vendredi 29 juin 2018

Être sceptique aujourdhui : réflexions sur le livre de Stéphane Marchand " Le scepticisme. Vivre sans opinions." (Vrin, 2018)

J'ai mentionné dans le précédent billet le livre que Stéphane Marchand a publié chez Vrin sur le scepticisme. C'est un ouvrage d'histoire de la philosophie ferme et clair, qui permet de distinguer Pyrrhon et le premier pyrrhonisme (chapitre premier), le scepticisme de l'Académie platonicienne (les apports d' Arcésilas de Pitane, Carnéade, Clitomaque, Philon de Larissa et Antiochus d' Ascalon sont étudiés dans le chapitre II, bien utile aussi pour préciser l'identité philosophique de Cicéron), puis le renouveau du pyrrhonisme avec Énésidème qui revient à Pyrrhon tout en l'interprétant à sa manière (chapitre III), enfin la pensée de Sextus Empiricus, le mieux connu de tous grâce entre autres aux Esquisses pyrrhoniennes (Le Seuil, 1997) et à son traité Contre les professeurs (Le Seuil, 2002). C'est, à mes yeux, ce quatrième chapitre, qui est le centre de gravité du livre car il clarifie le problème suivant : comment peut-on être cohérent en étant un philosophe sceptique, vu que l'opinion sceptique est que toute philosophie est mise en échec par toutes les autres ? Cet ouvrage éclaire donc principalement le scepticisme antique ; reste que dans les dernières pages du livre, Stéphane Marchand s'interroge sur le scepticisme ancien aujourd'hui. Il se demande si cette philosophie est définitivement démodée. "N'ont-ils rien, en définitive, à nous apprendre ?".
Bien sûr ce sont les sciences qui, à première vue, fournissent de quoi contester le scepticisme :
" Le succès de la science moderne constitue très certainement une véritable objection au projet d'une philosophie suspensive qui remettrait en cause toutes nos connaissances, et une raison sérieuse pour chercher à dépasser l'idéal de vie sans opinion et la méthode de la suspension du jugement." (p.214)
Stéphane Marchand répond à cette objection par deux arguments ; le premier revient à mettre en évidence qu'une perspective sceptique a rendu possible cette même science, qui paradoxalement servirait à renvoyer le scepticisme au magasin des antiquités philosophiques :
" Le succès de la science moderne provient aussi, dans une certaine mesure, du renoncement à comprendre les choses mêmes et à accéder à une vérité définitive ; aussi paradoxal que cela puisse paraître, la dimension phénoméniste d'un certain nombre de positions sceptiques a aussi rendu possible le développement de la science moderne."
Le deuxième argument peut être lu ainsi : le scepticisme est un remède au scentisme et aux conséquences pratiques d'une confiance excessive dans les techno-sciences :
" (...) Le doute perpétuel n'est pas seulement une méthode provisoire, mais (...) peut devenir une façon de penser et de vivre une fois que l'on a pris conscience du danger que nous fait courir un enthousiasme démesuré devant nos capacités à comprendre et à organiser le monde."
On pourrait proposer aussi l'argument suivant : la question de savoir ce qu'est la science (épistémologie générale) et ce qu'est telle science (épistémologie régionale) se formule à travers une multiplicité de problèmes qui, aux yeux des sceptiques, paraissent indécidables, puisque aucune philosophie des sciences n'a mis fin aux désaccords qui justifient ses efforts de les dépasser. Prenons par exemple l'opposition entre les conceptions réaliste et idéaliste de la science. Si on préfère se centrer sur une science particulière, réfléchissons à la physique quantique, de première importance vu qu'elle a comme objet les constituants élémentaires de la réalité physique. Si les prédictions probabilistes de la physique quantique sont objectives et donc fiables, en revanche les débats en philosophie de la physique quantique portent sur la question de l'interprétation de cette dimension probabiliste de la physique quantique (la réalité est-elle essentiellement indéterminée ou cette indétermination est-elle relative à l'observation humaine ?). Bien sûr, en toute rigueur, l'opposition en philosophie des sciences n'est pas entre deux positions mais entre des variantes multiples de ces mêmes positions : il y a des réalismes comme des idéalismes, chacun d'entre eux luttant avec les armes de la raison, contre les autres variantes et l'ennemi commun, pour le monopole de la vérité. Dit autrement, même si les vérités scientifiques ne sont pas à mettre sur le même plan que des opinions, les jugements philosophiques qui prennent ces vérités comme objets sont dans un cadre sceptique des opinions (et bien sûr un tel jugement sceptique s'identifie comme étant une opinion, ce qui l'immunise contre la réfutation et en même temps, c'est le prix à payer pour éviter la contradiction, le met au même plan que ce qu'il combat).
