samedi 27 août 2022

Insuffisance des traductions ou ethnocentrisme linguistique ?

Lire les dialogues de Platon, c'est quelquefois lire un monologue déguisé, au sens où ce que dit, par exemple, Socrate est interrompu seulement par des répliques sans intérêt, réduites à  des adverbes comme assurément, certainement, cela va de soi, etc.  ne servant qu'à relancer  la parole du maître. L'impression du lecteur  est alors que l'interlocuteur sert de faire-valoir à celui qui, finalement, donne une leçon unilatérale sous l'apparence d'un échange. Or, un passage de Jacqueline de Romilly dans ses Petites leçons sur le grec ancien (Le livre de poche, 2008) suggère que l'effet que je relève serait  dû à la pauvreté en français des moyens permettant de traduire la diversité expressive des particules grecques :

" On rencontre souvent chez Platon des passages de dialogue avec des particules qui scandent la moindre réplique, et il arrive que les approbations que donnent à Socrate ses interlocuteurs nous semblent monotones et un tant soit peu artificielles. Ce peut être panu ge - un adverbe signifiant " tout à fait ", renforcé par la particule ge -, et les traducteurs s'ingénient à varier en français les formes de l'acquiescement, passant de " absolument " à " certainement " ou à " parfaitement ", comme le fait Alfred Croiset au début de sa traduction du Gorgias pour éviter la monotonie. Il choisit " évidemment " pour rendre le grec pôs gar ou qui signifie proprement " comment, en effet, ne serait-ce pas ? " et il rend sobrement dèlon dèpou par un " c'est évident " sans qu'on puisse savoir, à le lire, si la particule dèpou se borne à souligner l'évidence de l'accord poli mais ironique de l'interlocuteur devant un fait tellement évident qu'il s'excuse de répéter un truisme. C'est en effet la variation des particules qui permet de savoir si l'assentiment accordé est enthousiaste ou réservé, voir excédé. L'apparente montotonie de nos traductions, parfois leur lourdeur, ne doit pas nous faire oublier que ces particules, si légères, donnent au dialogue sa vivacité et soulignent les nuance les plus fines et les plus subtiles de la pensée." (p. 106)

Je me demande dans quelle mesure Jacqueline de Romilly ne rêve pas ici à une langue, précisément le grec ancien,  telle que l'ambiguïté de l'écriture y aurait disparu, langue écrite qui serait en effet aussi expressive que l'oral. Mais cette écriture de rêve ne transcrirait-elle pas un oral à son tour largement irréel ? En effet quelles sont les nuances de l'oral qui n'ont pas tout autant une certaine dose d'équivocité ? Cette double transparence en grec ancien d'abord de l'échange oral puis de sa transcription écrite est trop belle pour être vraie.

samedi 20 août 2022

Poumons de rationalistes et branchies d'irrationalistes.

Dans son Journal de Vézelay (1938-1944) (Bartillat, 2012), Romain Rolland traite le 2 mars 1939 de  l'élection du pape Pie XII. Il souligne d'abord, paraissant rassuré en ces temps de crise internationale, l'expérience diplomatique du nouveau pontife puis ajoute :

" (...) il est tout de même saisissant de penser qu'on est le contemporain d'hommes, dont l'univers est séparé du nôtre par des millénaires : car le leur - l' aquarium où ils respirent - est essentiellement celui du Miracle - (le cardinal Pacelli a été légat extraordinaire, à Lourdes et à Lisieux) - l'anti-Raison. Et ils sont des millions dans le monde, avec des branchies faites pour absorber cet air-là, auquel nos poumons se refusent... Qu'est-ce que nous pouvons avoir de commun ensemble ? Nous ne pouvons rien comprendre de même. (Mais nous nous forçons à l'oublier ! Un tel sentiment nous serait intolérable.) Nous vivons côte à côte, comme des voyageurs de Wells à travers le temps, qui feraient route avec des hommes d'âges révolus - toujours présents et permanents..." (p. 180)

Pour moi, ce qui est saisissant, c'est la métaphore du catholique-poisson, ancêtre de l'athée-homme, sorti il y a longtemps des eaux irrespirables de la croyance religieuse. 
La caverne platonicienne est donc ici remplie de flotte et en sortir revient à une promotion plus radicale que chez Platon puisque l'être libéré accède à la fois à l'humanité et à la vérité. Pas de Soleil : l' Air le remplace, inutile en bas, vital en haut. 
Pas  question de plonger pour libérer les poissons (d'ailleurs ils sont dans l'aquarium comme des poissons dans l'eau) : en plus, le prisonnier retournant au fond de la caverne est juste privé de lumière et sa mort n'a rien de fatal - il lui suffit de ne pas vouloir libérer ses anciens compagnons pour pouvoir sortir vivant du gouffre-. En revanche c'est la noyade immédiate pour qui s'imagine pouvoir dialoguer avec les catholiques. Mais les émancipés ne sont pas tentés d'aller dans l'aquarium, à la différence du prisonnier platonicien qui n'oublie pas d'où il vient. En effet la raison leur est aussi naturelle que l'air qu'ils respirent, ils sont portés pour cette raison à parler de l'humanité comme d' un ensemble raisonnable. Peut-être était-ce le cas quelquefois de Romain Rolland, ce qui expliquerait que ces lignes tranchent par leur dureté incongrue et rare sur les pages qui les précèdent, disons, plus traditionnellement humanistes.

samedi 13 août 2022

La peste, oui, mais malheureusement pas de complot !

