Ne pas cesser de dire “la nature qui m’a fait me défera » pourrait être interprété comme la conscience lucide du caractère éphémère de l’existence et la marque d’une prise en compte de la finitude dans la détermination des biens essentiels.
Mais, de manière inattendue, dans la bouche de Carnéade, l’énoncé est identifié par Laërce à l’expression de la peur :
« Il semble s’être montré assez lâche devant la mort, puisqu’il répétait constamment : « La nature qui m’a fait me défera » » (IV 64 trad. de Tiziano Dorandi)
La logique des associations d’idées conduisit autrefois, précisément en 1933, Robert Genaille à une erreur de traduction :
« Il semble avoir été lâche devant la mort, bien qu’il répétât souvent : « La nature qui m’a fait saura bien aussi me défaire. » »
Laërce a sans doute trouvé le trait dans quelque source hostile et on sait depuis longtemps qu’il préfère largement rendre compte de toutes les sources plutôt que de reconstituer la cohérence des vies et des doctrines. Mais là n’est pas la question aujourd’hui.
C’est bien plutôt le dit philosophique comme expression de la nature ordinaire qui m’intéresse ici. Je pense précisément à La Rochefoucauld plaçant en tête de ses maximes la phrase suivante :
« Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés. »
Le parodiant, ne pourrait-on pas écrire :
« Nos positions philosophiques ne sont, le plus souvent, que l’expression de nos désirs et de nos craintes » ?
N’est-ce pas d’ailleurs un aspect de la voie nietzschéenne qu’on ouvre ainsi ?
« Pour l’essentiel la pensée consciente d’un philosophe est en secret presque entièrement conduite par ses instincts, qui lui imposent des voies déterminées ? » (Par-delà le bien et le mal I 3 trad. de Albert révisée par Lacoste)
Dangereux raccourci en ce qu’il mine sa propre logique. Nietzsche encore avait écrit dans Humain, trop humain :
« La Rochefoucauld et les autres maîtres français en l’examen des âmes ressemblent à d’adroits tireurs, qui mettent toujours et toujours dans le noir- mais dans le noir de la nature humaine. »
Certes, mais à trop vouloir s’en inspirer, Nietzsche n’a-t-il pas mis et, ce de manière fatale, dans le noir de la philosophie ?
Mais trêve de digression ! Revenons à Carnéade qui donc, pour parler comme Montaigne, « se tient en sa roideur, plus, ce crains-je, verbale qu'essentielle » (Essais Livre I XII). Laërce, immédiatement après avoir incriminé sa lâcheté, rapporte ses misérables velléités suicidaires :
« Ayant appris qu’Antipatros (de Tarse, philosophe stoïcien) était mort après avoir bu du poison, il se sentit obligé de quitter la vie avec courage (Laërce dans le poème qui clôt la biographie en donne la raison : « (...) il était atteint de phtisie, la plus terrible des maladies ») et dit : « Il faut m’en donner aussi ». Comme on lui demandait : « Quoi donc ? », il répondit : « Du vin miellé » » (64)
Finalement cette anecdote n’éclaire-t-elle pas le passage précédent ? Carnéade pas du tout philosophe jusqu’à la moelle, cependant voulant l’être mais tiré en arrière par son tempérament...Carnéade singeant le stoïcien, tremblant en fait sous l’armure d’emprunt.
Carnéade ou l’anti-Socrate ! Qu’on se rappelle le Phédon : tous les disciples entourent le maître et savent qu’il va boire le poison et lui, faisant comme si de rien n’était... C’est tout le contraire ici : Carnéade, obsédé par l’idée du poison désiré mais impossible, isolé dans son voeu muet et délirant, néanmoins incompris par tous les autres qui ont à coup sûr d’autres chats à fouetter ! Carnéade voulant entrer dans un costume beaucoup trop grand pour lui...
La scénette pourrait être pourtant jouée tout autrement. Imaginons un épicurien un peu moqueur; hostile à l’idée du suicide qu’il n’a jamais philosophiquement validée, il s’en serait ainsi moqué :
« C’est du vin miellé qu’il faut boire quand on va mourir et non pas du poison ! »
Mais Carnéade n’est pas épicurien et comme il s’était pris au jeu des études au point de négliger son corps on aurait pu s’attendre à ce qu’il fasse meilleure figure au moment crucial. Mais cela aurait été oublier que sa philosophie avait dissous les certitudes métaphysiques qui réglaient clairement la question de l’au-delà...