Stéphane Marchand prend ensuite en considération les conséquences morales du scepticisme : " le scepticisme ne propose aucune transcendance, aucune révélation, aucun idéal auquel on pourrait croire et qui pourrait bouleverser notre vie." Il ne cherche pas à cacher le côté essentiellement critique du scepticisme qui opine que ce que ce qui se présente comme rationnel ne l'est pas ou du moins pas autant qu'il prétend être. Aux yeux du scepticisme, construire une énième philosophie est vain car elle sera aussi fragile que toutes les autres :
" Prendre au sérieux cette déconstruction amène à se demander dans quelle mesure il est pertinent de vouloir tout reconstruire comme avant, au risque de se tromper à nouveau."
À quoi sert alors la raison ? Stéphane Marchand la réserve à la compréhension des désaccords : " il y a une intelligence dans la description précise des désaccords ". Il me semble qu'ici l'auteur décrit ce que peut être le scepticisme pour des philosophes professionnels déçus de ne pas avoir réussi à trouver "la bonne philosophie". Comme ils se contrediraient à croire triompher enfin du point de vue de la connaissance grâce à leur conversion au scepticisme et comme le retour à la vie ordinaire sans philosophie leur est impossible psychologiquement (en termes bourdieusiens, on ne se défait pas par une décision des habitus), ils gardent la connaissance des batailles vaines et celle des victoires illusoires.
On pourrait aussi penser que le philosophe, converti au scepticisme, garde ses opinions philosophiques (il peut donc être réaliste, idéaliste, matérialiste etc.) en prenant conscience que désormais son opinion est que, sa vie durant, il ne pourra dépasser l'opinion dans le domaine de la philosophie. Est-ce la philosophie spontanée des philosophes ? J'en doute, la croyance que ce qu'ils pensent vaut mieux dans l'absolu que ce que pensent leurs adversaires doit être ordinaire et elle motive plus la recherche et le travail persévérants que la conscience de la dimension apparemment essentiellement (si on me permet cet oxymore) doxique des engagements rationnels les plus consistants.
Dans le dernier paragraphe de son ouvrage, Stéphane Marchand esquisse ce que peuvent être la morale et la politique et la connaissance, une fois revues à la lumière du scepticisme. Le voici en entier :
" Enfin, la leçon du scepticisme ne se réduit pas au renoncement à la connaissance absolue du vrai et du bien, même si les arguments sceptiques contribuent à ruiner cette connaissance. De fait, renoncer à agir au nom du bien, ce n'est pas renoncer à agir pour le mieux, ni moralement, ni politiquement ; de même, refuser de trancher au nom du vrai la totalité de nos désaccords ne signifier pas nécessairement s'abstenir de les examiner de façon critique. Reste à penser une morale sans principes, une politique sans idéologie, une connaissance sans idées ou sans thèses... En revendiquant la vie quotidienne, Sextus Empiricus nous invite précisément à revoir nos manières de penser à partir de l'expérience vécue, et d'accepter d'apprendre à vivre dans l'incertitude."
Lisant ces lignes me vient le doute suivant : cette conclusion ne va-t-elle pas bien au-delà de ce que les maîtres du scepticisme ancien autorisent à croire ?
Ce n'est pas une morale sans principes qui est hors de portée, c'est plus radicalement une morale vraie, restent des convictions morales, de la fragilité desquelles on a conscience. Quant à la politique, il est clair que ça ne suffit pas qu'elle ne soit pas contaminée par l'idéologie (par définition, les philosophies politiques ont l'idéologie comme ennemie...) : là encore, la politique la plus construite devra être vue cum grano salis, comme ce que j'opine à partir de l'expérience des phénomènes (en se gardant de bien vouloir clarifier le rapport entre ce que j'appelle l'expérience et la réalité : pour cela le sceptique n'est pas un empiriste). Enfin qu' est-ce donc qu'une connaissance sans idées ? N'est-ce pas un couteau sans lame et sans manche ? Fidèle aux coutumes et aux institutions, on dira qu'on connaît quand au fond de soi on se dira qu'on pense connaître et qu'on croit qu'on pense connaître...
On peut finalement se demander si le scepticisme philosophique n'introduit pas une division essentielle en soi, une partie de soi condamnant ce que l'autre soutient. Il n'est pas sûr que cette dispute intérieure constante ne soit pas psychologiquement douloureuse à vivre. Il s'agit en effet moins de vivre sans opinions (qui le pourrait ?) que sans opinions tenues pour vraies (mais si je ne tiens pas pour vraie une opinion que je défends, est-ce vraiment mon opinion ?).
Peut-être que dans son prochain ouvrage, co-dirigé avec Diego Machuca, Les raisons du doute : étude sur le scepticisme antique (Garnier), Stéphane Marchand nous permettra d'aller plus loin encore dans l'exploration de la possibilité d'un néo-scepticisme contemporain.

