lundi 26 mars 2012

Armchair stoicism ou l’enthousiasme philosophique dans sa version la plus ordinaire.

“ Il paraît y avoir une grande ressemblance entre la secte des stoïciens et celle des pyrrhoniens, malgré leur perpétuel antagonisme, et toutes deux semblent fondées sur cette maxime erronée, que ce qu’un homme peut accomplir quelquefois et dans certaines dispositions, il le peut accomplir toujours et dans toute disposition. Quand l’esprit, par des réflexions stoïques, se trouve ravi en un sublime enthousiasme pour la vertu, et fortement épris d’une espèce quelconque d’honneur ou de bien public, les dernières peines corporelles, les pires souffrances ne prévaudront pas sur un si haut sentiment du devoir ; et peut-être même, grâce à celui-ci, est-il possible de sourire ou d’exulter au milieu des tortures. S’il peut, réellement et effectivement, en arriver ainsi quelquefois, encore mieux peut-il se faire qu’un philosophe, dans son école ou même dans son cabinet, se façonne à un tel enthousiasme, et supporte en imagination la peine la plus aiguë ou l’événement le plus funeste qu’il lui soit possible de concevoir. Mais comment supportera-t-il cet enthousiasme lui-même ? La tension de son esprit se relâche, et ne peut être rappelée à volonté ; des occupations le viennent détourner ; des malheurs l’attaquent à l’improviste ; et le philosophe s’abaisse par degrés jusqu’à devenir un homme du peuple. » (Hume, Dialogues sur la religion naturelle, 1779, p. 14, Vrin, traduction de Maxime David).
On pense à La Rochefoucauld écrivant, un siècle plus tôt à peu près : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d’elles ».
Texte anglais :
" There appears a great resemblance between the sects of the Stoics and Pyrrhonians, though perpetual antagonists; and both of them seem founded on this erroneous maxim, That what a man can perform sometimes, and in some dispositions, he can perform always, and in every disposition. When the mind, by Stoical reflections, is elevated into a sublime enthusiasm of virtue, and strongly smit with any species of honour or public good, the utmost bodily pain and sufferings will not prevail over such a high sense of duty; and it is possible, perhaps, by its means, even to smile and exult in the midst of tortures. If this sometimes may be the case in fact and reality, much more may a philosopher, in his school, or even in his closet, work himself up to such an enthusiasm, and support in imagination the acutest pain or most calamitous event which he can possibly conceive. But how shall he support this enthusiasm itself? The bent of his mind relaxes, and cannot be recalled at pleasure; avocations lead him astray; misfortunes attack him unawares; and the philosopher sinks by degrees into the plebeian.".

mardi 20 mars 2012

Georges Canguilhem, recensant un ouvrage d’ Emmanuel Berl (Mort de la morale bourgeoise), fait penser (sans le vouloir) à Pierre Bourdieu

« La bourgeoisie, selon Berl et sans doute selon la vérité, tient en deux mots, droit acquis et héritage. Ainsi s’explique, et sans y voir de machiavélisme, que la culture entendue comme prestige des langues anciennes et par-dessus tout du latin, langue des Codes et des Digestes, soit l’idéal pédagogique de la bourgeoisie. Berl voit dans la culture, en fait sinon en droit, moins une formation de l’esprit qu’un memento de mots de passe. Pouvoir dire à propos Tu quoque, mi fili et Quousque tandem Catilina c’est montrer qu’on est d’une classe ou qu’on a rapport avec elle. Ainsi la culture secondaire est moins un moyen d’universelle communion spirituelle que le Sésame, ouvre-toi ! d’un certain milieu social. On voudrait pouvoir protester, surtout quand on vit de dispenser ladite culture (la pensée d’un homme en place…). Et pourtant qui donc a pu prendre au sérieux pendant une heure le métier d’examinateur au baccalauréat sans avoir le sentiment qu’il donne l’estampille à un incontestable faux-semblant ? » (Libres Propos, décembre 1930 in Œuvres complètes, tome 1, p.327, Vrin, 2011)

mardi 13 mars 2012

" Je me méfie de tous les gens à systèmes et je les évite. La volonté de système est un manque de probité" (Nietzsche, Le crépuscule des idoles, 1888)

