mardi 18 juillet 2023

Ça commence mal (17)

MOI : - Comme vous pensez que la cosmologie du stoïcisme est son point faible, croyez-vous qu'à l'inverse la physique épicurienne résiste mieux au progrès des sciences ?
ELLE : - Jamais deux sans trois ! Manquait en effet à nos échanges une réflexion sur l'épicurisme. Eh bien, oui, vous avez raison, j'aime dans cette philosophie son refus des causes finales. Des mondes en nombre infini privés de toute raison d'être, réductibles à leurs causes atomiques, ça me semble proche du tableau que la science nous donne de l'univers. Certes il y a encore des dieux dans la physique épicurienne, mais ils ne sont que des objets atomiques comme les autres, même s'ils ont une propriété exceptionnelle, l'immortalité. Cela dit, je n'ai pas vraiment réussi à importer dans ma vie des formules d'origine épicurienne...
MOI : -Ah, vous m'étonnez. Moi, je limite souvent mon intempérance en me rappelant de la distinction entre les désirs naturels et ceux qui naissent de la fantaisie humaine et n'ont pas d'objet permettant de les combler. 
ELLE : - Oui, moi aussi, j'essaie de rester frugale et tempérée mais c'est plus par bon sens que par épicurisme, car enfin cette référence aux désirs naturels fait sourire, non ?
MOI : - Il faut l'entendre comme une référence aux vrais besoins des hommes.
ELLE : - Et c'est là où le bât blesse, car bien malin celui qui peut déterminer leurs vrais besoins, une fois laissés de côté les besoins vitaux. Par exemple, Épicure dit qu'on a besoin d'amitié mais pas d'amour, de sexe mais pas d'attachement, de vérité mais pas de croyances rassurantes, de beauté mais pas de recherches esthétiques. Enfin tout cela est bien dogmatique et fort incertain. En tout cas, il ne semble pas que les hommes aient besoin de l'épicurisme, car qui a jamais réussi à vivre comme eux ? Plus généralement, c'est la limite de toutes ces sagesses hellénistiques : qui a jamais pu vivre en stoïcien, en épicurien, en sceptique, je veux dire en appliquant durablement et complètement leurs règles de vie ? Je ne doute pas des efforts sincères qu'ont fait les penseurs de ces trois écoles pour s'approcher de la réalité, pour connaître la vérité, mais je crains que, dans leur vie quotidienne, ils se soient mentis à eux-mêmes, si jamais ils ont cru vivre comme ils pensaient.
MOI : - Ça me semble tout de même plus facile de vivre selon Épicure qu'en stoïcien. 
ELLE : - Ça a dû dépendre des époques et des milieux, mais prenez la séparation qu'ils font entre la foule et leurs amis...
MOI : - Excusez-moi mais voilà une opposition on ne peut plus utile aujourd'hui : l'ami étant pour eux comme un double, en tout cas étant un autre épicurien, toutes nos relations Facebook, Twitter, et j'en passe, intègrent la foule, et enfin on se repose...
ELLE : - C'est peut-être un bon effet possible, mais que dites-vous de leur rejet de la politique, de leur isolement ? Fini en effet, si on les suit,  de lire les journaux et de s'interroger sur le bien commun. Leur seul bien commun est celui de leur communauté, c'est un peu rétréci, un peu égoïste, non ?