Commentaires

1. Le samedi 30 juin 2018, 10:29 par gerardgrig
Le sceptique découvre que le scepticisme est une philosophie comme les autres. Il ne peut faire l’impasse sur une philosophie minimaliste, comme l' atomisme, ou l'empirisme de Hume, sceptique moderne. Personne n' est plus épris de la vérité que le sceptique, mais la vérité est provisoire par essence. Il y a un pluriel de vérités, et le sceptique en change périodiquement. Il a comme une addiction à consommer des vérités. Il vit l' angoisse de se retrouver sans prétendante solide à remplacer la vérité qui a eu son heure de gloire pour lui. Il sera alors en présence du fond nihiliste du scepticisme. Quel est le véritable courage ? Accepter un suicide logique, ou tenter de survivre ?
2. Le samedi 30 juin 2018, 15:44 par Philalethe
Le sceptique ne veut pas avoir une philosophie de plus, il n'a pas d'engagement ontologique (il ne peut donc pas être atomiste ou tenir pour vrai que la réalité est inconnaissable hors les expériences qu'on en a). Il est épris de vérité en effet mais a découvert qu'il ne pouvait pas légitimement en formuler une seule. Il ne croit pas que la vérité est provisoire par essence car il se contredirait vu que son opinion est que l'obscur n'est jamais éclairable. Doit-on le penser angoissé ? Dans la théorie, l'angoisse serait plutôt dans la peur de ne pas trouver la Vérité ; une fois cette Vérité tenue pour inaccessible, il est soulagé. Il évite le suicide logique en relativisant continuellement ce qu'il dit et donc aussi ses formules relativisantes (peut-être "peut-être").
3. Le dimanche 1 juillet 2018, 10:38 par gerardgrig
Si l' on met à part Fréderic Schiffter, qui est plutôt un hédoniste, Clément Rosset aura peut-être été un ultime vrai sceptique. Sur le plan universitaire, il a eu une carrière de sans-papiers, qui n' avait pas pris un passeport bergsonien, comme Deleuze ou Jankélévitch. Clément Rosset a toujours refusé les placébos pour sceptiques. L'éclectisme comme pluriel de vérités en est sûrement un, de même que le probabilisme. Rosset subissait la dépression davantage que la pensée du suicide, qui est très présente chez un Roland Jaccard. À cet égard, la psychologie est peut-être aussi un refuge pour le sceptique.
4. Le dimanche 1 juillet 2018, 11:26 par Philalethe
On peut en effet être sceptique et déprimé mais on se retient alors de juger la réalité déprimante. Vu que la psychologie a, comme toutes les sciences, un engagement ontologique, ce qu'elle dit de la dépression ne peut pas instruire le sceptique sur la dépression, il réduit même ce qu'elle dit à ce qu'il croit comprendre en ce moment de ce qu'elle dit. Je ne sais pas si ces relativisations constantes affaiblissent les symptômes de la dépression mais c'est ce dont les sceptiques ont eu l'impression. Quant à Clément Rosset, a-t-il été sceptique ? J'en doute : ce n'est pas sceptique d'affirmer que rien n'est plus fragile que la faculté humaine d'admettre la réalité...

mercredi 27 juin 2018

Intérêt pour l'histoire de la pensée et intérêt pour la pensée.

