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mardi 25 février 2025

Qui se moquerait aujourd'hui de la grenouille ?

Je me demande quelle leçon contemporaine on peut bien tirer de la 3ème fable du livre I : la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf. La lire selon l'usage revient à admettre pour soi une nature indépassable et donc définitivement limitée : la grenouille, condamnée à être " grosse en tout comme un oeuf " court bien sûr à sa perte, en cherchant à augmenter de volume, mais qui peut aujourd'hui voir les différences entre les personnes comme des différences entre espèces animales ? Le faire revient à penser en termes racistes. Même si on reconnaît des différences (de capacités) par exemple, il est délicat désormais de les formuler en termes de supériorité ou d'infériorité ; à supposer qu'on le fasse, on le compensera en faisant miroiter la possibilité de ce qu'on croyait autrefois, dira-t-on, impossible. Si bien que la fable à écrire aujourd'hui se gausserait de la grenouille qui accepte sa condition ou qui se laisse décourager dans sa transformation vers ce qu'elle juge être un modèle.
Reste que la fable peut, mais seulement après mille tentatives et sur fond d'échec confirmé et répété, inspirer l'acceptation de soi, l'amour de ce qu'on est mais il faudra alors mettre le coassement au-dessus du beuglement.
L'obstacle énorme à cette récupération moderne de la fable est dans les trois derniers vers qui naturalisent les différences sociales et prônent une résignation conservatrice :

" Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut des pages."

Ce qui peut rendre pour certains la fable abjecte moralement, c'est qu'elle prend comme allant de soi que le désir d'imiter plus grand que soi non seulement est vain mais en plus ne caractérise que la concurrence à la distinction, au sein des privilégiés. Le bûcheron de la fable nº16 n'est pas dans la course : 

" Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée."

Certes il ne crèvera pas, à la différence de la grenouille mais c'est la mort qu'il appelle, même si en fin de compte il préfèrera vivre en souffrant plutòt que ne plus vivre du tout.
L' élève d'aujourd'hui pensera donc que la fable non seulement condamne le désir de se dépasser mais en plus prend comme allant de soi que la masse des petits ne doit penser qu' à fuir son sort dans la mort.

Cette analyse me mène à penser que notre culture ne fait plus de place à ce vice qu'on appelait l'envie, comme si ne restait plus que le désir toujours légitime d'avoir autant que les mieux dotés. Il est certes possible de dissoudre l'envie dans quelque chose comme la revendication justifiée de l'égalité. Le malade qui, dans un désert médical, veut être aussi bien soigné que celui qui a la chance d'avoir un médecin ne doit pas être qualifié d'envieux, pour sûr. Il y a en effet des avantages qui doivent être universalisés. Ce sont  plutôt les privilèges qui sont les cibles de l'envieux : la personne laide qui rêve d'avoir une beauté sublime ne peut pas plus invoquer l'injustice pour rendre compte de son état, tout aussi peu l'employé mal payé et sans diplôme devrait le faire quand il se compare à qui par ses études a obtenu un salaire plusieurs fois supérieur au sien. Mais ce partage entre envie et souci de la justice se fait toujours difficilement et dans la polémique.



mardi 18 février 2025

Le profiteur déguisé en chercheur de vérité : le renard et le corbeau.

Bien que la première fable de La Fontaine n'explicite pas la leçon, il est facile d'identifier ce dont manque la cigale de la fable : elle est imprévoyante, imprudente. Plus précisément, elle ne prend pas l'avenir autant au sérieux que le présent et court donc le risque de souffrir plus tard. La fourmi est, à l'opposé, l'incarnation de la prévoyance. La fable met donc en garde contre l' hédonisme aveugle. 
Aussi un maître épicurien pourrait en recommander la lecture à ses disciples : être heureux ne veut pas dire tirer le plus de plaisir de chaque instant. 
Je me demande en revanche si la fable pourrait être retenue par un enseignement stoïcien, sachant que ce dernier encourage l'effort et qu' Hercule (et ses travaux) a été un modèle de cette philosophie. Il faudrait donc que la fourmi soit herculéenne en miniature et que la cigale exemplifie le laisser-aller : or la fable dit seulement la continuité imperturbable de son chant et le lecteur sait en général que c'est sa nature de cigale qui s'exprime par cette " musique ". De même, la fourmi fait ce qu'elle doit en accumulant. Aucune des deux activités n'est donc signalée comme peine ou comme passe-temps. 
On dira cependant que, dans les remarques de la fourmi, transparaît le mépris pour l'activité de la cigale, chant et danse apparaissant à ses yeux comme des divertissements. Alors pourquoi ne pas mettre finalement la fourmi du côté de l'homme qui fait ce qu'il doit, ce qui est convenable (travailler pour vivre) et l'opposer à l'homme qui n'a pas la force de faire ce qu'il est convenable de faire (d'abord travailler, se divertir ensuite) ? On pourrait en fin de compte enrégimenter la fable dans l'arsenal du pédagogue stoïcien. 

Mais quel usage philosophique faire de la seconde fable, Le corbeau et le renard ? C'est très simple, vu qu'elle met ouvertement en garde contre la flatterie : en effet, que l'enseignement soit platonicien, ou stoïcien ou épicurien ou autre (il suffit au fond que l'enseignement en question se propose de convertir un disciple à une vérité nouvelle, quel que soit son contenu), il est toujours utile au maître d'avertir l'élève qu'il court le risque de rencontrer un flatteur qui lui nuira en l'assurant qu'il sait déjà tout ce qu'il doit savoir et que ce serait donc à lui, le flatté,  de donner des leçons. 
Ce qu'il est plus difficile de déterminer dans cette nouvelle fable, c'est ce dont manque le corbeau. Le renard, lui, est tout d'une pièce en effet : il est rusé et totalement dépourvu de remords. En effet la leçon qu'il donne doit encourager le corbeau non pas à ne pas flatter mais à ne plus être victime des flatteurs. Ce renard transmet une leçon de Realpolitik en somme, laissant à l'oiseau deux options : la première, déjà dite, revient à se mettre à l'abri des flatteurs ; la seconde, non dite mais pas exclue par le texte, consiste à se conserver, à se développer en obtenant à son tour des biens grâce à la flatterie.
Mais revenons au corbeau : qu'a-t-il fait de faux ? S'il s'était contenté de jouir de la flatterie visant son plumage, il n'aurait rien perdu car il n'aurait pas ouvert le bec. S'il a laissé tomber son fromage, c'est par ce qu'il a voulu vérifier l'hypothèse ouverte par le renard qui, au fond, est un flatteur particulièrement habile parce qu'il accroît son pouvoir en se présentant comme ne sachant pas, par un scepticisme simulé, qui n'a aucune fin théorique (mieux connaître) mais une seule fin pratique (mieux vivre). L'erreur du corbeau est donc de croire que le renard cherche la vérité sur lui, alors qu'en fait il ne cherche que le profit pour soi. Le corbeau manque donc d'intelligence, comme il est dit dans la fable de Phèdre du même nom :

