Pascal a fait la distinction entre le respect commandé par les usages et celui motivé par le mérite, comme le montre le fragment 95 (édition Le Guern) :
« Que la noblesse est un grand avantage, qui dès dix-huit ans met un homme en passe (=met un homme dans une position favorable), connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. C’est trente ans gagnés sans peine. »
Le respect, qui incommode devant les grands (fragment 30) et qui précisément les distingue (fragment 75), a pour Pascal une double origine : la première, lointaine et historique, est l’établissement d’un rapport de forces favorable au type d’homme désormais respecté ; la seconde, proche et psychologique, est dans l’imagination qui fait voir comme important en soi tel ou tel individu.
La première origine que Pascal associe métaphoriquement à des « cordes de nécessité », est présentée, entre autres, dans ce passage :
« Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont des cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession des naissances, etc »
Dans la suite de ce même fragment 677, Pascal clarifie la deuxième origine, identifiée, elle, à des « cordes d’imagination » :
« Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes d’imagination »
Certes, si la force est la cause première de la domination sociale, celle-ci, une fois mise en place, continue d’en faire un certain usage. Il ne s’agit plus alors de casser les résistances des rivaux mais de se perpétuer par la production de la soumission, d’où les « accompagnements » dont parle le texte suivant et sans lesquels l’imagination ne jouerait pas son rôle dans la genèse du respect :
“ La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes » (fragment 23).
Ce respect d’imagination n’est pourtant pas sans rapport avec l’autre qu’on pourrait désigner du nom de respect de raison. Pascal va jusqu’à dire que c’est le second qui est la raison du premier :
« Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fragment 12)
Pascal fait donc en fait deux genèses du respect des grands: la première a des causes qui peuvent passer inaperçues à ceux qui le manifestent (causes historiques et causes psychologiques) ; la seconde, vraie au moins des chrétiens, a des raisons : même s’ils ne sont pas victimes de leur imagination, ils ont une bonne raison d’agir comme tout le monde face aux grands.
Kant, par rapport à Pascal, ne reconnaîtra plus qu’un seul respect, le respect moral (en allemand, die Achtung). On connaît le passage du chapitre trois du livre I de la première partie de la Critique de la raison pratique :
« Un homme peut aussi être un objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son humeur enjouée, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au rang qu’il occupe parmi les autres peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve encore pour autant de respect intérieur pour sa personne. Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang » (Œuvres philosophiques, Tome 3, La Pléiade, p. 701)
On réalise donc que, si Kant limite l’extension du concept de respect en le spécialisant, si on peut dire, moralement, néanmoins il soutient qu’il est bon socialement de s’incommoder devant les grands et d’incommoder les petits, si on se trouve être un grand.
C’est par rapport à ce contexte que je souhaite faire connaître un texte de jeunesse de Georges Canguilhem. Ce dernier, disciple d’ Alain, était à l’époque pacifiste et antimilitariste. Voici un passage de l’article publié le 20 Février 1928 dans Libres propos, journal d’ Alain :
« Le système militaire classe de sa propre autorité les hommes en inférieurs et supérieurs, et hisse les pavillons (l’article commençait par la phrase suivante : « quand le pavillon couvre la marchandise, on s’attend à de la contrebande »). L’inférieur ne doit pas seulement obéissance et soumission aveugle mais respect. Or, si la valeur d’un homme est un rapport et n’est conclue qu’après épreuve, il suit qu’un sentiment comme le respect ne va pas sans un rapport aussi, et n’est justifiable qu’à proportion de la valeur qui le mérite. Un respect mécanique et sur commande se nie. Par contre si l’on laisse chacun juge du respect qu’il doit, il y aura des juges sévères. Ainsi, le salut militaire obligatoire, marque extérieure du respect, est le fruit d’une expérience séculaire. On conçoit sans peine les saluts et les vivats de mercenaires qui choisissaient leur chef et leur maître, qui pouvaient le déposer, au besoin le tuer, et le remplacer par celui qui leur semblait le plus hardi et le plus équitable. Il y avait au moins un semblant de spontanéité. Maintenant au contraire les mains se préparent dès qu’un képi anonyme paraît à un tournant de rue. Cette politesse forcée est laide. » (Œuvres complètes, volume 1, p.192, Vrin, 2011)
Ce qui justifie la dénonciation par Canguilhem du « respect mécanique » - que Kant et Pascal reconnaissaient comme, bel et bien, aveugle au mérite – est la croyance, dans ces lignes du moins, d’une genèse possiblement morale de la hiérarchie sociale. En effet, à la différence du chef « hardi » et « équitable » des mercenaires, l’adjudant ( que Canguilhem a pris dans d’autres articles de la même année comme cible - et de manière plutôt drôle - ) exige le salut, même s’il est lui-même lâche et injuste. Ce qui se dessine donc dans ce texte est l’appel à un ordre social où les degrés de pouvoir social sont justifiés par des degrés de valeur morale. On peut se demander si, par-delà Kant et Pascal, Canguilhem n’est pas revenu ici à l’ordre platonicien tel qu’il est articulé dans La République. C’est-à-dire à un ordre où il n’y a plus de désaccord entre l’inclination de l’esprit et celle du corps.
On peut toujours rêver.
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