dimanche 29 mars 2009

In memoriam canium (5): chiens cyniques, chiens bactriens, chiens de Priam.

Dans l’histoire du cynisme, il y a deux Onésicrite.
Du premier, citoyen d’Egine, rien à dire sinon qu’il était le père de Philiscos et qu’au lieu de détourner ses deux fils de Diogène il s’est comme eux soumis à lui (Diogène Laërce VI 75).
Le second, Onésicrite d’Astypalée, disciple aussi de Diogène, mérite en revanche plus d’ attention ; certes je lui ai déjà consacré un billet mais il est à compléter.
On pourrait commencer par remarquer qu’à la différence de Diogène il n’ a pas éconduit Alexandre le Grand mais l’a conduit, comme Philiscos, à sa façon cependant.
En effet, d’après Plutarque (Vie d’Alexandre 66 3), il était le pilote en chef de ceux qui dirigeaient la flotte macédonienne vers l’Inde. Arrien (Indica 18 9) le fait même pilote du navire d’Alexandre. En outre il a rédigé une chronique de ce voyage en Inde, cependant autant Arrien que Strabon l’ont jugé porté à l’exagération, voire menteur.
Le philosophe-chien a rapporté de là-bas de bien étranges choses, que Pline reprendra dans son Histoire Naturelle (VII 28) comme par exemple l’existence d’hommes à cinq coudes et à quatre paumes de la main. En revanche pas de traces qu’il ait mentionné un usage relatif à des chiens et qui se prête aisément, on le verra, à un usage symbolique.
C’est Strabon qui en fait état (je traduis le texte de l’espagnol à partir de la version qu’en donne l’édition García-Villalobos- vol 1 p.458-)
« Anciennement, pour sûr, les Sogdiens et les Bactriens ne différaient pas beaucoup des nomades dans le mode de vie et les coutumes, bien que celles des bactriens soient un peu plus civilisées. Mais ceux qui suivent Onésicrite ne racontent pas ce qui est chez eux le plus singulier : en effet, ceux qui succombent à la vieillesse ou à la maladie ils les jettent vivants à des chiens spécialement élevés à cette fin, que dans leur langue maternelle ils appellent croque-morts (sepultureros). Le côté extérieur de la muraille de la capitale des Bactriens est propre mais la majeure partie de l’intérieur est pleine d’os humains. Alexandre mit fin à cette coutume » (Géographie XI 11 3)
A la différence des chiens de Priam qui dévorent leur maître par faute de la guerre et du bouleversement qu’elle introduit, les chiens bactriens sont dressés pour dévorer les humains, par cela plus proches des chiens cyniques qui eux aussi ne faisaient qu’une bouchée de tous ceux qui, à leurs yeux, étaient porteurs des stigmates de la mauvaise conduite.

samedi 28 mars 2009

In memoriam canium (4): Philiscos d’Egine

Ce billet est tout d’abord l’occasion de saluer la publication en espagnol de deux volumes qui constituent une précieuse anthologie de textes antiques sur les cyniques (Los filósofos cínicos y la literatura moral serioburlesca José A. Martin Garcia & Macías Villalobos ed. Akal Madrid 2008). Je l’explore aujourd'hui afin de donner un peu de corps à Philiscos d’Egine, que j'ai seulement évoqué en frère aîné incapable de faire revenir son jeune frère au domicile paternel tant il était comme lui sous le charme de Diogène.
On peut commencer par relier Philiscos de deux manières à la tragédie. D’abord parce que Diogène aurait composé une tragédie ayant Philiscos pour titre (Diogène Laërce VI 79), ensuite parce qu' il n’aurait pas été seulement le disciple conquis de Diogène mais aussi selon Satyros l’auteur des tragédies qu’on attribue au maître. Marie-Odile Goulet-Cazé soutient cependant que « les tragédies étaient certainement des ouvrages de Diogène » (éd. des Vies p.746). C’est l’avis de García et Villalobos pour lesquels on a attribué à Philiscos les tragédies de Diogène afin de donner une image du maître libérée du poids des positions scandaleuses que Diogène y aurait soutenues (ibid vol. 1 p.430). En effet,d’après Laërce VI 73, dans une de ses tragédies, Thyeste, Diogène aurait défendu l’anthropophagie. Il y a donc quatre possibilités selon que le Philiscos de la tragédie est ou non Philiscos d’Egine : ce dernier aurait écrit une tragédie ayant ou lui-même ou un homonyme comme personnage principal ou bien Diogène aurait consacré une tragédie à un disciple ou à un homonyme de son disciple. Dans les quatre cas cela reste étrange.
En revanche, d’après Simone Follet, Philiscos serait bel et bien l’auteur des vers inscrits sur la statue de bronze érigée, après la mort de Diogène, en son honneur, par ses concitoyens :
« Même le bronze subit le vieillissement du temps,
mais ta renommée, Diogène, l’éternité ne la détruira point.
Car toi seul as montré aux mortels la gloire d’une vie
Indépendante et le sentier de l’existence le plus facile à parcourir » (Laërce VI 78)
Philiscos aurait écrit aussi des dialogues philosophiques, la Souda cite le titre de l’un d’entre eux Codrus et Garcia et Villalobos rapportent une citation de lui faite par Stobée:
« Il est impossible, insensé, que ceux qui n’ont pas fait d’efforts reçoivent ce qui revient à ceux qui ont fait des efforts » (III 29 40 ibid. p.435) - on notera la contradiction entre l'éloge de l'effort ici et la référence à la facilité du sentier dans les vers cités plus haut.
Enfin Garcia et Villalobos m’apprennnent – mais sans mentionner la source – que Philiscos aurait été le professeur de grec d’Alexandre le Grand.
Qui imaginera un dialogue où Aristote et Philiscos devisent sur les mérites de leur illustre élève ?
En tout cas, qu’il s’appelle Diogène ou Philiscos, le cynique a à coeur de donner des leçons à Alexandre.

vendredi 27 mars 2009

Diogène de Sinope: réussir à être quelqu'un en n'étant pourtant plus personne aux yeux des autres.

