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lundi 25 février 2013

Comment lire un livre de philosophie ? En mode ancien régime ou en mode napoléonien ?

On découvre ces métaphores historico-militaires dans un texte de Rosenzweig, cité par Putnam dans sa Philosophie juive comme guide de vie (2008) :
« À l’égard des premières pages d’un livre de philosophie, les lecteurs ont une attitude singulière : ils croient qu’elles constituent le fondement de tout ce qui suivra. C’est pourquoi ils s’imaginent qu’il suffit de les réfuter pour avoir réfuté l’ensemble du livre. C’est ce qui explique l’énorme intérêt pour la doctrine du temps et de l’espace chez Kant, sous la forme où il l’a développée au début de sa Critique ; ce qui explique aussi les tentatives ridicules pour « réfuter » Hegel dès le premier acte de sa Logique, et Spinoza en s’attaquant à ses définitions. D’où également le désarroi du general reader face aux ouvrages de philosophie. Il s’imagine que ces livres devraient nécessairement être « particulièrement logiques », et entend par là que chaque phrase devrait logiquement dépendre de la précédente de sorte que si l’on retirait la fameuse première pierre, « tout l’édifice s’écroulerait ». En vérité, ce n’est nulle part moins le cas que dans les ouvrages philosophiques. Chaque phrase y est moins déterminée par la précédente que par la suivante, et celui qui n’a pas compris une phrase ou un alinéa – s’il s’imagine devoir obéir au scrupule de ne rien laisser passer qui ne fût compris – ne trouvera qu’une aide médiocre à les relire sans cesse ou en recommençant depuis le début. Les livres de philosophie sont rebelles à cette stratégie systématique du style ancien régime (en français dans le texte) qui pensait ne devoir laisser aucune forteresse non conquise sur ses arrières ; ils veulent être conquis dans un style napoléonien, au terme d’une attaque audacieuse du gros des troupes ennemies, après la défaite desquelles les petites forteresses des frontières tombent d’elles-mêmes. » (La pensée nouvelle, p.147-148)
Comprendre une philosophie, c’est la maîtriser, la dominer ; on se peut se battre avec une œuvre philosophique, un passage peut résister. C’est la difficulté de la compréhension qui justifie ce vocabulaire guerrier. Mais comment comprendre cette distinction entre deux lectures sur le modèle de deux guerres de conquête ?
Notons que l’une est meilleure que l’autre. Mais de la supériorité de la guerre napoléonienne, que conclure à propos du texte philosophique ?
Manifestement Rosenzweig dénonce la fausseté de la représentation de la philosophie comme une démonstration méthodique s’appuyant sur des fondements. Que met-il à la place ?
Peut-être est-il éclairant de citer un passage de Nietzsche tiré De par-delà le bien et le mal :
« Ils font tous comme si le développement naturel d’une dialectique froide, pure et divinement impassible, leur avait découvert leur doctrine et permis d’y atteindre (à la différence des mystiques de tout rang qui, plus honnêtes et plus balourds parlent d’ « inspiration ») alors qu’au fond c’est une thèse préconçue, une idée de rencontre, une « illumination », le plus souvent un très profond désir mais quintessencié et soigneusement passé au tamis, qu’ils défendent avec des arguments découverts après coup (…) Ou encore ce charlatanisme de démonstrations mathématiques dont use Spinoza pour barder d’airain et masquer sa philosophie – c’est-à-dire, à bien prendre ici le terme, « l’amour de sa propre sagesse » ni plus ni moins – afin d’intimider dès l’abord l’assaillant qui oserait jeter les yeux sur cette vierge invisible, cette Pallas Athéna. »
Est-on loin de Bergson écrivant aussi à propos de Spinoza dans L’intuition philosophique (1911) ?
« (…) ces choses énormes qui s’appellent la Substance, l’ Attribut et le Mode, et le formidable attirail des théorèmes avec l’enchevêtrement des définitions, corollaires et scolies, et cette complication de machinerie et cette puissance d’écrasement qui font que le débutant, en présence de l’Éthique, est frappé d’admiration et de terreur comme devant un cuirassé du type Dreadnought. » (Edition du Centenaire, p.1351)
Mais n’a-t-on le choix qu’entre un cuirassé compliqué et oppressant d’un côté et de l’autre « quelque chose de subtil, de très léger et de presque aérien, qui fuit quand on s’en approche, mais qu’on ne peut regarder, même de loin, sans devenir incapable de s’attacher à quoi que ce soit du reste », désigné par Bergson du nom d’intuition ?
Certes il n’est sans doute guère prudent d’identifier « le gros des troupes » de Rosenzweig à ce quelque chose difficilement saisissable, « ce centre de force, d’ailleurs inaccessible », d’où « part l’impulsion qui donne l’élan, c’est-à-dire l’intuition même » (p.1357). Néanmoins ne donne-t-on pas le choix entre une rationalité calquée sur les mathématiques et une certitude profonde, intime mais indigne de passer sous le joug de la justification rationnelle ? Mais n’est-ce pas passer d’un extrême à l’autre ? Ne perd-on pas trop vite le souci de l’argumentation philosophiquement irréprochable pour avoir lucidement reconnu qu’il n’y a pas en philosophie de démonstration logiquement contraignante ? Aristote écrit dans l’Éthique à Nicomaque (I, 1) qu’ « il est d’un homme cultivé de ne chercher la rigueur pour chaque genre de choses que dans la mesure où la nature du sujet l’admet » (1094 b 25).
Il ajoute : « Il est évidemment à peu près aussi déraisonnable d’accepter d’un mathématicien des raisonnements probables que d’exiger d’un rhéteur des démonstrations proprement dites. » Mais il n’en conclut pas pour autant que, quand les mathématiques n’ont pas de prise sur un problème, c’est en rhéteur qu’il faut le traiter.
Entre démonstration et illumination, il y a place pour des argumentations cohérentes, éclairées, en accord avec les connaissances fournies par les différents savoirs scientifiques,mais révisables.
Mais alors, s’il faut choisir entre les deux styles proposés par Rosenzweig, c’est le style ancien régime qu’on préférera, moins pour essayer de conquérir les forteresses que pour les évaluer, en expertiser les faiblesses, voire les réparer, modifier les chemins qui les relient les unes aux autres. Mais pour philosopher ainsi, il faut ne pas se reconnaître dans les fameuses lignes de Robert Musil: «Les philosophes sont des violents qui, faute d'une armée à leur disposition, se soumettent le monde en l'enfermant dans un système» (L’homme sans qualités, 1).