Dans sa Réfutation suivie de l' ouvrage d'Helvétius intitulé L'Homme, Diderot reproche au philosophe de défendre un matérialisme réducteur et pauvre qui n'est en mesure de rendre compte ni de l'identité humaine spécifique, ni de l'identité humaine individuelle.
Précisément il dénonce un sophisme consistant à confondre les conditions et les causes , qu'il appelle aussi motifs. Or, il est possible d'identifier le plus souvent cette distinction diderotienne à la célèbre distinction wittgensteinienne des causes et des raisons. Qu'on en juge d'après ce passage :
" Est-il bien vrai que la douleur et le plaisir physiques, peut-être les seuls principes des actions de l'animal, soient aussi les seuls principes des actions de l'homme ?
Sans doute, il faut être organisé comme nous et sentir pour agir ; mais il me semble que ce sont là les conditions essentielles et primitives, les données sine qua non, mais que les motifs immédiats et prochains de nos aversions et de nos désirs sont autre chose.
Sans alcali et sans sable, il n'y a point de verre ; mais ces éléments sont-ils la cause de la transparence ? (cet exemple fait certes tache ici car c'est net qu'on ne peut parler des raisons de la transparence)
Sans terrains incultes et sans bras on ne défriche point ; mais sont-ce là les motifs de l'agriculteur quand il défriche ?
Prendre des conditions pour des causes, c'est s'exposer à des paralogismes puérils et à des conséquences insignifiantes.
Si je disais : Il faut être pour sentir, il faut sentir pour être animal ou homme, il faut être animal ou homme pour être avare, ambitieux et jaloux ; donc la jalousie, l'ambition, l'avarice ont pour principes l'organisation, la sensibilité, l'existence... pourriez-vous vous empêcher de rire ? Et pourquoi ? C'est que je prendrais la condition de toute action animale en général pour le motif de l'action de l'individu d'une espèce d'animal qu'on appelle homme " (p. 566-567, Oeuvres philosophiques, Garnier, 1972)
Très clairement Diderot s'oppose à toute révision à la baisse des actions humaines qui se fonderait sur la mise en relief des causes ordinaires et communes qui les conditionnent. Même une certaine vanité philosophique ne permet pas de ramener le philosophe à l'énième cas illustrant les lois de la biologie :
" Je vous entends, ils se flattent qu'un jour on les nommera, et que leur mémoire sera éternellement honorée parmi les hommes. Je le veux ; mais qu' a de commun cette vanité héroïque avec la sensibilité physique et la sorte de récompense abjecte que vous en déduisez ?
- Ils jouissent d'avance de la douce mélodie de ce concert lointain de voix à venir et occupées à les célébrer, et leur coeur en tressaille de joie.
- Après ?
- Et ce tressaillement du coeur ne suppose-t-il pas la sensibilité physique ?
- Oui, comme il suppose un coeur qui tressaille ; mais la condition sans laquelle la chose ne peut être en est-elle le motif ? Toujours, toujours le même sophisme."
Diderot est très attentif aussi à prendre en compte la spécificité des raisons personnelles et l'irréductibilité de celles-ci aux raisons communes. Ainsi ce sont des raisons proprement leibniziennes qui éclairent les actions de Leibniz :
" Croyez que quand Leibniz s'enferme à l'âge de vingt ans, et passe trente ans sous sa robe de chambre, enfoncé dans les profondeurs de la géométrie ou perdu dans les ténèbres de la métaphysique, il ne pense non plus à obtenir un poste, à coucher avec une femme, à remplir d'or un vieux bahut, que s'il touchait à son dernier moment. C'est une machine à réflexion, comme le métier à bas est une machine à ourdissage (on remarque ici que prendre en compte des raisons singulières n'implique pas un rejet du matérialisme : il reste sensé de comparer Leibniz à une machine à réflexion) ; c'est un être qui se plaît à méditer ; c'est un sage ou un fou, comme il vous plaira, qui fait un cas infini de la louange de ses semblables, qui aime le son de l'éloge comme l'avare le son d'un écu ; qui a aussi sa pierre de touche et son trébuchet pour la louange, comme l'autre a le sien pour l'or, et qui tente une grande découverte pour se faire un grand nom et éclipser par son éclat celui de ses rivaux, l'unique et le dernier terme de son désir.
Vous, c'est la Gaussin (célèbre actrice), lui, c'est Newton, qu'il a sur le nez.
Voilà le bonheur qu'il envie et dont il jouit.
- Puisqu'il est heureux, dites-vous, il aime les femmes.
- Je l'ignore.
- Puisqu'il aime les femmes, il emploie le seul moyen qu'il ait de les obtenir.
- Si cela est, entrez chez lui, présentez-lui les plus belles femmes et qu'il en jouisse, à la condition de renoncer à la solution de ce problème ; il ne le voudra pas.
- Il ambitionne les dignités.
- Offrez-lui la place du premier ministre, s'il consent de jeter au feu son traité de l' Harmonie préétablie ; il n'en fera rien.
(...)
- Il est avare, il a la soif ardente de l'or.
- Forcez sa porte, entrez dans son cabinet, le pistolet à la main, et dites-lui : ou ta bourse, ou ta découverte du Calcul des fluxions...et il vous livrera la clef de son coffre-fort en souriant. Faites plus : étalez sur sa table toute la séduction de la richesse, et proposez-lui un échange ; et il vous tournera le dos avec dédain" (p.569-570)
Ce texte lu, la célèbre phrase de Robert Musil : "Les philosophes sont des violents qui, faute d'armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système" ne perd-elle pas de son fascinant pouvoir de démystification ?