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samedi 14 novembre 2020

Amour craintif et amour audacieux.

 À la date du 10 décembre 1924, Michel Leiris écrit dans son journal :

" L'amour craintif : serrer une partie du monde extérieur pour avoir l'illusion d'en conjurer les lois. Désir d'un amour partagé : être tout l'univers pour une fraction de l'univers, afin de pouvoir croire que notre fin sera la fin du monde.
On fait l'amour comme certains disent leur chapelet pendant l'orage." (Gallimard, 1992, p. 83)

Ce jour-là, Michel Leiris n'a écrit que ces quelques lignes, venant après cette courte phrase :

" " Le mauvais génie d'un roi " (les rois peureux, cloîtrés, s'ennuient enveloppés de longs manteaux, le sceptre pointé en l'air (sic) pour déjouer la foudre, derrière une grille de lance)."

À première vue, la pensée d'un pouvoir militaire sur la défensive a conduit le diariste à celle d'un amour peureux, cloîtré, réactif.
Me demandant ce qui serait l'opposé de cet amour-remède, je trouve l'amour-exposition des cyniques Hipparchia et Cratès :

" Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." ( Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 97, Le Livre de Poche, 1999, p. 760)

C'est l'amour audacieux : s'unir à une partie du monde extérieur en vue d'en modifier les lois. Être vu de tout l'univers, uni à une fraction de l'univers, afin que notre fin soit la fin de tous.
On fait l'amour comme certains disent leur speech à Hyde Park.

mardi 9 janvier 2007

Addenda: Hipparchia, Cratès, Diogène et Saint-Augustin ou la contestation cynique revue à la baisse.