Les Cahiers philosophiques en 2008 ont publié un numéro sur la rationalité sceptique. À cette occasion, Stéphane Marchand, dont Vrin vient de faire paraître un excellent ouvrage, Le scepticisme, interroge Jonathan Barnes. L'entretien est stimulant d'un bout à l'autre, en voici quelques lignes clarifiant les deux manières de lire les philosophes antiques, et plus généralement les philosophes :
" Je pense que quand Aristote ou Platon ont écrit, ils ne voulaient pas qu’on les lise pour qu’on se contente de les admirer, mais ils ont présenté des points de vue, des thèses, des arguments qui, en principe, énoncent des vérités sur les choses, et c’est à moi de décider de les accepter ou de ne pas les accepter. Je prends ces textes au sérieux, comme les auteurs l’ont voulu, tandis qu’en France, il me semble que parfois on ne les prend pas au sérieux, que faire l’histoire de la philosophie c’est un petit peu comme faire l’histoire de l’astrologie : voilà des idées un peu bizarres, mais je peux les cataloguer et voilà leur histoire. Fin. Je ne peux faire de l’histoire de la philosophie de la même façon. Je ne prends pas l’astrologie au sérieux. Cela ne m’intéresse pas du tout, mais cela c’est autre chose. Pour la philosophie, en tout cas, je la prends plus au sérieux. Donc je ne pense pas que vous puissiez dire que je prends de la liberté avec les textes. La deuxième chose : faut-il lire les anciens comme s’ils étaient nos contemporains ? Quand j’étais étudiant et que j’ai dû lire pour la première fois Platon ou Aristote, c’est mon professeur R.M. Hare qui m’a dit : « il faut lire ce texte de Platon comme s’il avait été écrit dans Mind il y a un an ». J’ai trouvé cela énormément libérant. Mais pourquoi dire cela ? Parce que précisément, on n’était pas en train de faire de l’histoire de la philosophie, on était en train de faire de la philosophie. Le premier essai que je devais écrire en philosophie c’était : « Quelle est la différence entre opinion et savoir ? » Pour se préparer pour cela il fallait lire des choses, j’ai lu le Ménon, un article de A.J. Ayer etc. En lisant Platon, je n’étais pas en train de faire de l’histoire de la philosophie, mais de la philosophie, comme un étudiant bien évidemment. Ce qui m’intéressait ce n’était pas ce que Platon a dit, mais le contenu de ce qu’il a dit. Alors, il faut lire les anciens comme si c’était nos contemporains ou comme si c’était quelque chose d’abstrait. Mais ceci n’est pas une mauvaise façon de faire l’histoire de la philosophie, ce n’est pas du tout une façon de faire l’histoire de la philosophie. C’est une façon – peut-être mauvaise, peut-être bonne – de faire de la philosophie. L’idée de mon professeur, une idée tout à fait courante à l’époque à Oxford, c’est que si vous voulez faire de la philosophie, vous devez commencer en lisant quelque chose parce que vous ne pouvez pas trouver tout dans votre tête. Que lire alors ? Des bons articles et des bons livres. Lesquels ? N’importe lesquels, de n’importe quelle date. Une bonne idée serait que ces articles et ces livres soient aussi divers que possibles. Donc on prend un peu de Platon, de Descartes, de Russell, de n’importe quoi, et on les traite sur le même plan, non pas parce que c’est une bonne attitude par rapport à l’histoire de la discipline, ce qui serait absurde, mais parce que c’est une façon de faire de la philosophie. Donc au début quand j’ai lu Platon pour la première fois je n’avais pas le projet de faire l’histoire de la discipline, mais j’étais en train de m’exercer dans cette discipline. En revanche, si on veut faire l’histoire de la philosophie, il serait ridicule de lire Platon comme s’il avait écrit il y a deux ans ! Mais si on veut exploiter les grands philosophes morts pour faire de la philosophie, c’est une bonne idée d’oublier qu’ils sont morts il y a deux ans."
