mercredi 30 juin 2010

Montaigne : qu'est-ce qu'une conduite adéquate ? ( suite et fin)

Les exemples que Montaigne donne de conduite inadéquate dans ces dernières lignes du chapitre IV du livre I des Essais renvoient à des personnages historiques, dans l’ordre : Xerxès, Cyrus, Caligula, « un Roy de nos voisins », César Auguste. Ça serait cependant une erreur d’en conclure que Montaigne isole ainsi une propriété qui serait spécifique aux grands. En effet, dès 1572, cette énumération de conduites, dont certaines apparaissent , on le verra, moins humaines que délirantes, est ouverte par l’exemple du joueur déçu :
« Qui n’a veu macher et engloutir les cartes, se gorger d’une bale de dets, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? »
Le lecteur contemporain est étonné autant par cette ingestion que par l’idée montanienne qu’elle est ordinaire et donc observable par quiconque. Quant à l’exemple qui ferme la liste (rajouté par l'auteur au manuscrit de 1588), en renvoyant à tout un peuple, les Thraces, il souligne clairement que la conduite inadéquate non seulement ne caractérise pas certains individus exceptionnels, mais, plus, n’est pas propre à l’individu, puisque des comportements collectifs peuvent être totalement inadéquats, comme Montaigne l’avait déjà fait comprendre à travers la mention de la forme de deuil de l’armée romaine :
« À l’exemple des Thraces qui, quand il tonne ou esclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance titanienne, pour renger Dieu à raison, à coups de flesche. »
Pareils en cela à qui humanise ses animaux de compagnie, les Thraces ont, eux aussi, une croyance fausse. Elles portent sur le divin et Montaigne requiert encore Plutarque pour transmettre, par l’intermédiaire d’un « ancien poète » une thèse somme toute épicurienne :
« Point ne faut courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos cholères. »
Cette conduite des Thraces a beau être partagée, le nombre de ceux qui l’exemplifient n’en diminue pas aux yeux de Montaigne la gravité ; mieux, c’est la pire des conduites inadéquates car, après l’avoir mentionnée, il conclut son essai par des lignes clairement dénonciatrices où désormais il ne s’agit plus de comprendre mais de réprouver :
« Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au desreglement de nostre esprit. » (à noter que Bernard Sève dans son Montaigne. Des règles pour l’esprit -2007 – s’appuie à deux reprises sur ce passage pour justifier sa thèse que Montaigne a condamné l’esprit au nom de la raison)
Entre le joueur qui détruit en l’ingérant les instruments de sa perte et le peuple sacrilège des Thraces, Montaigne présente cinq exemples à première vue assez hétérogènes.
Dans un premier groupe, on peut inclure Xerxès et Cyrus. Leur particularité vient de ce qu’ils traitent les éléments naturels comme s’il s’agissait de personnes (mais une telle caractérisation a une pertinence faible dans un monde où la distinction entre le naturel et l’humain – l’intentionnel du moins - n’a pas l’évidence que nous lui conférons aujourd’hui):
« Xerxes foita la mer de l’Helespont, l’enforgea et lui fit dire mille villanies, et escrivit un cartel de deffi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours pour se venger de la rivière de Gyndus pour la peur qu’il avait eu en la passant »
Les sources de Montaigne ici se trouvent chez Hérodote et chez Sénèque (reprenant dans le De ira Hérodote). Il est intéressant de s’y rapporter car dans les deux cas il y est question, à des niveaux différents certes, de technique.
En premier, le texte d’Hérodote (traduction Larcher 1842) :
« Ceux que le roi avait chargés de ces ponts les commencèrent du côté d'Abydos, et les continuèrent jusqu'à cette côte, les Phéniciens en attachant des vaisseaux avec des cordages de lin, et les Égyptiens en se servant pour le même effet de cordages d'écorce de byblos. Or, depuis Abydos jusqu'à la côte opposée, il y a un trajet de sept stades. Ces ponts achevés, il s'éleva une affreuse tempête qui rompit les cordages et brisa les vaisseaux. À cette nouvelle, Xerxès, indigné, fit donner, dans sa colère, trois cents coups de fouet à l'Hellespont, et y fit jeter une paire de ceps. J'ai ouï dire qu'il avait aussi envoyé avec les exécuteurs de cet ordre des gens pour en marquer les eaux d'un fer ardent. Mais il est certain qu'il commanda qu'en les frappant à coups de fouet, on leur tint ce discours barbare et insensé : « Eau amère et salée, ton maître te punit ainsi parce que lu l'as offensé sans qu'il t'en ait donné sujet. Le roi Xerxès te passera de force ou de gré. C'est avec raison que personne ne t'offre des sacrifices, puisque tu es un fleuve trompeur et salé. » Il fit ainsi châtier la mer, et l'on coupa par son ordre la tête à ceux qui avaient présidé à la construction des ponts. » (Histoires III 34-35)
À l’origine donc de la colère du roi, un échec technique et une conduite sacrilège doublée d’une autre dont la rationalité instrumentale, bien que brutale, n’est pas, elle, douteuse. On notera aussi que la condamnation formulée par Montaigne ne fait que répéter celle d’Hérodote.
