La démocratie contre les experts (2015) est certes en premier lieu un livre d'histoire : Paulin Ismard s'y consacre à l'étude des esclaves publics en Grèce Ancienne. Ceux-ci, jouant le rôle de fonctionnaires au service de la polis, sont utilisés par les cités grecques pour leur savoir d'expert. Cependant, loin d'y gagner des droits civiques, ces esclaves assurent par leur existence séparée que la cité est gouvernée seulement par des hommes non sélectionnés pour leur compétence mais obligés par leur statut d'hommes libres à délibérer sur les affaires communes.
Pour le dire vite, les hommes libres prennent ensemble les décisions politiques et les esclaves mettent leur expertise au service de la réalisation de ces choix. Le lieu du savoir "politique" est servile et ne se confond pas avec celui du pouvoir, libre.
Loin d'être soumis aux directives des experts, les assemblées démocratiques les instrumentalisent en vue de réaliser la politique décidée par elles. Rien d'étonnant à ce que dans les dernières pages de l'ouvrage, l'auteur se laisse aller à rêver :
" Imaginons un instant que le dirigeant de la Banque Centrale européenne, le directeur des Compagnies républicaines de sécurité comme celui des Archives nationales, les inspecteurs du Trésor public tout comme les greffiers des tribunaux soient des esclaves, propriétés à titre collectif du peuple français ou, plus improbable encore, d'un peuple européen. Transportons-nous, en somme, au sein d'une République dans laquelle certains des plus grands "serviteurs" de l'État seraient ses esclaves. Quelle serait l'allure de la place de la Nation au soir des grandes manifestations parisiennes, si des cohortes d'esclaves devaient en déloger les derniers occupants ? Supposons que l'une de ces manifestations ait pour objet l'austérité budgétaire imposée par les traités européens : la politique monétaire de l'Union serait-elle différente si le directeur de la Banque centrale était un esclave que le Parlement pouvait revendre, ou fouetter, s'il s'acquittait mal de sa tâche ? Poursuivons : dans ce même Parlement, quelle forme emprunterait la délibération entre députés si les esclaves étaient le seul personnel attaché de façon permanente à l'institution, alors que les parlementaires seraient renouvelés tous les ans ? Le tableau laisse songeur..." (p.206)
Ceci dit, si cet ouvrage retient particulièrement mon attention, c'est parce qu'il interprète de manière intéressante trois passages de Platon.
Les deux premiers sont des passages très connus.
D'abord, dans le Protagoras, le mythe de Prométhée :
" Le mythe de Protagoras frappe ainsi par trois éléments qui renvoient au contexte de son élaboration, celui du régime démocratique athénien. La capacité politique procède tout d'abord d'une rupture radicale avec l'ordre des dêmiourgikai technai, ces savoirs spécialisés placés au service de la communauté, dont les dêmosioi (les esclaves publics) ont en partie hérité. Sous la double dimension de l'aidôs et de la dikê, le politique est ensuite pensé comme une capacité offerte au genre humain par les dieux ; en ce sens, elle ne constitue en rien un savoir spécialisé mais bien plutôt une capacité qui mérite d'être régulièrement entretenue : " Cette excellence politique n'est pas naturelle ni ne survient au petit bonheur, mais elle s'enseigne et n'advient à un homme que par l'exercice." Sa spécificité tient enfin à ce qu'elle est également répartie entre tous les hommes ; le récit de Protagoras offre ainsi une assise légendaire à une valeur cardinale de l'idéologie démocratique athénienne, l'isonomia (le "partage égal" des charges politiques) (...) Tandis que l'acquisition des dêmiourgikai technai procède de la transmission verticale d'un savoir établi une fois pour toutes, l'apprentissage de la vertu résulte au contraire d'une circulation horizontale, entre égaux, se déployant tout au long de l'existence." (p.149-150)
On comprend donc que la décision politique se constitue dans le cadre d'une délibération collective, les esclaves étant chargés de régler les détails techniques.
Second passage : quand Socrate fait trouver au petit esclave du Ménon une démonstration géométrique :
" En faisant comparaître un homme dépourvu d'identité propre, interdit de parole dans la cité et qui, pourtant, peut accéder à la connaissance dont procède la réminiscence, il s'agirait pour Socrate d'opposer à l'épistémologie sophistique un savoir qui ne doit rien à l'ordre civique et à son dialogisme - autre manière de démontrer que le savoir authentique n'a pas sa place dans la cité démocratique (...) la scène offre une chambre d'écho au régime des savoirs propre à la cité démocratique, dissociant un savoir public, issu de la délibération entre égaux, d'un savoir qui ne doit rien à l'univers de la cité, au point qu'un être dépourvu de toute identité civique puisse s'en faire le porte-parole - et la lecture platonicienne suggère que l'esclave est la figure par excellence à travers laquelle se manifeste l'écart entre ces deux conceptions du savoir." (p. 160-161)
Pour terminer, à la fin du Phédon , le dialogue entre l'esclave et Socrate :
" Le dêmosios (l' esclave public) trouve ainsi sa place au centre de ''La mort de Socrate'' peinte par David en 1787. Le tableau est en effet composé autour de l'étrange duo formé par l'esclave public et le philosophe : alors que l'esclave, de dos, tourne son regard vers sa gauche en retenant ses larmes, le philosophe, de face, s'adresse à ses disciples disposés vers la droite, tandis que la coupe de ciguë passe de l'un à l'autre. Le jeune esclave de dos, le vieux sage de face, la clarté de la pensée socratique qui s'offre à la pleine lumière, l'esclave dont le visage reste plongé dans les ténèbres, comme si les deux personnages étaient l'envers et l'avers d'une même figure : qu'a donc vu David dans cette scène que l' exégèse platonicienne persiste à ignorer ?
(...) Le dêmosios n'est en rien l'un des disciples de Socrate et, s'il a participé à de nombreuses conversations avec lui, comme le philosophe l'affirme, les logoi sokratikoi se sont bien gardés d'en rapporter le contenu. Célébré par Socrate, le comportement de l'esclave est en réalité construit par contraste avec l'attitude des disciples, tétanisés à l'idée de la mort du maître. Face aux disciples abattus, l'esclave donne l'exemple du noble comportement à adopter devant la mort du maître.
Alors que les disciples pleurent sur leur propre sort, comme le reconnaîtra Phédon, c'est par générosité et noblesse d'âme (hôs gennaiôs) que l'esclave pleure Socrate. Mieux que tous les disciples réunis, le dêmosios comprend le comportement de Socrate. Sa compassion le projette aux côtés du philosophe quand les disciples observent impuissants la disparition de leur maître. Aucun d'entre eux ne sera d'ailleurs gratifié de l'adieu (chairê) que Socrate lance à l'esclave et si Phédon clôt son récit par la célébration en Socrate du meilleur (aristos), du plus sage (phrônimotatos) et du plus juste (dikaiotatos) de tous les hommes, c'est en écho au discours de l'esclave qui avait prononcé l'éloge, selon une même structure ternaire, de l'homme le plus noble (gennaiotatos), le plus doux (praotatos) et le meilleur (aristos)." (p.189-190)
Concluons : Paulin Ismard ne s'est pas contenté en historien de mettre en relief la fonction paradoxale de l'esclave public, à la fois expert et exclu ; il a pointé dans le texte platonicien comment le philosophe à deux reprises a identifié l'esclave public à un dépositaire de savoir, mais, dans le texte philosophique, à la différence de ce qui a lieu réellement dans la cité, l'esclave public possède non un savoir spécialisé mais un savoir universel, autant mathématique qu'éthique.