Pour finir, ce passage sur le paradoxe français en philosophie :
" Je vais exagérer un peu mais pas tant que cela, c’est ce que j’appelle le « paradoxe français en philosophie ». La France est le pays en Europe, et sans doute dans le monde, où la philosophie a la plus grande importance. On enseigne la philosophie dans tous les lycées, même les journaux peuvent avoir en première page quelque chose sur la philosophie, cela c’est impossible à imaginer en Angleterre, en Italie, aux États-Unis. Là, la philosophie est une petite profession à part, et que l’on ne comprend pas très bien. Quand j’étais en Angleterre, on m’a demandé pour un sondage qu’elle était ma profession, j’ai répondu « professeur des universités ». En France, je réponds « philosophe ». Si je réponds cela en Angleterre, on me demandera : « C’est quoi ? C’est un peu comme théologien ? » Et c’est un peu pareil pour les livres de philosophie. Donc, d’un côté il y a une sorte de conscience philosophique très développée. De l’autre côté, il me semble qu’il y a très peu de philosophie en France. Parce que ce qu’on fait ici, c’est de l’histoire de la philosophie, une sorte de doxographie, mais pas de la philosophie. Quand j’ai enseigné à la Sorbonne, il y avait une division entre ceux qui font de la philosophie et ceux qui font de l’histoire de la philosophie. Moi j’enseignais l’histoire de la philosophie. Quelle était la différence ? Moi, je donne un cours qui s’appelle « Aristote, Métaphysique », je donne un cours sur la métaphysique en lisant Aristote. Mon collègue donne un cours de philosophie qui s’appelle « métaphysique », il donne un cours sur la métaphysique en lisant Aristote. Moi, si je donne un cours sur la métaphysique, je ne mentionne jamais Aristote, sauf dans les premières lignes, je ne commente pas les textes, je pense que faire de la philosophie, ce n’est pas une chose qui se fait comme si c’était une sorte d’histoire. En France, ce qu’on appelle « la philosophie » est normalement l’histoire de la philosophie. Je n’ai rien contre l’histoire de la philosophie, c’est ce que je fais. Mais il me semble étrange, vraiment étrange, qu’il y ait beaucoup d’historiens de la philosophie, beaucoup de gens qui s’intéressent à l’histoire de la philosophie, pour lesquels la philosophie elle-même ne semble pas être intéressante. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de mathématiciens qui ne s’intéressent pas du tout à l’histoire de leur discipline, et il y a des historiens des mathématiques qui ne sont pas de bons mathématiciens. Mais voilà deux choses différentes : les mathématiques et l’histoire des mathématiques. Il me semble que c’est la même distinction entre philosophie et histoire de la philosophie. Et en France on a beaucoup de gens qui s’intéressent à l’histoire de la pensée, et assez peu qui s’intéressent à la pensée. Tout cela est fondé sur une expérience très limitée, bien entendu."

