Manifestement Vincent Descombes était fidèle à la morale de la fable, qui se conclut en effet par ces deux vers :
" Rien n'est si dangereux qu'un ignorant ami,
Mieux vaudrait un sage ennemi."
Mais d'où vient cette ignorance ? Pourquoi l'ours raisonne-t-il donc si mal ? Plus généralement, pourquoi raisonne-t-on mal, pratiquement parlant ? La fable semble donner plusieurs raisons, mais à la fin une seule bonne se dégagera.
D'abord l'ours, parce qu'il vit seul, est porté à déraisonner :
" (...) la raison d'ordinaire
N'habite pas longtemps chez les gens séquestrés."
Première piste : le raisonnement pratique se cultiverait en société. Ainsi, ayant observé d'autres ours raisonner à moitié et en souffrir, il aurait appris à corriger son raisonnement spontané.
Ensuite, la solitude permanente a engendré souffrance et tristesse :
" (...) tout ours qu'il était,
Il vint à s'ennuyer de cette triste vie."
Deuxième piste : le raisonnement pratique réussi aurait comme conditions bien-être et entrain.
On notera ensuite que l'échec mortifère, qui est au centre de la fable, est précédé d'un premier échec, véniel certes mais traduisant aussi un raisonnement pratique défaillant. En effet, l'ours, ayant rencontré un autre esseulé, et désireux, comme lui, de mettre un terme à sa solitude, chacun à cette fin voulant attirer l'ami potentiel chez lui,
" l'ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens t'en me voir (...) "
L' amateur de jardins, lui, n'allant pas droit au but, y parvient grâce au nombre de ses détours :
" (...) Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d'honneur que d'y prendre un champêtre repas,
J'ai des fruits, j'ai du lait : ce n'est peut-être pas
De nos seigneurs les ours le manger ordinaire ;
Mais j'offre ce que j'ai (...)"
Le premier raisonnement pratique de l'ours est distinct du second, fatal, puisque c'est, pourrait-on dire, un échec au premier degré. En plus, il est causé par une connaissance insuffisante de l'esprit humain, moins modifiable que l'ours ne le croit (le second sera causé par en quelque sorte une connaissance insuffisante du corps humain, plus modifiable que l'ours ne le pense).
Reste que la paire d'amis se crée. S' y instaure une division du travail manifestement au service de l'ami humain mais contentant les deux. À l'occasion, relevons la sottise probable de l'ours, troisième facteur explicatif du catastrophique raisonnement pratique :
" Et bien qu'on soit, à ce qu'il semble,
Beaucoup mieux seul qu'avec des sots,
Comme l'ours en un jour ne disait pas deux mots,
L'homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L'ours allait à la chasse, apportait du gibier ;
Faisait son principal métier
D'être bon émoucheur ; écartait du visage
De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé."
Quelle surprise ! L'ours a tué son ami en réalisant une tâche habituelle, qu'il savait donc faire, sans compter qu'il réalisait correctement d'autres fonctions, à première vue plus élaborées, comme chasser... Les pistes antérieures perdent, semble-t-il, de leur crédibilité. Reste la sottise. Mais comment peut-elle causer l'échec d'un savoir-faire ?
" Un jour que le vieillard dormait d'un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer,
Mit l'ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je l'attraperai bien, dit-il (...) "
On retrouve l'idée de la souffrance comme corruptrice du raisonnement pratique. Mais d'où vient le désespoir en question ? Il semble être intimement lié à une blessure d'amour-propre. Incapable d'accepter que la réalité résiste à son savoir-faire, l'ours, emporté par ce qui semble être une sorte de colère, règle mal son problème pratique parce que les passions le rendent précipité et inapte à régler le problème théorique des effets d'un pavé sur un visage.
L'erreur dans le raisonnement pratique s'enracine ici dans l'erreur théorique d'un praticien certes exercé mais blessé. S'il n'a pas bien ajusté le monde à ses désirs, c'est d'abord parce qu'il n'a pas correctement ajusté les représentations de son esprit au monde.
Il visait juste sans penser juste.