" En vérité, la manière habituelle de présenter les travaux philosophiques me déconcerte. Les ouvrages de philosophie sont écrits comme si leurs auteurs étaient convaincus de dire le dernier mot sur le sujet. Or, tous les philosophes ne pensent certainement pas qu'à la fin des fins et par la grâce de Dieu ils ont trouvé la vérité et érigé une forteresse imprenable autour d'elle. Nous sommes tous au fond bien plus modestes que cela. À juste titre. Pour avoir longuement cogité le point de vue qu'il présente, un philosophe a une idée relativement juste de ses points faibles ; il se sent peu à son aise dans les endroits où l'on fait peser un grand poids intellectuel sur quelque chose qui est peut-être trop fragile pour le supporter, dans les forums où l'on pourrait entreprendre d'éclaircir le point de vue en question, de mettre à jour ses postulats invérifiés.
Une forme d'activité philosophique consiste en quelque sorte à fourrer les choses dans quelque périmètre rigide de forme spécifique. Toutes ces choses qui sont là dehors, il faut les y faire entrer. Vous tentez de fourrer de force le matériau dans la zone rigide ; ça passe bien d'un côté, de l'autre ça achoppe. Alors vous retournez la pièce et vous appuyez sur la protubérance, ce qui en fait aussitôt apparaître une autre ailleurs. Et vous forcez de nouveau et vous rognez les angles pour que les choses s'ajustent et vous pressez jusqu'à ce que, enfin, presque tout trouve une place plus ou moins instable ; et tout ce qui ne colle pas, on le jette au loin, de sorte que ça passera inaperçu. (Certes, ce n'est pas aussi grossier que cela. Il faut aussi compter avec les chatteries et les cajoleries. Et tout le cinéma...) Rapidement, vous trouvez un angle d'où tout paraît en ordre et vous vous empressez de prendre un instantané ; en réglant l'obturateur à une vitesse grand V pour éviter que l'on ne puisse remarquer l'apparition de quelque nouvelle protubérance. Puis, retour à la chambre noire pour retoucher les accrocs, les bavures et les imperfections du périmètre. Il ne reste ensuite qu'à publier la photographie en expliquant : voilà exactement comment sont les choses, sans manquer de souligner comment rien ne s'ajuste correctement dans toute autre forme.
Aucun philosophe ne dit : " Voilà d'où je suis parti, voici où je suis arrivé ; la grande faiblesse de mon travail vient de ce que je suis parti de là pour arriver ici ; en particulier, voici les déformations les plus notables, les pressions, les poussées, les lacérations, les creusages, les étirements et le burinage, bref voici tout ce que j'ai commis en cours de route ; sans parler de toutes les choses que j'ai laissées de côté ou que j'ai feint d'ignorer et de tout ce que j'ai évité de regarder."
La répugnance des philosophes devant les failles qu'ils perçoivent dans leurs propres idées n'est pas, je le pense, une simple question d'honnêteté et d'intégrité philosophiques, même si ça l'est ou, tout au moins, si ça le devient sitôt que le phénomène est conscient. Cette répugnance est liée aux fins que poursuivent les philosophes en formulant leurs idées. Pourquoi se démènent-ils pour faire tout entrer de force dans ce seul et unique périmètre rigide ? Pourquoi pas un autre périmètre, ou, carrément, pourquoi ne pas laisser les choses où elles sont ? À quoi ça nous sert d'avoir tout dans un même périmètre ? Pourquoi y tenons-nous ? (De quoi cela nous protège-t-il ?)" (Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, Avant-Propos, 1974)
Trois manières de philosopher sont donc esquissées :
1) fourrer tout dans un périmètre rigide de forme spécifique et faire semblant que tout entre.
2) fourrer tout dans un tel périmètre en montrant bien que tout est loin d'y rentrer. C'est donc la manière de Nozick.
3) laisser les choses où elles sont. C'est peut-être la voie de Wittgenstein : " La philosophie ne saurait interférer en aucune façon avec l'usage effectif du langage, elle ne peut ultimement que le décrire. En effet, elle ne peut pas non plus lui fournir la moindre fondation. Elle laisse toutes choses en l' état." (Recherches philosophiques, 124)

Commentaires

1. Le lundi 26 mars 2012, 17:26 par caracal
Comme quoi la philosophie se légitime bien plus en tant que moyen qu'en tant que but. En tant que but, elle tue la pensée; en tant que moyen, elle la porte.

dimanche 11 mars 2012

Sur le respect : Pascal, Kant et Canguilhem.