Commentaires

1. Le vendredi 29 juin 2018, 20:57 par gerardgrig
Le mérite de Jonathan Barnes est de reconnaître qu' il est lui-même limité, quand il affirme que les Anglais pensent, quand les Français compilent. À mon avis, la réalité est plus complexe. En France, nous avons eu une pléiade d’universitaires très originaux, mais nous avons observé un phénomène curieux. La génération de jeunes chercheurs, qui les avait lus avec ardeur et passion, les a utilisés comme une simple boussole pour revisiter l’histoire de la philosophie, et maintenir exactement une tradition en lui donnant un nouveau souffle. Le bergsonisme et la phénoménologie avaient eu le même rôle, dans l' Université. En ce sens, il y a bien un habitus français.
On voit bien comment le Foucault épistémologue des sciences de l’homme a permis de reconduire des travaux d'histoire de la philosophie du XVIIIème siècle, de facture très classique, malgré leur inspiration structuraliste superficielle et dans l'air du temps.
2. Le samedi 30 juin 2018, 15:56 par Philalethe
Il me semble que le phénomène du philosophe qui fait école et dont les disciples n'ont pas le talent est très ordinaire et ne devrait pas être seulement français. C'est la même chose en art.
3. Le lundi 2 juillet 2018, 12:21 par Laurent
Si l'on rapporte la situation de l'enseignement philosophique en France à ce qui se passe en Allemagne, ne tomberait-on pas là sur l'exact inverse de la thèse soutenue dans le dernier texte ? Un critère tout simple : les concours de recrutement de professeurs de philosophie. La dissertation de philosophie à l'agrégation requiert précisément l'attitude non-doxographique, soit l'évitement de compilation de positions historiques dont l'histoire de la philosophie fait, elle, son objet. À la base de cette exigence, le préjugé typique des Lumières selon lequel il convient de former des esprits émancipés traçant dans la vie intellectuelle leur propre sillon de décision libre, et éclairée. En Allemagne, à l'inverse (sans doute sous l'influence de quelque hégélianisme transcendantal), la philosophie, aujourd'hui encore, n'est rien d'autre que l'histoire de la philosophie. Il y a là, me semble-t-il, un profond contresens, peut-être dû à un manque de connaissance historique de l'évolution idéologique (ou de la non-évolution, en l'espèce) de la formation des professeurs en France.
4. Le mercredi 4 juillet 2018, 12:59 par gerardgrig
D'un autre côté, il faudrait peut-être aussi ajouter que l'on a tellement dévalorisé l'histoire de la philosophie à la française, que des universitaires de talent ont préféré faire autre chose. Nous y avons perdu au change. Nous n'avons plus jamais retrouvé la magie des Ferdinand Alquié, Henri Gouhier ou Martial Guéroult, qui parvenaient à rendre extraordinairement vivants les textes et leurs auteurs, dans un environnement qui était pourtant très académique.
De même, dans l'école épistémologique française, les excès du logicisme ont fait fuir les fortes personnalités créatives de type bachelardien.
5. Le jeudi 5 juillet 2018, 16:17 par Philalethe
à Laurent : je soupçonne Jonathan Barnes de trouver la philosophie française contemporaine trop essayiste, littéraire et historicisante, en un mot trop continentale, pour l'appeler vraiment philosophie. Mais vous avez raison, l'enseignement en Terminale de la philosophie est un enseignement de philosophie, pas d'histoire de la philosophie. Mais c'est aux yeux de Barnes sans doute un enseignement trop continental de la philosophie pour être vraiment un enseignement de la philosophie...
À Gérard Grig : oui, en France de tels historiens de la philosophie semblent avoir disparu... La norme de la spécialisation scientifique s'applique aussi bien désormais à la philosophie ; les gens travaillent généralement sur un auteur ou sur quelques problèmes déterminés... La masse de textes à lire s'y référant est déjà si lourde... Les philosophes généralistes ont aux yeux du milieu philosophique le crédit modeste des médecins généralistes. Il semble que la tradition se poursuit au Royaume-Uni : je pense par exemple à l'histoire de la philosophie de Anthony Kenny ou au projet aux États-Unis de Peter Adamson.
Quant à la question des excès du logicisme, c'est une autre histoire : quelquefois on utilise cette expression pour déprécier à tort les argumentations rationnelles qui aboutissent à des conclusions qui ne nous plaisent pas... De manière moins polémique, "Peut-on être trop logique ?" est une question philosophique...

mardi 19 juin 2018

Aperçu inattendu sur l'amitié dans l'épicurisme.

