Le père et la fille composent des énigmes. Le père s’appelle Cléoboulos et la fille Cléobouline. Le nom de la fille, lui, n’est pas énigmatique. Le père est le tyran de Lyndos, une des villes de Rhodes. C’est, avec Périandre, un des sept sages à avoir exercé la tyrannie, que Solon et Pittacos avaient eux refusée. Cela suffit pour mettre en évidence qu’au moins dans l’esprit de Diogène Laërce la tyrannie ne désigne pas seulement comme dans la République de Platon la forme la plus exécrable de régime politique, celle où le chef, lui-même tyrannisé par ses passions, fait régner un ordre sans fondement utile seulement à satisfaire ses envies. Cleóboulos est un tyran qui se maîtrise, ce qui semblerait pour un esprit platonicien une contradiction dans les termes. Cléobouline, elle, porte certes le même nom que la noble mère de Thalès mais c’est tout de même la première femme remarquable mentionnée par Diogène dans les Vies. Dommage qu’il se contente d’indiquer qu’elle « composa des énigmes poétiques en hexamètres » (I, 89) Mais Plutarque dans le Banquet des Sept Sages est plus disert :
« Les énigmes sont pour elles des joujoux dont elle s’amuse à l’occasion pour faire sa partie avec ceux qui se rencontrent. Mais ce qui est admirable en elle, c’est sa profondeur d’esprit, son sens politique, l’aménité de son caractère, et le talent qu’elle a de rendre plus douce l’autorité de son père et d’inspirer à celui-ci des sentiments plus humains à l’égard du peuple. »
Cette jeune fille éduquée est en fait la mise en pratique partielle d’une des thèses du père :
« Il a dit qu’il faut marier ses filles quand elles sont jeunes en âge, mais femmes quant au jugement, suggérant par là qu’il faut instruire les jeunes filles aussi » (91)
Une telle éducation paraît bien courte et rien n’assure qu’elle est identique à celle des garçons : on est donc loin de Platon et de l’idée qu’il faut éduquer toute la vie et de la même manière tous les garçons et toutes les filles qui en sont capables. A part cela, on retrouve dans ces quatre pages consacrées au sixième sage deux autres références aux jeunes filles. Leur point commun, c’est de se rapporter à des textes. Le premier est une épigramme que Cléoboulos aurait composée pour figurer sur le tombeau de Midas, roi phrygien mythique qui transformait tout ce qu’il touchait en or (Apollon lui avait fait pousser des oreilles d’âne car Midas aurait jugé le satyre Marsyas meilleur à la lyre que le dieu lui-même : ces dieux grecs sont décidément bien fragiles):
« Je suis une vierge de bronze qui repose sur le tombeau de Midas tant que l’eau coulera et que de grands arbres verdoieront, tant que le soleil brillera en se levant, tout comme la lune brillante, tant que les fleuves suivront leurs cours et que la mer soulèvera ses vagues, restant sur son tombeau couvert de pleurs, j’annoncerai aux passants qu’ici est enseveli Midas »
L’une est en chair et en os : elle a une identité, l’autre est en bronze : elle est allégorique. L’une est mortelle, l’autre est faite pour échapper au temps. L’une déroute, l’autre indique. Mais les deux sont tout de même des jeunes filles. * Le second texte est la seule des énigmes de Cléoboulos, rapportée par Diogène, et présente cette fois, sous une forme encore allégorique, à peu près 365 jeunes filles!
« Un seul père : douze enfants. Chacun a deux fois trente filles qui ont deux formes possibles : Les unes sont de couleur blanche, les autres au contraire de couleur noire. Bien qu’elles soient immortelles, toutes disparaissent. » (91)
Cléoboulos a donc, à sa manière innocente, joué au Sphynx, mais ce que je relève surtout, c’est que tous ces sages sont des écrivains et qu’ils semblent ne pas connaître la séparation que Platon a tenté d’instituer (sans vraiment la respecter) entre une parole qui dirait le vrai et une autre porteuse de séduction et dangereuse pour cela. Le divorce entre la poésie et la philosophie n’a pas encore été prononcé. Ces sages mettent en vers l’absolu.
  • La vierge en bronze à l’épreuve du temps devient une éphémère stèle de pierre dans le poème de Simonide qui en vers règle ses comptes (pourquoi ?) avec le poète tyran :
« Qui dont approuverait, s’il se fonde son son bon sens, Cléoboulos, l’habitant de Lindos, qui a comparé à des fleuves aux flots éternels et aux fleurs printanières à la flamme du soleil et de la lune dorée, de même qu’au tourbillon de la mer, la puissance d’une stèle ? Car toutes choses sont inférieures aux dieux. quant à la pierre, même les mains mortelles l’effritent. Voilà donc l’avis d’un homme insensé. » (90)
Inhabituel d’entendre un poète traiter un philosophe d’insensé !