Pascal a fait la distinction entre le respect commandé par les usages et celui motivé par le mérite, comme le montre le fragment 95 (édition Le Guern) :
« Que la noblesse est un grand avantage, qui dès dix-huit ans met un homme en passe (=met un homme dans une position favorable), connu et respecté comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante ans. C’est trente ans gagnés sans peine. »
Le respect, qui incommode devant les grands (fragment 30) et qui précisément les distingue (fragment 75), a pour Pascal une double origine : la première, lointaine et historique, est l’établissement d’un rapport de forces favorable au type d’homme désormais respecté ; la seconde, proche et psychologique, est dans l’imagination qui fait voir comme important en soi tel ou tel individu.
La première origine que Pascal associe métaphoriquement à des « cordes de nécessité », est présentée, entre autres, dans ce passage :
« Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont des cordes de nécessité ; car il faut qu’il y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant.
Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute qu’ils se battront jusqu'à ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et qu’enfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé, alors les maîtres, qui ne veulent pas que la guerre continue, ordonnent que la force qui est entre leurs mains succédera comme il leur plaît : les uns le remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession des naissances, etc »
Dans la suite de ce même fragment 677, Pascal clarifie la deuxième origine, identifiée, elle, à des « cordes d’imagination » :
« Et c’est là où l’imagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force l’a fait. Ici c’est la force qui se tient par l’imagination en un certain parti, en France des gentilshommes, en Suisse des roturiers, etc.
Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes d’imagination »
Certes, si la force est la cause première de la domination sociale, celle-ci, une fois mise en place, continue d’en faire un certain usage. Il ne s’agit plus alors de casser les résistances des rivaux mais de se perpétuer par la production de la soumission, d’où les « accompagnements » dont parle le texte suivant et sans lesquels l’imagination ne jouerait pas son rôle dans la genèse du respect :
“ La coutume de voir les rois accompagnés de gardes, de tambours, d’officiers et de toutes les choses qui ploient la machine vers le respect et la terreur font que leur visage, quand il est quelquefois seul et sans ses accompagnements, imprime dans leurs sujets le respect et la terreur parce qu’on ne sépare point dans la pensée leurs personnes d’avec leurs suites qu’on y voit d’ordinaire jointes » (fragment 23).
Ce respect d’imagination n’est pourtant pas sans rapport avec l’autre qu’on pourrait désigner du nom de respect de raison. Pascal va jusqu’à dire que c’est le second qui est la raison du premier :
« Les vrais chrétiens obéissent aux folies néanmoins, non pas qu’ils respectent les folies, mais l’ordre de Dieu qui pour la punition des hommes les a asservis à ces folies » (fragment 12)
Pascal fait donc en fait deux genèses du respect des grands: la première a des causes qui peuvent passer inaperçues à ceux qui le manifestent (causes historiques et causes psychologiques) ; la seconde, vraie au moins des chrétiens, a des raisons : même s’ils ne sont pas victimes de leur imagination, ils ont une bonne raison d’agir comme tout le monde face aux grands.
Kant, par rapport à Pascal, ne reconnaîtra plus qu’un seul respect, le respect moral (en allemand, die Achtung). On connaît le passage du chapitre trois du livre I de la première partie de la Critique de la raison pratique :
« Un homme peut aussi être un objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son humeur enjouée, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au rang qu’il occupe parmi les autres peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve encore pour autant de respect intérieur pour sa personne. Je m’incline devant un grand, disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je vois la droiture de caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, si haute que je maintienne la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang » (Œuvres philosophiques, Tome 3, La Pléiade, p. 701)
On réalise donc que, si Kant limite l’extension du concept de respect en le spécialisant, si on peut dire, moralement, néanmoins il soutient qu’il est bon socialement de s’incommoder devant les grands et d’incommoder les petits, si on se trouve être un grand.
C’est par rapport à ce contexte que je souhaite faire connaître un texte de jeunesse de Georges Canguilhem. Ce dernier, disciple d’ Alain, était à l’époque pacifiste et antimilitariste. Voici un passage de l’article publié le 20 Février 1928 dans Libres propos, journal d’ Alain :
« Le système militaire classe de sa propre autorité les hommes en inférieurs et supérieurs, et hisse les pavillons (l’article commençait par la phrase suivante : « quand le pavillon couvre la marchandise, on s’attend à de la contrebande »). L’inférieur ne doit pas seulement obéissance et soumission aveugle mais respect. Or, si la valeur d’un homme est un rapport et n’est conclue qu’après épreuve, il suit qu’un sentiment comme le respect ne va pas sans un rapport aussi, et n’est justifiable qu’à proportion de la valeur qui le mérite. Un respect mécanique et sur commande se nie. Par contre si l’on laisse chacun juge du respect qu’il doit, il y aura des juges sévères. Ainsi, le salut militaire obligatoire, marque extérieure du respect, est le fruit d’une expérience séculaire. On conçoit sans peine les saluts et les vivats de mercenaires qui choisissaient leur chef et leur maître, qui pouvaient le déposer, au besoin le tuer, et le remplacer par celui qui leur semblait le plus hardi et le plus équitable. Il y avait au moins un semblant de spontanéité. Maintenant au contraire les mains se préparent dès qu’un képi anonyme paraît à un tournant de rue. Cette politesse forcée est laide. » (Œuvres complètes, volume 1, p.192, Vrin, 2011)
Ce qui justifie la dénonciation par Canguilhem du « respect mécanique » - que Kant et Pascal reconnaissaient comme, bel et bien, aveugle au mérite – est la croyance, dans ces lignes du moins, d’une genèse possiblement morale de la hiérarchie sociale. En effet, à la différence du chef « hardi » et « équitable » des mercenaires, l’adjudant ( que Canguilhem a pris dans d’autres articles de la même année comme cible - et de manière plutôt drôle - ) exige le salut, même s’il est lui-même lâche et injuste. Ce qui se dessine donc dans ce texte est l’appel à un ordre social où les degrés de pouvoir social sont justifiés par des degrés de valeur morale. On peut se demander si, par-delà Kant et Pascal, Canguilhem n’est pas revenu ici à l’ordre platonicien tel qu’il est articulé dans La République. C’est-à-dire à un ordre où il n’y a plus de désaccord entre l’inclination de l’esprit et celle du corps.
On peut toujours rêver.