Voici maintenant le texte de Sénèque (trad, Charpentier 1860) :
“Cambyse déploya sa colère contre une nation inconnue, innocente, et qui toutefois pouvait sentir ses coups; mais Cyrus s'emporta contre un fleuve. Comme il allait assiéger Babylone, et qu'il courait à la guerre, où l'occasion est toujours décisive, il tenta de passer le Gynde, alors fortement débordé, entreprise à peine sûre quand le fleuve a souffert les chaleurs de l'été, et que ses eaux sont le plus basses. Un des chevaux blancs, qui d'ordinaire traînaient le char du prince , fut emporté par le courant, ce qui indigna vivement Cyrus. Il jura de réduire ce fleuve, assez hardi pour entraîner les coursiers du grand roi, au point que des femmes mêmes pussent le traverser et s'y promener à pied. Il transporta là tout son appareil de guerre, et persista dans son oeuvre, jusqu'à ce que, partagé en cent quatre-vingts canaux, divisés eux-mêmes en trois cent soixante ruisseaux, 1e fleuve, à force de saignées, laissât son lit entièrement à sec. De là une perte de temps, irréparable dans les grandes entreprises, l'ardeur du soldat consumée en un travail stérile; enfin l'occasion de surprendre Babylone manquée, pour faire, contre un fleuve, une guerre qu'on avait déclarée à l'ennemi. » (De la colère III 21)
Si c’est encore un échec qui justifie la colère, en revanche ce que Montaigne présente comme une vengeance passablement irrationnelle et peu compréhensible est dans le texte d’origine décrit comme une œuvre technique démesurée, bien sûr, mais rationnellement menée et surtout couronnée de succès. Certes Sénèque reconnaît que si l’assèchement est intelligemment réalisé, il n’était pas raisonnable en temps de guerre de mener à bien une telle entreprise. Reste que la conduite de Cyrus a une intelligibilité qu’elle n’est pas loin de perdre complètement dans la version elliptique donnée par Montaigne. À la différence de Xerxès qui met en évidence dans sa manière de traiter le fleuve des croyances fausses, Cyrus ne se trompe pas identiquement. Il maîtrise bel et bien l’élément sur lequel il décharge sa passion et la différence entre sa conduite et celle de Xerxès est peut-être celle qui sépare une conduite technique d’une conduite magique.
Caligula, lui, introduit dans le texte la destruction alors qu’il était jusqu’à présent question de construction (réussie ou non) : « Et Caligula ruina une tres belle maison, pour le plaisir que sa mere y avait eu. »
Il est d’usage de noter ici une faute d’impression. Montaigne aurait voulu écrire "desplaisir". La raison donnée est excellente car Sénèque a en effet écrit :
« Caligula détruisit à Herculanum une très belle villa, parce que sa mère y avait été détenue autrefois » (éd. Veyne)
Or Jean de Pernon dans sa traduction en français moderne des Essais fait à ce propos une remarque judicieuse :
« L’exemplaire de 1588 ayant appartenu à Montaigne porte clairement « plaisir » et cinq mots seulement plus loin, il a barré « receu » pour écrire au-dessus « eu ». Se fondait-il sur une autre source ? »
Mais est-ce insensé d’interpréter ce passage comme une antiphrase ironique ? Quoi qu’il en soit, on peut se demander si Caligula est aussi aveuglé que Xerxès. Détruire un lieu pour le mal qu’on y a fait est-ce se tromper d’objet ? Sénèque ne semble pas en avoir jugé ainsi car l’action convertit de fait - à dessein ? - la maison en mémorial :
« Il lui fit par ce moyen une destinée fameuse ; car lorsqu’elle était debout, on passait devant en barque sans la remarquer, maintenant on demande la cause de sa destruction. »
Dans la première édition (1572), c’est donc César Auguste qui illustre au plus haut point ce que Montaigne voit dans ces dernières lignes moins comme une réalité typiquement humaine que comme un objet de scandale et d’indignation :
