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lundi 14 décembre 2020

Cioran sur Diogène et Bouddha

 Émile Cioran écrit le 4 novembre 1970 dans son cahier :


" Toutes proportions gardées, Diogène était aussi détaché de la vie que le Bouddha. (Ou plutôt: Diogène était un Bouddha cabotin, un Bouddha numéro. Fondamentalement, il était aussi attaché aux apparences que le sage hindou.) On décèle chez le cynique des velléités de sauveur, il voulait effectivement l'amélioration des hommes. Ses extravagances n'étaient pas gratuites. La foule le sentait bien, et les raffinés aussi. On l'aimait et on le redoutait. Sa supériorité sur le Bouddha est de n'avoir pas eu une doctrine cohérente, élaborée, d'avoir voulu rendre les hommes libres et rien d'autre. Libres, et non libérés. (La libération n'est peut-être qu'une chaîne de plus, la plus subtile en apparence, la plus lourde en fait, car on ne s'en débarrassera jamais)." (Cahiers 1957-1972, Gallimard, 1997, p. 870)

Quand on lit ce que Diogène Laërce rapporte à propos de Diogène de Sinope dans le livre VI des Vies et doctrines des philosophes illustres, en effet on a le sentiment que Diogène était  sacrément provocateur comme semblent l'avoir été aussi Antisthène, Cratès, Hipparchia. Avec raison, Cioran réalise que ces mises en scène n'avaient rien de gratuit :  elles montraient une doctrine. Mais on surestime peut-être la valeur que les cyniques donnaient à ce que Cioran appelle leurs " extravagances ". En effet, pour nous, qui ne disposons plus de leurs textes, elles ont le monopole de l'autorité et  nous apprennent ce qu'ils tenaient pour vrai, un peu comme si, tous les textes sacrés de la chrétienté disparaissant, on en était réduit à ausculter le sens des vitraux, des peintures, etc. En réalité, au moment même où Diogène faisait son numéro, il écrivait des textes : dialogues, tragédies, traités, lettres,  dont nous n'avons plus que les titres. Certes des oeuvres de ces listes que Diogène Laërce nous a fait connaître lui ont été attribuées à tort (cf à ce sujet la notice exhaustive que lui consacre Marie-Christine Hellmann dans le deuxième volume du Dictionnaire des philosophes antiques (CNRS Éditions, 1994). Mais on ne doute pas du fait que Diogène de Sinope, à la différence de Socrate, a voulu écrire et l'a bel et bien fait, ce qui enlève nécessairement un peu de relief à son côté poseur. 

Quant à la comparaison avec le Bouddha, qu'en penser ? Vaste sujet ! Qu'il ait voulu sauver les hommes,  on peut l'accorder ! Il est douteux en revanche qu'il n'ait pas eu de doctrine cohérente. Encore une fois, attention à ce que le côté clown ne cache pas le penseur. Penseur que la tradition fait héritier de Socrate et d'Antisthène, même si la recherche fait douter de cette généalogie simplificatrice, en partie diffusée par Diogène Laërce. En revanche l'opposition entre liberté immédiate et libération infinie semble tenir la route : devenir cynique paraît plus accessible et plus court que d'atteindre le nirvana. Une autre différence qui saute aux yeux : le cynique aboie et mord. Sans être malveillant, il tend à mépriser et à ridiculiser (Montaigne a sans doute raison d'écrire au chapitre 50 du premier livre des Essais que Diogène estimait les hommes autant que " des mouches ou des vessies pleines de vent "). Rien d'étonnant, vu que l'extinction de tous les désirs n'est pas à son programme : il veut juste se débarrasser de tous les attachements artificiels mais il n'a rien contre la vie. D'où ces agressions menées quelquefois contre les gens trop ordinaires pour les inciter à vivre plus simplement, plus raisonnablement. Cela va de soi que ces équipées hostiles sont aux yeux du bouddhiste des passions dont il faut se défaire. 


jeudi 9 octobre 2014

La vieille domestique et le concierge.