En ces temps où abondent les nauséabondes mais apaisantes théories complotistes, il est joyeusement lucide et aussi passablement inquiétant de lire ces quelques lignes de Clément Rosset tireés de La logique du pire (1971) :

" Traité rigoureux de l'insignifiance radicale, le De rerum natura offre généreusement à la consolation et à la jubilation des hommes le hasard comme origine du monde, le vide comme objet fantasmatique des sentiments et des passions, la souffrance et la perdition comme le sort auquel est promise inéluctablement l'espèce humaine - quoique ce sort nécessaire soit lui-même privé de toute nécessité d'ordre philosophique. Cette consolation (qu'il y ait une certaine " nécessité " à l'origine des maux qui accablent l'homme) serait de trop et ressortit à la pensée religieuse et métaphysique - d'autres diraient plus brusquement : à la pensée interprétative, c'est-à-dire à la paranoïa ; Lucrèce le précise presque à chaque page. Il s'agit d'ôter à l'homme toute pensée consolante, à la faveur de la plus intraitable des pitiés. La peste d' Athènes, qui clôture l'oeuvre, est la vérité de la condition humaine : mais à la condition d'ajouter que cette peste n'est qu'un événement fortuit, issu du hasard."

À préciser que le hasard n'est pas ici l'absence de cause, mais seulement l'absence de cause finale, intentionnelle. Vues sous ce jour, les théories du complot seraient la version humaine, trop humaine de croyances téléologiques souvent passées de mode sous leur forme hautement divine. Leurs inventeurs auraient finalement pitié de nous, mais pas de cette pitié meurtrière qui cherche à débarrasser les hommes des remèdes qui les aveuglent.



jeudi 11 août 2022

Éloge de l'inubérance

Inubérance : néologisme inventé par Julien Benda et restant si rare que même Internet n'en porte pas la trace. Le mot désigne le contraire de l'exubérance et son créateur, lui donnant naissance dans le cadre d'un passage sur le journalisme, le définit ainsi :

" Le secret de maint bon article - de mainte bonne conférence - est qu'on y sent un auteur qui sait de son sujet beaucoup plus qu'il n'en dit, présente comme une richesse virtuelle, tournée vers le dedans, une sorte d'inubérance, qu'il saurait éployer comme indéfiniment si on le lui demandait. Le bon article est un explosif dont le lecteur sent qu'il éclatera quand je voudrai." (Un régulier dans le siècle, Gallimard, 1965, p. 231)

J'ai pensé à Roger Vailland évoquant le plaisir de conduire doucement une cylindrée très puissante. J'ai pensé aussi que l'inubérance pourrait être une vertu à une époque d'exubérance exigée. Exigée au nom de la santé (ce qui est retenu est assimilé à un poison), de la véracité et de la vérité (on s'épanouit dans la sincérité et on rapproche du vrai soi-même et les autres en rendant publics ses états privés), du progrès (aller jusqu'au bout est la condition du dépassement), de la morale (autrui a droit à la vérité et à la transparence), de l'efficacité (il faut se donner à fond pour impacter) etc. L'exubérance renforce la confiance des enfants et des amis, la joie des parents, l'intérêt des professeurs, la sécurité des employeurs, qui savent alors sur qui ils peuvent compter, etc.

Certes il faut soupçonner ce qu'a de faux l'exubérance ( n'apprend-on pas dans les écoles de communication à cacher qu'on sait beaucoup moins qu'on n'en dit, à présenter comme richesse actuelle, tournée vers le dehors  un pauvre masque appris dans les livres de culture générale ?), ce qu'elle cache d'adhésion primaire à des croyances douteuses, de racolage minable, pour rêver à l'introduction d'une retenue qui ne serait ni refoulement, ni mensonge, ni pusillanimité, ni hypocrisie, ni inexistence mais seulement conscience que le silence est d'or quand il s'agit de dire non ce qu'on croit, mais ce qu'on sait.

Certes l'inubérance dont je fais l'éloge n'a pas la dimension militaire et conquérante que Julien Benda semble ici lui donner. Elle ne serait pas en effet réservée aux seuls journalistes (lesquels d'ailleurs perdraient sans doute beaucoup d'articles et de lecteurs à se convertir à elle), elle serait à usage personnel mais rayonnante pour qui aurait la perspicacité de discerner sous les quelques mots le savoir réservé. 

Mais imaginons un professeur de philosophie inubérant au début de l'année de terminale: il n'aurait pas la moindre chance d'intéresser ; ses élèves éduqués à l'exubérance, policés quelquefois par une politesse elle-même exubérante, vraisemblablement le jugeraient ennuyeux (imaginons en plus qu'il ait la prudence et la rigueur des analytiques...). La seule tactique serait de simuler l'exubérance pour, petit à petit, au fil des semaines, s'inubérer et par là-même transmettre la saine inubération. Mais malheur à ces convertis s'ils remplissent inubéramment leurs dossiers sur ParcoursSup...