« Augustus Cesar, ayant esté battu de la tampeste sur mer, se print à deffier le Dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit oster son image du reng où elle estoit parmy les autres dieux, pour se venger de lui. En quoy il est encore moins excusable que les precedents, et moins qu’il ne fut depuis, lors qu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il alloit de colere et de desespoir, choquant sa teste contre la muraille, en s’écriant : Varus, rens moy mes soldats. Car ceux là surpassent toute folie, d’autant que l’impieté y est joincte, qui s’en adressent à Dieu mesmes, ou à la fortune, comme si elle avoit des oreilles subjectes à nostre batterie. »
N’y a-t-il pas deux degrés de la folie, l’un relativement inexcusable, l’autre absolument inexcusable, la différence entre les deux étant la présence de croyances sacrilèges ? A noter que Montaigne ici identifie la conduite d’un païen insultant un dieu imaginaire à celle d’un chrétien impie. Or, on pourrait penser que la conduite de César Auguste n’est pas sacrilège pour la raison que celui auquel sa conduite est destinée n’existe pas. Mais à travers le paganisme erroné Montaigne identifie déjà « le dérèglement de l’esprit » et la condamne donc moins à cause du mal qu’il crée qu’à cause de la faiblesse qu’il révèle.
Mais de quelle faiblesse s’agit-il donc exactement ? Montaigne semble identifier deux manifestations distinctes de cette insuffisance humaine : la première mérite seule en toute rigueur le nom d’impiété et revient à accuser Dieu, par rapport auquel par définition, pourrait-on dire, aucune accusation n’est justifiée ; la deuxième revient à attribuer des intentions à ce qui en est dépourvu, la fortune. On notera d’ailleurs que ces lignes ont paradoxalement elles-mêmes quelque chose d’impie ; en effet si l’on entend « ou » au sens exclusif, alors Dieu partage son pouvoir avec quelque chose d’autre, la fortune, et ainsi son omnipotence est niée ; le sacrilège est encore bien pire si on interprète « ou » comme inclusif car alors c’est la réalité même de Dieu et son ordre providentiel qui sont mis en doute. Jean de Pernon par une note encore précieuse nous apprend que « la censure pontificale avait demandé à Montaigne de retirer précisément le mot « fortune » des Essais », ce qu’il n’a, comme on le voit, pas fait. Il est clair en tout cas que par ces lignes, Montaigne nie toute relation entre la guerre (la batterie, que Jean de Pernon traduit inexplicablement par plaintes) et Dieu, semblant donc condamner autant les malédictions adressées au divin que les actions de grâce.
Enfin, dans un ajout manuscrit à l’édition de 1588, Montaigne met en relief que la démesure des puissants n’est pas propre à l’époque antique mais a une dimension largement transhistorique :
« Le peuple disoit en ma jeunesse qu’un Roy de noz voysins, ayant receu de Dieu une bastonade, jura de s’en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priast, ny parlast de luy, ny autant qu’il estoit en son auctorite, qu’on ne creust en luy. Par où on vouloit peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation de quoy estoit le compte. Ce sont vices toujours conjoincts, mais telles actions tiennent, à la vérité, un peu plus encore d’outrecuidance que de bestise. »
Cette dernière anecdote est la seule à faire explicitement référence à une conduite inadéquate dans le cadre du christianisme. La fortune a laissé clairement la place à un Dieu providentiel et la démesure de la conduite humaine est aggravée par la longue portée des décisions prises. Mais on peut lire plus dans ces lignes que la condamnation d’un comportement personnel : ce qu’on peut désigner tout à fait anachroniquement comme une forme de nationalisme y est relié essentiellement au manque d’intelligence. Plus largement même, toute glorification de l’homme y est associée à une faute intellectuelle. C’est aussi le pouvoir des puissants sur le peuple, sa dureté tout autant que son irréalité, qui sont ici mis en relief. À relever aussi qu’une relation essentielle y est du même coup établie entre l’impiété d’un côté et la faiblesse de jugement de l’autre.