"Certains disent que Diogène mourant ordonna qu'on le jetât en terre sans sépulture afin que n'importe quelle bête sauvage pût prendre sa part, ou qu'on le poussât dans un trou et qu'on le recouvrît d'un peu de poussière (selon d'autres, il demanda qu'on le jetât dans l'Illissos) afin qu'il fût utile à ses frères." écrit Laërce en VI 79.
Le texte est allusif mais il est permis d'identifier les bêtes sauvages et les frères aux chiens. Or, on mesure mieux à quel point Diogène s'oppose aux valeurs grecques traditionnelles si on sait que chez Homère le pire de ce qui peut arriver à un cadavre est précisément d'être déchiré par les chiens. Ainsi quand Priam évoque devant Hector sa mort dans Troie assiégée, il dit:
" Moi-même, le dernier, les chiens, à la porte extérieure, sanguinaires, me déchireront, quand quelqu'un, avec le bronze aigu, m'ayant frappé de près ou de loin, aura ôté la vie à mes membres; ces chiens que j'ai nourris dans mon palais, portiers vivant de ma table, et qui, ayant bu mon sang, le coeur enragé, resteront couchés devant les portes (...) Quand c'est la tête blanchissante, le menton blanchissant, les parties d'un vieillard égorgé qu'outragent les chiens, il n'y a rien de plus pitoyable chez les misérables mortels" (L'Iliade XXII 74-76 traduction Lasserre)
Certes il y sans doute ici un double outrage du fait que Priam imagine être dévoré par ses propres chiens. A ce propos, Jean-Pierre Vernant écrit:
" C'est le monde à l'envers qu'évoque Priam, toutes les valeurs sens dessus dessous, la bestialité installée au coeur du foyer domestique, la dignité du vieillard tournée en dérision dans la laideur et l'impudicité, la destruction de tout ce qui dans le cadavre appartient proprement à l'homme." (L'individu, la mort, l'amour p.1349 Oeuvres II)
Cependant la honte est déjà totale même si les animaux anthropophages sont sauvages. Le chant I de l'Iliade évoque dès la première ligne cette horreur:
" Chante la colère, déesse, du fils de Pélée, Achille, colère funeste, qui causa mille douleurs aux Achéens, précipita chez Hadès mainte forte âme de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et des oiseaux innombrables"
C'est contre une telle mort infâme que Priam met en garde Hector en le suppliant de ne pas affronter Achille:
" S'il te tue, plus moyen même de te pleurer sur un lit, cher rejeton, pour moi qui t'enfantai, ni pour ta femme, riche de cadeaux. Fort loin de nous, près des vaisseaux argiens, les chiens rapides te dévoreront." (Chant XXII)
Ce que Vernant commente ainsi:
" L'outrage porte ici l'horreur à son comble. Le corps est mis en pièces en même temps que dévoré tout cru au lieu d'être livré au feu, qui, en le brûlant, le restitue dans l'intégralité de sa forme à l'au-delà. Le héros dont le corps est ainsi livré à la voracité des bêtes sauvages est exclu de la mort en même temps que déchu de la condition humaine. Il ne franchit pas les portes de l'Hadès, faute d'avoir eu sa "part du feu"; il n' a pas de lieu de sépulture, pas de tertre ni de sèma, pas de corps funéraire localisé, marquant, pour le groupe social, le point de la terre où il se trouve situé, et où se perpétuent ses rapports avec son pays, sa lignée, sa descendance, ou même simplement les passants. Rejeté de la mort, il se trouve du même coup rayé de l'univers des vivants, effacé de la mémoire des hommes. Davantage, le livrer aux bêtes, c'est le dissoudre dans la confusion, le renvoyer au chaos, à une entière inhumanité: devenu, dans le ventre des bêtes qui l'ont dévoré, chair et sang d'animaux sauvages, il n'y a plus en lui la moindre apparence, la moindre trace de l'humain: il n'est strictement plus personne." (ibidem p.1357)
Si Diogène le cynique demande cette mort infâme, ce n'est pas pour ne plus être personne mais pour illustrer à quel point il enlève toute valeur au groupe social et à ses usages. L'entière humanité consiste désormais à ne plus identifier ce qu'on est à ce que le regard du groupe juge qu'on est. Mais on sait qu'il y a une autre mort de Diogène plus conforme aux usages.

mercredi 25 mars 2009

Voir dans les choses autre chose que de simples choses: vice ou vertu ?