L’article que Jesús María García Gonzalez et Pedro Pablo Fuentes González ont consacré à la philosophe cynique Hipparchia dans le troisième tome du Dictionnaire des philosophes antiques (p.742-750) attire mon attention sur un texte de Saint-Augustin. Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »
Rappelons d'abord le texte de Diogène Laërce:
" La jeune fille choisit (de pratiquer le même genre de vie que Cratès). Après avoir pris le même vêtement que lui, elle circula en compagnie de son mari, eut commerce avec lui en public et se rendit aux dîners." (VI 97)
La publicité des actes traditionnellement privés est conforme à la tradition contestataire inaugurée par Diogène de Sinope ("Il avait l'habitude de tout faire en public, aussi bien les oeuvres de Déméter (manger) que celles d'Aphrodite." VI 69). Elle est d'autant plus scandaleuse qu'Hipparchia est une femme dont la destination conforme au nomos et à la doxa est de rester à l'intérieur de la maison.
Apulée (125-180) a donné, avant Laërce, une version plus précise de la relation conjugale en question:
" Cratès mena Hipparchia dans le portique. Là, dans l'endroit le plus fréquenté, devant tout le monde, en plein jour, il se coucha à ses côtés et Hipparchia s'y prêtant avec un cynisme pareil au sien (je me rappelle que dans les Entretiens III 22 76 Epictète dit d'elle qu'elle est "un autre Cratès") , il l'eût déflorée devant tout le monde, si Zénon n'eût étendu son manteau pour dérober son maître aux regards de la foule qui les entourait." (Florides trad. de Bétolaud 1836)
Bref, le fait est bien connu, je suis donc pressé de consulter le passage de Saint-Augustin supposé s'y référer. Lisons-le (je cite d'abord la fin du chapitre antérieur où le philosophe tient à distinguer la colère de la concupiscence, qui, elle, manifeste la fâcheuse indépendance du corps par rapport à la volonté):
"Lorsque, dans la colère, nous frappons ou injurions quelqu’un, c’est bien certainement la volonté qui meut notre langue ou notre main, comme elle les meut aussi lorsque nous ne sommes pas en colère; mais pour les parties du corps qui servent à la génération, la concupiscence se les est tellement assujetties qu’elles n’ont de mouvement que ce qu’elle leur en donne: voilà ce dont nous avons honte, voilà ce qu’on ne peut regarder sans rougir; aussi un homme souffre-t-il plus aisément une multitude de témoins, quand il se fâche injustement, qu’il n’en souffrirait un seul dans des embrassements légitimes
CHAPITRE XX.
CONTRE L’INFAMIE DES CYNIQUES.
C’est à quoi les philosophes cyniques n’ont pas pris garde, lorsqu’ils ont voulu établir leur immonde et impudente opinion, bien digne du nom de la secte, savoir que l’union des époux étant chose légitime, il ne faut pas avoir honte de l’accomplir au grand jour, dans la rue ou sur la place publique. Cependant la pudeur naturelle a cette fois prévalu sur l’erreur. Car bien qu’on rapporte que Diogène osa mettre son système en pratique, dans l’espoir sans doute de rendre sa secte d’autant plus célèbre qu’il laisserait dans la mémoire des hommes un plus éclatant témoignage de son effronterie, cet exemple n’a pas été imité depuis par les cyniques ;- la pudeur a eu plus de pouvoir pour leur inspirer le respect de leurs semblables que l’erreur pour leur faire imiter l’obscénité des chiens. J’imagine donc que Diogène et ses imitateurs ont plutôt fait le simulacre de cette action, devant un public qui ne savait pas ce qui se passait sous leur manteau, qu’ils n’ont pu l’accomplir effectivement; et ainsi des philosophes n’ont pas rougi de paraître faire des choses où la concupiscence même aurait eu honte de les assister. Chaque jour encore nous voyons de ces philosophes cyniques : ce sont ces hommes qui ne se contentent pas de porter le manteau et qui y joignent une massue (symbole d'Hercule, héros des cyniques) or, si quelqu’un d’eux était assez effronté pour risquer l’aventure dont il s’agit, je ne doute point qu’on ne le lapidât, ou du moins qu’on ne lui crachât à la figure. L’homme donc a naturellement honte de cette concupiscence, et avec raison, puisqu’elle atteste son indocilité, et il fallait que les marques en parussent surtout dans les parties qui servent à la génération de la nature humaine, cette nature ayant été tellement corrompue par le premier péché que tout homme en garde la souillure, à moins que la grâce de Dieu n’expie en lui le crime commis par tous et vengé sur tous, quand tous étaient en un seul." (traduction disponible sur www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/)
Ce passage m'étonne à plus d'un titre: d'abord parce que, ne mentionnant pas le couple Cratès-Hipparchia, il illustre la référence à l'union sexuelle par la pratique de la masturbation ("(Diogène) se masturbait constamment en public et disait: "Ah! si seulement en se frottant aussi le ventre, on pouvait calmer sa faim !" VI 69); ensuite parce que la transgression cynique est réduite à un simulacre de transgression du fait que la honte est pensée par Saint-Augustin comme un sentiment naturel, nécessaire et invincible, effet du péché originel, et non, à la manière des cyniques, comme le produit de l'inculcation réussie mais au fond fragile de conventions arbitraires; enfin parce que l'action cynique est un spectacle raté au sens où la même honte des passants les retient d'imaginer l'inimaginable. Certes Saint-Augustin n'exclut pas la possibilité d'un mouvement contre-nature, mais en revanche il écarte tout net l'idée qu'une transgression réelle puisse faire école (j'en déduis que si Diogène a pu avoir des disciples, c'est parce qu'ils ont vu qu'il ne faisait que semblant).
Résumons: interprétés par le Père de l'Eglise, les cyniques ont trop peu de honte pour ne pas feindre de montrer aux regards d'autrui leur concupiscence mais ils en ont tout de même trop pour la satisfaire ouvertement. Au moment même où ils mettent en scène leur rupture par rapport à la cité grecque et à ses codes, ils manifestent, contre leur gré, par la timidité insoupçonnée de leurs provocations leur appartenance au genre humain et la déchéance qu'ils partagent avec quiconque.
Hercule est décidément beaucoup moins fort que Dieu et le stoïcien Zénon finalement beaucoup plus ordinaire dans ses réticences pudiques qu'on ne l'aurait imaginé ("(Zénon) devint auditeur de Cratès, manifestant de façon générale une grande ardeur à l'égard de la philosophie, bien qu'il éprouvât de la honte devant l'impudeur cynique." VII 3)

Commentaires

1. Le mardi 9 janvier 2007, 22:28 par franssoit
Bonjour,

Je ne suis pas certain de comprendre votre article.

Diogène simulait-il, Augustin croyait-il qu'il simulait, ou Augustin prétendait-il croire celà ?

F.
2. Le mardi 9 janvier 2007, 22:50 par philalethe
Augustin croyait que Diogène simulait mais le texte de Laërce ne permet en aucune manière de donner raison à Augustin.
3. Le mercredi 10 janvier 2007, 15:31 par Nicotinamide
Votre étonnement provient du fait que les auteurs de l’article Hipparchia aient pu se tromper.