" Le corbeau dupé gémit de sa stupidité. Ceci montre combien l'intelligence a de valeur." (Fables, Hachette, 1929, p. 16)

Le corbeau prend le renard pour un chercheur et veut l'aider dans sa recherche de vérité, sans voir qu'il n'est qu'un profiteur qu'il va, malgré lui, aider dans sa recherche de profit. 

Reste que ce désir de contribuer à une recherche mal comprise quant à ses fins ne suffit pas à expliquer l'échec du corbeau : son erreur de base, qui est la condition du succès de la tactique du renard, est de ne pas avoir appliquer le principe de contradiction, si on peut dire ; ce principe commande qu' ou on ouvre la bouche et perd le fromage, ou on ferme la bouche et garde le fromage. Emporté par son désir de plaire (autre élément essentiel sans lequel le corbeau n'aurait pas participé à la vérification de l'hypothèse du renard), le malheureux " phénix " pense qu'il peut avoir le bec ouvert (pour chanter) et fermé (pour conserver le fromage). Reste à s'interroger sur la cause de cette erreur : est-ce le plaisir de la flatterie visant le plumage qui le conduit à une réflexion précipitée (" je vais donc ouvrir le bec ") ou la flatterie n'a-t-elle d'effet que parce que l'intelligence du corbeau est limitée et éclaire mal les conditions de ses actions ? Je penche d'abord pour le premier élément de l'alternative :

" À ses mots le corbeau ne se sent pas de joie, 
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laissant tomber sa proie."

Le corbeau manque certes d'intelligence, mais cette intelligence n'est pas celle des moyens en vue d'atteindre ses fins propres, c'est l'intelligence de soi : pas assez lucide sur le plaisir qu'il prend à entendre dire du bien de soi, il ne sait pas les effets désastreux de ce plaisir sur ses capacités cognitives.

La leçon de la fable est donc : méfions-nous des faux chercheurs qui nous font déraisonner, tant nous nous aimons.
On pourrait en somme choisir cette fable pour illustrer la proposition 55 de la quatrième partie de l'Éthique de Spinoza :

" Maxima superbia, sive abjectio est maxima sui ignorantia."

" L'orgueil maximal, comme la dépréciation maximale de soi, est l'ignorance de soi maximale." (traduction personnelle)


lundi 17 février 2025

La cigale et la fourmi aujourd'hui ?

Je me demande si on apprend encore à l'école la première fable de La Fontaine, La cigale et la fourmi. Si c'est le cas, la fourmi doit être jugée bien sévèrement et la leçon donnée à la cigale de se retenir de faire ce qu'elle aime et sait faire (chanter) au moment opportun pour cela (l'été) est sans doute devenue incompréhensible. 
Et qui peut encore penser le chant (il est, d'après les commentateurs autorisés, la métaphore de la poésie - de la littérature, voire de l'art tout entier ? - ) comme une activité privée, strictement personnelle, sans bénéfice pour une société, même de fourmis ? 
Et cette bise qui souffle dès le quatrième vers, n'évoque-t-elle pas aux jeunes élèves les catastrophes naturelles,  associées alors à un " devoir de solidarité " que la fourmi devrait avoir honte de ne pas respecter ? 
C'est donc à la fourmi qu'il faut donner une leçon : elle ne représente plus le modèle, mais l'anti-modèle. On peut même aller jusqu'a faire de la fourmi la métaphore de la cupidité capitaliste, dont d'ailleurs la cigale, étonnamment, sait parler le langage quand elle promet à l' usurière, à l'esprit de banquier, le remboursement de la dette : " intérêt et principal ".

On opposera à cette lecture qui fait de la fourmi une légitime donneuse de leçon une interprétation apparemment plus subtile, basée sur les deux vers : 

" La Fourmi n'est pas prêteuse ;
C'est là son moindre défaut." . 

Il allait par exemple de soi pour Jean-Jacques Rousseau dans l' Émile que l'ironie supposée de ces deux vers revenait à faire de la cigale le modèle à proposer au lecteur ; s'adressant au fabuliste, il écrivait :

" Vous croyez leur donner la cigale pour exemple "

Il est amusant sur ce point de remarquer que la réaction de l'élève, imaginée par  Rousseau, est exactement l'opposée de celle que j'attribue aux élèves d'aujourd'hui :
 
" et point du tout, c'est la fourmi qu'ils choisiront. On n'aime point à s'humilier, ils prendront toujours le beau rôle : c'est le choix de l'amour-propre, c'est un choix très naturel."

En revanche la sensibilité du philosophe nous est très familière et parente de nos " réactions spontanées" généreuses : 

" Or, quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de tous les monstres serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu'on lui demande et ce qu'il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler dans ses refus.".