Par l'intermédiaire d'un article de Maureen Sie dans Neuroexistentialism. Meaning, Morals, and Purpose in the Age of Neuroscience (éd. Gregg D. Caruso et Owen Flanagan, Oxford Press, 2018), je découvre un ouvrage de C.S. Lewis intitulé The Four Loves (1960) :
Se centrant sur l'amitié, Maureen Sie écrit :
" According to Lewis, friendship needs commonalities, a common focus on the world, a focus or interest that, prior to the friendship, felt as something quite unique to each individual involved in the friendship (...) Friendship is more than companionship ; it is a " meeting of minds ", where each individual can be himself or herself and feels reassured of his or her view on things by discovering that the other (others) shares (share) it. Friends come to know one another and one another's minds by sharing experiences and discovering their common outlook and way of responding to the world.
In Lewis's description, friendship is an energizing and empowering relationship; it connects like-minded individuals and combines their strengths to pursue a common goal and effect change. It is also the relationship that makes people feel good about themselves as " rational " individuals, with all kinds of ideas about the world that do not necessarily align exactly with those of others (their caregivers, educators, and those current in their culture). " (pp. 44-45)
Maureen Sie juge cette description " out of vogue ", en accord, ajoute-t-elle, avec Lewis lui-même. Sans doute. En revanche les mots de C.S. Lewis décrivent particulièrement bien à mes yeux la relation des amis dans le cadre de l'épicurisme. Y compris dans la présentation des défauts possibles de l'amitié, C.S. Lewis caractérise en termes justes mais sans le savoir, j'imagine, le groupe des amis épicuriens :
" At the core of friendship is a withdrawal from the larger community, an affirmation of each individual involved in the friendship. This can create strength and enable a group to start something new and to change something for the better (...) Furthermore, Lewis points out that friendship in itself is a selective, undemocratic, and arrogant relationship by nature. Due to mutual admiration, friendship strengthens the individuals involved, but the downside is that this makes them inclined to seek each other's opinions (...) which may easily lead to general deafness and arrogance with respect to the opinion of the broader world." (p.49)
On reconnaît ici l'apolitisme épicurien et sa défiance par rapport aux foules.
L'amitié est donc possiblement mauvaise humainement. Du point de vue de Lewis, c'est la charité chrétienne qui doit la contrôler pour la maintenir dans ses bonnes limites, comme elle doit encadrer eros ("romantic love" selon Maureen See) ou l'affection. Sans la charité, ces trois amours pourraient développer leurs mauvaises virtualités. Maureen Sie donne de la valeur à l'analyse mais déchristianise agape, en la rebaptisant du nom de kindness, soit gentillesse. Cherchant à naturaliser la morale, l'auteure voit dans ses quatre amours les quatre sources possibles de la moralité humaine. Peut-être. Mais je ne retiendrai qu'une idée vraie : les épicuriens n'étaient pas gentils avec la foule des non-épicuriens. En revanche leur amour pour leurs amis était sans limite : " Et il pourra arriver qu'il meure pour un ami " (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes antiques, X.121)

Commentaires

1. Le vendredi 22 juin 2018, 16:16 par gerardgrig
Les travaux de Maureen Sie posent le problème de l'encadrement de la philosophie par la psychologie cognitive et comportementale.
Et aussi celui du mixte étonnant de la philosophie et de la psychologie.
Ses travaux présentent l'intérêt de citer C.S. Lewis, qui osait avoir une philosophie naïve, proche du monde de l'enfance, dans l'univers analytique d'Oxford.
2. Le samedi 23 juin 2018, 12:43 par Philalèthe
La question de savoir si les connaissances scientifiques doivent être d'abord philosophiquement fondées avant d'être utilisées avec confiance par les philosophes ou si on peut avoir confiance en elles sans les fonder philosophiquement divise en effet les philosophes. La même question se pose pour les connaissances triviales comme "je sais que je suis en train de vous répondre". Une chose est sûre : la philosophie n'est pas parvenue à fonder la connaissance scientifique ou autrement dit, le projet cartésien de fonder la connaissance scientifique de la réalité sur des vérités indiscutables a échoué. Le projet sceptique de justifier l'impossibilité essentielle d'une telle fondation est lui-même objet de doutes sceptiques. Les philosophes analytiques en général prennent les connaissances scientifiques au sérieux et donc argumentent philosophiquement de manière au minimum à ne pas être en contradiction avec elles. 

dimanche 3 juin 2018

La nostalgie de la séparation.