Explorant en effet la meilleure source concernant Hipparchia, précisément les Socratis et Socraticorum Reliquiae de l’italien Gabriele Giannantoni, les deux auteurs espagnols relèvent que ladite source ne mentionne pas « l’opinion d’Augustin Cité de Dieu XIV 20 (« De vanissima turpitudine Cynicorum ») pour qui la consommation publique du mariage d’Hipparchia et de Cratès n’a pas eu lieu en réalité parce qu’il serait impossible d’éprouver le désir sexuel sous les regards d’autrui. »

Vous avez souligné leur première approximation. Le héros du passage de St Augustin est Diogène, non le couple Hipparchia-Cratès. Deuxième erreur : contrairement à ce que les espagnols affirment la source concernant le passage de St Augustin se trouve bien au V B 525 du Giannantoni.

Quant à l’interprétation de St Augustin elle prête au hochement d’épaules… Est que John Duncan qui baise une morte fait semblant ? Est-ce que les millions d’acteurs de pornographie font semblant ? Cette pudeur transcendantale est brisée par l’expérience du corps de tous les jours. Ce n’est pas donc pas Diogène Laërce qui donne tort au voleur de poire mais l’observation de l’Homme tel qu’il est.
Peut-être que le cynique avait honte d’un tel comportement… mais on connaît bien la falsification et l’inversion des valeurs cher à ces philosophes : « Diogène vit un garçon rougir. Courage, lui dit-il, c’est la couleur de la vertu. » DL VI 54

Si vous croyez au père Noël, je ne peux que vous conseillez la commande du livre écrit par Isabelle Glugliermina, Diogène Laërce et le cynisme. PUS.

Peut-être que vous pourrez être intéressé par une collection de fragments cyniques. L’adresse est ci-dessous. Il faut ensuite aller sur « lien » et choisir la première adresse qui vous renverra à la collection.
sndemond.free.fr/index.ht...
4. Le vendredi 12 janvier 2007, 19:23 par philalethe
Je suis tout à fait d'accord avec vous concernant le caractère honteux de la honte pour le cynisme et votre référence à VI 54 est très opportune.
En revanche votre référence au Père Noël me laisse perplexe; j'imagine que ce n'est pas un compliment pour l'auteur du livre mais vous seriez aimable de préciser votre critique.
Merci en tout cas pour le lien mais je ne parviens pas à lire en entier les fragments.
5. Le vendredi 12 janvier 2007, 22:05 par Nicotinamide
Si vous croyez au père Noël voulait dire : si vous souhaitez vous offrir un livre, je ne peux que vous conseiller le livre de Glugliermina sur Diogène Laërce et le cynisme.

Je ne suis pas un connaisseur de manipulation informatique. En cliquant sur les chiens, normalement apparait une fenetre avec les extraits. Par exemple, en ce qui concerne Hipparchia, il y a : anthologie palatine VII 413 et DL VI 96-98. Les fragments ne sont pas exhaustifs, il manque par exemple toutes les références de la souda que l'on trouve facilement là : (suda on line) www.stoa.org/sol-bin/sear...

Avec ça, on égale la partie du Giannantoni consacrée à Hipparchia (sans parler bien entendu, des références dispersées dont parle le dictionnaire comme par exemple VB 533, VB 573 ou VH 88, 115-120 qui correspondent à des lettres pseudo-épigraphe de Diogène et Cratès. Paquet (les cyniques grecs fragments et témoignages, PUO), dans la partie Hipparchia n'a pas repris la souda. Par contre il reprend du sextus que l'on retrouve ailleurs dans le giannantoni. Ex. VH 21.
A mon avis il y aurait encore 30% des fragments qui seraient encore à traduire en français. Et à rassembler, pour déclasser Paquet !

mercredi 9 mars 2005

Hipparchia, première féministe ?