Qu'est-ce que l'abnégation ?
C'est le 29 Mai 1902 que les membres de la Société Française de Philosophie discutent de la définition à donner à ce terme. Le dictionnaire de la philosophie, bien connu sous le nom de Lalande, du nom du maître d'oeuvre, rapporte quatre contributions à cette discussion, un des problèmes étant de déterminer le rôle de l'intelligence dans l'abnégation. La thèse de L. Boisse - qu'on peut appeler intellectualiste - est que l'abnégation trouve son origine dans un jugement dépréciatif :
" (...) C'est un sacrifice qui implique, au préalable, une sorte de renoncement intellectuel (...) Le sacrifice est une abnégation qui commence par le coeur ; l'abnégation est un sacrifice que l'intelligence inaugure, consomme et épuise. L'abnégation est la forme intellectuelle du sacrifice."
Lalande est sceptique :
" Il nous parait douteux que le mot ait réellement cet import intellectualiste (...)"
G. Belot renforce la position de Lalande en s'appuyant sur l'usage du mot :
"(...) on dira très bien que telle vieille domestique a soigné ses maîtres avec une parfaite abnégation ; en quoi serait-ce l'intelligence qui "inaugurerait" ce sacrifice ?"
Le raisonnement semble être le suivant :
On attribue l'abnégation à une vieille domestique
Or une vieille domestique est essentiellement dépourvue d'intelligence
Donc on attribue l'abnégation à un être essentiellement dépourvu d'intelligence.
Est-ce un préjugé de classe qui perce à travers un échange académique ?
Il se pourrait mais "les petites gens" sont-ils réhabilités par cette réflexion de Cioran en janvier 1960 ?
" L'historien de la philosophie n'est pas un philosophe. Un concierge qui se pose des questions l'est davantage."
On devine que pour Cioran être philosophe revient à se poser des questions "existentielles", comme on dit, par exemple sur le sens de la vie, le bonheur, l'au-delà etc. Mais alors, qui n'est pas philosophe à ce compte ? Certains enfants le sont et pour le grand adolescent c'est sans doute flatteur de découvrir qu'il a été et est philosophe sans le savoir, comme Monsieur Jourdain était un prosateur inconscient de l'être.
Mais qu'a-t-on à faire des professeurs de philosophie ? Pourquoi doit-on étudier la philosophie ? À quoi bon être corrigé, conseillé, évalué, si chacun est immédiatement philosophe ? Pourquoi confronter ses idées à celles des autres s'il suffit de méditer sur la vie, l'amour et la mort pour avoir le titre de philosophe ?
Certes déjà les philosophes antiques, Épictète par exemple, opposaient ceux qui connaissent seulement la théorie aux philosophes authentiques qui vivent la meilleure vie possible en appliquant la théorie. C'était selon lui beaucoup plus difficile d'allier la connaissance théorique à l'action que de se livrer seulement aux efforts de la recherche de la vérité. Mais l'opposition que mobilise Cioran ne ressemble que vaguement à cette opposition car le concierge en question n'est ni un théoricien ni un sage éclairé. Il se contente de penser à certains sujets, sans doute avec une certaine inquiétude, mais la spéculation inéduquée et le souci qui s'y mêle ne suffisent pas à faire de soi un philosophe. D'abord parce que l'angoisse ou simplement l'effet émouvant que ça fait de méditer sur des sujets existentiels n'apportent rien à la valeur de l'enquête menée ; ensuite parce que si le philosophe peut faire des hypothèses spéculatives, elles ont d'autant plus de valeur qu'elles sont informées par un héritage de textes et réglées par l'emploi d'une raison conforme aux règles de la logique.
Concluons : s'il est hors de question de priver d'intelligence les vielles domestiques, il ne s'agit pas non plus de transformer en philosophe n'importe quel quidam méditatif.

Commentaires

1. Le vendredi 10 octobre 2014, 10:12 par Versus
Pourtant on ne lit guère plus le Lalande, langue morte...?
2. Le vendredi 10 octobre 2014, 10:17 par Philalèthe
Sans doute mais on a tort, car les discussions y sont très intéressantes et stimulantes. 
3. Le dimanche 12 octobre 2014, 21:25 par Lalange Scelp
"Mais qu'a-t-on à faire des professeurs de philosophie ? Pourquoi doit-on étudier la philosophie ? À quoi bon être corrigé, conseillé, évalué, si chacun est immédiatement philosophe ? Pourquoi confronter ses idées à celles des autres s'il suffit de méditer sur la vie, l'amour et la mort pour avoir le titre de philosophe ?"
Rien n'est plus juste . Je soupçonne que c'est dû au fait que nous n'osons plus admettre que certains savoirs demandent de l'effort et ne sont pas accessibles par principe à ceux pour qui ces efforts seront difficiles : enfants, domestiques, hommes de commerce et d'industrie.
Rien de pire que l'idéologie du "Tout le monde y sait, tout le monde il est capable".
Jadis même les marquises, pourtant privilégiées par le sang, pensaient avoir besoin de leçons. Aujourd'hui on fait croire au premier jeune homme ( jeune fille) qu'il lui suffit de s'asseoir pour être savant(e)
Nous aimons Françoise et Céleste, mais elles n'ont quand même pas écrit la Recherche!
sur les domestiques voir un amusant article dans le dernier TLS

mercredi 8 octobre 2014

Qu'est-ce qui fait le bonheur posthume d'un philosophe ?

