation, et la sagesse de là-bas, et ceux qui étaient alors ses compagnons de prison, il se réjouirait du changement, tandis qu'eux il les plaindrait? " (La République, VII, 516 bc, éd. Brisson, p. 1681)
Ces lignes suffisent pour comprendre que dans le platonisme l'accès au Bien améliore l'esprit en lui rendant possible les inférences vraies et les évaluations justes. L'excellence intrinsèque de l'Idée du Bien actualise ainsi les meilleures potentialités de l'esprit. Si on ouvre Le Banquet à l'endroit où Diotime décrit les effets de la vue du Beau sur celui qui s'est hissé jusqu'à lui, on aboutit à la même conclusion :
" Estimes-tu, poursuivit Diotime, qu'elle est minable la vie de l'homme qui élève les yeux vers là-haut, qui contemple cette beauté par le moyen qu'il faut et qui s'unit à elle ? Ne sens-tu pas que c'est à ce moment uniquement , quand il verra la beauté par le moyen de ce qui la rend visible, qu'il sera en mesure d'enfanter non point des images de la vertu, car ce n'est pas une image qu'il touche, mais des réalités véritables, car c'est la vérité qu'il touche. Or, s'il enfante la vertu véritable et qu'il la nourrisse, ne lui appartient-il pas d'être aimé des dieux ? " (212 a, p. 146)
Le perfectionnement est donc non seulement intellectuel mais aussi éthique et pratique, car, à la vue du Beau, l'homme éclairé va produire de belles choses.
C'est par rapport à ces textes fondateurs qu'il est intéressant de lire une partie du chapitre que dans L'homme sans qualités Robert Musil a intitulé De l'association avec les Grandes Choses (die Verbindung mit grossen Dingen) :
" Il y a déjà longtemps que nous aurions dû faire mention d'une circonstance effleurée par nous en plus d'une occasion, et qui pourrait se traduire par cette formule : il n'est rien de plus dangereux pour l'esprit que son association avec les Grandes Choses.
Un homme se promène dans une forêt, gravit une montagne et voit le monde étendu à ses pieds ; ou il considère son enfant qu'on lui a donné à tenir pour la première fois, ou encore il savoure le bonheur d'obtenir une situation enviée. Nous demandons ce qui se passe en lui. Sans aucun doute, lui semble-t-il, beaucoup de choses, profondes et graves ; le malheur est qu'il n'a pas la présence d'esprit de les prendre au mot. Tout ce qu'il y a d'admirable devant lui, hors de lui, et qui l'enferme comme l'habitacle d'une boussole, tire ses pensées hors de lui. Ses regards s'attachent à mille détails, mais il a le sentiment secret d'avoir épuisé ses munitions. Dehors, la grande heure, l'heure profonde, imprégnée d'âme, imprégnée de soleil, recouvre le monde entier, jusqu'en ses moindres feuilles et veinules, d'une couche d'argent galvanique ; mais à l'autre extrémité, à l'extrémité personnelle du monde se fait bientôt sentir un certain manque intime de substance, on dirait qu'il s'y forme un immense O rond et vide. Ce phénomène est le symptôme classique du contact avec les Grandes Choses Éternelles et du séjour dans les hauts lieux de la Nature et de l'Humanité. Chez les personnes qui recherchent la société des Grandes Choses (au nombre desquelles il faut évidemment compter aussi les grandes âmes, pour qui nulle chose ne peut être petite), l'intériorité se voit involontairement déployée en une vaste superficialité.
C'est pourquoi l'on pourrait définir le danger de l'association avec les Grandes Choses comme l'une des lois de la conservation de la matière intellectuelle, loi qui semble une valeur assez générale. Les propos des personnalités haut placées et de grande influence sont ordinairement plus creux que les nôtres. Les pensées qui sont en relation particulièrement étroite avec des sujets particulièrement respectables seront telles ordinairement que, sans ce privilège, elles passeraient pour tout à fait arriérées. Nos devoirs les plus précieux, la patrie, la paix, l'humanité, la vertu, et d'autres également précieux, portent sur leur dos la plus médiocre flore intellectuelle. Voilà donc le monde renversé ! Mais si l'on admet que le traitement d'un thème peut être d'autant plus insignifiant que le thème lui-même est plus chargé de sens, l'ordre n'est-il pas rétabli ? " (traduction Jaccottet, Seuil, 1995, p.500-501)
Musil voit donc une grande disproportion entre l'effet que ça fait d'être en rapport avec les Grandes Choses et ce qu'on fait réellement à la suite de cette relation (on peut aussi voir ce texte comme un apport à la critique du mythe de l'intériorité). Mais ce qu'il faut ajouter, et cela assombrit davantage la description, est que l'histoire est pour Musil "la transition d'un groupe de Grandes Choses à un autre" (p.502). On est donc porté à penser que les hommes sont toujours enclins à surévaluer la valeur pour eux de ce qui n'est qu'une relation avec un faux Absolu, ou du moins une réalité intelligible purement imaginaire. Ce n'est que quand un nouveau groupe de Grandes Choses est porté au trône que rétrospectivement on réalise la petitesse réelle de ceux qui se croyaient si haut :
" Rien n'est plus aisé que de sourire de l'huissier qui au nom de Sa Majesté, a traité avec condescendance les parties comparues. " (p.503)
Mais ne peut-on pas alors réellement s'élever intellectuellement et moralement ? La question est difficile, même si on ne veut la traiter que dans le cadre de la pensée de Musil ! Ceci dit, il ne me semble pas que Musil, malgré le scepticisme de ce passage, encourage à rejeter la référence aux Valeurs, il veut plutôt éveiller la méfiance par rapport à au moins deux illusions : la plus grande sans doute est celle du mirage - on croit voir un soleil là où il y a quelque chose de bien plus ordinaire ( c'est alors un appel à ne pas tomber dans le donquichottisme ) ; la moins inquiétante serait de voir réellement le soleil et de ne pas tirer profit de cette vision ( ce qui produirait alors autant la pauvreté qui se prend pour de la richesse, telle que Musil la décrit dans les lignes citées, que la prolixité creuse et l'agitation vaine ).
Il n'est donc pas sûr que l'avertissement musilien doive nous détourner de la croyance dans la réalité des valeurs. Il nous pousse plutôt à nous poser les questions suivantes : la valeur à laquelle on se réfère est-elle réelle ou imaginaire ? Ce qu'on dit d'elle et à partir d'elle est-il rationnel ou irrationnel ? Ce qu'on fait en l'invoquant, est-ce défendable ou non par de bonnes