Devenir stoïcien implique remettre les choses à leur place, les séparer de toutes leurs connotations, les réduire à leur matérialité neutre. Par exemple, comme l'écrit Marc-Aurèle, ne voir dans un mets précieux que le cadavre d'une bête, dans un vin rare que des raisins écrasés. On pourrait identifier là un appauvrissement de la perception, une renonciation paradoxale à la capacité d' estimer finement les nuances et les contextes. Mais ce que je souhaite souligner aujourd'hui, c'est l'extrême difficulté de l'exercice non pas en lui-même et intemporellement mais en relation avec l'image des choses qui accompagne ce que Jean-Pierre Vernant appelle dans L'individu, l'amour, la mort (1989) "le corps présocratique".
Lisons par exemple ces lignes où les armures sont essentiellement autre chose que des pièces métalliques travaillées d'une certaine manière:
" Les puissances qui, pénétrant le corps, opèrent sur sa scène intérieure pour le mouvoir et l'animer trouvent hors de lui, dans ce que l'homme porte ou manie: vêtements, protection, parure, armes outils - des prolongements permettant d'élargir le champ de leur action et d'en renforcer les effets. Prenons un exemple. L'ardeur du menos brûle dans la poitrine du guerrier; elle brille dans ses yeux; parfois, dans des cas exceptionnels où elle est portée à incandescence, comme chez Achille, elle flamboie au-dessus de sa tête. Mais c'est elle encore qui se manifeste dans l'éclat éblouissant du bronze dont le combattant est revêtu: montant jusqu'au ciel, la lueur des armes qui provoque la panique dans les rangs ennemis est comme l'exhalaison du feu intérieur dont le corps est brûlé. L'équipement guerrier, avec les armes prestigieuses qui disent la carrière, les exploits, la valeur personnelle du combattant, prolonge directement le corps du héros; il adhère à lui, s'apparente à lui, s'intègre à sa figure singulière comme tout autre trait de son armorial corporel." (Oeuvres II p.1318)
La tâche de l'élève stoïcien est donc multiple: défaire la chose des corps environnants, l'abstraire de sa fonction, en faire quasi une réduction physicaliste. En guise d'entraînement lire Homère comme un bêtisier, comme le catalogue de toutes les projections délirantes, de toutes les associations confuses.
Reste que, stoïcisme mis à part, les descriptions homériques sont peut-être, phénoménologiquement parlant, fort perspicaces.

mardi 24 mars 2009

Le garçon de café stoïcien.

Les Stoïciens opèrent une réduction des choses à leurs constituants objectifs afin de les détacher de toutes les propriétés qui font courir le risque à celui qui les reconnaît de perdre le contrôle de lui-même.
Ainsi un garçon de café stoïcien devrait réduire un pourboire à une quantité de métal.
En effet, vu qu’on ne peut pas passer de « ce pourboire n’est pas très généreux » à « cette quantité de métal n’est pas très généreuse », la mesquinerie des clients le laisserait impassible. Cependant s’il opérait une telle réduction systématiquement, il ne pourrait pas accomplir sa fonction sociale comme il se doit, ce à quoi s’oblige pourtant tout stoïcien. Par exemple remercier le client généreux (ce qu’on attend de tout garçon honoré d’un pourboire généreux) implique l’identification de ce qui est laissé par le client comme pourboire généreux.
Le garçon de café stoïcien paraît donc condamné à un va-et-vient entre réduction et identification coutumière. L’identification coutumière serait requise chaque fois qu’elle conditionnerait l’accomplissement correct de la tâche (ainsi dans un grand restaurant le serveur malhabile qui souillerait la nappe de gouttes de vin ne devrait pas réduire les traces à des modifications chimiques) ; en revanche la réduction serait impérative chaque fois qu’elle conditionnerait le contrôle de soi. Il y a alors une tension forte entre les deux attitudes car le contrôle de soi professionnel va dans le sens inverse du contrôle de soi éthique, vu que la réduction dessert le premier et sert le second.
On peut résoudre à première vue la contradiction en envisageant que le garçon de café fasse comme s’il reconnaissait la valeur du pourboire, comme s’il avait honte d’avoir taché la nappe etc. On peut cependant se demander dans quelle mesure ne pas tenir pour vraies les croyances inhérentes à l’exercice d’une profession n’est pas un obstacle à l’exercice en question. Entre quelqu’un qui joue au garçon de café et un garçon de café, il n’y a pas peut-être pas seulement la différence intérieure qu’on pourrait apprécier variablement selon qu’on reconnaît ou non la valeur des habitus, il y a peut-être aussi différence objective dans l’accomplissement de la fonction ( peut-on désirer faire quelque chose sans tenir pour vraies toutes les croyances qui justifient le faire en question ?).

" A la grecque !!" de Guillaume Clayssen

Guillaume Clayssen me dit avoir trouvé entre autres dans la lecture des textes que j'ai consacrés à Diogène Laërce l'idée de faire monter sur scène les philosophes antiques. Il est vrai que les plus exhibitionnistes d'entre eux, les Cyniques, font quelquefois un sacré théâtre.
Cette idée est devenue une oeuvre, qui par son titre doublement exclamatif et peut-être ainsi à mi-chemin entre nostalgie et ironie évoque une façon de faire, un style, un art de vivre - même s'il doit y avoir maintes manières de vivre et de penser "à la grecque".
J'invite donc mes quelques lecteurs, épisodiques ou fidèles, à se rendre au théâtre de Suresnes pour y assister à l'oeuvre de Guillaume Clayssen.

vendredi 13 mars 2009

Marc-Aurèle vu par Carla Bruni-Sarkozy.

Carla Bruni parlant de Nicolas Sarkozy:
"En ce moment il est plongé dans "Les mots" de Sartre, Alexandre Dumas et les "Pensées" de Marc-Aurèle qui sont très intéressantes puisque c'était un empereur philosophe." (source: Le Figaro Madame)
Problème: puisqu'il était un esclave philosophe, Epictète a-t-il eu des pensées intéressantes ?

