Sándor Márai, terminant ses Mémoires de Hongrie, explique pourquoi en 1948 il a décidé de s'exiler :
" (...) il ne suffit plus de se taire, il faut dire "non" par ses paroles et par ses actes et quitter cette zone contaminée. Ce "non", lourd de conséquences, demande un sacrifice que l'on n'a le droit de demander à personne, sinon à soi-même. Dans le Criton (ce petit volume ayant survécu au siège, je le pris un jour dans ma bibliothèque pour y rechercher le passage en question), Socrate affirme que tout citoyen a le droit de quitter son pays s'il ne veut pas participer à des actions qu'il juge contraires aux intérêts de celui-ci. Dans sa Civil disobedience, Thoreau, cet ermite hérétique des forêts nord-américaines (vivant sans le moindre livre, se nourrissant de racines et de miel sauvage, celui-là n'avait guère eu la possibilité de méditer sur le Criton), déclare ceci : pour protester contre un crime dont on refuse d'être le complice, il faut, en dernier recours, quitter son foyer. Babits, lui, n'était ni le premier ni le dernier à rappeler que "parmi les criminels, on est complice quand on reste muet". Élever la voix dans de telles circonstances n'est pas seulement un droit, c'est aussi un devoir." (p.403)
Dans le Criton, Socrate pose centralement le problème de savoir s'il est juste de quitter Athènes alors qu'une condamnation à mort illégitime mais légale a été prononcée contre lui. Or, partant du principe qu'il ne faut jamais commettre l'injustice, c'est-à-dire faire du tort à quelqu'un, même quand on en a été victime, Socrate en tire la conclusion qu' accepter de quitter le territoire athénien illégalement, comme le lui propose Criton, nuirait à l'État et aux Lois et serait donc une injustice. Dans ces conditions, "il faut, au combat, au tribunal, partout ou bien faire ce qu'ordonne la cité, c'est-à-dire la patrie, ou bien l'amener à changer d'idée en lui montrant en quoi consiste la justice." (51c).
C'est la leçon bien connue du Criton : il est légitime de subir une condamnation illégitime quand elle est formulée légalement dans le cadre des Lois de la Cité. Cependant Márai a raison d'en tirer aussi une autre leçon, plus discrète mais tout autant contenue dans le dialogue, qui, elle, justifie indéniablement son projet d'exil légal. En effet les Lois reconnaissent au citoyen le droit de quitter la Cité :
C'est la leçon bien connue du Criton : il est légitime de subir une condamnation illégitime quand elle est formulée légalement dans le cadre des Lois de la Cité. Cependant Márai a raison d'en tirer aussi une autre leçon, plus discrète mais tout autant contenue dans le dialogue, qui, elle, justifie indéniablement son projet d'exil légal. En effet les Lois reconnaissent au citoyen le droit de quitter la Cité :
" Nous proclamons pourtant qu'il est possible à tout Athénien qui le souhaite, après qu'il a été mis en possession de ses droits civiques et qu'il a fait l'expérience de la vie publique et pris connaissance de nous, les Lois, de quitter la cité, à supposer que nous ne lui plaisions pas (Márai ici comprend "nous ne lui plaisions plus"), en emportant ce qui est à lui, et aller là où il le souhaite. Aucune de nous, les Lois, n'y fait obstacle, aucune non plus n'interdit à qui de vous le souhaite de se rendre dans une colonie, si nous, les Lois et la cité, ne lui plaisons pas, ou même de partir pour s'établir à l'étranger, là où il le souhaite, en emportant ce qu'il possède." (51-d)
Donc ne pas quitter le territoire que les Lois régissent est identifié comme une preuve de reconnaissance de leur valeur. Sándor Márai est ainsi autorisé par Platon à quitter la Hongrie dès qu'il réalise que les lois hongroises ne font qu'institutionnaliser l'invasion soviétique, consécutive à la libération du territoire de l'emprise de l'Allemagne nazie.
Certes Sándor Márai est tout de même partiellement infidèle à la leçon platonicienne en paraissant transformer en devoir de s'exiler en protestant ce que les Lois se contentent de présenter comme un droit au départ. Mais il faut dire aussi que la loi russe différait des Lois auxquelles Platon donnait la parole, en privant le citoyen hongrois du pouvoir de partir avec ses biens, pour la raison simple qu'elle l'en avait antérieurement dépossédé.