mardi 6 mai 2014

Musil et le Chien cynique, hostiles aux Idées.

Diogène Laërce :
" Alors que Platon discourait sur les Idées et mentionnait l'Idée de table, l'Idée de cyathe, Diogène lui dit . " Pour ma part, Platon, je vois une table et un cyathe, mais l' Idée de table ou de cyathe, je ne les vois pas du tout ". Ce à quoi Platon répliqua : " C'est normal ! Tu as des yeux qui te permettent de voir un cyathe ou une table ; mais l'intelligence qui permet de percevoir l'Idée de table ou l'Idée de cyathe, tu ne l'as point " (Vies et doctrines des philosophes illustres, livre VI, 53)
La riposte platonicienne est forte et laisse Diogène sans mot. Doit-on penser alors que Musil a partagé avec Diogène la même cécité aux Idées ?
" Les initiatives d'ordre général, il est vrai, sont de ces choses qui ne peuvent avoir de véritable contenu, comme d'ailleurs toutes les idées (Vorstellungen) les plus générales et les plus sublimes ; l'idée de Chien est déjà quelque chose qu'on ne peut pas se figurer (schon Hund können Sie sich nicht vorstellen), ce n'est qu'une allusion à certains chiens, à certaines qualités canines ; quant au patriotisme ou à la plus belle des idées patriotiques (die schönste vaterländischeste Idee), il vous est strictement impossible de vous les représenter (vorstellen) vraiment. " (L'homme sans qualités, tome 1, p.385)

lundi 5 mai 2014

La petitesse de la hauteur : version pascalienne / version musilienne.

Pascal :
" Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. " (fragment 41, éd. Le Guern)
Musil :
" L'idée que le plus grand esprit, fourré dans une cour de caserne, y apprend en huit jours à sauter au seul commandement d'un sous-off, celle qu'un lieutenant et huit hommes suffisent pour mettre en état d'arrestation tous les parlements du monde, n'ont, il est vrai, trouvé leur expression classique que plus tard lorsqu'on a découvert qu'on pouvait, de quelques cuillerées d'huile de ricin administrées à un idéaliste, ridiculiser les convictions les mieux ancrées." (L'homme sans qualités, tome 1, p.384)