Sauf que cette interprétation qui rapproche le sens de cette fable de notre morale ordinaire aujourd'hui n'est en vérité pas défendable, du moins si l'on en croit l'article très convaincant de Patrick Dandrey https://www.persee.fr/doc/lefab_0996-6560_1998_num_10_1_1024.
En effet, selon lui, prêteuse ne veut pas dire génereuse mais usurière. C'est l'esprit usurier que La Fontaine condamne et donc aussi le discours favorable au prêt que tient la cigale ! Le fabuliste ne dénonce pas l'absence de générosité de la fourmi mais au contraire loue son absence d'esprit banquier, critique en accord avec la morale chrétienne de l'époque. Mais alors il n'y a plus moyen de réconcilier la leçon du fabuliste avec les attentes morales des élèves, pour la raison que l'idéologie moderne approuve à la fois et la générosité (dont La Fontaine ne fait pas l'éloge, dans cette fable du moins) et l'argent facile (combien d'élèves ai-je rencontrés rêvant d'être traders !).

Pour résumer, la morale de cette fable, fidèle à celle d' Ésope, revient à condamner sèchement l'imprévoyance. On peut penser qu'elle ne conviendra pas aux jeunes esprits : ils penseront que La Fontaine aurait dû écrire :

" La Fourmi n'est pas prêteuse ; 
Mais elle est généreuse."  



vendredi 26 juin 2020

Pourquoi donc l'ours de La Fontaine a-t-il si mal raisonné ?

L'ours de la fable L'ours et l'amateur de jardins de La Fontaine est devenu un personnage philosophique depuis que Vincent Descombes en a fait en 2007 l'incarnation du mauvais raisonnement pratique. Voulant débarrasser le visage de son ami endormi d'une mouche, il lance sur l'insecte ennemi un pavé qui, dans un même élan, écrase et l'insecte et le dormeur. 
Manifestement Vincent Descombes était  fidèle à la morale de la fable, qui se conclut en effet par ces deux vers :

" Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami,
Mieux vaudrait un sage ennemi."

Mais d'où  vient cette ignorance ? Pourquoi l'ours raisonne-t-il donc si mal ? Plus généralement, pourquoi raisonne-t-on mal, pratiquement parlant ? La fable semble donner plusieurs raisons, mais à la fin une seule bonne se dégagera.

D'abord l'ours, parce qu'il vit seul, est porté à déraisonner :

" (...) la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés."

Première  piste : le raisonnement pratique se cultiverait en société. Ainsi, ayant observé d'autres ours raisonner à moitié et en souffrir, il aurait appris à corriger son raisonnement spontané.

Ensuite, la solitude permanente a engendré souffrance et tristesse :

" (...) tout ours qu'il était,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie."

Deuxième piste : le raisonnement pratique réussi aurait comme conditions bien-être et entrain.

On notera ensuite que l'échec mortifère, qui est au centre de la fable, est précédé d'un premier échec, véniel certes mais traduisant aussi un raisonnement pratique défaillant. En effet, l'ours, ayant rencontré un autre esseulé, et désireux, comme lui, de mettre un terme à sa solitude, chacun à cette fin voulant attirer l'ami potentiel chez lui, 

" l'ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens t'en me voir (...) "

L' amateur de jardins, lui, n'allant pas droit au but, y parvient grâce au nombre de ses détours :

" (...) Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas 
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai (...)"

Le premier raisonnement pratique de l'ours est distinct du second, fatal, puisque c'est, pourrait-on dire, un échec au premier degré. En plus, il est causé par une connaissance insuffisante de l'esprit humain, moins modifiable que l'ours ne le  croit (le second sera causé par en quelque sorte une connaissance insuffisante du corps humain, plus modifiable que l'ours ne le pense).
Reste que la paire d'amis se crée. S' y instaure une division du travail manifestement au service de l'ami humain mais contentant les deux. À  l'occasion, relevons la sottise probable de l'ours, troisième facteur explicatif du catastrophique raisonnement pratique :

" Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours allait à la chasse, apportait du gibier ;
Faisait son principal métier 
D'être bon émoucheur ; écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé 
Que nous avons mouche appelé."

Quelle surprise !  L'ours a tué son ami en réalisant une tâche habituelle, qu'il savait donc faire, sans compter qu'il réalisait correctement d'autres fonctions, à première vue plus élaborées, comme chasser... Les pistes antérieures perdent, semble-t-il, de leur crédibilité. Reste la sottise. Mais comment peut-elle causer l'échec d'un savoir-faire ? 

" Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer,
Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je l'attraperai bien, dit-il (...) "

On retrouve l'idée de la souffrance comme corruptrice du raisonnement pratique. Mais d'où vient le désespoir en question ? Il semble être intimement lié à une blessure d'amour-propre. Incapable d'accepter que la réalité résiste à son savoir-faire, l'ours, emporté par ce qui semble être une sorte de colère, règle mal son problème pratique parce que les passions le rendent précipité et inapte à régler le problème théorique des effets d'un pavé sur un visage. 
L'erreur dans le raisonnement pratique s'enracine ici dans l'erreur théorique d'un praticien certes exercé mais blessé. S'il n'a pas bien ajusté le monde à  ses désirs, c'est d'abord parce qu'il n'a pas correctement ajusté les représentations de son esprit au monde.
Il visait juste sans penser juste.







jeudi 27 novembre 2014

Portrait de Socrate en propriétaire.