MOI : - C'est qu'ils ne croient pas dans la possibilité d'un progrès collectif, commun. Le seul progrès réalisable est personnel et revient à se détacher de la foule et de sa manière de vivre.
ELLE : - Vous me direz qu'a notre époque de réchauffement climatique l'épicurisme peut avoir quelque chose d'inspirant : une consommation limitée aux produits bon marché disponibles autour de soi, pas de voyages, pas d'efforts techniques à faire. Mais en même temps aucun leader au sein de l'épicurisme pour transformer cet idéal personnel en mode de vie généralisé. Ça m'a toujours frappé dans l'épicurisme cette contradiction entre le respect du droit, entendu dans son sens de droit positif, et leur refus de contribuer à participer à la vie du droit, à son élaboration, aux conditions de son maintien.
MOI : - C'est que les épicuriens ne concevaient pas qu'il faille améliorer le droit. Jamais ne leur est venue à l'esprit l'idée que les biens que la nature nous fournit pour satisfaire nos besoins puissent en venir à manquer au point qu'ils faillent légiférer pour les préserver !
ELLE : - C'est étrange : ceux qui ont élaboré ces sagesses vivaient dans un monde plus dangereux que le nôtre, tout en pensant qu'il y avait comme une sorte d'achèvement de la réalité, rendant impossible un avenir autre que celui qu'ils connaissaient. Nous, nous connaissons plus de sécurité mais avec la conviction intime que la vie peut devenir pire que jamais elle a été. Eux pensaient avoir touché le fond de l'humanité, nous,  nous craignons de n'en être qu'à l'apéritif...
MOI : - À vous écouter, je crois comprendre que vous ne croyez pas dans la possibilité de la sagesse, pas plus individuelle que collective, n'est-ce pas ? Et quelle que soit son inspiration ! Il y a beaucoup de comédie dans la sagesse, n'est-ce pas ?
ELLE : - Je crois dans la sagesse dans un sens ordinaire, au sens où on dit que c'est plus sage de faire ceci que de faire cela si on veut atteindre tel but, mais c'est vrai que je commence à avoir des doutes quand on parle de sagesse tout court... C'est comme quand parle de la pensée, qu'on écrit quelquefois avec un P majuscule. Pour moi, pas de pensée sans un objet, une matière et sans une forme, une manière de procéder. Pareillement pas de sagesse en dehors d'un contexte.
MOI : - Mais c'est l'ambition de toute un type de philosophie que vous fichez en l'air !
ELLE : - Sans doute, c'est très décevant pour beaucoup. La philosophie perd pas mal de clients quand elle porte ses doutes sur la bonne vie. Vu l'arrangement de beaucoup de librairies aujourd'hui, la clientèle passe facilement des rayons de développement personnel aux rayons philo et encore plus facilement en sens inverse, surtout quand on cherche un moyen de s'en sortir. Alors si on commence à clamer que la sagesse philosophique a quelque chose de mystérieux après 25 siècles d'efforts pour l'élaborer, on va nous rire au visage mais c'est le prix à payer de l'honnêteté intellectuelle.
MOI : - L'honnêteté intellectuelle, voilà votre sagesse !
ELLE : - Vous jouez avec les mots !