J’espère avoir montré la richesse, mais aussi la complexité ambiguë de cet essai (entre autres on y aura noté que Montaigne oscille entre compréhension et indignation), qui comme tous les premiers chapitres des Essais, sont, il me semble, tenus souvent pour secondaires par les commentateurs.

samedi 19 juin 2010

Montaigne : qu'est-ce qu'une conduite adéquate ? (2)

Subitement dans l’essai une femme anonyme fait son apparition, que Montaigne tutoie comme s’il avait écrit ces lignes pour elle :
« Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu deschires, ny la blancheur de cette poictrine, que, despite, tu bas si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frère bien aimé : prens t’en ailleurs. »
À la différence du gentilhomme qui injuriait la charcuterie au lieu de se sermonner, cette jeune femme ne pourrait pas ajuster sa conduite : rien n’indique en effet que le meurtrier de son frère est à la portée de sa vengeance. Mais doit-on penser qu’elle décharge sa passion sur un objet faux ? Son cas est radicalement différent de celui de ceux qui à défaut d’humains mettent tout leur amour dans des animaux de compagnie car on peut leur attribuer la croyance que leurs animaux sont dignes de leur amour ; en revanche pas besoin de penser que la sœur se juge responsable de la mort de son frère pour expliquer les coups qu’elle se porte. Certes l’objet est faux au sens où elle ne mérite pas cette violence qu’elle se destine mais il n’est pas faux au sens où il serait pris par erreur pour l’objet qui devrait recevoir les coups. Elle ne se trompe pas, disons plutôt qu’elle exprime sa colère et sa souffrance comme elle peut, faute de mieux. Aussi Montaigne a-t-il eu raison d’introduire l’exemple de cette jeune femme en écrivant les lignes qui suivent ? :
« Quelles causes n’inventons nous des malheurs qui nous adviennent ? A quoy ne nous prenons nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? »
Reste qu’on ne peut pas ne pas rapprocher cet exemple de celui qui le précède, les « bestes » emportées à « se venger à belles dents sur soy mesmes du mal qu’elles sentent ». Pourtant il ne faut pas faire erreur sur cette ressemblance qui unit les animaux à la jeune femme : comme la suite le confirme, elle ne vise pas à la rabaisser.
En effet, dans l’édition de 1595, s’ajoute à ce texte (de 1572) le passage suivant :
« Livius, parlant de l’armée romaine en Espaigne apres la perte des deux freres, ses grands capitaines : « Flere omnes repente et offensare capita. » (« Tous de pleurer aussitôt et de se frapper la tête » ) C’est un usage commun. Et le philosophe Bion, de ce Roy qui de dueil s’arrachait les poils, fut il pas plaisant : Cetuy-ci pense-t-il que la pelade soulage le dueil ? »
D’une sœur, Montaigne passe donc à une armée tout entière. Il ne s’agissait visiblement pas d’un comportement isolé ou propre à une personne faible. Les guerriers se conduisent comme les jeunes femmes et les uns et les autres partagent avec les animaux certaines manières de faire, sans qu’il soit pour autant pertinent de dire que les humains sont par là même animalisés ou les animaux humanisés.
On notera aussi que cette conduite cesse d’apparaître uniquement sous le jour d’une caractéristique psychologique universelle pour devenir une coutume, Montaigne donnant alors discrètement à penser que les usages et les expressions naturelles ne s’opposent pas les uns aux autres mais que plutôt peut devenir rituel dans une société ce qui correspond à un penchant naturel.
Quant à la plaisanterie du philosophe Bion, comment l’interpréter ? Il n’est certes pas difficile de la comprendre dans son sens cynique de dénonciation des mœurs ordinaires, dont la contingence est dépréciée au profit d’une vertu supérieure et universelle. Ce qui est plus délicat, c’est de juger de la place qu’elle occupe dans ce passage de Montaigne. Ce dernier a jusqu'à présent expliqué la nécessité si clairement naturelle de ce penchant psychologique que la moquerie de Bion – qui consiste à attribuer au roi en question une croyance que bien évidemment il n’a pas – devrait être vue par Montaigne comme en fait une forme d’aveuglement concernant la réalité de la nature humaine. Il est ainsi permis de penser que Montaigne se moque de la moquerie du cynique et peut-être adopte ici l’attitude compréhensive et lucide de Spinoza, qui écrivait au début de la troisième partie de l’Ethique :
« La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent les lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature » (La Pléiade p.411)
Reste que les exemples qui viendront bientôt pourraient cependant par leur excès légitimer quelque peu la perspective cynique.