La Fontaine a écrit une fable sur Socrate, étrange pour qui a en tête ce que Platon nous a appris de son maître.
Elle est intitulée Parole de Socrate, la voici :
« Socrate un jour faisant bâtir,
Chacun censurait son ouvrage.
L'un trouvait les dedans, pour ne lui point mentir,
Indignes d'un tel personnage ;
L'autre blâmait la face, et tous étaient d'avis
Que les appartements en étaient trop petits.
Quelle maison pour lui ! L'on y tournait à peine.
Plût au Ciel que de vrais amis,
Telle qu'elle est, dit-il, elle pût être pleine !
La bon Socrate avait raison
De trouver pour ceux-là trop grande sa maison.
Chacun se dit ami ; mais fol qui s'y repose.
Rien n'est plus commun que ce nom ;
Rien n'est plus rare que la chose. »
Cette fable (dont la première version est une fable de Phèdre) attribue à Socrate des propriétés amusantes car ne cadrant pas du tout avec celles qu'on lui connaît.
D'abord, lui qui n'a rien écrit et qui n'a bâti aucune philosophie, ressemble ici à Wittgenstein faisant construire une maison pour sa soeur : comme le philosophe viennois, Socrate en a fait les plans.
Ensuite, lui qui, dans les dialogues de Platon, passe sa vie à examiner les pensées des autres et y trouve toujours quelque chose à redire, voit dans la fable son oeuvre critiquée par tous. Et leur critique est sans reste : alors que dans Le Banquet, Alcibiade oppose la beauté du dedans de l'intériorité socratique à la laideur objective du dehors, ici autant la façade que l'intérieur sont condamnés : le côté privé ne rachète pas ce qui est exposé à la vue de tous.
Enfin, à lui qui s'est fait tant d'ennemis, il est reproché de ne pas avoir construit assez grand pour y faire entrer tous ses amis, la maison socratique devenant un avatar du Jardin d'Épicure. Certes le philosophe de la fable reconnaît que les amis sont rares, cependant, même peu nombreux, ils sont imaginés par nous l'entourant étroitement alors que dans notre esprit, c'est surtout au moment de sa mort imminente et en prison que ses amis se pressent à son entour.
Reste que la fable est grosso modo platonicienne ; en effet penser que les noms communs, comme amitié, beauté, justice,etc. s'appliquent vraiment aux choses qu'on est habitué à les faire désigner (tels amis, telles oeuvres belles, telles lois justes), c'est perdre de vue une des leçons de Platon : que les Essences (l'Amitié, la Beauté, la Justice etc.), accessibles à l'intellect seul, sont idéales et ne sont jamais que pâlement et impurement reflétées par les réalités sensibles et matérielles dont nous faisons l'expérience.

mercredi 26 novembre 2014

Un vent doté du libre-arbitre.

Dans Le Berger et la Mer de La Fontaine, je lis ces deux vers :
«  Et comme un jour les vents retenant leur haleine
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux  »
Malherbe, dans son Commentaire, relève, incrédule, l'exploit :
«  Si les vents étaient émus, comment retenaient-ils leurs haleines ? »
Et je pense à ces lignes de La généalogie de la morale de Nietzsche :
«  De même, en effet, que le peuple sépare la foudre de son éclat pour considérer l'éclair comme une action, effet d'un sujet qui s'appelle la foudre, de même la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l'homme fort, il y avait un substrat neutre qui serait libre de manifester la force ou non. »(I, 13)
Dans la fable, pareil à l'homme fort imaginé par le peuple, le vent, libre de souffler violemment, se retient.
Plus sage apparemment que La Fontaine, le proverbe, lui, dit :
« On ne peut pas empêcher le vent de venter. »
Mais, lu avec l'oeil de Nietzsche, ce dicton reste pourtant bien trompeur car il a beau reconnaître que le vent souffle nécessairement, il fait néanmoins du vent le sujet d'une action, certes qu'il ne peut pas ne pas accomplir.
L'espagnol est moins équivoque que l'allemand ou le français : « il vente » (en allemand es windet) se dit « vienta », cette langue faisant ordinairement l'économie du pronom personnel, erroné philosophiquement, selon Nietzsche.

dimanche 23 novembre 2014

Si les lions peignaient non des dieux mais des hommes...

« Cependant si les bœufs, (les chevaux) et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu'(avec art, seuls) les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. »
J'ai déjà cité ce passage de Xénophane rapporté par Clément d'Alexandrie dans les Stromates (V, 110). Mais je découvre que La Fontaine a écrit une fable qui partage la même inspiration, c'est Le lion abattu par l'homme :
« On exposait une peinture,
Où l'Artisan avait tracé
Un Lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un lion en passant rabattit leur caquet.
Je vois bien, dit-il, qu'en effet
On vous donne ici la victoire.
Mais l'Ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes Confrères savaient peindre. »
Certes il y a au moins une grande différence : Xénophane fait comprendre que les hommes et les lions se tromperaient en s'imaginant pareils à eux Dieu, « en aucun cas (…) semblable aux mortels » (Stromates, V, 109). En revanche La Fontaine daube seulement sur la vanité humaine et c'est au lion que le lecteur du fabuliste donnera raison.
À notre époque de révision à la hausse des animaux, au-delà de toute mesure quelquefois, cette fable pourra flatter l'amour-propre trop humain des libérateurs des bêtes...

Commentaires

1. Le mardi 25 novembre 2014, 03:41 par sage pelnac
le résultat n'est pas terrible avec d'autres félins ( on peut supposer que si les lions pouvaient peindre, ils feraient un peu comme les chats)
2. Le mercredi 26 novembre 2014, 22:12 par Philalèthe
Ah, remarque trop sage, Pelnac !

mardi 17 avril 2012

Histoire d'huître : La Fontaine, Descartes, Locke.