lundi 17 juillet 2023

Ça commence mal (16)

MOI : - Vous aimez vous dire sceptique, même si je réalise à vous entendre que d'un point de vue sceptique pur, orthodoxe, vous êtes plutôt dogmatique. Mais passons... En pensant au scepticisme, j'ai songé bien sûr aux deux autres grandes philosophies hellénistiques, qui lui sont contemporaines, le stoïcisme et l'épicurisme. Et comme j'ai vu que le stoïcisme revient à la mode, j'aimerais savoir si vous avez des affinités avec cette philosophie.
ELLE : - J' ai de la sympathie, disons, pour sa morale, mais en revanche, elle est indéfendable concernant sa conception du monde.
MOI : - Que lui reprochez-vous ? 
ELLE : - De ne pas être en phase avec ce que les sciences nous ont appris. En effet le stoïcien croit dans un monde providentiel, organisé pour l'homme et on ne peut plus parfait, alors que ça fait bien longtemps que les sciences ont rompu avec les causes finales. L'univers en effet n'a aucune raison d'être, pas plus que la vie et l'infinie diversité de ses phénomènes merveilleux. 
MOI : - Mais ne peut-on pas garder la morale et remplacer le finalisme stoïcien par un déterminisme de type scientifique ?
ELLE : - Je crois que parmi les stoïciens, il y a des finalistes discrets, qui peuvent même avoir un héritage chrétien vivant à l'arrière-plan de leur engagement stoïcien, mais qu'il y a aussi des gens qui ont fait le deuil des causes finales dans le monde de la nature et se sont rabattus sur le déterminisme scientifique. 
MOI : - N'est-ce pas cohérent alors dans ce dernier cas d' être stoïcien ? 
ELLE : - Je ne crois pas car je vois un lien intime entre le finalisme et la morale stoïcienne. Si le  stoïcien accepte avec joie la réalité dans son ensemble, c'est parce qu'elle est rationnelle, raisonnable, positive, comme on dirait peut-être aujourd'hui, et cela absolument, sans limites, sans réserves. Pour parler comme Clément Rosset, la réalité du stoïcien n'a rien du tout de tragique, elle est saturée de sens, de justification, aussi horrible qu'elle paraisse du point de vue de nos émotions. Le stoïcien digère Auschwitz sans problèmes.
MOI : - Pourrait-il aussi digérer la fin de l'humanité ?
ELLE : - Non, ça non, car la fonction du monde qui entoure les hommes est de les servir. Il ne peut donc pas y avoir au programme la disparition du destinataire de tous les services auxquels la réalité toute entière doit son existence, je veux dire la disparition de l'humanité. Mais les catastrophes planétaires les plus meurtrières dans la mesure où elles auraient des témoins humains réussiraient, elles, l'examen de passage !
MOI : - Présenté comme vous le faites, le stoïcisme a quelque chose de religieux, non ?
ELLE : - Si on associe à la religion l'idée de salut et celle d'un sens absolu de la réalité dans son ensemble, alors peut-être que c'est une philosophie religieuse, qui ne peut donc pas être acceptée par l'athée que je suis.
MOI : - Vous ne retenez donc rien du stoïcisme ?
ELLE : - N'exagérons pas ! Le stoïcisme n'est pas diabolique. Non seulement je ne me bats contre lui, mais j'ai de la sympathie pour certaines de ses formules, par exemple pour celle ci : " Si tu ne peux pas corriger les hommes, supporte-les ! ". Belle idée, ni excessivement volontariste, ni paresseuse. Ça m'est utile quelquefois, dans certaines situations difficiles, de voir la nécessité des choses et leur dimension irrésistible. Mais j'ai aussi conscience que c'est une vue dangereuse, tant on a généralement fait voir comme inévitables des situations qui ne devaient leur existence qu'aux intérêts de ceux auxquels elles profitaient. Donc ojo ! comme on dit en Espagne.
MOI : - Et ce qu'on appelle la logique des stoïciens ?
ELLE : - Elle m'a moins intéressée que l'éthique ou la physique, mais ce qu'on appelle aujourd'hui la théorie de la connaissance s'est tellement sophistiquée et diversifiée, qu'aujourd'hui il faudrait être un peu primitiviste ou passéiste ou réactionnaire, appelez ça comme vous voulez, pour voir dans le stoïcisme autre chose que quelques propositions, innovantes et suggestives, principalement aux yeux de ceux qui connaissent les développements contemporains de la logique ou de l'épistémologie. Ça serait un peu comme si on voulait tirer une philosophie politique contemporaine du cosmopolitisme stoïcien, qui m'est certes très sympathique à une époque de culture narcissique des différences. Mais ça serait tout de même un peu fort de café, comme quand on veut à tout prix tirer de Proust ou d'un autre grand monstre de la littérature, toutes les vérités qu'on juge universelles et essentielles. Ça aurait un côté wishful thinking !
MOI : - On peut en tirer une leçon : ne pas lire les philosophes en prenant ses désirs pour des réalités.
ELLE : - Oui, c'est un programme difficile car on a besoin d'enthousiasme pour lire les philosophes : en effet, sans espérer beaucoup de leur lecture, comment ne pas être découragé par leurs difficultés ?  Mais en même temps, de l'enthousiasme à l'illusion, le passage est facile.
MOI : - Entre indifférence et passion, le chemin du milieu donc !

jeudi 13 juillet 2023

Ça commence mal (15)