Commentaires

1. Le mercredi 8 avril 2009, 16:30 par Arnaud
Absurde, en effet, même si l'on devine bien où elle veut en venir. Le terme "intéressant" aurait en l'espèce une connotation "utilitariste" et réflexive (au sens de spéculaire plutôt que de spirituel)...
2. Le vendredi 8 janvier 2010, 21:10 par M.A.
Il se peut aussi que Sarkozy soit, sans que nous le sachions, un esclave... de Carla ?
3. Le dimanche 10 janvier 2010, 11:37 par philalèthe
Il faudrait déjà qu'on sache déterminer à partir de quel degré une dépendance devient un esclavage ! L'appréciation semble largement personnelle.
Reste que pour de nombreux philosophes antiques - entre autres les épicuriens - liberté de l'esprit et amour ne peuvent pas coexister. En revanche l'esclavage au sens juridique n'impliquant pas une dépendance sentimentale, il est compatible avec la liberté de l'esprit. D'où la référence à Epictète, esclave philosophe.

mercredi 11 mars 2009

Socrate et la bourgeoisie hostile au Front Populaire.

C'est une remarque datée, tirée d'un livre fondamental, écrit pendant la 2ème guerre mondiale; elle offre, pour comprendre Socrate, une contextualisation et une comparaison inhabituelles.
"Le parti pris laconisant qui régnait dans les milieux réactionnaires d'Athènes, celui par exemple où vécut Socrate, est aussi fort que celui que la bourgeoisie française des années du "Front Populaire" manifestait en faveur de l'ordre et de la puissance mussoliniennes."
L'auteur est Henri-Irénée Marrou dans son Histoire de l'éducation dans l'Antiquité (Points Seuil p.52).

samedi 7 mars 2009

Éthique torera / éthique existentialiste.

Francis Wolff formule dans sa Philosophie de la corrida "les dix commandements du torero pour être torero". Voici le premier commandement:
"L'éthique "torera" est une éthique de l'être. Son premier commandement énonce donc:
Tu seras torero, c'est-à-dire tu seras d'abord, toujours, et absolument conforme à ton office.
Autrement dit: ton "être torero" précède, détermine et valorise tes actes de torero, même lorsque tu n'es pas en train de les accomplir, et même si tu les accomplis mal." (p.170)
Ce commandement exemplifie parfaitement une éthique essentialiste. C'est l'inverse de l'existentialisme. En termes sartriens, le torero est de mauvaise foi, il illustre l'esprit de sérieux, c'est un lâche.

vendredi 6 mars 2009

La corrida, le torero et le stoïcien.

Francis Wolff a publié en 2007 une Philosophie de la corrida. Dans ce livre incontestablement brillant, il se propose de "faire d'un objet d'amour un objet de pensée" (p.9).
Dans le chapitre III "Être torero", il souligne longuement l'identité de l'éthique du torero et de celle du stoïcien:
" C'est une éthique de l'ascèse (par opposition aux morales du bien-être), c'est une éthique de l'être (par opposition aux morales de l'action), c'est une éthique de l'individu d'exception, sage ou héros (par opposition aux morales communes), c'est une éthique internaliste de l'identification à son office - son costume si l'on veut -, par opposition aux morales de l'obéissance à des commandements extérieurs. C'est une éthique de la mise en scène de son propre détachement vis-à-vis de l'accidentalité et de la mort (par opposition aux morales de l'authenticité). C'est une éthique de la liberté par le combat - contre soi et le monde, contre la vie et la mort -, par opposition à la liberté d'agir à sa guise. On voit que tous ces éléments forment bien un échafaudage proche du système stoïcien, plus particulièrement dans sa version romaine, telle qu'on la trouve formulée au mieux chez Épictète, l'esclave maître des empereurs." (p.168-169)
Je ne veux pas aujourd'hui porter de jugement sur un tel rapprochement, juste rappeler un texte que Wolff ne mentionne pas mais qui, 125 ans avant son apologie de la corrida, compare déjà les stoïciens à des toreros. Il s'agit du fragment 122 du troisième livre du Gai savoir auquel j'avais consacré le billet du 12 Février 2008.
La différence entre Wolff et Nietzsche est nette: Nietzsche rabaisse le stoïcien en l'identifiant au torero alors que Wolff élève le torero en le comparant au stoïcien.