Dans les Fables de La Fontaine, les animaux parlent. Mais pas l' huître. Elle n'est qu' un objet muet du désir :
" Un jour deux pèlerins sur le sable rencontrent
Une Huître que le flot y venait d'apporter :
Ils l'avalent des yeux, du doigt ils se la montrent" (Livre IX, fable IX)
Sans un mot, l' huître finira pas se faire gober (gruger, dit La Fontaine) par Perrin Dandin. Mais ce dernier ne s' est pas posé le problème qui me retient aujourd'hui : cette huître avait-elle un esprit ?
Deux pièces au dossier.
La première est la célèbre lettre de Descartes au Marquis de Newcastle (23 Novembre 1646). Le philosophe y argumente en faveur de sa conception de l' animal-machine. À la fin de la lettre, Descartes prend en compte l' objection suivante : la ressemblance entre les organes des animaux et les nôtres rend vraisemblable l' existence en eux comme en nous d' une pensée (" bien que la leur soit beaucoup moins parfaite ").
Voici comment Descartes y répond :
" Si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous ; ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu' il n' y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu' il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d' eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc." (La Pléiade, p.1256-1257)
Le point de départ du raisonnement est la croyance cartésienne dans le dualisme : l'homme est constitué de deux substances unies mais de nature radicalement différente. Le corps est essentiellement matériel et étendu, donc destructible ; quant à l' âme (on peut aussi bien dire l'esprit) , immatérielle et non spatiale, elle n'est pas touchée par la destruction, à la mort, du corps.
Toute âme étant donc essentiellement immortelle, si les animaux ont une âme, la proposition " toute huître a une âme immortelle " est vraie ce qui défie l' entendement cartésien (qui est sur ce point aussi le nôtre !).
L' huître est donc dans le bestiaire cartésien l' un des animaux les plus imparfaits.
Or, c'est cette même huître que Locke, presque 50 ans plus tard, va juger avoir autant de perfection intellectuelle qu' un être humain depuis sa naissance maximalement handicapé sensoriellement.
Voici les lignes consacrées à la révision à la hausse de l' être de l' huître :
" De la manière dont est faite une huître ou une moule, nous en pouvons raisonnablement inférer, à mon avis, que ces animaux n' ont pas les sens si vifs, ni en si grand nombre, que l'homme ou que plusieurs autres animaux. Et s' ils avaient précisément les mêmes sens, je ne vois pas qu' ils en fussent mieux, demeurant dans le même état où ils sont, et dans cette incapacité de se transporter d'un lieu dans un autre. Quel bien feraient la vue et l'ouïe à une créature qui ne peut se mouvoir vers les objets qui peuvent lui être agréables, ni s'éloigner de ceux qui lui peuvent nuire ? À quoi serviraient des sensations vives qu' à incommoder un animal comme celui-là, qui est contraint de rester toujours dans le lieu où le hasard l'a placé, et où il est arrosé d' eau froide ou chaude, nette ou sale, selon qu' elle vient à lui ?
Cependant je ne saurais m'empêcher de croire que dans ces sortes d' animaux il n'y ait quelque faible perception qui les distingue des êtres parfaitement insensibles. Et que cela puisse être ainsi, nous en avons des exemples visibles dans les hommes mêmes. Prenez un de ces vieillards décrépits à qui l'âge a fait perdre le souvenir de tout ce qu' il a jamais su : il ne lui reste plus dans l' esprit aucune des idées qu' il avait auparavant, l' âge lui a fermé presque tous les passages à de nouvelles sensations, en le privant entièrement de la vue, de l'ouïe et de l'odorat, et en lui ôtant presque tout sentiment du goût ; ou si quelques-uns de ces passages sont à demi ouverts, les impressions qui s'y font, ne sont presque point aperçues, ou s' évanouissent en peu de temps. Cela posé, je laisse à penser (malgré tout ce qu' on publie des principes innés) en quoi un tel homme est au-dessus de la condition d'une huître, par ses connaissances et par ses connaissances et par l' exercice de ses facultés intellectuelles. Que si un homme avait passé soixante ans dans cet état, (ce qui pourrait aussi bien faire que d'y passer trois jours) je ne saurais dire quelle différence il y aurait eu, à l'égard d' aucune perfection intellectuelle entre lui et les animaux du dernier ordre." (Essai sur l'entendement humain, II, 9, 13-14)
Le point commun entre Descartes et Locke : l' huître est un des animaux les plus imparfaits. La différence : pour Locke, l' huître, loin d' être réductible à un ensemble matériel, a des idées parce qu'elle a des sens, même si sa sensibilité est réduite et donc ses idées pauvres. Dit autrement : le plus parfait des animaux du dernier ordre peut avoir autant d' esprit que le plus imparfait du plus perfectionné des animaux.
Quand, dans les Nouveaux essais sur l' entendement humain (1704), Philalèthe (le représentant de Locke) expose à Théophile la position du philosophe anglais, Leibniz met alors ces mots dans la bouche de son porte-parole :
" Fort bien, et je crois qu' on en peut dire autant des plantes " (II, 8).
À la question " l' huître a-t-elle un esprit ?", Locke et Leibniz s' entendent donc pour répondre, contre Descartes, affirmativement. Une fois cette argumentation mise en place, qui introduit une continuité entre l' humain et l' animal du point de vue de la sensibilité, on peut donc soutenir que de ce point de vue tel animal est supérieur à tel homme. En écho, deux passages de Singer :
" En général, s'il nous faut choisir entre la vie d' un être humain et celle d' un autre animal nous devons sauver celle de l' humain ; mais il peut y avoir des cas particuliers où l'inverse sera vrai, quand l' être humain en question ne possède pas les capacités d'un humain normal. " (La libération animale, 1993, p. 55-56)
" Tuer un chimpanzé est pire que tuer un être humain qui, du fait d'un handicap mental congénital, n'est pas et ne sera jamais une personne." (Questions d'éthique pratique, 1997, p. 120)
C'est le principe des vases communicants : révision à la hausse des animaux, révision à la baisse des hommes.