MOI : - Une question m'est venue à l'esprit au cours de ma nuit d'insomnie ! Puisque vous faites si peu confiance à la véracité de ce que chacun dans son for intérieur pense de lui-même,  peut-on se justifier en invoquant son sentiment intime ?
ELLE : - À quel propos ?
MOI : - Je pense aux personnes qui changent de sexe parce qu'elles sentent que leur genre ne correspond pas à leur physique.
ELLE : - C'est sûr que le sentiment intime, comme vous dites, est bien leur seul recours. Reste que, pareil à toutes les convictions ancrées en nous, il peut se discuter.
MOI : - En disant à la personne concernée qu'elle peut se tromper ? Mais elle répondra de son infaillibilité précisément, en invoquant la force de son vécu !
ELLE : - Oh, je ne crois pas qu'on doive contredire la personne sur ce plan-là, sauf si nous la soupçonnons menteuse, mais, à la supposer sincère, c'est vers un autre plan qu' il faut la diriger, à condition, bien sûr, qu'elle nous demande conseil ou qu'on doive la conseiller dans le cadre de tel ou tel protocole.
MOI : - Le plan de ses actions ?
ELLE : - Bien sûr, et pas seulement ! Qu'elle se rappelle de ce qu'elle a fait et n'a pas fait, de ce qu'elle a dit et n'a pas dit, de ce qu'autrui lui a communiqué et ne lui a pas communiqué, etc.
MOI : - Vous jugez donc bon, non de la détourner mais de la troubler ? Trouble dans le genre, en somme !
ELLE : - En effet. On a vite fait de transformer en indice de la vérité de notre désir des phénomènes qui mériteraient peut-être d'être interprétés autrement.
MOI : - Mais que voulez-vous donc dire par la vérité du désir ? Ne suffit-il pas de ressentir un désir pour qu'il soit vrai ? 
ELLE : - N'y a-t-il pas plusieurs manières de nommer l'objet du désir, de le qualifier ? Plusieurs jugements possibles sur son intensité ? Plusieurs interprétations de ses causes et des effets qu''on lui attribue quand il sera réalisé ?
MOI : - Vous me perdez, vous ne pourriez pas prendre un exemple ?
ELLE : - Pensez au désir amoureux : vous désirez une personne donnée...
MOI : - Pardonnez-moi de vous interrompre, mais savoir cela, ça suffit ! C'est clair et net !
ELLE : - Vous m'avez en effet interrompu trop vite, car l'ordinaire est de désirer quelqu'un pour certaines raisons, que ces raisons soient flatteuses ou non, pour soi ou pour la personne désirée, et ces raisons transparaissent dans la description, faite aux autres ou à soi-même, de l'objet du désir. Or, pour en rester à ces raisons, la question se pose de savoir si elles sont vraies, si ce sont les bonnes raisons, celles qui justifient votre désir, comme quand, par exemple, vous désirez voir tel spécialiste parce que vous savez qu'il est très compétent. Si on vous convainquait qu'il s'agit d'un charlatan, vous prendriez un rendez-vous avec un autre, non ?
MOI : - Mais, dans le désir amoureux, où est le savoir ? Vous intellectualisez tout !