Commentaires

1. Le vendredi 6 mars 2009, 23:34 par Nicotinamide
Votre billet recherche la polémique, et plus que la polémique, l'étonnement. En effet pourriez-vous expliquer ce que signifie la succession des éthiques ?
Qu'est-ce qu'une éthique de l'ascèse ?
Qu'est-ce qu'une éthique du costume ?
Qu'est-ce qu'une éthique de l'être ?
Qu'est-ce qu'une éthique de l'individu d'exception ?
Qu'est-ce qu'une éthique de la liberté par le combat contre soi ?
Qu'est-ce qu'une éthique de la liberté par le combat contre le monde ?
Qu'est-ce qu'une éthique de la liberté par le combat contre contre la vie ?
Qu'est-ce qu'une éthique de la liberté par le combat contre la mort ?
Ces éthiques dont la somme constitue l'Ethique de la Bouse et du Torero s'opposent naturellement à des morales d'esclaves et du ressentiment vulgaire.
Ne comprenant pas ce qu'il veut dire, je ne saisis pas comment il arrive à conclure qu'un homme déguisé en poisson de lumière, plantant des banderilles dans le dos d'un bovin se compare avec un échaffaudage stoicien ?
En effet, la différence entre Wolff et Nietzsche est nette, je doute que Wolff tombe au cou d'un taureau battu par un charretier turinois. Il n'aurait pas écrit non plus l'aphorisme 220 du gai-savoir
2. Le samedi 7 mars 2009, 11:56 par Philalèthe
Votre référence à l'aphorisme 220 du Gai Savoir  (" Sacrifice. Pour ce qui en est du sacrifice et de l'esprit du sacrifice, les victimes pensent autrement que les spectateurs; mais jamais on ne les a laissés parler") est en effet opportune car d'abord Wolff pense que l'interprétation sacrificielle de la corrida la rend intelligible en partie et ensuite parce qu'en un sens il fait parler le taureau mais pas pour lui faire dire ce que vous imagineriez:
" L'animal qui combat, en tant qu'il est un animal bravo, met la valeur de son combat au-dessus de sa propre souffrance (...) la bravura est aussi un mode d'"être animal" , une certaine manière de vivre en combattant, qui se manifeste selon les degrés d'une vertu variable, la combativité. (...)Et qui pourrait nier que le taureau de combat, sans exprimer la morale absolue (il n'y en a pas) est porteur d'une éthique, qui se résume au slogan de la Pasionaria: "Mieux vaut mourir debout que vivre à genoux" ?" 
Loin d'être objet de pitié, le taureau bravo est pour Wolff objet d'admiration:
"Qui aime la corrida aime forcément les taureaux. Il se rêve sûrement lui-même en taureau - il n'y a guère d'exception à cette règle. Il se plaît à cette pensée: devenir taureau - à défaut de pouvoir être torero."
Quant à ce que ressent le taureau, Wolff le détermine à partir de la réflexion sur les hommes d'une part et à partir de thèses de médecine vétérinaire:
" On sait que pour un vivant, des blessures au combat ne sont pas ressenties psychologiquement, ni même physiquement, comme des "souffrances": le soldat - ou le torero !- "oublie" ses blessures dans l'ardeur du combat, elles ne sont pas éprouvées comme simples douleurs, elles sont absorbées par l'action et transformées en actes justement (...) En outre le taureau libère, pendant son combat, une quantité exceptionnelle de beta-endorphines qui ont pour effet de bloquer les récepteurs de la douleur, en sorte que le combat provoque en lui une sorte d'excitation jouissive qui compense la souffrance."
Il faut cependant mettre au crédit de Wolff une certaine lucidité concernant le risque couru par son entreprise apologétique:
"N'avons-nous fait là que rationaliser une passion ? Peut-être"
Toutes les citations sont extraites du chapitre II (De nos devoirs vis-à-vis des animaux en général et des taureaux de combat en particulier). Pour la discussion du bien-fondé de cette défense de la corrida, je renvoie au billet de Julien Dutant.
3. Le samedi 7 mars 2009, 17:51 par herve
N'ayant pas lu le livre de Francis Wolff, je me permets quelques remarques et questions auxquelles Francis Wolff répond peut-être par ailleurs, mais inspirées seulement par les passages que vous citez.
Si l'éthique du torero est une "éthique de de la liberté par le combat - contre soi et le monde, contre la vie et la mort", alors, par un aspect au moins, la tauromachie rejoint ce que disent certains anthroplogues à propos du sacrifice animal : l'animal y joue un rôle substitutif, il _figure_ (au sens de la figuration) des enjeux humains. Francis Wolff confirme une approche anthropomorphique en faisant parler le taureau, et en évoquant l'identification de l'aficionado au taureau ("devenir taureau").
Comme il ne peut s'agir d'une pure et simple assimilation à un animal, il est plausible que soit plutôt visée une captation de la puissance du taureau telle qu'elle est suscitée, fabriquée par les hommes dans les conditions bien précises de l'élevage et de la ritualité de la corrida. Or, celles-ci ne correspondent en rien aux situations de combat que le taureau connaît lorsqu'il affronte des animaux non-humains...
Et pourquoi _mettre en scène_ "son propre détachement vis-à-vis de l'accidentalité et de la mort" par un spectacle comme la corrida ? Le stoïcien, puisque Francis Wolff s'en réclame, n'a-t-il pas suffisamment à faire avec sa vie et le monde comme il va pour y exercer "une éthique de l'ascèse" ?
De plus, et cela rejoint d'une certaine façon la question de "l'adresse" du discours et de l'action stoïciens, de leur(s) destinataire(s) (soi, l'ami, les autres, etc.), pourquoi faire étalage de "son propre détachement" devant la foule assemblée dans une arène ?
Sur ce dernier point, Francis Wolff, qui se réfère à Epictète, en est fort loin :