samedi 10 mars 2012

Pascal Engel sur la philosophie expérimentale.

Autant le livre de Florian Cova Qu'en pensez-vous ? Introduction à la philosophie expérimentale (Germina 2011) que celui de Ruwen Ogien L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset 2011) ont récemment contribué à une meilleure connaissance de ce courant né outre-Atlantique.
J'imaginais que comme toute option philosophique la philosophie expérimentale pouvait se heurter à des objections, en revanche j'ai été surpris de lire sous la plume de Pascal Engel dans son dernier livre Épistémologie pour une marquise ( Ithaque, 2011) une condamnation lapidaire et radicale de la philosophie expérimentale. Dans le dixième entretien, qu'il consacre à une clarification du concept d' "expérience de pensée", le philosophe écrit :
" Si la philosophie recourt souvent aux expériences de pensée, ce n'est ni parce qu'elle serait purement conceptuelle et soustraite à tout contrôle de l'expérience, ni parce qu'elle serait une discipline empirique comme la psychologie ou l'anthropologie. C'est pourquoi ce que l'on appelle aujourd'hui la "philosophie expérimentale", une tentative pour tester nos ""intuitions" philosophiques (notamment en éthique) au moyen d'expériences de psychologie, est aveugle. Inversement, une philosophie purement spéculative et "en fauteuil" est vide." (p.83)
Reprenant la distinction faite par Kant (le concept sans intution est vide, l'intuition sans concept est aveugle), Pascal Engel identifie ici la philosophie expérimentale à une somme d' expériences qui n'augmentent pas la connaissance, faute de développements conceptuels qui les accompagnent. Or, spontanément, je suis porté à juger cette condamnation très sévère. En effet, si on pense par exemple à la Trolleylogy, c'est-à-dire à l'ensemble des réflexions nées des expériences de pensée de Philippa Foot et Judith Jarvis Thomson à partir de l'hypothèse d'un tramway fou qui tuera cinq personnes sur la voie si on ne le détourne pas in extremis vers une voie secondaire où il n'en tuera qu'une, il est difficile de ne pas prendre en compte les analyses conceptuelles qui accompagnent les tentatives d' explication des réponses apportées par les personnes soumises intellectuellement à ces dillemmes.
Certes cette défense ne revient pas à faire l'éloge inconditionné de la philosophie expérimentale en la transformant en panacée (en 2013, un numéro spécial de la revue Klesis permettra de toute façon de mieux la connaître). Il suffit juste de la prendre au sérieux comme approche nouvelle d'un certain nombre de problèmes philosophiques (son principal travail, sauf à me tromper, est d'abord d'identifier si ce que les philosophes appellent des intuitions ordinaires en sont réellement ou non)