J’aimerais bien disposer de textes nombreux pour mieux portraiturer Hipparchia. Mais je n’ai guère plus d’une page à me mettre sous la dent. Comme j’en veux à Laërce d’avoir terminé ainsi le passage qu’il lui consacre :
« Voilà des histoires qu’on raconte, et des centaines d’autres encore, à propos de cette femme philosophe. »
Il a dû être débordé et n’a gardé que l’essentiel ! Je relève d’abord qu’elle s’est habillée comme Cratès, en homme, en cynique. Sur ce sujet, Laërce est vraiment sec :
« La jeune fille fit son choix, et, prenant le même costume que lui, elle se mit à circuler avec Cratès. » (VI, 97)
Heureusement qu’Antipater de Sidon lui fait défendre ses choix vestimentaires à la première personne :
« Je n’ai pas choisi, moi, Hipparchia, les travaux des femmes à l’ample robe, mais la vie forte des Cyniques ; je n’ai pas voulu des tuniques agrafées, ni du socque à haute semelle, ni de la résille luisante, mais la besace, accompagnement du bâton le double manteau assorti et la couverture du lit étendu à terre. » (Anthologie palatine)
Cette jeune femme semble avoir été une raisonneuse prête à tout pour clouer le bec de l’adversaire :
« Elle parut un jour à un banquet chez Lysimaque où elle réfuta Théodore dit l’Athée en proposant le sophisme suivant. Tout geste qui ne serait pas qualifié d’injuste s’il était fait par Théodore, ne saurait non plus être qualifié d’injuste s’il était posé par Hipparchia ( le raisonnement est surprenant mais met bien en évidence la décision cynique de considérer les actes en les coupant des circonstances dans lesquels ils se réalisent ; dans ces conditions, le même acte, quelle que soit la personne qui l’accomplit, a la même signification). Or, Théodore ne fait rien de mal quand il se frappe lui-même (j’imagine qu’il s’agit d’un entraînement à la souffrance) : par conséquent, Hipparchia non plus ne ferait rien de mal si elle frappait Théodore (ici le sophisme est patent : il consiste à identifier une action réfléchie à une action passive pour la seule raison que dans les deux cas l’objet – ici Théodore- est le même). Ce dernier ne sut que répondre à un tel argument (il n’avait sans doute guère pratiqué l’éristique), mais il lui retroussa son vêtement, ce dont Hipparchia ne fut ni effrayée ni troublée comme toute femme l’aurait été (en s’identifiant à Cratès, elle a renoncé à sa féminité : elle n’est qu’un être humain). Théodore lui dit alors : « Est-ce bien celle-là qui sur le métier a laissé la navette ? » (d’où une volonté pesante de ré- identifier Hipparchia à son sexe, via sa prétendue fonction sociale) « C’est bien moi, Théodore, reprit-elle aussitôt, mais ne va pas croire que j’aie mal décidé en ce qui me concerne si, tout le temps que j’allais perdre au métier, je l’ai plutôt consacré à mon éducation (c’est un discours de suffragette) » (VI, 97-98)
J’aurais tout de même préféré que le seul raisonnement que Laërce rapporte d’Hipparchia ne soit pas sophistique : elle n’a finalement pas donné assez de temps à la formation de son esprit !

Commentaires

1. Le dimanche 4 octobre 2015, 19:51 par icone2015
Et oui, apparemment Hipparchia est identifiée comme la première femme philosophe de l'Histoire, de notre Histoire nous les hommes, de notre histoire occidentale, de l'histoire des femmes depuis l'antiquité à aujourd'hui.
elle créée le féminisme et est à l'origine de cette notion alors! qui donc le sait à part vous et moi et peut être bien sûr ceux qui lisent Onffray Houellbecq Finkielkraut ceux qui veulent nous éclairer sur le monde décadent d'aujourd'hui? C 'est la première femme en marge de la société du moins c'est la seule à avoir revendiqué ce statut. Puisqu’alors le mot sexe n'existait pas, et que la société n'existait que sous le diktat de l'Homme ,seul maître et pensant en Grèce, puis ce sera sous l'empire romain...
C 'est la première femme appartenant à l'école philosophique des Cyniques, courant de pensée d'alors, qui ose distinguer entre le genre homme et le genre femme en toute liberté, certes en toute marginalité, exclusion, copule en public, se sert de sa langue pour pratiquer la répartie.
Au moins elle mérite d'exister d'être à l'origine de ce mot et puis plus tard il y aura Simone de Beauvoir, Simone Weil, et les autres mais oui mais lesquelles ?
2. Le jeudi 8 octobre 2015, 12:18 par Philalèthe
On peut voir Hipparchia comme une féministe mais elle ne s'est pas pensée en ces termes. Les cyniques veulent libérer les êtres humains de l'emprise des faux biens et des savoirs imaginaires, ils ne veulent pas libérer les femmes de la domination masculine. Pour parler en termes anachroniques, les hommes dominants sont aux yeux des cyniques autant dominés que les femmes dominées.