« Lui, qui dans les banquets, ne laissait jamais passer une occasion de désapprouver les discussions doctrinales entre deux coupes, dit à Aridélos (un de ses disciples, semble-t-il) qui lui posait une question et voulait lui en parler : « Mais voilà justement la prérogative de la philosophie : savoir à quel moment il convient de faire chaque chose » (IV 41)
Etrange Arcésilas, qui délibérément enlève à l’institution du banquet le tour philosophique que lui donna Platon à travers le dialogue où il fit prononcer à Socrate, Aristophane et bien d’autres un éloge de l’amour et où étaient clairement explicitées les règles du nouvel usage de la rencontre festive, autrement dit ses lettres de noblesse philosophique.
Certes, au début de ce banquet mythique, ce fut d’abord le ritualisme routinier qui sembla prendre le pas :
« Aristodème me disait qu’après cela, une fois Socrate étendu sur le lit et prenant part, avec les autres convives, au souper, on fit les libations, on entonna les chants en l’honneur du Dieu, on s’acquitta des autres pratiques consacrées ; sur quoi on se préoccupa de boire » (Le Banquet 175a trad.Léon Robin)
Heureusement les excès de la veille ont fait perdre à quelques-uns pour ce jour-là le goût de la boisson : il s’agit de Pausanias (qui lance l’idée de la pause (sic)), d’Aristophane et d’Agathon. Ainsi c’est grâce à leurs débordements que les coupes ne seront pas remplies mais au fond à une seule fin : retrouver le souffle. Pausanias est clair :
« Quant à moi, je vous l’avoue, je me trouve tout à fait incommodé, réellement, de la beuverie d’hier, et j’ai besoin de reprendre un peu haleine » (175a)
Or, il se trouve que la bande des gueules de bois va faire alliance avec la bande des petites natures: Aristodème, Phèdre, Eryximaque, ce dernier déclarant :
« Nous autres, en effet, à cet égard nous sommes en tout temps des incapables ! »
En somme ce serait, semble-t-il, la convergence de deux incapacités qui ferait d’une soûlerie virtuelle un cénacle philosophe réel. Mais c’est un peu plus compliqué car ledit Eryximaque, médecin, a des raisons scientifiques de ne pas boire, qu’il ose, ce soir-là, livrer sans crainte d’être contredit par des buveurs désormais anéantis :
« En somme, du moment que, parmi ceux qui sont ici, aucun ne me semble avoir beaucoup d’empressement pour boire du vin en quantité, probablement vous serais-je moins importun, si je vous disais ce qui en est véritablement de l’acte de s’enivrer : pour moi en effet, voilà justement au moins une vérité dont l’évidence est résultée de la pratique de la médecine, c’est que l’ivresse est funeste aux hommes ; aussi, ni ne consentirais-je, pour mon compte personnel, à boire de mon plein gré outre mesure, ni ne le conseillerais-je à un autre, principalement quand de la veille il a la tête encore lourde » (176 cd)
Il s’agit donc plutôt de la rencontre de l’expérience et de la science, de la pratique et de la théorie.
Et Socrate dans l’affaire ? Il ne dit rien mais Eryximaque commente sa neutralité :
« Quant à Socrate, je n’ai pas à en parler, puisque, dans un sens comme dans l’autre, il est si bien à la hauteur des circonstances que, quel que soit le parti que nous prenions, il s’en arrangera ! » (175c)
Il n’appartient en effet à aucune des deux bandes : ni boire ni s’abstenir ne lui coûte, son corps ne demande rien, il obéit tout simplement.
La bonne décision une fois prise, s’ensuit dans la foulée une autre, tout aussi excellente : le renvoi de la joueuse de flûte, invitée à « jouer pour elle-même, ou, si elle veut, pour les femmes de la maison ». C’est donc entre hommes que certains de ces messieurs feront l’éloge de l’amour des mignons mais c’est cependant le souvenir du récit d’une femme, Diotime, rapporté par Socrate, qui illuminera le symposium. Diotime, absente, dira par la voix de Socrate la vérité sur la puissance du désir à atteindre la Beauté absolue, celle qu’on ne voit jamais et dont le corps du plus mignon des mignons n’est qu’un très pâle reflet.
Il fallait avoir ces lignes à l’esprit pour mesurer à quel point Arcésilas, lointain successeur de Platon à l’Académie, profane les règles du jeu festivo-philosophique :
« Grand amateur de luxe –il n’était en effet rien d’autre qu’un second Aristippe (en somme celui qui aurait dû être un second de Platon devient un double du maître de l école cyrénaïque, on ne peut plus rivale), il fréquentait les banquets, ceux donnés par ses pairs et seulement ceux-ci (noblesse oblige). Il vivait au grand jour avec les courtisanes d’Élis Théodotè et Philè ; lorsqu’on le raillait (à ce propos) (en somme quand on invoquait Platon), il citait les maximes d’Aristippe (la trahison est ostentatoire). Il aimait les jeunes gens (exit Diotime et son enseignement !) et était ardent aux plaisirs. C’est pourquoi Ariston de Chios et ses disciples stoïciens lui en faisaient reproche, le traitant de corrupteur de la jeunesse (quand on disait cela de Socrate, cela signifiait tout autre chose...), de professeur d’obscénité (je pense au titre du roman de Philip Roth __The professor of desire__) et de dévergondé. » (40)
Certes il restera toujours entre le débauché ordinaire et le débauché philosophique le fait que ce dernier pour se défendre a des appuis doctrinaux....
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