3) Xénocrate : le texte de Laërce ne permet pas de savoir si Zénon délaissa Stilpon au profit de Xénocrate ou si, dès qu’il se détacha de Cratès, il eut plusieurs maîtres à la fois, dont Xénocrate. Ce qui retient mon attention, c’est que ce dernier a été un auditeur de Platon et que Zénon donc, tout en changeant de référence, s’inscrit nettement cette fois dans l’héritage platonicien, puisque Xénocrate succède, à la tête de l’Académie, à Speusippe, lui-même successeur direct de Platon. Le premier stoïcien renoue ainsi avec le platonisme, sans en rester à l’objet de dérision que Platon a été pour les premiers cyniques. Bien que Laërce rapporte les 75 titres de livres qu’il est censé avoir écrits (« en tout, 224 239 lignes » ajoute-t-il) et que Xénocrate ait dirigé l’Académie pendant 25 ans, on ne connaît guère sa propre pensée. Peut-être n’en avait-il pas, ce que suggère la comparaison que Platon aurait faite entre lui et Aristote :
« Il était doté d’un esprit lent, si bien que Platon, en le comparant à Aristote, disait : « L’un a besoin d’un coup d’éperon, l’autre d’un frein » et : « Par rapport à un tel cheval, quel âne suis-je en train de dresser ! » (IV, 6 trad. de Tiziano Dorandi)
Ce qui est sûr en tout cas, c’est que Xénocrate, s’il n’a peut-être pas pensé comme Platon, a bel et bien agi comme Socrate. Si l’on se rappelle l’attitude de Socrate par rapport à Alcibiade, telle qu’elle a été rapportée par Platon dans __Le Banquet__, on appréciera à sa juste mesure l’épisode suivant :
« Un jour, la courtisane Phryné voulut le séduire et prétextant qu’elle était poursuivie par quelques admirateurs, elle se réfugia dans sa modeste demeure. Dans un geste d’humanité, il l’accueillit et, comme il n’y avait qu’une seule couchette, il partagea sa couche avec elle, à sa demande. A la fin, malgré une pressante insistance, elle se leva et partit sans avoir rien obtenu. Et Phryné de dire à ceux qui s’en enquéraient qu’elle n’avait pas quitté un homme mais une statue. » (IV, 7)
Même si Xénocrate imite platement Socrate en refusant de jouir de qui est désiré par tous, il est un modèle d’impassibilité que reprendra l’école stoïcienne. Rester insensible, quelles que soient les circonstances, mais d’une insensibilité raisonnée, sans aucune indifférence pathologique, ce sera un des éléments de la norme stoïcienne. Je n’ai malheureusement pas à l’esprit un passage où quelque stoïcien se référerait à la statue comme à un idéal mais je crois que ce n’est pas indéfendable de soutenir que devenir stoïcien, c’est se transformer en statue, si l’on entend au moins par là non l’immobilité du corps mais la permanence d’une forme définie de soi. Je suis amusé par cette autre version du même exercice :
« D’autres racontent que ses disciples mirent Laïs dans son lit. » (ibid.)
J’imagine les disciples partagés entre l’admiration et le voyeurisme, jouant le rôle du maître en mettant ce dernier, comme un apprenti, en difficulté, pour bien se convaincre de la force de sa maîtrise. Pourquoi Watteau n’a-t-il donc pas peint cette scène, où les élèves cachés identifient le fait que rien ne se passe à un événement gigantesque ? Mais cette résistance au plaisir est aussi résistance à la douleur :
« Il avait une telle maîtrise de soi qu’il supporta plusieurs fois des entailles et des brûlures aux organes génitaux. » (ibid.)
Je m’interroge sur l’origine de ces blessures : j’y vois l’illustration de la modération par excellence. Me vient à l’esprit alors un exercice : prenez une zone du corps très sensible et soumettez-la à des stimuli très plaisants puis très déplaisants; si vous restez impassible, il y a en vous de la graine de stoïcien.
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