ELLE : - Non !  Par exemple, si vous désirez telle personne parce que vous pensez avoir juste besoin d'une relation physique avec une personne de son sexe, c'est bien parce que vous croyez savoir qu'elle appartient à un sexe et pas à l'autre. Vous pourriez aussi bien désirer un rapport avec un transgenre et être déçu en vous rendant compte que cette personne a le genre correspondant à son sexe biologique. Vous pourriez aussi croire que vous désirez un rapport sexuel alors que vous réaliserez que vous désiriez de la tendresse ou de l'écoute (ou inversement, que vous désirez du sexe alors que vous croyez vouloir juste de la compréhension !)
MOI : - Alors pour chaque désir, il faut se lancer dans une enquête ? Je crois que vous me faites marcher.
ELLE : - Tout dépend de l'impact du désir sur votre vie : je ne discute pas avec mon psychologue avant de commander une glace au citron, parfum que j'adore...
MOI : - Mais comment sait-on qu'un désir est important ?
ELLE : - De manière générale, tout désir dont l'objet est de produire des effets irréversibles est important, le changement de sexe en est un parmi d'autres.
MOI : - Mais vous voulez vraiment introduire le débat et la discussion dans des domaines où on les tient à l'écart parce qu' on croit dans ses pulsions, dans ses sentiments, dans ses instincts.
ELLE : - Vous savez : à lire les historiens et les anthropologues, on réalise que les hommes peuvent vraiment croire dans n'importe quoi. Et quand on survole le passé, on est bien obligé de se dire que les croyances les plus personnelles obéissent à des modes, à des mouvements de masse, décidés par personne mais touchant tout le monde.
MOI : - Ne me dites, comme une vieille réac, que si un jeune veut changer de sexe, c'est parce que c'est à la mode. Sinon, je perds l'estime que j'ai pour vous.
ELLE : - N'ayez crainte, je ne risque pas de dire une telle sottise. Je veux juste attirer votre attention sur le fait que ce n'est pas parce qu'un désir nous concerne de près qu'il est vrai. Vous acceptez sans doute pour les phobies que, quand elles se fixent sur un animal par exemple, elles ne sont pas causées par l'animal mais par tout un arrière-plan psycho-social dont elles sont l'indice. 
MOI : - Vous voulez donc dire que le scalpel doit venir longtemps après l'analyse en somme.
ELLE : - En tout cas, que l'analyse des raisons doit avoir la première place.
MOI : - Mais vous savez, comme moi, que, quand on commence une enquête psychologique, c'est un peu comme quand on entre en classe de philo en Terminale : dans quel cadre, parmi tant d'autres possibles, va-t-on se retrouver ?
ELLE : - Certes, mais on ne change pas de prof de philo en cours d'année normalement alors que les expertises peuvent se succéder et être contradictoires.
MOI : - Vous, la sceptique, vous croyez aux expertises contradictoires...
ELLE : - Ça serait être bien dogmatique de toujours déprécier les avis et, en ce qui nous intéresse ici, les seconds avis.
MOI : - Je crains que votre prudence et votre raison aient bien peu de poids face aux violences des inclinations.
ELLE : - Bien sûr, c'est un fait éternel, mais il ne faut pas en conclure pour autant à la vérité intrinsèque des inclinations !