Cioran, début 1960, écrit dans ses Cahiers:
"Héraclite, Pascal, le premier encore plus heureux que le second, parce que de son oeuvre n'est resté que des débris, - quelle chance pour eux de n'avoir pas organisé en système leurs interrogations ! Le commentateur s'en donne à coeur joie, lui qui aime à combler les lacunes, les intervalles entre les "pensées" ou maximes ; et à divaguer impunément ; il peut sans grand risque construire une figure à sa guise. Car ce qu'il aime lui, c'est l'arbitraire, qui lui donne l'illusion de la liberté et de l'invention : c'est de la rigueur à bon marché." (Gallimard, 1997, p.46)
À ce compte, Wittgenstein est plus heureux que Russell car le premier n'a pas écrit un ouvrage comme La connaissance, sa portée et ses limites (1948), "dernier livre important de Russell" selon Julien Dutant dans Qu'est-ce que la connaissance ? (Vrin, 2010, p.81). Certes Wittgenstein doit être beaucoup moins heureux que n'importe quel présocratique, car rien de son oeuvre n'est perdu. Mais il laisse à cause de son non-systématisme beaucoup de travail aux interprètes. Maurizio Ferraris a écrit en 2004 Goodbye Kant ! Ce qu'il reste aujourd'hui de la Critique de la raison pure (L'éclat, 2009). Mais on n'est pas mûr, je crois, pour écrire un Goodbye Wittgenstein ! Ce qu'il reste des Recherches philosophiques. D'un autre côté, pourquoi pas ?, l'iconoclasme en philosophie est vendeur. On pourrait même imaginer une collection sur le modèle des Que sais-je ? soit en 128 pages, Goodbye Abélard ! Goodbye Anselme ! Goodbye Aristote ! etc.
Ceci dit, Cioran a la dent trop dure avec les commentateurs. Sur ce point, on peut évoquer Georges Duby dans ses Dialogues(1980) avec Guy Lardreau. Ce médiéviste qui nous a beaucoup éclairé sur le 11ème et le 12ème siècles européen, est sensible à la maigreur des sources concernant ces époques et sait qu'un certain rôle est laissé à l'imagination de l'historien :
" (dans) l'histoire d'un passé très ancien où la documentation est lacunaire, (...) la part faite à la liberté du rêve est immense, si déployée que (l'historien) risque de s'en aller à la dérive." (Flammarion, p.45)
Mais il va jusqu'à parler de dégoût pour traduire l'émotion ressentie face à "un roman revêtu des attributs de l'histoire" (p.46) (il s'agit d'un livre de Jean d'Ormesson, À la gloire de l'Empire). Ce qui le dégoûte est que ce livre singe le travail de l'historien et ne se présente pas pour ce qu'il est, un roman (devant donc être jugé en fonction de critères littéraires) :
" Devant ce bel ouvrage, ce livre parfaitement bâti, j'ai ressenti un étrange malaise : je voyais le produit du métier que je fais et que j'aime, qui est de rêver, mais de rêver sur des choses "vraies", dénaturé avec une extraordinaire habileté, parce que cette "histoire" parfaitement imaginaire était présentée bordée de tout l'appareil critique que l'historien professionnel se croit tenu de fournir pour attester la véracité de son information, pour que l'on sache bien qu'il s'appuie sur des "faits vrais". Tout y était : les artifices de la rhétorique historienne, les clins d'oeil aux confrères, une bibliographie, des notes au bas des pages, faisant référence à des ouvrages dont certains étaient inventés, dont d'autres ne l'étaient pas ; j'ai eu l'impression vraiment de la profanation, de la transgression de l'impur, éprouvant un sentiment de répulsion." (ibid.)
Je doute qu'aujourd'hui les auteurs singeant les philosophes s'embarrassent de tant d'appeaux pour semer la confusion dans les esprits, la facilité dans certains domaines n'étant plus dorénavant une faiblesse mais une norme. Reste qu'on doit bien pouvoir avec un peu d'attention faire le départ entre les délires sur Héraclite, Pascal, Wittgenstein (enfin tous les vraiment énigmatiques) et les commentaires, interprétations qui sont réellement de l'histoire de la philosophie. Je terminerai sur ces lignes de Duby encore :
" Si nous avons perdu la prétention d'élever l' histoire au rang des sciences exactes, gardons la volonté d'affûter nos outils." (p.54)
En remplaçant "histoire" par "philosophie", on a une règle tout à fait rationnelle.