Commentaires

1. Le dimanche 11 mars 2012, 19:10 par Florian Cova
C'est peut-être parce que je ne dispose pas du contexte, mais j'avoue ne pas comprendre l'argument / la condamnation de Engel.
Je pense que l'argument derrière part d'une analogie avec les expériences de pensée en sciences / sciences humaines (comme l'histoire). Par exemple, pour découvrir quelles sont les causes de la chute du IIIe Reich, on peut se demander : "que se serait-il passer si..." (par exemple : si les japonais n'avaient pas bombardé Pearl Harbor). Ce type d'expérience de pensée est un raisonnement contrefactuel et il est soumis à certaines contraintes qui font que certaines propositions sont correctes et d'autres pas. Par exemple, un historien pourrait dire que la proposition "le IIIe Reich aurait tenu le coup si les japonais n'avaient pas bombardé Pearl Harbor" est vraie, et donc que cela montre que le bombardement de Pearl Harbor est une cause de la chute du IIIe Reich.
Dans ce cas, pour évaluer ces expérience de pensée, on ne se fie pas à ses intuitions : savoir si le contrefactuel est vrai demande de véritables connaissances (historiques) et une expertise (historique) : les intuitions populaires sur de tels cas sont "irrelevant". Ce qui compte, c'est la vérité des propositions permettant la transition de l'antécédent au conséquent, et dont la connaissance dépend de l'histoire / de la sociologie / de l'économie, etc.
Je pense que Pascal Engel transfère ce modèle aux intuitions phiosophiques : il considère que les jugements sur les expériences de pensée prennent la forme de contrefactuels ("si le train est détourné sur la personne seule, alors c'est acceptable"), et surtout il pense que la connaissance de la liaison de l'antécédent et du conséquent dépend d'une expertise (philosophique). Hélas, je pense que c'est ce dernier point qui ne peut être transféré des expériences de pensée en sciences à celle en philosophie. En sciences, on comprend que l'évaluation du contrefactuel ne dépend pas d'intuitions, car le scientifique a à sa disposition un certain nombre de connaissances sur le monde (acquises empiriquement) qui lui permettent de savoir si la liaison antécédent-conséquent est valable ou non. Mais ce n'est pas le cas en philosophie. Par exemple dans un cas Gettier, le jugement selon lequel "si une personne croit quelque chose de vrai de cette façon, alors il ne sait pas cette chose" est primitif : il n'est pas dérivé d'autres propositions qui serait accessible au philosophe mais échapperait au public. On ne voit donc pas sur quoi reposerait la supériorité des jugements des philosophes. On ne voit d'ailleurs pas ce qui permet au philosophe d'affirmer ce qu'il affirme, sinon qu'il en a l'intuition - ce qui est un peu court, jeune homme.
En gros, je ne pense pas que l'argument de Engel soit satisfaisant : il élude la différence cruciale entre expériences de pensée en sciences et expériences de pensée en philosophie.
2. Le dimanche 2 septembre 2012, 13:47 par pascal engel
Je n'avais pas répondu à ce commentaire, que je n'avais pas vu , car il m'avait semblé qu'il y avait ici à l'origine un autre commentaire de Florian Cova, disant qu'il n'avait pas lu mon livre mais que je voulais sans doute faire une défense "par l'expertise" du recours aux expériences de pensée (EP) en philosophie, qui dit que les experiences en question font appel à des intuition controlées et non pas spontanées.
A présent FC semble s'être référé au livre, mais s'il l'a fait, il aura vu que je ne me prononce pas sur ce point dans le livre. Donc il m'attribue cette position et une confusion entre le cas des sciences et celui de la philosophie. Je ne me suis pas prononcé sur le rôle de l'expertise, bien qu'en effet il me semble que ce qui se passe en philosophie, à la différence des jugements intuitifs e type " sortie des urnes", est que les gens ont développé une pratique, qui fait que les EP ont de multiples variations, que les études expérimentales ne peuvent pas toutes reproduire. Mais même si j'avais tort sur ce point, je ne vois pas trop pourquoi en sciences on aurait une sorte de compétence experte dans le maniement du raisonnement contrefactuel - à supposer donc, ce que semble m'accorder mon critique ,que les EP reposent sur ce type de raisonnement, alors qu'on ne l'aurait pas en philosophie, ou même dans la vie quotidienne. Quand je juge par exemple que "si l'arbre ne l'avait pas arrêté, le roc serait tombé sur la route", je fais, selon la conception en question un raisonnement basé sur l'observation