Dans Exit le fantôme (2007), Philip Roth fait dire au narrateur, Nathan Zuckerman :
" Qu'est-ce qui m'étonna le plus pendant ces premiers jours passés à arpenter la ville ? La chose la plus évidente : les téléphones portables. Là-haut dans la montagne, le réseau ne passait pas et en bas, à Athena, où il passe, je voyais rarement les gens parler au téléphone en pleine rue sans le moindre complexe. Je me rappelais un New York où les seules personnes qu'on voyait remonter Broadway en se parlant toutes seules étaient les fous. Qu'est-ce qui s'était passé depuis dix ans pour qu'il y ait soudain tant à dire - à dire de si urgent que ça ne pouvait pas attendre ? Partout où j'allais, il y avait quelqu'un qui s'approchait de moi en parlant au téléphone, et quelqu'un derrière moi qui parlait au téléphone. À l'intérieur des voitures, les conducteurs étaient au téléphone. Quand je prenais un taxi, le chauffeur était au téléphone. Moi qui pouvais souvent passer plusieurs jours de suite sans parler à personne, je ne pouvais que me demander de quel ordre était ce qui s'était effondré, qui jusque-là tenait fermement les gens, pour qu'ils préfèrent être au téléphone en permanence plutôt que de se promener à l'abri de toute surveillance, seuls un moment, à absorber les rues par tous leurs sens et à penser aux millions de choses que vous inspirent les activités d'une ville. Pour moi, cela donnait aux rues une allure comique, et aux gens une allure ridicule. Mais cela avait aussi quelque chose de tragique. Éradiquer l'expérience de la séparation ne pouvait manquer d'avoir un effet dramatique. Quelles allaient en être les conséquences ? Vous savez que vous pouvez joindre l'autre à tout moment, et si vous n'y arrivez pas, vous vous impatientez, vous vous mettez en colère comme un petit dieu stupide. J'avais compris qu'un fond de silence n'existait plus depuis longtemps dans les restaurants, les ascenseurs et les stades de base-ball. Mais que l'immense sentiment de solitude des êtres humains produise ce désir lancinant, inépuisable, de se faire entendre, en se moquant totalement que les autres puissent surprendre vos conversations - moi qui avais surtout connu l'époque de la cabine téléphonique, dont on pouvait refermer hermétiquement les solides portes accordéon - , tout cela me frappait par son côté étalage au grand jour. Et je me retrouvai à jouer avec l'idée d'une nouvelle dans laquelle Manhattan serait devenu une collectivité sinistre où tout le monde est suivi à la trace par la personne qui se trouve au bout du fil, même si les gens qui téléphonent, du fait de pouvoir composer un numéro à partir de n'importe où dans le vaste monde, croient faire l'expérience de la plus grande liberé. Je sais qu'à concevoir un tel scénario, je me retrouvais dans le camp des hurluberlus qui, depuis les débuts de l'industrialisation, s'étaient imaginé que la machine était l'ennemie de la vie. Pourtant je ne pouvais pas m'en empêcher : je ne voyais pas comment quelqu'un pouvait croire qu'il continuait à mener une vie humaine en passant la moitié de sa vie éveillée à parler au téléphone tout en déambulant. Non, ces gadgets ne promettaient pas d'être la panacée pour promouvoir la réflexion dans le grand public." (Folio, p.92-94)
Aujourd'hui les rues sont plus silencieuses au prix d'un massacre à chaque instant répété de l'écrit mais l'absorption par la machine a crû, comme la surveillance.

samedi 2 juin 2018

Dieu a-t-il un cerveau ?

L´épicurien Démétrios Lacon écrit dans ''La forme du dieu" :
" De fait, étant donné que nous ne découvrons pas la faculté de raisonner dans une forme autre que celle de l'homme, il faut manifestement admettre au bout du compte que le dieu lui aussi possède la forme humaine, pour qu'à la faculté de raisonner il joigne précisément l'existence effective." (Les Épicuriens, La Pléiade, 2010, p.258)
Certes l'anthropomorphisme de l'argument prête à sourire (on sourit encore plus en lisant sous la plume ethnocentrique d'un autre épicurien, Philodème, que les dieux doivent parler grec puisqu'étant parfaits ils sont rationnels et que le grec est la langue de tous les êtres rationnels).
Cela dit, l'argument de Démétrios Lacon est améliorable : si, en matérialiste éclairé par les neurosciences, on tient pour vrai que pour raisonner, il faut penser et que pour penser il faut disposer d'une cerveau d'une certaine taille, on peut en conclure que l'omniscience de Dieu a comme condition de possibilité un cerveau proportionnel à ses performances cognitives.
Bien sûr, si on associe par définition au concept de Dieu l'immatérialité, alors on peut en déduire que Dieu n'existe pas. Mais ça ne va pas de soi d'associer essentiellement le concept de Dieu à l'immatérialité (voir Spinoza qui donne à la substance divine une infinité d'attributs dont la matérialité).