"Lorsque tu as frugalement accordé au corps ce qu'il exige, n'en tire point vanité. Si tu ne bois que de l'eau, ne va pas dire à tout propos que tu ne bois que de l'eau. Et si tu veux t'endurcir à la peine, fais-le pour toi et non pour les autres. Ne tiens pas les statues embrassées. Mais lorsque tu as grand soif, hume un peu d'eau fraîche, rejette-là et n'en dis mot à personne. (Epictète, Manuel XLVII)
4. Le samedi 7 mars 2009, 23:59 par Nicotinamide
Je crois que le rapprochement entre la danseuse macabre et le stoicien est grotesque. Le passage cité répète les inepties (éthique de la mise en scène de l'accidentalité, éthique du costume...). Il joue l'effet rhétorique en opposant une éthique, concept noble et singulier contre les morales, principes de troupeaux castrateurs et vulgaires). Ce texte alimenterait encore les critiques de Julien Dutant sur la poésie sophistiqué de Wolf.
Les passages suivants restent dans la logique de l'amour des spectacles sadiques. L'Ethique du taureau de combat s'oppose aux morales des vaches d'abattoir. Evidemment le taureau est content et en plus ça fait pas mal. (autre exemple de mauvaise foi après "le torero est un lâche")
En rentrant dans l’arène, mon fils me demandait : "y sont où les romains ?" La course camarguaise me semblait ludique, ils courent devant le coup de tête... Mais les raseteurs paraissaient devenir un bombinement de mouches douloureuses autour de ces pauvres vaches. Ils se croisaient pour venir griffer le front d'un boeuf déjà acculé contre le bord. Je ressentis du dégoût, un malaise et une profonde tristesse. Par conséquent, je ne comprends pas comment l'on peut prétendre être amoureux du spectacle d'une mise à mort. Peut-être que je ne me plait pas à cette pensée "devenir-taureau". Par contre une autre idée de Deleuze me vient lorsque je pense à la corrida et aux amoureux des sacrifices : la honte d'être un homme, j'ai honte d'être un homme.
PS :
Sénèque :
Lettre 7
La foule t’applaudit ! Eh ! qu’as-tu à te complaire si tu es de ces hommes que la foule comprend ? C’est au dedans de toi que tes mérites doivent briller.
Lettre 121
Quand je recherche pourquoi la nature a mis l'Homme au-dessus des autres animaux, crois-tu que je m’écarte bien loin de la morale ?
Lettre 108
je m’abstins dès lors de toute nourriture animale ; et un an de ce régime me l’avait rendu facile, agréable même. Mon esprit m’en paraissait devenu plus agile ; et je ne jurerais pas aujourd’hui qu’il ne l’était point. Tu veux savoir comment j’ai discontinué ? L’époque de ma jeunesse tomba sous le principat de Tibère : on proscrivait alors des cultes étrangers ; et parmi les preuves de ces superstitions était comptée l’abstinence de certaines viandes. À la prière donc de mon père, qui craignait peu d’être inquiété, mais qui n’aimait point la philosophie, je repris mon ancienne habitude ; et il n’eut pas grand’peine à me persuader de faire meilleure chère.
Lettre 80
je me promettais du silence, une solitude que rien n’interromprait ; et voici qu’une bruyante clameur, partie de l’amphithéâtre, vient, non m’arracher à mon calme, mais me faire songer à ce débat si passionné des spectateurs. Je considère à part moi combien de gens exercent leur corps, et combien peu leur esprit ; quel concours de peuple à un spectacle de mensonge et d’illusion, et quel désert autour de la science ; quels imbéciles esprits dans ces hommes dont on admire l’encolure et les muscles.
Lettre 37
Ta glorieuse obligation est la même quant à la formule que celle du vil gladiateur : souffrir le feu, les fers, le glaive homicide. Ceux qui louent leurs bras pour l’arène, qui mangent et boivent pour avoir plus de sang à donner, se lient de façon qu’on puisse même les contraindre à souffrir tout cela ; toi, tu entends le souffrir volontairement et de grand cœur. Ils ont droit de rendre les armes, de tenter la pitié du peuple ; toi, tu ne rendras point les tiennes et ne demanderas point la vie : tu dois mourir debout et invaincu
Nietzsche le voyageur et son ombre § 57:
rapports avec les animaux
5. Le dimanche 8 mars 2009, 00:10 par Nicotinamide
J'oubliai presque :
Plutarque rapporte un mot de Bion qui rapporte un mot d'Aristote :
"Les gamins se font un jeu de lancer des pierres aux grenouilles mais les grenouilles en meurent et non par jeu."
(p. 133 du Paquet, grand format)
6. Le dimanche 8 mars 2009, 12:02 par Philalèthe
Vos interventions, pour lesquelles je vous remercie, ne font qu'augmenter la grande réserve que j'ai ressentie en lisant ces passages de Wolff et en effet un des arguments réfutant cette identification met en évidence la relation du matador avec la foule, face à laquelle il s'exhibe, et de laquelle il attend la reconnaissance de sa valeur. Or, il va de soi que cette conduite est précisément condamnée par les stoïciens quand Epictète par exemple commande de ne pas jouer au philosophe devant les autres mais de l'être. Il y a alors une relation de soi à soi qui passe par la médiation de l'ami mais en aucun cas par celle du public (même à imaginer un public constitué exclusivement de connaisseurs).
En revanche je comprends bien qu'un matador puisse être stoïcien, au sens où il ferait son devoir de matador, c'est-à-dire son métier, rien de plus, de manière stoïcienne. Mais vue ainsi, la vie stoïcienne est compatible avec beaucoup de métiers (pas avec tous: on ne peut pas être un tortionnaire stoïcien). Mais à coup sûr on peut être par exemple un boucher stoïcien (ce n'est pas une manière de dire un torero stoïcien !).