Certes Sándor Márai est tout de même partiellement infidèle à la leçon platonicienne en paraissant transformer en devoir de s'exiler en protestant ce que les Lois se contentent de présenter comme un droit au départ. Mais il faut dire aussi que la loi russe différait des Lois auxquelles Platon donnait la parole, en privant le citoyen hongrois du pouvoir de partir avec ses biens, pour la raison simple qu'elle l'en avait antérieurement dépossédé.
Commentaires
La description préalable des outils du métier posés sur la cheminée n'est pas anodine...
Je ne sais pas si la solution héraclitéenne est meilleure, qui consiste à diviniser le réel dans ses recoins les plus sales.
Le coiffeur, que je rêve ici en porte-parole anti-stoïcien plus que je ne le prends pour le personnage de Márai qu'il est, me semble envier la toge prétexte tout en sachant qu'elle n'est que laine teinte.
Quant à la phrase d'Héraclite, une interprétation possible en est qu'il faut peut-être réviser la perception immédiate de choses que nous jugeons hâtivement sales ou répugnantes. Pourquoi faudrait-il se défendre contre la séduction de certaines apparences et accepter la répulsion (tout aussi irréfléchie) que d'autres suscitent en nous ?
Quant à attribuer un côté attirant au dégoûtant, cela revient à nier le problème que poserait le fait psychologique hypothétique de la reconnaissance simultanée du beau et du non-attirant dans le même objet. Le présupposé du procédé de redescription dégradante est qu'on ne peut être attiré que par quelque chose dont on n'a pas les aspects dégoûtants à l'esprit et que la prise en compte de ces aspects supprime nécessairement l'attraction.
Ce que j'observe c'est que, dans votre dernière réponse, vous vous préoccupez apparemment du sens de l'extrait au plus près du contexte, alors qu'auparavant, vous « rêviez » son coiffeur en « porte-parole antistoïcien » plus que vous ne preniez le personnage pour « ce qu'il est » chez Marai. Mais laissons cela.
Concernant maintenant la « froide objectivité » prétendue du portait de la comtesse et de sa beauté, ce qui rend vraiment perplexe est le choix du mot « rapin » qui donne une tout autre teneur aux propos dudit coiffeur et limite sérieusement, du point de vue du narrateur et donc du lecteur, le degré de « lucidité » qu'on peut raisonnablement lui prêter.
J'ai juste voulu donner à mon rêve toutes les chances de devenir réalité, oubliant que je devais me contenter de le voir comme strictement imaginaire... passant sans cohérence de la fantaisie à la rigueur et vice-versa... Heureusement, désigné par le destin, vous êtes venu me rappeler au principe de réalité textuelle, moi la victime du principe de plaisir interprétatif...
Mais est-ce si grave d'avoir parlé dans ce salon blagueur d'un coiffeur comme on parle ordinairement chez les coiffeurs ?
le poème de Swift, The Lady's dressing room, où apparaissent les vers célèbres:
"D'abord, au fur et à mesure que ma bouche commença à s'approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d'embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure. Les dernières applications de la photographie […] je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu'elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. […] Comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l'individualité des êtres et tirer les unes des autres, comme d'un étui, toutes les possibilités qu'il renferme – dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c'est dix Albertine que je vis." Le côté de Guermantes.
Mais comparés à l'activité excrétoire de Célia,
la verrue et le duvet de la comtesse, dans le discours du coiffeur, ne relèvent-ils pas de ce même "effet de loupe" ? Auquel cas il ne s'agit pas non plus, chez Marai, d'une redescription dégradante caractéristique...
Avouez que l'élan du désir, dans l'exemple de Proust, est susceptible d'être quelque peu désappointé par la rencontre inattendue de la ..."robustesse". Dé-féminisation inopinée de la partenaire qui n'équivaut pas, nous en sommes d'accord, à une dégradation...
Ces précisions vous permettent peut-être de mieux comprendre pourquoi de manière un peu bizarre en effet je présente une mise en relief de la genèse matérielle de la beauté sous le titre " procédé de redescription dégradante", que je reprends donc avec quelques réserves en fait.
Quant à votre remarque sur Proust, je vous accorde à ce propos qu'on peut parler de redescription amplificatrice virtuellement dégradante :-), procédé qu'on trouve chez Spinoza dans une lettre à Hugo Boxel : "la plus belle main, vue au microscope, doit paraître horrible"