de nombreuses régularités, mais aussi sur ma connaissance implicite de notions comme celles de cause, de loi , et d'autres principes de physique naive. Si je suis un expert, mettons, en ballistique, je peux faire le même jugement, mais cette fois informé, et en fait basé sur un avoir assez sophistiqué. Maintenant si un philosophe demande : " Si j'étais trompé par un malin génie , que percevrais je sans telles circonstances", FC me dit que le philosophe fait appel à ses intuitions naives. Certes il ne fait pas appel à unsavoir scientifique. Mais porquoi n'aurait il pas, tout comme l'expert en ballistique, acquis une compétence à faire ce genre d'hypothèses, en envisager les variations, en mesurer les conséquences, à les confronter à d'autres raisonnement contrefactuels , etc ?
3. Le mardi 4 septembre 2012, 01:00 par Florian Cova
Il y a double-malentendu. Je n'ai peut-être pas compris ce que vous proposiez, mais je ne vous ai pas non plus attribué une défense par l'expertise. Je pointais une différence entre deux usages des expériences de pensée : celles où l'on part de prémisses déjà connues (ou données par l'expérience de pensée) pour en développer les conséquences, et celles que l'on utilise pour susciter des "intuitions", i.e. des croyances de bases qui ne sont pas déduites de prémisses déjà connues. Pour reprendre un de vos exemples, je range dans la première catégorie le cas du tireur à l'arc de Lucrèce et on peut ranger dans la même catégorie des EP comme le seau de Newton. Je range dans la seconde catégorie des choses comme les cas Gettier et les cas Frankfurt : pour reprendre votre terminologie, ces cas sont censés nous apprendre (faire voir) certaines possibilités, comme qu'il est possible de croire quelque chose de façon justifiée sans savoir ou d'être responsable de ses actes sans pouvoir faire autrement. Dans ce cas, il ne semble pas que ces conclusions modales soient déductibles des données du problème et/ou de mes connaissances antérieures sur le sujet. (Pour ce qui est du malin génie, je le classerai aussi dans la première catégorie : déduire/imaginer ce qui se passerait étant donné certaines conditions relève d'un raisonnement et non de l'intuition. Je ne pense pas que la fiction du malin génie soit destinée à susciter des intuitions mais plutôt à montrer qu'il se pourrait que l'on soit dans un tel cas.)
Maintenant, on peut effectivement nier cette distinction en supposant que le premier type d'expériences de pensées fonctionne uniquement sur la base de prémisses explicites (connaissance implicite) et en supposant que les intuitions soi-disant spontanées sont en fait le fruit de raisonnement contrefactuels implicites.
Le seul problème que je vois à cette solution est que si elle paraît bien marcher pour des cas comme le malin génie, j'ai plus de mal pour les cas Gettier. Je peux très bien imaginer quelqu'un qui comprend très bien ce qui se passe dans les cas Gettier et en imagine très bien toutes les variations et ce qu'elles impliquent mais juge tout de même que le personnage a une vraie connaissance, parce qu'il considère que la justification quoiqu'accidentelle est suffisante.
(Sinon, je ne suis pas sûr de comprendre le début du commentaire. Il n'y a toujours eu qu'un seul commentaire de ma part et c'est celui-ci.)
4. Le mardi 4 septembre 2012, 01:07 par Florian Cova
Typo dans le 2e paragraphe :
"Maintenant, on peut effectivement nier cette distinction en supposant que le premier type d'expériences de pensées NE fonctionne PAS uniquement sur la base de prémisses explicites (connaissance implicite) et en supposant que les intuitions soi-disant spontanées sont en fait le fruit de raisonnement contrefactuels implicites"
5. Le lundi 5 novembre 2012, 17:21 par pascal engel
X files, la suite.
Hermann Cappelen a fait un livre ( que je n'ai pas lu) et une interview ici
dans laquelle il semble dire à peu près la même chose que moi sur la X phi , à savoir que la philosophie ne repose pas, y compris dans les expériences de pensée, sur des intuitions, et par conséquent que les arguments des
X phi qui visent à critiquer l'usage des intuitions en philosophie sonnent à la mauvaise porte ( ou comme on dit en anglais " aboient au mauvais arbre").
Je n'ai pas encore lu le livre, mais je 'accord avec pas mal de choses que Cappelen dit dans l'interview.
Mais à suivre, car je ne prétends pas donner un argument d'autorité, mais
seulement dire : solatium miseris, socios habuisse malorum
6. Le lundi 5 novembre 2012, 18:23 par Philalethe
Merci beaucoup !