mercredi 4 mars 2009

Sénèque (43): comment neutraliser et le corps et le luxe ou maison en soi et maison pour soi.

Voici les dernières lignes du cri (clamo) que Sénèque adresse aux autres (aliis) après avoir trouvé le droit chemin (iter rectum):
« Hanc ergo sanam ac salubrem formam vitae tenete, ut corpori tantum indulgeatis, quantum bonae valetudinis satis est. Durius tractandum est, ne animo male pareat: cibus famem sedet, potio sitim extinguat, vestis arceat frigus, domus munimentum sit adversus infesta temporis. Hanc utrum caespes erexerit an varius lapis gentis alienae, nihil interest: scitote tam bene hominem culmo quam auro tegi. Contemnite omnia, quae supervacuus labor velut ornamentum ac decus ponit: cogitate nihil praeter animum esse mirabile, cui magno nihil mágnum est
« Observez donc un mode de vie sage et salutaire de façon à ne complaire au corps que dans la mesure où c’est nécessaire à une bonne santé. Il faut le traiter assez durement pour qu’il n’obéisse pas mal à l’esprit : que la nourriture calme la faim, que la boisson apaise la soif, que le vêtement protège du froid, que la maison défende contre l’hostilité du temps. Il n’importe en rien qu' elle ait été construite en mottes de terre ou dans une pierre étrangère aux nuances variées : sachez que l’homme est abrité aussi bien par le chaume que par l’or. Méprisez tout ce qu’un travail superflu pose d’ornement et de parure : pensez que rien n’est plus admirable qu’un grand esprit pour lequel rien n’est grand »
A lire vite ce texte, il semble pouvoir avoir été écrit par un épicurien, il fait en effet l’éloge de la satisfaction simple des besoins. Mais l’image du corps qui en ressort le distingue nettement des présentations épicuriennes : le corps est présenté comme un ennemi potentiel et la vie droite repose sur sa neutralisation (le neutraliser, c’est lui donner juste sa part, rien de moins mais rien de plus). Or, il me semble que le corps n’est pas au fond le danger pour le penseur épicurien car ce qui conduit quelqu’un à satisfaire son corps au-delà du raisonnable, ce n’est pas le corps mais les opinions fausses relatives à l’usage du corps. L’épicurien suit les tendances de son corps en évitant seulement qu’elles soient détournées par l’erreur vers des objets inaccessibles.
Ceci dit, je crois voir dans ce passage deux argumentations distinctes. La première défend la frugalité et la sobriété mais la seconde explique comment on peut mener une vie simple tout en vivant dans le luxe. Cela repose sur trois conditions :
a) voir dans la chose luxueuse non sa matière mais sa fonction, ce qui permet de l’identifier à une chose ordinaire faite d’une matière commune mais ayant la même fonction (la pierre rare ne sert à rien de plus que la terre)
b) enlever toute valeur (mépriser) à ce qui objectivement (d’un point de vue monétaire) en a (la pierre rare n’est rien de mieux que la terre)
c) donner la plus haute des valeurs à l’esprit capable de réaliser a) et b).
Il s’agissait donc cette fois de neutraliser non plus le corps mais le luxe. Pour cela, il fallait voir ce qui est luxueux sous l’aspect de ce qui ne l’est pas.
Cette tactique neutralise le luxe acquis mais ne revient pas à justifier la recherche du luxe.
Il suffirait cependant qu’une telle recherche soit jugée nécessaire à l’accomplissement des devoirs pour que l’argument fonctionne de manière à faire de celui qui se bâtit une maison luxueuse en l’identifiant à une chaumière quelqu’un d'identique à celui qui se bâtit une chaumière (il va de soi que si ce dernier voyait la chaumière comme un palais, il ferait un mauvais usage de l’argument qui est destiné à réviser à la baisse et non à la hausse).

mardi 3 mars 2009

Sénèque (42): l'homme, chasseur chassé.

Sénèque poursuit ainsi la huitième lettre à Lucilius:
"Rectum iter, quod sero cognovi et lassus errando, aliis monstro. Clamo: “Vitate quaecumque vulgo placent, quae casus adtribuit: ad omne fortuitum bonum suspiciosi pavidique subsistite. Et fera et piscis spe aliqua oblectante decipitur. Munera ista fortunae putatis ? Insidiae sunt. Quisquis vestrum tutam agere vitam volet, quantum plurimum potest, ista viscata beneficia devitet, in quibus hoc quoque miserrimi fallimur : habere nos putamus, haeremus. In praecipitia cursus iste deducit : huius eminentis vitae exitus cadere est. Deinde ne resistere quidem licet, cum coepit transversos agere felicitas, aut saltim rectis aut semel ruere : non vertit fortuna, sed cernulat et allidit."
" Le droit chemin, que j’ai connu tard et fatigué d’errer, je le montre aux autres. Je leur crie : « Evitez tout ce qui plaît à la foule, tout ce que le hasard attribue : devant tout bien fortuit, soupçonneux et craintifs, tenez bon. La bête sauvage, le poisson sont abusés par une espérance qui les charme. Vous pensez que ce sont des faveurs de la fortune ? Ce sont des pièges. Quiconque parmi vous veut mener une vie sûre, qu’il fuie autant qu’il le peut ces bienfaits qui sont comme de la glu et sur lesquels, très misérables nous nous trompons à la pensée aussi que nous les avons alors qu’ils nous tiennent. Une telle course mène à des précipices : l’issue de cette vie élevée est la chute. En plus il n’est même pas permis, quand la félicité commence à pousser de travers, de couler au moins droit ou tout d’un coup: la fortune non seulement renverse mais culbute et fracasse."
Trois remarques:
1) Sénèque n' appelle pas ceux auxquels il s'adresse à autre chose qu'à rester soupçonneux et craintifs (pavidi) devant les biens qui ont la faveur de la foule. S'il ne les exhorte pas à être sûrs d'eux et impavides, c'est qu'il a affaire à des progressants.
2) L'animal représente ici ce que l'homme ne doit pas être, mais il n'est pas rare que dans le cadre du stoïcisme l'animal soit analysé comme un modèle de l'homme; comme le dit Goldschmidt (1953) , " le devoir chez l'animal est parfait d'emblée" (Le système stoïcien et l'idée de temps 1985 p.127). Mais à vrai dire autant la bête sauvage que le poisson accompliraient parfaitement leur devoir, c'est-à-dire vivraient selon la nature, si les chasseurs ne leur tendaient pas des appâts. Les hommes de la foule sont ainsi clairement identifiés à des bêtes chassées. Mais qui sont les chasseurs ? Les opinions fausses ?
3) En quelques lignes trois métaphores s'enchaînent: être malheureux, c'est être pris - par le chasseur -, tomber de haut et être fracassé par la tempête. Sénèque ne nie pas cependant la possiblité pour l'homme de la foule de faire l'expérience du bonheur (felicitas): l'espérance du plaisir (spes oblectans) tient en partie ses promesses, on monte en effet très haut (vita eminens), mais comme un vent qui brutalement détourne de la route qu'on veut suivre (transversos agere), l'enchaînement des faits incontrôlés produit la ruine (la dernière ligne de ce passage doit être méditée par les spéculateurs fous).