Commentaires

1. Le mercredi 18 avril 2012, 11:03 par marie-anne paveau
très beau texte, que j'ai intégré à un billet sur REALISTA : http://realista.hypotheses.org/1062
merci pour le texte et pour la licence CC
2. Le mercredi 18 avril 2012, 16:03 par Philalèthe
Merci beaucoup !
Juste une remarque : le pseudo est Philalèthe (qui aime la vérité) :-)
3. Le vendredi 20 avril 2012, 11:19 par Cédric Eyssette
Dans le bestiaire platonicien, l'huître est aussi l'un des animaux les plus imparfaits.
Cf. Timée, 92b : « La quatrième espèce, celle qui vit dans l'eau, provient de ceux qui étaient tombés au plus bas degré de la sottise et de l'ignorance. Ceux qui les ont remodelés ne les ont même pas jugés dignes de respirer l'air pur, tant leur âme pleine de désordres avait d'impureté ; au lieu de leur faire respirer un air léger et pur, les dieux les ont précipités dans les profondeurs où ils inhalent une eau trouble. De là vient le peuple des poissons et celui des coquillages et de tous les animaux qui vivent dans l'eau ; en châtiment de leur ignorance la plus basse, ils se sont vus attribuer les demeures les plus basses. »
On le voit aussi dans les comparaisons suivantes :
– Phèdre 250c : « dans une lumière pure, nous étions purs ; nous ne portions pas la marque de ce tombeau que sous le nom de “corps” nous promenons à présent avec nous, attachés à lui comme l'huître à sa coquille. »
– République, X 611d-e : « C'est ainsi que nous contemplons l'âme, dans un état où elle est sujette à une myriade de maux […]. Il faut porter notre regard sur son amour de la sagesse et nous représenter ce à quoi elle s'attache et ce dont elle recherche la compagnie, en raison de sa parenté avec ce qui est divin, immortel et éternel ; il faut penser à ce qu'elle deviendrait si elle s'engageait tout entière à la suite d'un tel être et si, portée par un tel élan, elle s'arrachait aux fonds marins où elle gît à présent, en se délestant des couches pétrifiées et des coquillages dont elle est incrustée. »
– Philèbe, 21c : « De plus, étant dépourvu de mémoire, il te serait sans doute même impossible de te souvenir que tu as joui, pas plus que le plaisir qui se produit à l'instant ne pourrait te laisser de souvenir. Ne possédant pas d'opinion vraie, tu croirais ne pas jouir au moment où tu jouis et, incapable de raisonner, tu serais incapable de prévoir aucune jouissance à venir. Ce n'est pas une vie d'homme que tu vivrais, mais celle d'un mollusque ou d'un animal marin vivant dans une coquille. »
4. Le vendredi 20 avril 2012, 18:28 par Philalèthe
Merci beaucoup, Cédric, pour ces textes précieux !

mercredi 12 octobre 2011

D'un point commun aux fables et aux maths et plus généralement de l'homme et des animaux (La Fontaine, Descartes, Montaigne).

Lisant la préface que La Fontaine a écrite à son oeuvre, j'y trouve une analogie inhabituelle entre les mathématiques et les fables :
" Comme par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l'on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les moeurs, on se rend capable des grandes choses" (La Pléiade, 1991, p.8)
Les fables seraient donc à l'action ce que les mathématiques seraient à la connaissance. Néanmoins La Fontaine leur donne aussi une fonction de connaissance, assez inattendue puisqu'elles serviraient autant à connaître les hommes que les animaux, précisément à connaître les propriétés humaines par le fait qu'elles sont identiques à des propriétés animales :
" Elles ne sont pas seulement morales, elles donnent encore d'autres connaissances (note 1). Les propriétés des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l'abrégé de ce qu'il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables. Quand Prométhée voulut former l'homme, il prit la qualité dominante de chaque bête (note 2) De ces pièces si différentes il composa notre espèce, il fit cet ouvrage qu'on appelle le petit monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connaissances que l'usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont nouveaux venus dans le monde, ils n'en connaissent pas encore les habitants, ils ne se connaissent pas eux-mêmes. On ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu'on peut : il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un renard, ainsi du reste ; et pourquoi l'on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C'est à quoi les fables travaillent : les premières notions de ces choses proviennent d'elles."
On est frappé par le ton anti-cartésien (note 3) de cette comparaison homme /animal. Comme il l'explicite dans Les deux rats, le renard et l'oeuf, le fabuliste, dans la tradition ouverte par Montaigne (note 4), défend l'idée d'une continuité homme / animal. Dans le texte cité, elle est explorée à la fois sous son aspect théorique (la connaître, c'est connaître l'homme) que pratique, éthique (la connaître, c'est apprendre à agir comme on doit).
note 1 : on comparera à ce qu'écrit Descartes des fables dans la première partie du Discours de la méthode (1637) . " Je savais (...) que la gentillesse des fables réveille l'esprit (...). Mais je croyais avoir déjà donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires, et à leurs fables (...) outre que les fables font imaginer plusieurs évènements comme possibles qui ne le sont point." On réalise que ce qui oppose La Fontaine à Descartes est entre autres la valeur de la fiction dans la connaissance et dans la formation morale.
note 2 : Ce passage de La Fontaine est éclairé par quelques vers d'Ovide tirés des Odes (I, 16) : "On dit que Prométheus, contraint d'ajouter au limon primitif des parties prises de tous côtés, mit dans notre poitrine la violence du lion furieux".
note 3 : Descartes a soutenu la thèse de l'animal-machine : elle revient à priver tout animal de propriétés mentales et à l'identifier exclusivement à une matière intelligemment organisée en vue de la survie par Dieu. L'homme, lui, est aussi machine mais à celle-ci est unie un esprit, qui subit les effets de la machine (dans les passions) et aussi agit sur elle (dans l'exercice de la volonté). Dans le Discours à Madame de la Sablière( merci à Rémy S. de m'avoir fait connaître ce texte), La Fontaine souligne clairement dans la tradition ouverte par la princesse Élisabeth de Bohême l'énigme que représente du coup l'action de l'esprit sur le corps si l'un et l'autre sont de nature radicalement différente.
note 4 : "Plutarque dit en quelque lieu qu'il ne trouve point si grande distance de beste a beste, comme il trouve d'homme à homme. Il parle de la suffisance de l'ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d' Epaminundas, comme je l'imagine, jusques à tel que je connais, je dy capable de sens commun, que j'encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu'il y a plus de distance de tel à tel homme qu'il n'y a de tel homme à telle beste." (Essais, Chapitre XLII, De l'inequalité qui est entre nous). Dans les éditions publiées du vivant de Montaigne, on lit : " c'est-à-dire que le plus excellent animal, est plus approchant de l'homme, de la plus basse marche, que n'est cet homme, d'un autre homme grand et excellent ".

mardi 14 février 2006

Le livre noir de Platon.

