" Un jour, il leur demandait de quand datait l'amour, — j'entends l'amour moderne, l'amour- luxe, l'amour savant, l'amour que l'on conduit au lieu qu'il vous conduise, et qui est au besoin sexuel ce qu'est la gourmandise à l'alimentation. Visiblement, ils ne se l'étaient jamais demandé, ils croyaient qu'il y a toujours eu des « amants », comme d'autres croient qu'il y a toujours eu des ouvriers, des banquiers. Ce serait pourtant intéressant de voir la genèse de cet amour, les conditions historiques de sa naissance, ses progrès. Gaston Pâris le fait dater du roman de Tristan. Comme s'il ne connaissait pas déjà l'amour-luxe, cet ancien qui soupire : " Je t'aimerai, ma chérie, bien portante ou malade "(Properce, II, XXI). Quel beau livre à faire : Histoire de l'amour." (Dialogue d'Éleuthère, Paris, Émile-Paul Frères, 1920, p. 149-150)
Très surpris de lire dans cet ouvrage de Julien Benda publié pour la première fois en 1911 un appel à écrire une histoire de l' amour, 30 ans avant l'article pionnier de Lucien Febvre intitulé La sensibilité et l'histoire : comment reconstituer la vie affective d'autrefois ? dans lequel on lit, sur la fin, les lignes suivantes :
" Nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, qu'on y pense. Nous n'avons pas d'histoire de la Mort. Nous n'avons pas d'histoire de la Pitié, ni non plus de la Cruauté. Nous n'avons pas d'histoire de la Joie. Grâce aux Semaines de Synthèse d'Henri Berr, nous avons eu une rapide esquisse d'une histoire de la Peur. Elle suffirait à montrer de quel puissant intérêt de telles histoires pourraient être... Quand je dis : nous n'avons pas d'histoire de l'Amour, ni de la Joie — entendez bien que je ne réclame pas une étude sur l'Amour, ou la Joie, à travers tous les temps, tous les âges, et toutes les civilisations. J'indique une direction de recherche. Et je ne l'indique pas à des isolés. À des physiologistes purs. À des moralistes purs. À des psychologues purs, au sens mondain et traditionnel du mot. Non. Je demande l'ouverture d'une vaste enquête collective sur les sentiments fondamentaux des hommes et leurs modalités." (Annales d' Histoire Sociale, volume 3, 1-2, juin 1941, p. 18)
Éleuthère manifeste-t-il sa liberté d'esprit par rapport à l'histoire, telle que la concevaient ordinairement ses contemporains, ou bien reprend-il à son compte une idée exprimée déjà avant lui ? Julien Benda a-t-il une dette par rapport à Nietzsche et précisément à la deuxième partie de Humain, trop humain, intitulée Pour servir à l'histoire des sentiments moraux ?