dimanche 1 mars 2009

Sénèque (41): s'éloigner des contemporains pour se rapprocher des hommes de demain.

Sénèque commence par ces lignes la huitième lettre à Lucilius :
« Tu me, inquis, vitare turbam jubes, secedere et conscientia esse contentum ? Ubi illa praecepta vestra, quae imperant in actu mori ? » Quod ego tibi videor interim suadere, in hoc me recondidi et fores clusi, ut prodesse pluribus possem. Nullus mihi per otium dies exit : partem noctium studiis vindico : non vaco somno, sed succumbo et oculos vigilia fatigatos cadentesque in opere destino. Secessi non tantum ab hominibus, sed a rebus, et inprimis a meis rebus : posterorum negotium ago. Illis aliqua quae possint prodesse conscribo: salutares admonitiones, velut medicamentorum utilium compositiones, litteris mando, esse illas efficaces in meis ulceribus expertus, quae etiam si persanata non sunt, serpere desierunt. »
« C’est toi, dis-tu, qui m’engage à éviter la foule, à me retirer et à me contenter de ma conscience ? Où sont vos grands préceptes, qui commandent de mourir en agissant ? » Conformément à ce qu’il semble que je te conseille parfois, je me suis tenu à l’écart et j’ai fermé les portes pour pouvoir être utile au plus grand nombre. Pour moi aucun jour ne s’écoule à ne rien faire : je revendique une partie des nuits pour les études, je ne donne pas mon temps au sommeil mais j’y succombe et je fixe sur le travail mes yeux qui se ferment, épuisés par la veille. Je me suis retiré pas seulement des hommes mais aussi des affaires et surtout de mes affaires : je travaille pour ceux qui viennent après nous. J’écris pour eux des choses qui peuvent être utiles : des remarques salutaires, pareilles à des préparations médicamenteuses, que je consigne par écrit et dont j’ai eu l’expérience de l’efficacité sur mes propres plaies qui, même si elles ne sont pas parfaitement guéries, ont cessé de s’étendre. »
L’objection à laquelle Sénèque répond est sensée : à partir du moment où il fait l’éloge du retrait, dans quelle mesure a-t-on encore affaire à une vie stoïcienne et non pas épicurienne ?
Sa réponse est nette : ce qu’on est porté à prendre pour du loisir (otium) n’en est pas, c’est un travail (neg-otium). Le modèle ici est le médecin qui met sa personne au service du bien-être des malades.
La dimension thérapeutique de la philosophie était déjà manifeste dans la Lettre à Ménécée d’Epicure mais ce qui caractérise le médecin auquel se rapporte Sénèque, c’est qu’il est un médecin convalescent, figure intermédiaire entre le médecin malade et le médecin sain. Ce dernier correspondrait à la figure du philosophe épicurien tandis que le médecin malade est dans le cadre du stoïcisme au moins une contradiction dans les termes.
Il ne me semble pas qu’on trouve dans les textes épicuriens de références aux médecins malades. Si c’est vraiment le cas, on peut s’interroger sur la raison d’une telle absence (hypothèse : l’épicurisme a des remèdes immédiatement efficaces, le stoïcisme a des remèdes dont l’efficacité prend du temps – les stoïciens auraient eu davantage conscience de la profondeur des blessures).
On ne trouve pas non plus dans le cadre épicurien cette figure du médecin laborieux, comme si la découverte des remèdes avait été aussi immédiate que leur effet une fois qu’on les prend.
Le souci du bien-être de la postérité que Sénèque manifeste ici le sépare aussi du souci épicurien qui s’adresse à l’ami. A ce propos, il y a une tension entre ce passage et l’élitisme explicite de la fin de la lettre 7. Plures (le grand nombre) n’est plus associé à ce qu’il faut mépriser (plus exactement Lucilius était encouragé à mépriser le plaisir venant de l’approbation du plus grand nombre) ; il désigne ceux auxquels Sénèque s’efforce d’être utile. Il y a en effet ici une distinction entre deux sortes d’engagement public : un engagement public politique visible relatif aux contemporains et un engagement public éthique invisible relatif aux descendants. Or, il semble bien qu’en se présentant en ces termes, Sénèque réécrit la sentence d’Epicure par laquelle il fermait la 7ème lettre, ce qui donnerait : « Haec ego non tibi, sed multis : non satis enim magnum alter alteri theatrum sumus »…