Les historiens m’apprennent que, sous la tyrannie de Pisistrate, pour la première fois, le texte d’Homère a été édité. Le tyran d’abord, puis ses fils ensuite, semblent avoir cherché dans le texte homérique une légitimation. On a un écho déformé de cette volonté de s'enraciner dans le passé à travers la lettre, bien sûr apocryphe, que Pisistrate a adressée à Solon. Le tyran commence ainsi son plaidoyer pro domo :
« Je ne suis pas le seul des Grecs à avoir aspiré à la tyrannie (ce en quoi il a raison : ce phénomène politique qu’on peut grossièrement identifer à une transition entre les régimes aristocratiques et les régimes démocratiques apparaît dès le VIIème siècle ; le premier sage, Thalès, vivait déjà à Milet sous la tyrannie de Thrasibule) et ce n’était pas une prétention déplacée pour moi, un descendant de Codros. Car j’ai repris possession de ce que les Athéniens avaient juré d’accorder à Codros et à sa descendance, mais qu’ils lui avaient enlevé. »
Ce Codros n’est pas un personnage homérique, mais il est censé avoir été le dernier roi d’Athènes. Cherchant à préciser l’identité de ce roi mythique, je trouve à nouveau une histoire de déguisement. Polyen, historien grec du 2ème siècle ap. JC, rapporte ainsi l’anecdote :
« Les Athéniens faisaient la guerre à ceux du Péloponnèse. Un oracle avait assuré la victoire aux Athéniens si leur roi était tué par un Péloponnésien. Cet oracle était connu, et les Péloponnésiens avaient donné un ordre très exprès d'épargner dans les combats la personne de Codrus, roi d'Athènes. Mais Codrus, déguisé en bûcheron, sortit un soir hors des retranchements, et se mit à couper du bois. Des Péloponnésiens, sortis dans le dessein de couper aussi du bois, rencontrèrent Codrus, qui les attaqua et en blessa quelques-uns à coups de serpe. Ils se vengèrent sur lui et l'assommèrent avec leurs serpes. Ils se retirèrent à leur camp, bien contents de cet exploit. Les Athéniens, de leur côté, voyant l'avantage que l'oracle leur faisait espérer de cette perte, poussèrent de grands cris de joie ; et se présentant courageusement pour combattre les Péloponnésiens, ils commencèrent par leur envoyer un héraut, pour demander la permission d'enlever le corps du roi. Les Péloponnésiens voyant ce qui était arrivé, prirent la fuite, et les Athéniens, après la victoire, décernèrent à Codrus les honneurs dus aux héros, en reconnaissance de ce qu'il avait sacrifié sa vie pour l'avantage de sa patrie. » (Ruses de guerre, livre I, trad. fournie par Philippe Remacle)
Certes Pisistrate simulant l’attentat n’est pas à la hauteur de son royal « ancêtre » mais, comme Solon, il s’inscrit dans une tradition légendaire. J’imagine que la conduite de ce Codros était devenue un poncif de la culture politique générale pour que Napoléon en 1815 le citât dans le discours qu’il adressa aux députés des collèges électoraux et de l’armée :
« Comme ce roi d’Athènes, je me suis sacrifié pour mon peuple dans l’espoir de voir se réaliser la promesse donnée de conserver à la France son intégrité naturelle etc. » ( Larousse Dictionnaire universel du 19ème siècle, Tome IV, p. 534)
Mais je m’égare. Revenons à Solon : il n’a pas seulement ajouté un vers au 16000 de l’Iliade ; il a aussi légiféré sur la manière de transmettre les poèmes:
« Il décréta par écrit que les rhapsodies d’Homère devaient être récitées l’une à la suite de l’autre : en ce sens que, là où s’était arrêté le premier, le suivant devait commencer » (47)
Richard Goulet fait l’hypothèse que « cette pratique devait correspondre à une volonté de stabiliser le texte d’Homère ». Ainsi, le sage et le tyran, qui sont en fait deux hommes politiques, prennent très au sérieux le texte homérique ; c’est sans doute tout à fait banal à cette époque ; ces vers sont un enjeu de pouvoir. Diogène, lui, donne la palme à Solon :
« (Il) a donc davantage que Pisistrate éclairé Homère, comme le dit Dieuchidas dans le cinquième livre de ses Mégariques. Cela concernait principalement les vers suivants : « Ensuite ceux qui habitaient Athènes », etc. » (57)
J’aimerais mieux comprendre ces lignes ; malheureusement les Mégariques de Dieuchidas ne sont plus qu’une référence vide. Il y a peut-être eu entre Solon et Pisistrate une querelle sur l’interprétation à donner à certains passages homériques. Si lointains qu’ils soient pour nous, ils ont dû eux aussi avoir à se définir par rapport à un passé immémorial, à un héritage archaïque, sublime et ambigu, qui, justifiant mille entreprises différentes, menaçait donc de mettre en danger n’importe laquelle.