lundi 5 mars 2012

Variation à partir de Pascal : un texte de Jacques Ganuchaud (1905-1982)

Je découvre Jacques Ganuchaud par une note du premier tome des Oeuvres complètes de Georges Canguilhem (Vrin, 2011). Il était "élève d' Alain, normalien de la promotion 1925, proche de Simone Weil, collaborateur régulier des Libres Propos et du journal pacifiste, fondé en 1927 par Madeleine Vernet, La volonté de paix" (p.169). Agrégé de philosophie, il a fait toute sa carrière au lycée de Béthune.
En 1927, il envoie une protestation qui sera publiée (avec d'autres, en particulier celle de Canguilhem) dans le journal d' Alain. L'occasion de cette lettre est une loi votée le 7 Mars 1927 et précisant qu'en cas de guerre, la mobilisation comportera "dans l'ordre intellectuel, une orientation des ressources du pays dans le sens des intérêts de la Défense Nationale".
Voici ce texte, pascalien quant à l'argumentation et discrètement alanien par l' expression :
" Il y a trois manières de convaincre. La première est celle du colonel, qui, ayant la force, se contente de l' obéissance. La seconde est celle du prêtre et du médecin, qui dépourvus d'escorte, règnent par l'imagination. La troisième est celle du professeur, qui ne cherche ni à contraindre ni même à faire peur, mais qui appelle tous les autres hommes à suivre avec lui les idées claires. Le prêtre, comme le médecin, pauvres de démonstrations, ont besoin d'être vénérés par leurs fidèles. Quant à la supériorité du colonel, elle ne saurait être mise en question. Mais le professeur, qui ne demande qu'à être compris, veut que ses élèves soient ses égaux. Aussi est-il bon que le prêtre et le médecin aient un costume spécial qui prépare l'assentiment par l'admiration, tandis que le professeur soit s'efforcer de ressembler à tout le monde, afin que chacun mis en confiance, lui déclare sa force. Parfois les médecins et les prêtres, non contents de leurs bonnets et de leurs robes, revêtent le costume des chefs militaires. Mais alors ils font rire les soldats, que leurs occupations rendent étrangers à la peur, et ils se sauvent en punissant, comme ferait le colonel. Cependant le ministre socialiste, soucieux de conserver des mains blanches, leur impose le galon, le commandement et la colère, comme si la science était un autre genre d'autorité. Et les professeurs se laissent faire, et refusent le service du corps à la société qui les nourrit "
Certes Pascal n'aurait sans doute pas associé les prêtres aux médecins. Il est étrange d'ailleurs qu'en 1927 les médecins soient encore vus comme ceux de Molière. Le texte de Pascal qui sert de modèle est le fragment 41 des Pensées(éd. Le Guern, Folio, p.78-79).
Aujourd'hui, aux professeurs qui ont comme fonction de transmettre les connaissances vraies, ce ne sont plus des habits militaires qu'on leur demande d'enfiler. Mais ce sont quelquefois des costumes de clown.
Oh, dans les écoles on n' est pas à l'armée (et heureusement !), on est de plus en plus souvent au spectacle (malheureusement !).