A en croire Diogène Laërce, Platon aurait été un éclectique :
« Il fit une synthèse des doctrines d’Héraclite, de Pythagore et de Socrate. Pour le sensible, c’est selon Héraclite qu’il philosophait, pour l’intelligible, selon Pythagore, et pour la politique, selon Socrate. » (III, 8)
Certes Aristote dans la Métaphysique (A 6) rattachait déjà Platon à ces trois philosophes mais il n’en réduisait pas pour autant le platonisme à n’être qu’un ensemble de parties empruntées à d’autres :
« Après les philosophies dont nous venons de parler, survint la théorie de Platon, en accord le plus souvent avec celle des Pythagoriciens, mais qui a aussi ses caractères propres, bien à part de la philosophie de l’Ecole Italique. » (987 a 30)
A coup sûr philosopher selon Pythagore ne signifie pas nécessairement le recopier, il aurait suffi pour cela que la réflexion personnelle conduise Platon sur les mêmes voies. Mais Diogène dans les lignes qui suivent lève le doute :
« Certains, dont Satyros, racontent que Platon écrivit à Dion en Sicile pour lui demander d’acheter à Philolaos (disciple de Pythagore) trois livres concernant la doctrine de Pythagore, pour 100 mines. En effet, Platon était, dit-on, dans l’aisance, puisqu’il avait reçu de Denys plus de 80 talents ; c’est ce que dit Onétor dans son ouvrage intitulé Le sage peut-il s’occuper d’affaires d’argent ? » (9)
On dira que Diogène se contente de rapporter les dires d’autrui, il n’en reste pas moins que la description est accablante. On peut la résumer à deux chefs d’accusation : d’abord Platon accepte une faramineuse somme d’argent de la part du tyran de Syracuse (en partant du fait qu’une drachme équivalait au salaire moyen quotidien d’un ouvrier qualifié et qu’un talent valait 6000 drachmes, soit 4 ans de travail de ce même ouvrier, 80 talents représentaient donc le salaire global de 8 ouvriers travaillant chacun 40 ans !), ensuite il se sert de ce pactole pour acheter à prix d’or (10000 drachmes !) de précieux originaux afin de les plagier.
Dans la biographie qu’il consacre au livre VIII à Philolaos, Diogène donne une autre version de cette acquisition :
« (Philolaos) a écrit un seul livre ; c’est ce livre que, selon Hermippe rapportant un auteur, Platon le philosophe, venu en Sicile rendre visite à Denys, avait acheté à des proches de Philolaos, pour quarante mines alexandrines d’argent (à peu près deux fois moins cher donc que dans la première version), et c’est de là qu’il avait transcrit le Timée. D’autres disent que Platon l’aurait reçu pour avoir obtenu de Denys l’élargissement d’un jeune homme, disciple de Philolaos. » (85 trad. de Luc Brisson, qui pour sa part dans une note n’exclut pas que l’anecdote soit vraie)
Sur ce sujet, Alexis Philonenko écrit dans ses Leçons platoniciennes (1997): "Une tradition assez répandue dans l'Antiquité veut que Platon, lors de sa rencontre avec les milieux pythagoriciens, se soit procuré avec de l'or, ou par quelque autre moyen, les écrits secrets soit de Pythagore soit de Philolaüs, lequel serait plagié dans le Timée. C'est bien évidemment une fable - ou bien imaginée par les post-pythagoriciens pour annexer le platonisme - ou bien imaginée par les platoniciens pour faire bénéficier les doctrines du maître du prestige qui s'attachait aux mystères du pythagorisme" (p.23).
A vrai dire, je préfère ce Platon lecteur des philosophes qui l’ont précédé au Platon mythique qui aurait tiré sa doctrine de rien, sinon de l’écoute attentive et éblouie de Socrate (à ce propos, Philonenko écrit dans le même ouvrage en se référant autant à Socrate qu'à Platon: " De tels génies ont bien un milieu, ils n'ont point d'origines; bien que ce soit stylistiquement une chose affreuse, j'aimerais dire qu'ils sont causa sui").
Il est clair cependant que Diogène Laërce ne veut pas faire comprendre qu’on ne naît pas Platon mais qu’on le devient par assomption d’un héritage. En effet avec une lourdeur qui ne lui est pas habituelle, Diogène va s’acharner à mettre en évidence que Platon a « pompé » Epicharme. Le lecteur est d’autant plus surpris que cet Épicharme est présenté comme poète comique. Pourtant Platon ne lui aurait repris rien moins que sa distinction fondamentale entre le monde sensible (accessible à la perception) et le monde intelligible (conçu exclusivement par la raison). Est-ce pour enfoncer le clou ? Diogène en tout cas ne se contente pas d’indiquer sa source, comme il le fait très probement à chaque fois, mais il en recopie un extrait de cinq longues pages où l’auteur Alcimos, disciple de Stilpon, dresse un véritable procès-verbal ravageur en faisant suivre des quasi citations platoniciennes de textes écrits par Epicharme lui-même. Le titre de l’ouvrage dont Diogène tire ce long passage, Contre Amyntas, met en évidence qu’il s’agit sans doute d’un règlement de comptes entre disciples de sectes ennemies, Amyntas étant vraisemblablement un mathématicien élève de Platon. Je relève que les textes attribués à Épicharme sont en partie des dialogues, ce qui n’empêchera pas Diogène d’écrire quelques pages plus loin :
« Platon fut le premier à produire un discours par questions et par réponses, comme l’affirme Favorinus au livre VIII de son Histoire Variée. » (24).
Je ne parviens pas non plus à comprendre que ces dialogues si théoriques (certains pourraient être effectivement tirés de Platon !) soient attribuables à un auteur comique. Ceci dit, j’y trouve un passage qui a une étrange ressemblance avec un texte de Xénophane transmis par Clément d’Alexandrie. Qu’on en juge :
Epicharme :
« Il n’y a rien d’étonnant au fait que nous parlions ainsi, que nous nous plaisions et que nous paraissions avoir fière allure ; pour le chien aussi, le chien paraît être ce qu’il y a de plus beau, pour le boeuf, le boeuf, pour l’âne, l’âne est ce qu’il y a de plus beau, pour le cochon, le cochon sans aucun doute. » (16)
Xénophane (qui semble prolonger la dénonciation de l’anthropocentrisme en en tirant les conséquences) :
« Cependant si les boeufs, (les chevaux) et les lions Avaient aussi des mains, et si avec ces mains Ils savaient dessiner, et savaient modeler Les oeuvres qu’avec art, seuls les hommes façonnent, Les chevaux forgeraient des dieux chevalins, Et les boeufs donneraient aux dieux forme bovine : Chacun dessinerait pour son dieu l’apparence Imitant la démarche et le corps de chacun. » (Stromates, V, 110)
Épicharme et Xénophane eurent en tout cas un point en commun: l’accent mis sur l’anthropomorphisme ne les a pas conduits au scepticisme. Ils l’ont seulement identifié à un obstacle à la compréhension par les hommes de l’Eternel. Ce faisant, Epicharme aurait eu conscience de libérer ainsi la voie pour un futur disciple. Laissons parler le génie conscient d’être un jour imité :
« Comme je le crois, car je tiens cela pour certain, On se souviendra de ces vers, plus tard. Quelqu’un les prendra, dénouera le mètre qui est maintenant le leur, Leur donnera un vêtement de pourpre et les fera scintiller avec de beaux mots. Difficile à vaincre, cet homme fera apparaître les autres comme des adversaires faciles à vaincre. » (17)
Ainsi Platon non seulement n’aurait fait qu’habiller les pensées d’Épicharme mais, pire , son ingéniosité aurait été prédite par celui-là même qu’elle éclipse !
Et comme si Platon n’avait pas eu son compte, Diogène Laërce assène le dernier coup :
« Platon fut aussi, paraît-il, le premier à faire venir à Athènes les livres comportant les oeuvres de Sophron, l’auteur de mimes, qu’on avait jusque-là négligées, et à s’inspirer des personnages inventés par cet auteur ; et ces livres on les trouva sous son oreiller. » (18)

