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samedi 28 mai 2005

Homère, le tyran et le sage.

Les historiens m’apprennent que, sous la tyrannie de Pisistrate, pour la première fois, le texte d’Homère a été édité. Le tyran d’abord, puis ses fils ensuite, semblent avoir cherché dans le texte homérique une légitimation. On a un écho déformé de cette volonté de s'enraciner dans le passé à travers la lettre, bien sûr apocryphe, que Pisistrate a adressée à Solon. Le tyran commence ainsi son plaidoyer pro domo :
« Je ne suis pas le seul des Grecs à avoir aspiré à la tyrannie (ce en quoi il a raison : ce phénomène politique qu’on peut grossièrement identifer à une transition entre les régimes aristocratiques et les régimes démocratiques apparaît dès le VIIème siècle ; le premier sage, Thalès, vivait déjà à Milet sous la tyrannie de Thrasibule) et ce n’était pas une prétention déplacée pour moi, un descendant de Codros. Car j’ai repris possession de ce que les Athéniens avaient juré d’accorder à Codros et à sa descendance, mais qu’ils lui avaient enlevé. »
Ce Codros n’est pas un personnage homérique, mais il est censé avoir été le dernier roi d’Athènes. Cherchant à préciser l’identité de ce roi mythique, je trouve à nouveau une histoire de déguisement. Polyen, historien grec du 2ème siècle ap. JC, rapporte ainsi l’anecdote :
« Les Athéniens faisaient la guerre à ceux du Péloponnèse. Un oracle avait assuré la victoire aux Athéniens si leur roi était tué par un Péloponnésien. Cet oracle était connu, et les Péloponnésiens avaient donné un ordre très exprès d'épargner dans les combats la personne de Codrus, roi d'Athènes. Mais Codrus, déguisé en bûcheron, sortit un soir hors des retranchements, et se mit à couper du bois. Des Péloponnésiens, sortis dans le dessein de couper aussi du bois, rencontrèrent Codrus, qui les attaqua et en blessa quelques-uns à coups de serpe. Ils se vengèrent sur lui et l'assommèrent avec leurs serpes. Ils se retirèrent à leur camp, bien contents de cet exploit. Les Athéniens, de leur côté, voyant l'avantage que l'oracle leur faisait espérer de cette perte, poussèrent de grands cris de joie ; et se présentant courageusement pour combattre les Péloponnésiens, ils commencèrent par leur envoyer un héraut, pour demander la permission d'enlever le corps du roi. Les Péloponnésiens voyant ce qui était arrivé, prirent la fuite, et les Athéniens, après la victoire, décernèrent à Codrus les honneurs dus aux héros, en reconnaissance de ce qu'il avait sacrifié sa vie pour l'avantage de sa patrie. » (Ruses de guerre, livre I, trad. fournie par Philippe Remacle)
Certes Pisistrate simulant l’attentat n’est pas à la hauteur de son royal « ancêtre » mais, comme Solon, il s’inscrit dans une tradition légendaire. J’imagine que la conduite de ce Codros était devenue un poncif de la culture politique générale pour que Napoléon en 1815 le citât dans le discours qu’il adressa aux députés des collèges électoraux et de l’armée :
« Comme ce roi d’Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans l’espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle etc. » ( Larousse Dictionnaire universel du 19ème siècle, Tome IV, p. 534)
Mais je m’égare. Revenons à Solon : il n’a pas seulement ajouté un vers au 16000 de l’Iliade ; il a aussi légiféré sur la manière de transmettre les poèmes:
« Il décréta par écrit que les rhapsodies d’Homère devaient être récitées l’une à la suite de l’autre : en ce sens que, là où s’était arrêté le premier, le suivant devait commencer » (47)
Richard Goulet fait l’hypothèse que « cette pratique devait correspondre à une volonté de stabiliser le texte d’Homère ». Ainsi, le sage et le tyran, qui sont en fait deux hommes politiques, prennent très au sérieux le texte homérique ; c’est sans doute tout à fait banal à cette époque ; ces vers sont un enjeu de pouvoir. Diogène, lui, donne la palme à Solon :
« (Il) a donc davantage que Pisistrate éclairé Homère, comme le dit Dieuchidas dans le cinquième livre de ses Mégariques. Cela concernait principalement les vers suivants : « Ensuite ceux qui habitaient Athènes », etc. » (57)
J’aimerais mieux comprendre ces lignes ; malheureusement les Mégariques de Dieuchidas ne sont plus qu’une référence vide. Il y a peut-être eu entre Solon et Pisistrate une querelle sur l’interprétation à donner à certains passages homériques. Si lointains qu’ils soient pour nous, ils ont dû eux aussi avoir à se définir par rapport à un passé immémorial, à un héritage archaïque, sublime et ambigu, qui, justifiant mille entreprises différentes, menaçait donc de mettre en danger n’importe laquelle.

vendredi 27 mai 2005

Solon / Pisistrate (2)