Commentaires

1. Le jeudi 9 octobre 2014, 05:43 par pagelas nesc
bien sûr que si qu'on est mûr pour écrire un goodbye Witters !
Mais pas un d'Ormesson puisqu' il entre dans la Pléiade
2. Le jeudi 9 octobre 2014, 11:57 par Philalèthe
Certes on voit bien que vous ne faites pas partie de la bande à W. pour laquelle le troisième W. est prometteur et à vraiment découvrir de plus près...
Ceci dit, comme j'aimerais lire un Goodbye W. écrit par vous ! D'autant plus que, si j'ai bien compris, Goodbye n'est pas dans ce cas synonyme de Anti...

mardi 30 octobre 2012

Cioran : le stoïcisme, vrai mais irréalisable.

Le 9 Juin 1969, Émile Cioran écrit dans son cahier :
" Contre les stoïciens.
Si nous nous éduquons à devenir indifférents aux choses qui ne dépendent pas de nous, et que nous arrivions à les supporter sans nous en affliger ni nous en réjouir, que nous reste-t-il à faire, à éprouver, étant donné que presque tout ce qui survient est indépendant de notre volonté ?
Les stoïciens ont raison en théorie. En pratique, tout joue contre eux. Du matin au soir, nous ne faisons que prendre position pour ou contre des choses sur lesquelles nous ne pouvons rien. La "vie", c'est cela, c'est une tentative folle de sortir de notre impuissance ; la "vie", c'est la course à la fois voulue et inévitable vers (...le téléphone vient de sonner, et j'ai oublié ce que je voulais dire)." (Cahiers, 1957-1972, p.738-739, Gallimard, 1997)

mardi 18 janvier 2011

Un passage cioranien de Diderot.

" Naître dans l'imbécillité et au milieu de la douleur et des cris ; être le jouet de l'ignorance, de l'erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté et des passions ; retourner pas à pas à l'imbécillité ; du moment où l'on balbutie, jusqu'au moment où l'on radote, vivre parmi des fripons et des charlatans de toute espèce ; s'éteindre entre un homme qui vous tâte le pouls, et un autre qui vous trouble la tête ; ne sçavoir d'où l'on vient, pourquoi l'on est venu, où l'on va : voilà ce qu'on appelle le présent le plus important de nos parents et de la nature, la vie." (Lettre à Sophie Volland 91, 26 septembre 1762)

Commentaires

1. Le lundi 7 février 2011, 21:45 par nicotinamide
Bonsoir,
est-ce que vous pensiez à un passage du penseur roumain en particulier ?
(si oui, je serais heureux de le lire ou d'avoir les références)
2. Le lundi 7 février 2011, 21:57 par Philalèthe
Bonsoir Nicotinamide,
Je croyais que vous ne fréquentiez plus ces parages ! Ça me fait plaisir en tout cas de vous lire. Malheureusement je ne pensais pas à un passage particulier, mais en farfouillant on doit vite trouver quelque chose.
Cependant on peut se demander si j'ai eu raison de mentionner Cioran ; peut-être aurais-je dû dire tout simplement "pessimiste", "sombre" etc. Un peu trop simplement, je prenais "cioranien" comme synonyme de ces adjectifs.
Mais peut-être trouverais-je bientôt un passage ad hoc (dans les Cahiers, j'ai l'idée).
3. Le samedi 12 février 2011, 21:56 par Nicotinamide
Merci.
S'il est vrai que je n'ai plus le temps de proposer des commentaires, je continue néanmoins à parcourir régulièrement vos réflexions. Elles instruisent, donnent des idées de lectures et invitent à poursuivre.
Il me semble que Diderot affectionnait Diogène. Demain sur France culture, une vie, une oeuvre est consacrée à Diogène :
http://www.franceculture.com/emissi...
Je contesterai volontiers le titre : Diogène chien royal. En effet, le chien royal c'est aristippe (DL II 66). Plutôt Diogène chien céleste ? (DL VI 77)
Bien à vous
4. Le dimanche 13 février 2011, 19:16 par Philalèthe
Je suis preneur de tout texte de Diderot sur les cyniques. Merci d'avance !
5. Le mardi 15 février 2011, 00:44 par Nicotinamide
Il me semble que Diderot est l'auteur de l'article "Cynique" de l'encyclopédie. Pensez aussi au "Neveau de Rameau".