jeudi 12 mai 2005

Thalès mis en fable.

La Fontaine a aussi choisi le parti de la jeunette, mais celle-ci désormais se cache sous la figure anonyme du « on » et la vignette originale de François Chauveau ne représente pas une jeune femme mais deux hommes âgés qui entre eux tirent manifestement la leçon de la chute. Ainsi la condamnation a gagné en maturité et en objectivité. Mais ce n’est pas seulement la « garce milésienne » qui a changé de traits, c’est aussi Thalès lui-même qui perd ceux du philosophe pour se métamorphoser en astrologue :
« Un astrologue un jour se laissa choir Au fonds d’un puits. On lui dit : Pauvre Bête, Tandis qu’à peine à tes pieds tu peux voir, Penses-tu lire au-dessus de ta tête ? » ( Fables II, 13 L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits )
Certes Diogène Laërce nous apprend que Thalès était astronome et lui attribue même des découvertes importantes :
« Selon certains, il semble avoir été le premier à s’être adonné à l’astronomie et à avoir prédit les éclipses solaires (et les solstices) comme le dit Eudème dans son Histoire des connaissances astronomiques (…) Le premier aussi il découvrit le passage (du soleil) d’un tropique à l’autre et, selon certains, il fut le premier à dire que la dimension du soleil - par rapport au cercle héliaque, tout comme la dimension de la lune – (le passage entre crochets a été reconstitué par Diels) par rapport au cercle lunaire, représentait un sept-cent-vingtième » (I, 23-24)
Comme l’astrologue donc, il fait des prédictions. Cependant ce que La Fontaine attaque dans cette fable, ce n’est pas le calcul de l’astronome mais la prophétie de l’astrologue :
« Le firmament se meut ; les astres font leur cours, Le soleil nous luit tous les jours, Tous les jours sa clarté succède à l’ombre noire, Sans que nous puissions autre chose inférer Que la nécessité de luire et d’éclairer, D’amener les saisons, de mûrir les semences, De verser sur les corps certaines influences. »
Thalès ne faisait qu’ « inférer la nécessité » de tel ou tel événement céleste. Rien chez lui ne donne prise à la violente condamnation de la Fontaine :
« Charlatans, faiseurs d’horoscopes, Quittez les cours des princes de l’Europe. »
Dans la controverse sur l’astrologie, La Fontaine est donc du côté des adversaires. Certes sa critique n’est guère moderne : c’est l’impénétrabilité de la Providence divine qu’il oppose à la volonté de ceux qui pensent percer les mystères de l’avenir.
« Quant aux volontés souveraines De celui qui fait tout, et rien qu’avec dessein, Qui les sait, que lui seul ? Comment lire en son sein ? Aurait-il imprimé sur le front des étoiles Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles ? A quelle utilité ? Pour exercer l’esprit De ceux qui de la sphère et du globe ont écrit ? Pour nous faire éviter des maux inévitables ? Nous rendre dans les biens de plaisir incapables ? Et causant du dégoût pour ces biens prévenus, Les convertir en maux devant qu’ils soient venus ? C’est erreur, ou plutôt c’est crime de le croire. »
C’est au fond parce que la Providence est très providentielle que la possibilité n’a pas été donnée à l’homme de lire son avenir dans les figures des astres. Mais c’est aussi parce que le hasard existe : fort rationnellement alors, La Fontaine met bien en évidence que par définition le hasard exclut la prévision (la statistique est loin...).
« Or du hasard il n’est point de science : S’il en était, on aurait tort De l’appeler hasard, ni fortune, ni sort, Toutes choses très incertaines. »
Ce hasard, il semble que Thalès ne lui ait guère donné de réalité. En effet Diogène lui attribue une série d’apophtegmes, dont celui-ci :
« Le plus puissant de tous les êtres : la Nécessité, car elle maîtrise toutes choses. » (35)
La liberté humaine semble même avoir été exclue par lui :
« Quelqu’un lui demanda si un homme pouvait commettre une injustice à l’insu des dieux. « Il ne peut même pas en avoir l’idée (à leur insu), dit Thalès. » (36)
Philosophie d’astronome, pensera-t-on. Et certes de l’astronomie à l’astrologie, il y a eu longtemps passage et chez les meilleurs. Mais rien ne suggère pourtant que Thalès ait donné prise aux vitupérations de La Fontaine.