mercredi 12 juillet 2023

Ça commence mal (14)

MOI : - La dernière fois, vous m'avez drôlement attristé en me parlant si froidement de ce que je tiens pour ma chère intimité. Au point que j'en viens à penser par moments que la seule chose que je sais, c'est ce que je suis en train de faire au moment où j'en parle. Par exemple, je sais que maintenant je vous parle ! Mince résultat, vous me direz. Certes, mais pour me consoler, je me dis que ça a beau ne pas être grand chose, c'est quand même l'illustration du pouvoir de la conscience. Et la conscience, ce n'est tout de même pas rien pour vous ?
ELLE : - En effet c'est une caractéristique qui à première vue distingue les êtres humains des autres êtres vivants et de toutes les choses matérielles. 
MOI : - N'ennoblit-elle pas l'homme ?
ELLE : - Méfions-nous de la noblesse quand c'est l'homme qui se l'attribue à lui-même !
MOI : - Vous êtes tellement rabat-joie...
ELLE : - Je pense qu'il vaut mieux essayer de caractériser exactement la conscience que de se pâmer devant elle.
MOI : - D'accord, alors comment vous la caractérisez ?
ELLE : - Je pense d'abord qu'on démarre mal en parlant de la conscience, comme si c'était une réalité indépendante de l'homme. Je préfère dire que les hommes sont généralement conscients, et entendre par hommes, des individus appartenant à une certaine espèce animale et vivant dans une société donnée. 
MOI : - Pourquoi donc tenez-vous à rattacher quelque chose comme la conscience qui est manifestement individuelle, personnelle, privée, à un ensemble, à un groupe, qu' il soit biologique ou historique et culturel ?
ELLE : - Parce je crois qu'être conscient, c'est rendu possible par essentiellement deux choses : d'abord, par le fait qu'en tant qu'être humain, je dispose d'un cerveau, volumineux, et ensuite, par le fait qu'en tant que membre d'une culture donnée, j'ai appris à parler.
MOI : - Vous voulez dire que, tant qu'on ne sait pas parler, on n'est pas conscient ? Mais c'est faux ! Le nouveau-né est conscient, comme le prouve le fait qu'à l'occasion d'un malaise, il peut par exemple, comme chacun d'entre nous, perdre conscience !
ELLE : - C'est vrai qu'avoir conscience, c'est percevoir par nos sens ce qu'il y a à l'extérieur de notre corps, aussi bien que notre corps lui-même, mais c'est aussi pouvoir en parler, peu importe d'ailleurs dans ce cas si ce qu'on en dit est vrai ou faux. L'important à mes yeux, c'est que je peux grâce à ma langue maternelle parler de moi, me caractériser, et en me caractérisant, parvenir peut-être à me connaître.
MOI : - Qu'est-ce que vous pensez de la pleine conscience ? C'est à la mode aujourd'hui.
ELLE : - Ça me semble un exercice de prise de conscience de notre souffle, de la position de notre corps, de son état, des bruits que nous entendons et plus généralement de nos perceptions les plus immédiates.
MOI : - Vous lui donnez de la valeur ?
ELLE : - Je ne crois pas que la pleine conscience nous mette en relation avec l'essence de soi, ou encore plus ambitieusement, avec l'essence des choses ou de la réalité. Elle n'est donc pas un instrument de connaissance, je la considère plutôt comme le yoga : ce sont des exercices de soi, à la fois physiques et mentaux, qui rétrécissent le champ de la réalité perçue et pensée, et par cela même, nous détourne des pensées inquiétantes, douteuses, vagues. 
MOI : - C'est une thérapie alors ?
ELLE : - Je ne vais pas jusque là, faute de pouvoir identifier la maladie que cette supposée thérapie soignerait. C'est plus une technique de perception, centrée sur soi. C'est peut-être l'exact contraire de ce qui nous arrive quand on est pris par un spectacle, un livre, une personne etc. Si elle devenait une panacée, la pleine conscience nous détournerait systématiquement des autres et des oeuvres des autres, et aussi de toute oeuvre personnelle.
MOI : - De toute oeuvre personnelle ? Pourquoi donc ?
ELLE : - Parce que dès qu'on réalise un ouvrage, une oeuvre, un simple travail quelquefois, on ne pense plus à soi, à ce qu'on trouve en soi mais à la chose qu'on fait, qui, par définition, ne peut pas nous combler, vu qu'elle reste à faire. Il y a donc alors une sorte d'inquiétude essentielle à laquelle la pleine conscience s'oppose, elle qui veut prendre les choses comme elles sont, sans les juger, sans les perfectionner.
MOI : - Si je vous comprends bien, vous n'êtes donc pas hostile à la pratique de la pleine conscience, mais seulement comme une pratique facultative et en tout cas dépourvue de toute importance métaphysique.
ELLE : - Oui, c'est ça : au mieux, la pleine conscience nous permet de nous décrire par moments plus exactement, plus précisément, autant physiquement que psychologiquement. Et, comme beaucoup l'ont expérimenté, souvent elle apaise et rend moins fébrile. Mais ça ne peut pas être un but en soi.
MOI : - Y a-t-il, pour la sceptique vous dites être, des buts en soi ?
ELLE : - Je veux juste dire quelque chose comme : une fois qu'on est bien dans son corps et dans sa tête, comme on dit aujourd'hui, on fait quoi ? On s'en sert pour faire quoi ? Il ne faut pas donner une valeur excessive à ce qui ne doit être qu'un moyen
MOI : - C'est parce que vous supprimez tout l'arrière-plan religieux, métaphysique, philosophique de ces pratiques que vous les jugez insuffisantes.
ELLE : - Vous n'avez pas encore compris que je ne suis pas, comme on dirait aujourd'hui, une femme d' Église !