« Ayant pressenti les ambitions personnelles de Pisistrate – son parent à ce que dit Sosicrate -, il lui fit obstacle. Ayant bondi en effet dans l’assemblée avec une lance et un bouclier, il annonça à l’avance aux membres (de l’assemblée) l’ambition de Pisistrate ; bien plus, (il déclara) qu’il était prêt à porter secours (aux Athéniens), en prononçant les mots suivants : « Citoyens d’Athènes, je suis plus avisé que certains, plus courageux que d’autres : plus avisé que ceux qui ne perçoivent pas la fourberie de Pisistrate, plus courageux que ceux qui sont au courant, mais qui se taisent parce qu’ils ont peur » (I, 49)
On imagine souvent le sage immobile, statique, déjà statufié. Solon, lui, est bondissant. Il a le tempo de l’action politique, il saute sur l’occasion. Et encore une fois, il est déguisé, en soldat de la liberté désormais. La fonction de l’accoutrement est d’attirer l’attention sur des mises en garde. Solon est sage de savoir que le discours doit parler à l’imagination. Encore Montaigne :
« Qu’il ôte son chaperon, sa robe, et son latin ; qu’il ne batte pas nos oreilles d’Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. » (Essais Livre III chap.VIII)
La morale de l’histoire, c’est que même les sages ne sont pas assez sages pour assagir les fous ! D’où les ustensiles : l’Aristote de Solon, c’est sa lance et son bouclier. Les armes de la raison n’emportent pas à elles seules la conviction ! En passant, dans son appel à la résistance, Solon fait l’inventaire des comportements civiques possibles face à l’abus de pouvoir : a)le courageux avisé qu’il incarne b)le lâche avisé c)le courageux ignorant d)le lâche ignorant La résistance face au pouvoir ou la rencontre rare de deux vertus. La réaction des accusés est classique :
« Et le Conseil, formé de gens du parti de Pisistrate, dit qu’il était fou. » (ibid.)
C’est le mauvais délire, celui des hallucinés. Rien à voir avec les incompréhensibles anticipations des hyper-lucides. Solon, qui ne fait plus le fou, est accusé de l’être ; quand il le faisait, il était pris pour un sage ! Réponse :
« A cause de cela, il dit ce qui suit : Sous peu de temps, à coup sûr, aux citoyens mon délire apparaîtra. Oui, il apparaîtra, quand sur la place publique la vérité s’avancera. » (ibid.)
La politique mise en vers : je pense aux comédies de Jacques Demy où des répliques chantées font irruption dans la vie quotidienne prosaïquement parlée. Mais chez Demy les phrases mises en musique restent triviales, alors que Solon qui versifie, c’est l’essence même du vrai poétiquement portée à l’oreille…
« Quant aux vers élégiaques dans lesquels il a prédit la tyrannie de Pisistrate, voici quels ils étaient : De la nuée provient la force de la neige et de la grêle ; Et le tonnerre naît de l’éclair brillant. D’hommes puissants vient la perte d’une Cité ; mais c’est l’ignorance Qui plonge un peuple dans la servitude d’un souverain absolu. »
Solon ou le poète de la liberté. La dernière scène :
« Alors que déjà Pisistrate était au pouvoir, comme on ne le croyait pas, il déposa les armes devant le quartier général » (50)
Exhibition de la soumission, mise en scène ostentatoire de l’impuissance. Décidément ce second sage est le premier d’une lignée de philosophes-comédiens…

jeudi 26 mai 2005

Solon / Pisistrate (1)

Comment être aimé du peuple ? En le rendant glorieux, même au prix de la duperie. C’est la leçon de Solon, avant tout traité de philosophie politique :
« Par la suite le peuple était attaché et aurait volontiers consenti à l’avoir comme tyran. » (I, 49)
Mais la gloire de Solon, c’est de refuser d’exercer ce pouvoir personnel et dans le même mouvement de dénoncer l’ambition de Pisistrate. Pisistrate, le double négatif de Solon, celui qui prend ce qu’on lui offre. Celui qui fait aussi de la mauvaise comédie, celle qui asservit les spectateurs, au lieu de les élever. Ce que perce à jour le sage dans une lettre à Epiménide, autre sage :
« Sache en effet, mon ami, que cet homme a atteint la tyrannie de la façon la plus habile. Il commença par faire de la démagogie. Ensuite, après s’être infligé à lui-même des blessures et s’être présenté au tribunal d’Héliée, il dit, en poussant des cris, qu’il avait subi ces blessures sous les coups de ses ennemis. Et il demanda qu’on lui octroie comme gardes quatre cents jeunes gens. Les autres, sans m’avoir écouté, lui accordèrent les hommes (demandés). Ceux-ci étaient des porte-gourdin. Et après cela il demanda la dissolution de l’assemblée du peuple. » (66)
C’est peut-être une des manifestations de la sagesse de Solon d’avoir, bien avant Machiavel, décrit exactement la Realpolitik. Se présenter comme agressé pour attaquer, ce vieux tour n’est sans doute ici pas joué pour la première fois, mais imaginons en son honneur que Solon est, lui, le premier à le déjouer. Pourchassant la simulation en politique, Solon va condamner la simulation tout court. Avant les avertissements platoniciens mettant en garde contre les dangers des simulacres artistiques, Solon complète sa dénonciation de la tyrannie par la condamnation du théâtre :
« Il empêcha Thespis de faire représenter des tragédies, arguant que le mensonge n’est pas profitable. Lorsque par conséquent Pisistrate se blessa lui-même, il dit que c’est de là que venaient de tels comportements. » (59-60)
Comme si le spectacle des comédiens incitait à devenir soi-même comédien mais en dehors du lieu où il est requis de l’être. Solon le double, apologue de la transparente simplicité, met en vers son blâme des arrière-pensées :
« Surveillant tout un chacun, vois S’il n’y a aucune haine cachée sans son cœur, Alors qu’il parle avec un visage radieux, Et s’il n’a pas une langue au double langage Qui lui vient d’un esprit sombre. » (61)
Ce qui ne revient donc pas à condamner le double langage quand il vient d’un esprit clair…
« Ainsi font nos médecins, qui mangent le melon et boivent le vin fraiz, ce pendant qu'ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. » comme écrit Montaigne dans De la vanité (Essais Livre III chap.IX )